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L'alliance: une lecture juive
Colette Kessler
La notion d'alliance, en hébreu Berith, est au coeur de la Bible et du judaïsme, elle en est l'idée force, le sens à découvrir à travers l'espace et le temps. La Berith engage les relations de Dieu et de son peuple Israël. Elle exprime la manière dont ce peuple a conçu son rôle et sa destinée, sa vision du monde, sa relation aux autres hommes et aux autres peuples.
Avant d'aller plus loin dans l'élaboration du sujet, il nie faut préciser le lieu où je me place dans cette recherche. Sans ignorer la démarche critique de lecture du texte biblique, en tenant compte parfois de ses conclusions, je continue néanmoins à prendre pour point de départ le texte tel qu'il se présente à nous, dans l'unité de la confluence des sources. C'est à partir du texte, au point d'arrivée de sa rédaction, que travaille la tradition exégétique juive. C'est dans un rapport de vie avec la Torah, les Prophètes et les Hagiographes, en puisant à la source de l'Esprit unique qui les traverse que le judaïsme post-biblique a donné naissance à une vie religieuse spécifique. Par lui et en lui, l'antique alliance est pour nous appelée à se découvrir toujours renouvelée.
L'alliance des pères et son signe
La liturgie juive (Siddour ou Mahzot) est le lieu par excellence où s'exprime la conscience religieuse d'Israël. On lit, au début de l'office quotidien du matin, dans ces premières bénédictions qui permettent à chacun de se réveiller à la vie donnée par Dieu à l'homme:
"Martre de l'univers, ce n'est pas en raison de nos mérites que nous déposons nos supplications devant Toi..."
Le texte se poursuit par une courte méditation sur la petitesse de la créature humaine et s'achève en reprenant le verset de l'Ecclésiaste:
/em>"La supériorité de l'homme sur l'animal n'existe pas, car tout est vanité",
puis enchaîne en disant:
"Mais, nous sommes ton peuple, ben bY beritekhaVes fils de ton alliance, fils d'Abraham ton bien aimé postérité d'Isaac ton Unique communauté de Jacob ton fils aîné que tu as appelé Israël... C'est pourquoi nous louons ton saint nom et confessons ton unité en proclamant chaque jour, matin et soir: Ecoute Israël, l'Eternel, notre Dieu, l'Eternel est Un.."
Ce texte di[ déjà l'essentiel de l'alliance. La Berith est une aventure engagée par Dieu avec "nos pères", Abraham, Isaac et Jacob, dont nous sommes "les fils". La Berith nous unit à Dieu par notre identité collective de peuple, c'est par elle que nous sommes devenus Peuple de Dieu, membres de ce peuple, nous nous voulons aujourd'hui comme hier, partenaires privilégiés, premiers-nés, et responsables dans la Berith. La Berith n'est pas seulement un événement survenu jadis, dans la nuit des temps, elle est pour nous un aujourd'hui et un toujours. Aujourd'hui comme hier elle ne cessera de nous étonner. Ne dit-elle pas avant tout l'Inouï ? Dieu, le Tout-Autre, est venu et vient dans l'histoire des hommes, et donne sens à cette histoire. La Berith contractée avec nos pères inaugure un temps nouveau, qu'il nous faut rendre toujours actuel. André Neher a magnifiquement exprimé ce miracle de la Berith. Il écrit : "Les deux notions, celle de hiatus et de participation, figurent au principe de la Berith. C'est dans leur jeu compensateur que réside la particularité de la notion israélite de Belle.
En Abraham, l'élection, le choix et la promesse, précèdent l'alliance. Dans un monde où l'injustice et la violence l'emportent, dans l'univers de Babel, Dieu "trouve" Abraham. Il l'arrache à sa terre, à son lieu natal, à la maison de son père, pour l'envoyer vers l'inconnu "du pays qu'il lui montrera" (Gn 12,1-2). Il lui promet une terre et une postérité. Dieu "trouva" Abraham, Abraham "choisit" Dieu. Il le fait en accueillant autrui (hospitalité dans sa demeure ouverte à tous les vents pour offrir l'abri de son toit à quiconque veut fuir un monde brutal et inhospitalier, (Gn 18, 1-8), en priant pour Sodome et Gomorrhe, image de cette humanité injuste et disqualifiée; il le fait en sachant entendre la promesse de Dieu et attendre de Dieu l'humainement impossible, un fils dans sa vieillesse (Gn 15,1-6). C'est ce que le texte énonce en disant: "Il eut foi en l'Eternel, et l'Eternel lui en fit un mérite". C'est après que Abraham eut accepté l'ordre divin d'accomplir un rite sacrificiel (Gn 15, 9-17)—préfiguration, pour la tradition, de l'ensemble du culte des sacrifices—que selon l'Ecriture, "en ce jour-là, l'Eternel conclut avec Abram une alliance en disant: A ta postérité, j'ai donné cette terre..." La Berith abrahamique apparaît donc d'emblée comme acceptation, par l'homme, de l'ordre divin. Cette dimension essentielle va se confirmer, on pourrait dire s'accomplir, se creuser, se renouveler, lorsque Dieu ordonne à Abraham de se soumettre, lui etsadescendance après lui, au précepte de la circoncision (Gn 17, 9-14): "Vous circoncirez la chair de votre prépuce, et ce sera un signe d'alliance entre moi et vous". Notons déjà que dans ce verset la Berith est qualifiée de Berith Olam, d'alliance perpétuelle, notion sur laquelle nous reviendrons par la suite. Nous voudrions ici insister sur le maintien de cette mitzva chez les juifs dans toutes les générations, mitzva que le langage populaire désigne précisément du nom de "BeritH'. Malgré les séductions de l'assimilation, malgré les risques encourus par cette singularité, les juifs par ce signe accepté disent la continuité de leur fidélité, l'actualité de la foi abrahamique. Lorsqu'un père prononce, à la circoncision de son fils, la bénédiction consacrée:
"Béni sois-tu, Eternel notre Dieu, roi du monde, qui nous a sanctifiés par ses commandements et nous a ordonné de le faire entrer dans l'alliance d'Abraham notre père",
il ressaisit ce que les siècles de ta Bible et de la tradition ont investi dans cette mitzva. Rattachée à Abraham, promulguée dans la loi (Lv 12, 3), la mitzva de la circoncision est explicitée dans sa dimension intérieure par le Deutéronome et le prophète Jérémie (Dt 10, 1222 et Jr 9, 24) qui utilisent le terme "circoncision du coeur", c'est-à-dire l'indispensable effacement du moi pour faire place à autrui et pouvoir "s'attacher à Dieu". Le sang de l'alliance de la circoncision récapitule et dépasse le sang des sacrifices, il anticipe et rappelle le sang de l'agneau pascal (Ex 12, 21-24), il annonce et fait mémoire des martyrs juifs pour que vive le Dieu Un.
Abraham est le premier des "pères" pour le peuple d'Israël, parce que l'alliance établie par Dieu avec lui fonde un ordre et un droit: "Je l'ai distingué pour qu'il prescrive à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie de Dieu, en accomplissant la justice-charité et le droit" (Gn 18, 19). L'alliance est signifiée dans la décision de la prescription. La justice qu'elle prescrit doit s'inscrire dans une légalité transmissible par une lignée, dans des engendrements. "Garder la voie de Dieu !" La justice a pris avec Abraham la forme d'une loi. C'est en suivant cette voie de justice que la postérité d'Abraham sera "bénédiction pour toutes les familles de la terre" (Gn 12, 3).
En Abraham, un pas décisif s'est accompli dans le devenir de l'humanité. C'est pourquoi on ne devra plus l'appeler Abram, mais précisément par son nom d'alliance: Abraham. L'alliance apparaît alors comme le lieu de rencontre entre l'histoire des hommes et le projet divin. C'est pourquoi nos maîtres ont pu dire que l'alliante reposait sur une sorte "de contrat de création". Renouvelée avec Isaac (Gn 28), puis avec Jacob qui s'appellera Israël (Gn 35), ces autres rocs fondateurs de la collectivité d'Israël, l'alliance désormais enclenchée sera irréversible; Dieu lui-même se souviendra de l'alliance contractée avec les pères pour juger les fils, les sauver ou leur pardonner (Ex 2, 23-24; Lv 26, 42 ...) L'alliance est, en son commencement, promesse de sa fin.
L'alliance avec le peuple et ses signes
Ce qui, au temps des patriarches, était promesse pour la descendance va devenir réalité pour un peuple au temps de Moïse. De l'Egypte, Dieu tira son peuple parce que, se souvenant de l'alliance des pères, il entendit leur gémissement du sein de la servitude. Il "alla se chercher un peuple du sein d'un autre peuple, à force d'épreuves, de signes et de miracles..." (Dt 4, 34).
Comme pour Abraham l'élection, pourrait-on dire, précède l'alliance. C'est déjà au sein de "l'univers concentrationnaire de l'Egypte", où quelques-uns au moins des fils d'Israël "n'avaient oublié ni leur langue, ni leur nom", qu'ils trouvèrent encore la force de "crier vers Dieu" du creux de leur détresse, et que Dieu "entendit" et "les prit". La première Mitzva qui leur est imposée est de prendre en charge l'ouverture d'un temps nouveau: "Ce mois-ci sera pour vous le commencement des mois de l'année" (Ex 12, 1). L'alliance trouve sa première expression après la sortie d'Egypte, quand Dieu dit à Moise: "Consacre-moi tout premier-né, il est à moi" (Ex 13, 1): Demande faite au peuple de s'affirmer différent des autres peuples, de se constituer d'emblée comme un peuple de Dieu. Ce prélude trouvera son achèvement, sa consécration, cinquante jours après, au pied du Sinaï, dans l'événement unique et décisif de toute son histoire, quand il s'écria: "Tout ce que l'Eternel dira, nous le ferons et nous l'écouterons" (Ex 19,8 et 24, 7). En s'engageant ainsi, "ne fût-ce qu'un seul instant", (dira le Midrash), "d'un seul coeur, comme un seul homme" (Rashi sur Ex 19,7), Israël s'est collectivement engagé dans cette Berith Olam, cette alliance perpétuelle avec Dieu. Dans la structure collective du peuple, devaient s'inscrire les lois qui pouvaient le structurer en "peuple trésor", Am Segoula, entre tous les peuples. Buber dira qu'Israël est une "Théopolis". L'alliance sera scellée par l'aspersion du sang. Moise dit: "Ceci est le sang de l'alliance que l'Eternel a conclue avec vous, touchant toutes ces paroles". Elle sera consacrée par "ces paroles entendues", paroles qui seront consignées sur les "tables de l'alliance" (Dt 9, 9-15) et dans le "livre de l'alliance' (Ex 24, 7). Au Sinaï, la réunion aléatoire des Hébreux, les enfants de Jacob, a donné naissance â un peuple uni par le nom d'élection de Jacob, Israël. Dans la fulgurance inouïe de la théophanie du Sinaï, le judaïsme a su lire un irrévocable don d'amour. Les Dix Paroles gravées sur la pierre ont été déjà, un instant au moins, inscrites dans les coeurs.
Le ''signe" par excellence de cette alliance éternelle est le shabbat (Ex 31, 13-17). Le shabbat, que le rédacteur biblique place dans la Genèse comme sceau de l'oeuvre créatrice de Dieu, comme expression de l'alliance de Dieu avec la création, est confié à Israël. Rashi, en commentant ces versets de l'Exode dira: "C'est un signe de grandeur entre nous. Je vous ai choisis pour que vous héritiez comme jour de repos de mon jour de repos, pour taire savoir aux nations du monde que je suis l'Eternel qui vous sanctifie". Israël, dans son histoire et son errance, a toujours gardé mémoire du shabbat comme celle de la circoncision, en sachant moduler son observance. Par le shabbat il est possible au juif (à l'humanité) de parachever l'oeuvre de la création par l'alternance d'une éthique du travail et d'une conduite du repos. Le shabbat est dans "ce monde-ci" comme un "avant-goût du monde à venir". En lui et par lui, l'alliance éternelle" trouve son ici et maintenant.
L'alliance avec les pères, garante de l'alliance avec le peuple
Dès le moment oùlestables de l'alliance" sont remises à Moïse au haut du Sinaï, le peuple d'Israël va pécher en construisant le veau d'or. Dans ce récit comme dans beaucoup d'autres, la Bible ne cherche pas à cacher la défaillance du peuple élu, premier-né de Dieu.
Moise enseigne alors au peuple, par sa propre prière, la valeur de la prière d'intercession, demande de pardon qui s'appuie sur "l'alliance des pères". Même infidèle, le peuple doit savoir qu'il peut continuer à vivre sous le regard de Dieu (Ex 32, 12-14). La prière de la synagogue est enracinée dans cette prière inaugurale de Moise; trois fois par jour dans la première Bénédiction de la Amida, Israël s'appuie sur les hasdey-avoth, les mérites des pères (on pourrait traduire: la dignité des pères ou 'agite des pères) pourdemander à Dieu de hâter la venue de l'ultime rédempteur. C'est sur ces "mérites des pères" que, au temps le plus grave de l'année liturgique, de Rosh ha shana à Yom kippour, au long des implorations des Selihoth, lors du moussai de Rosh ha shana et au moment le plus solennel de la net= la de Kippour, le juif se fonde pour oser implorer le pardon de Dieu.
L'alliance conditionnelle et permanente
Nous avons déjà noté que, dès l'alliance avec Abraham, il est dit que cette Berith est Berith Olarn, alliance perpétuelle. Néanmoins, au moment fondateur de l'alliance du Sinaï le style employé est conditionnel: "Et maintenant, si (1m) vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, vous serez mon trésor entre tous les peuples". Que signifie ce im, souvent remplacé dans le Deutéronome par un ki(lorsque), cf. D/ 28,62-64;30,1. Comme l'écrit B. Dupuy:"La préposition im ouvre une alternative, indique un choix. L'alliance est donc conditionnelle, mais la réalisation de l'alliance ne demeure pas hypothétique". Tout se passe comme si, par l'alliance, Israël était appelé à une fidélité même à travers le péché, comme si Israël était voué à cette fidélité même à travers la déréliction et la mort (que l'on pense aux büchers de l'Inquisition ou, plus près de nous, à Auschwitz).
Une distance peut, à cause du péché, se creuser entre Dieu et son peuple. La Bible sait que c'est à l'épreuve de l'histoire que doit se confronter la mission du peuple de l'alliance. Elle sait que le régime des mitzvoth, des préceptes imposés par la Torah de Moïse pour que les enfants d'Israël gravissent les échelons vers la sainteté, peut devenir une pierre d'achoppement. Aussi n'hésite-t-elle pas à décrire, voire même à annoncer, les fautes d'Israël. Mais elle livre aussi le remède: Dieu a prévu pour l'humanité la possibilité toujours ouverte de la Teshouvah, du Retour à lui pour se conformer à son exigence, pour qu'Israël redevienne ce qu'il s'est engagé à être. Dans l'ordre même des chapitres de l'Exode, entre la révélation du Sinaï et le péché du veau d'or, les rabbins lisent cette ouverture à la Teshouvah (Ex 19 - 30, 2). Du fait que les ordres concernant la construction du tabernacle précèdent le récit de l'épisode du veau d'or qui, selon le texte, s'est passé dès que Moise est monté sur le Sinaï, ils en déduisent que "le remède a précédé le mal". Par ailleurs, c'est après le péché que la prière de Moise a contraint Dieu, oserait-on dire, à exprimer la patience de son infinie miséricorde et de sa grâce (hessed) qui s'étend "jusqu'à la millième génération" (Ex 34, 31-32 et 34, 5-8).
Si le don de l'alliance est irrévocable, ne croyons pas pour autant que le peuple d'Israël soit assuré d'une existence calme et tranquille. La Bible, la tradition, l'histoire sont là pour démontrer que ce serait là une fallacieuse illusion. Combien de fois, de l'Exode aux Chroniques, Moïse, les Prophètes et les Sages n'ont-ils pas débusqué l'infidélité d' Israël, la transgression de la Torah, la "brisure de l'alliance", son "abandon" ou son "oubli" (Lv 26, 15; Dt 17, 2; 31, 16; I Rois 19, 10; Ez 16, 59; 17, 18; Os 6, 7: Jr 11, 10, etc.), en menaçant Israël de malédictions ou de châtiments, de l'oppression des nations et de l'exil. C'est pourquoi la Bible, la Torah elle-même, parle de "renouvellement" de l'alliance: par Moise dans les plaines de Moab (Dt 29, 1.9), par Josué avant sa mort (Jos 24, 25), du temps du grand-prêtre Jehoiada (Il R 11, 17) et finalement par le roi Josias après que le "livre de la loi" (selon tous les exégètes, le Deutéronome) eüt été trouvé dans le Temple (Il R 23). En fait, le Deutéronome insiste spécialement sur l'alliance faite à l'Horeb avec toutes les générations.
C'est le Deutéronome également qui mettra le pl us clairement en évidence la gratuité de cette élection non méritée par Israël, accordée par l'amour de Dieu et par fidélité au serment fait aux pères. I! met aussi en évidence l'exigence à laquelle doit répondre Israël, exigence infinie de se conformer à la perfection contenue dans "Kol hamitzva", ce qui implique l'accomplissement de toute la Torah, dont seul Dieudétienne secret.
Par l'alliance le peuple d'Israël est, pourrait-on dire, le médiateur des nations ; il est lui-même, selon l'expression d'Isaïe, Berith Am, "alliance de peuple"(Is 42,6), il est Serviteur et Témoin. L'alliance doit être reconnue par Israël et !es Nations dans sa valeur première et ultime d'alliance universelle de Dieu avec toute la création.
Alliance particulière à sens universel
L'alliance est expression d'une tension permanente entre le particulier et l'universel. La formule déjà citée de l'alliance sinaitique le dit de façon saisissante: "Vous serez pour moi un trésor (segoula), un peuple de prêtres et une nation sainte, car toute la terre est à mot, et l'alliance abrahamique était conçue pour qu'Abraham et sa descendance deviennent "une bénédiction pour toutes les nations de la terre". Tout se passe comme si le lien de Dieu avec sa création avait voulu être universel avant d'être particulier pour mieux faire ressortir qu'à travers le particulier doit se lire et se vivre l'universel. Comme le fait remarquer Rashi dans le commentaire du premier verset de la Genèse: la Torah ne commence pas par la première mitzva donnée à Israël (Ex 12), mais par le récit de la création. La mitzva donnée par Dieu à Adam, et enfreinte par lui, fait dire au prophète Osée en parlant d'Israël: "Eux, comme Adam, ont transgressé l'alliance", verset interprété ainsi par Rashi: Comme Adam Harishon, le premier homme, ils ont transgressé l'alliance; c'est-à-dire de même qu'Adam, au Gan-Eden (paradis) a transgressé la mitzva que je lui avais donnée, Israël a transgressé les mitzvoth, l'alliance. Le Siracide confirme en l'anticipant l'interprétation de Rashi (Si 17, 11-12). La mitzva, l'alliance, apparaissent bien ici comme "contrat de création", comme projet de vie, comme outil précieux proposé à l'homme pour devenir ce qu'il doit âtre, à l'image de Dieu.
L'alliance avec l'humanité est explicite dans le texte biblique avec Noé. Lorsque sauvé du déluge parce qu'il fut trouvé "Tsaddik, Juste en sa génération", il sort de l'arche, Dieu lui promet que plus jamais un déluge ne s'abattra sur la terre (Gn 8, 21-22 et 9, 9-16). Le mot Berith est employé. Noé devient le relais d'une humanité renouvelée. Les rabbins ont interprété cette alliance avec Noé comme incluant les lois qui devaient régir toute l'humanité. Elles sont au nombre de sept, incluant l'interdiction de l'idolâtrie, l'obligation d'instaurer des tribunaux, l'interdiction de consommer le sang ... (cf .Talm. Sanh. 56b). Le signe de cette alliance est l'arc-en-ciel. Elle est universelle, "perpétuelle".
L'alliance avec Noé apparaît chez les prophètes, et notamment dans le Deutéro-Isaïe, comme garante de l'alliance spécifique avec Israël. Elle est associée à la création, à la fin des temps, des cieux nouveaux et d'une terre nouvelle (65, 17 et suiv.) Ce lien entre l'ordre cosmique et l'alliance avec Israël, annoncé déjà par le prophète Jérémie, se retrouvera chez Néhémie dans la belle prière récitée au "Yom ha amena" (Ne 8,9). Le Deutéronome médite sur le caractère inouï de l'acte d'élection auquel seul l'acte de création peut servir d'image (Dt 4, 31-40)
L'élection, l'alliance s'enracinent dans la création, et de ce fait annoncent la rédemption: "La fin de l'acte est déjà contenue en son commencement", est-il dit dans le Lekha dodi, l'hymne d'accueil du shabbat. L'alliance particulière avec Israël s'enracine dans l'alliance universelle, elle en est à la fois la voie et le sens. C'est aussi pourquoi elle est irrévocable.
L'alliance comme Hessed
Le Deutéronome introduit une dimension caractéristique de la Berith, celle du Hessed un mot difficile à traduire, riche de sens, qu'on peut rendre en français par "amour", mais aussi par "violence dans l'amour', "grâce", "bonté", "tendresse", et aussi "tendresse possessive (Dt 7, 9 et 12):"L'Eternel ton Dieu est Dieu, le Dieu fidèle qui garde l'alliance et l'amour à ceux qui l'aiment et observent ses commandements jusqu'à mille générations ... cette alliance et cet amour qu'il avait juré à nos pères". Ce Hessed est l'un des treize Attributs de Dieu énoncés en Ex 34, 6-7. Cette dimension de Hesseddans la Berith est encore présente dans la méditation des rabbins et des mystiques, comme on peut s'en rendre compte dans la prière juive et la vie liturgique jusqu'a aujourd'hui. Pour ne citer que quelques exemples, mentionnons que le psaume 136, appelé "grand Hallel", qui contient 26 fois l'expression: "car sa grâce est éternelle", et qui chante la présence de Dieu à travers sa création, ses créatures, et toute l'aventure historique d'Israël, est récité chaque malin par le juif pieux.
La formule finale de la bénédiction qui précède le Shema du matin est: " Béni sois-tu, Eternel, qui choisis son peuple Israël avec amour". Remarquons le présent du verbe. Pour nous, l'alliance n'est pas une chose ancienne, révoquée, caduque. Elle est présente dans nos vies, elle s'accomplit dans nos existences, dans la fidélité à la Torah, dans la tension entre les événements fondateurs du passé et l'espérance qu'elle se fera jour comme "alliance nouvelle" au coeur même de l'histoire.
Notons que, dans un acte rituel comme celui qui consiste à nouer quotidiennement les Telilln au bras et au front, le juif exprime ce lien d'amour qui, parce qu'il est "fils de l'alliance", l'unit à Dieu. En effet, en accomplissant ce geste, il doit prononcer leversetdu prophète Osée (Os 2, 21): "Je serai fiancé à toi à perpétuité, je serai fiancé à toi par la droiture et la justice, par la tendresse thesseck et la bienveillance, je serai fiancé à toi en fidélité et tu connattras l'Eternel", verset qui, dans le contexte d'Osée, replace l'alliance avec Israël dans l'harmonie avec la nature, dans la paix avec les autres peuples. Ainsi, en accomplissant la mitzva des Teffilin, le juif devrait exprimer que, dans l'ici et maintenant, par l'obéissance aux préceptes de la Torah de Moïse, il est invité à préparer dans "ce monde-ci" un avant-goût du "monde à venir". Certes, un risque le guette, celui de croire que la matérialité de l'acte suffit à l'accomplissement de la mitzva. Comme l'a dit Martin Buber, il s'agit "d'accomplir les mitzvoth en considérant cela non comme un point d'arrivée, mais comme une mise en marche sur un chemin infini" (Buber - Two Types of Faith - Harper Torchbooks, 1961. pp. 56-78); ou encore, pour employer une expression liturgique, elles ont pour finalité "d'unifier notre coeur pour aimer et craindre ton Saint Nom".
Les deux modalités de l'unique alliance, ancienne et nouvelle
Au chapitre 31, 31-33 du prophète Jérémie, nous lisons:
"Voici, des jours vont venir, dit le Seigneur, où je conclurai avec la maison disraél et la maison de Juda une alliance nouvelle, qui ne sera pas comme l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères le jour où je les ai pris par la main pour les tirer du pays d'Egypte, alliance qu'ils ont rompue. eux, alors que je les avais étroitement unis à moi. dit le Seigneur: je ferai pénétrer ma loi en eux, c'est dans leur coeur que je l'inscrirai; je serai leur Dieu et ils seront mon peuple".
Ces versets sont aussi riches de sens que difficiles. Ils sont, on le sait, une pierre d'achoppement entre judaïsme et christianisme. J'essaierai ici de présenter la lecture juive à partir de deux grands commentaires classiques sur les prophètes, celui de Metsoudath David et celui de Malbim (Ad loc.)
Pour la tradition juive la Berith Hadasha, l'alliance nouvelle, n'est pas différente de l'alliance du Sinaï, de l'alliance de toujours. Quand le prophète Jérémie vit et comprit ce qu'était l'épreuve de la destruction du Temple, lieu de la Présence, du sanctuaire où étaient gardées les Tables de l'alliance, il transmit à son peuple la parole de Dieu, la parole de la fidélité à l'alliance. Dans la crise, l'alliance n'allait pas être rompue, mais confirmée. Elle allait recevoir une modalité qui n'avait pas été annoncée ni manifestée jusqu'alors. En des mots solennels, le prophète énonce la parole divine:
"Je mettrai ma Torah au fond d'eux-mêmes", c'est-à-dire: c'est Moi qui orienterai leur coeur pour qu'ils accomplissent la Torah. Tout se passe comme si Dieu avait deux façons d'assurer la réception de la Torah par son peuple: d'une part le don explicite de la Torah qu'il a imposé au Sinaï, et en second lieu l'inclinaison des coeurs, qu'il suscite lui-même, vers cette Torah. Cette modalité, Il la leur révèle précisément par la bouche du prophète, au moment de l'exil.
Selon Malbim, l'alliance s'inscrit dans la nature. En effet, la nature a besoin d'une loi. La Torah que Dieu a donnée était en ordre avec la nature. Mais, quand elle fut donnée aux Hébreux, ce fut en quelque sorte "avant l'heure". Ils n'étaient pas prêts à y entrer, car, selon Malbim, ils étaient dénaturés par l'asservissement qu'ils avaient connu en Egypte. Il fallait leur imposer cette loi, et ce fut pour Dieu un acte de Hessed, violence et amour, grâce auquel il put les faire entrer dans l'alliance. Mais ils l'ont enfreinte, ils ont péché. Ce que le prophète annonce, c'est un régime, une économie, un temps où la loi ne sera plus violée parce qu'elle sera dans les coeurs, "non apprise"; elle sera comme une seconde nature.
Comme le Olam habah est le monde qui vient dans ce temps-ci, nous l'avons mentionné plusieurs fois au cours de notre recherche, l'alliance nouvelle suscite une nouvelle nature dans la première, qui fait connaître de l'intérieur l'exigence de la loi révélée par la première alliance. En vertu de cette force divine, il est possible "d'accomplir" la loi. Il a fallu la loi extérieure, son obligation, et même sa transgression, pour accéder au nouveau régime de cette même loi. Ce qu'annonce le prophète, ce n'est pas une institution, mais une description de l'avenir. Dans les siècles qui suivent, un renouveau s'annonce dans la ligne de cette parole, pour une nouvelle fidélité à la première alliance.
C'est à partir des perspectives que nous avons tracées ici qu'il sera possible de jeter un regard juif sur la référence chrétienne à la"nouvelle alliance", à la Berith Hadashah.
Colette Kessler, diplômée de l'Institut d'Etudes Hébraïques de Paris, a enseigné à l'Ecole Maimonide, a été "aumônier" au lycée Victor Duruy, puis directrice du Talmud Torah de l'Union Libérale Israélite. Elle anime actuellement les Talmud Torah du Mouvement juif libéral de France. Elle est membre du Comité directeur de l'Amitié juéo-chrétienne de France et enseigne depuis des années au Centre SIDIC de Paris. Elle vient de recevoir le Prix 1990 de l'Amitié judéo-chrétienne de France.