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Israël et les Nations dans la pensée juive moderne
K. Hruby
L'EVOLUTION DU JUDAISME MODERNE.
A quelle date commence pour le judaïsme l'époque moderne? On est assez généralement d'accord pour choisir comme point de départ la Révolution française.
A plusieurs reprises, la question des droits civiques des juifs avait été discutée par les représentants du peuple français. Chaque fois, elle avait été reportée à une date ultérieure à cause des dissensions très grandes qu'elle avait soulevées parmi les députés. Or, dans sa séance du 18 janvier 1791, l'Assemblée Constituante adopte enfin la proposition du député Dupont et décide que désormais les juifs jouiront en France des droits de citoyens actifs.
C'est la première fois dans l'histoire qu'un pays de tradition chrétienne accepte, au moins en principe, de faire disparaître les barrières que les siècles avaient dressées entre les juifs et la population au sein de laquelle ils vivaient, tout en étant ainsi profondément séparés d'elle. Cet événement, qui déclenchera un mouvement désormais irréversible dans la presque totalité des pays d'Europe centrale et occidentale, bouleverse profondément toutes les structures du judaïsme et le place devant une situation que jusqu'alors il n'avait encore jamais dû affronter au cours de sa longue histoire.
En effet, jusqu'à ce moment, un élément n'avait jamais été contesté par personne, ni de l'extérieur, ni à l'intérieur même du judaïsme, à savoir que les juifs constituent une nation à part. L'idée médiévale de la cité chrétienne n'avait d'ailleurs pas permis d'en douter: quiconque n'était pas chrétien ne pouvait absolument pas faire partie de cette cité et donc de la nation où, selon les circonstances, cette cité s'incarnait. Les lois d'exception auxquelles les juifs étaient soumis avaient progressivement creusé encore le fossé qui les séparait de l'environnement non juif. Enfermés dans le ghetto, ils avaient évolué en quelque sorte en vase clos, développant presque exclusivement leur propre culture et souvent aussi leur propre langue, se distinguant aussi des non juifs par leurs moeurs, par l'habillement, bref par mille détails qui affectent profondément la vie quotidenne.
Certes, il y eut toujours des exeptions, partout où le régime qui leur était imposé était moins rigoureux, plus libéral, par exemple en Hollande et aussi, à certains égards, en Angleterre, mais ce n'était que des exceptions, Tous ces éléments avaient renforcé l'« apartheid » juive, la conscience très nette de constituer un « corpus separatum » par rapport à la société non juive, en l'occurence chrétienne.
Evidemment, les idées des encyclopédistes et, en général, celles du « siècle des lumières » avaient contribué à préparer un changement. Mais il ne faut pas oublier qu'un état séculaire d'humiliation posé en principe avait trop profondément marqué les consciences des milieux non juifs pour qu'on pût admettre facilement des modifications concrètes dans la situation des juifs comme telle. Même des esprits aussi « éclairés » qu'un Voltaire partageaient souvent quand il s'agissait de juifs, les préjugés les plus invraisemblables, jusqu'à l'accusation du crime rituel.
Bien sûr, même avant la Révolution française, l'esprit du siècle avait inspiré par endroits des mesures plus libérales envers les juifs tel l'Edit de Tolérance de 1782 de l'empereur Joseph II pour l'Autriche. Mais il s'agit, comme l'indique clairement le titre du document, de « tolérance » et non d'une volonté arrêtée de faire cesser un état séculaire d'injustice.
Avec la résolution de 1791 de l'Assemblée Constituante française, la situation change totalement, et le problème qui se pose désormais n'est ni plus ni moins que celui de l'insertion de l'élément juif dans la société environnante et de son identification culturelle avec elle.
Cette insertion et cette identification ne se feront pas du jour au lendemain, et l'on connaît les difficultés de tous ordres que cette évolution a rencontrées dans les différents pays. Mais le principe comme tel va s'avérer irréversible, sauf là où les gouvernements, après quelques velléités inhales, lui opposeront une fin de non recevoir catégorique, comme en Russie tsariste, grand réservoir humain, à l'époque, du judaïsme est-européen. La société comme telle cesse d'ailleursde plus en plus d'être chrétienne dans le sens de la chrétienté du moyen-âge et se transforme en société pluraliste. Dans une telle société, la culture est, en principe, la même pour tous. Le seul élément de différenciation qui subsiste encore entre les citoyens est la religion, considérée de plus en plus comme une affaire purement individuelle et sans rapport intrinsèque avec les éléments constitutifs de la nation. Et bien que les privilèges des Eglises dominantes restent encore très grands dans la plupart des pays, leur influence et la tutelle qu'elles exercent sur la vie publique vont néanmoins en diminuant.
Le judaïsme dans les pays atteints par cette évolution enregistre dès lors un phénomène très nouveau: il n'y a plus des juifs vivant à Strasbourg ou à Vienne, à Francfort ou à Londres, mais des Français, des Autrichiens, des Allemands et des Anglais de confession israélite. Le grand courant d'assimilation est né, qui s'impose dans presque tous les pays où cette possibilité est offerte aux juifs. Il ne nous appartient pas d'étudier dans quelle mesure cette évolution a été effectivement ratifiée par la conscience de l'environnement non juif. L'évolution ultérieure des choses, qui allait aboutir, dans l'Allemagne hitlérienne, à l'effroyable génocide de la deuxième guerre mondiale, semble en tout cas indiquer qu'une telle ratification n'est jamais intervenue en profondeur. Mais toujours est-il que cette identifcation totale avec la culture ambiante a entraîné dans certains pays, et plus particulièrement en Allemagne, un vaste mouvement de désaffection à l'égard du judaïsme. La conscience d'une identité religieuse n'était plus assez forte pour enrayer un abandon général, d'autant plus que la société tout entière s'est trouvée gagnée alors par le processus de laïcisation et de sécularisation.
Ce courant assimilationiste ne pouvait atteindre les communautés juives encore régies par une législation moyenâgeuse, comme c'était le cas en pays d'Islam ou sous le régime tsariste, où seule une mince couche de privilégiés avait accès à la culture ambiante. L'impact des structures traditionnelles y est resté beaucoup plus fort qu'ailleurs.
La où l'assimilation était possible, elle posait à la conscience juive des interrogations sérieuses. Que reste-t-il en effet de l'ancienne notion du kelal Yisrag, de la solidarité juive, dans une société en pleine mutation où l'évolution se poursuit à un rythme accéléré? La grande majorité de ceux qui avaient « franchi le pas » ne pouvait rester indifférente devant l'ensemble des problèmes qui découlaient de la nouvelle situation.
Quel est, en effet, l'impact de l'identité juive — car c'est bien d'elle qu'il s'agit en dernier ressort — pour des hommes désireux de s'insérer aussi totalement que possible dans la société ambiante? Et jusqu'à quel point est-il possible de sauvegarder cette identité malgré ce désir d'insertion? Quelle position adopter face aux facteurs qui font traditionnellement partie intégrante du patrimoine juif, tels l'espérance portant sur le retour du peuple en Palestine, sur le réstablissement de l'indépendance nationale, la reconstruction du Temple, etc...? Ces notions, que la liturgie synagogale, particulièrement, transmet et actualise depuis deux millénaires, sont-elles compatibles avec la volonté d'assimilation qui postule en soi l'intégration dans une culture étrangère au judaïsme et dont les aspirations sont souvent très différentes?
Les représentants du courant de réforme répondront résolument qu'il y a incompatibilité entre ces facteurs traditionnels et la culture ambiante, et qu'il faut donc « adapter » la tradition à la nouvelle situation.
Cependant, une telle position est-elle en accord avec l'ensemble de la tradition juive? La question, manifestement, est complexe. Même des hommes aussi fermement attachés à cette tradition que par exemple S. R. Hirsch, le fondateur de la néo-orthodoxie juive en Allemagne, ont adhéré, au moins pendant un moment, à la thèse du « citoyen allemand de confession israélite ».
A ce niveau, l'impact de la tradition religieuse sur l'ensemble de la vie juive devient particulièrement saisissable. Historiquement, le judaïsme n'a existé et n'a pu subsister que grâce à son patrimonie religieux. C'est là un fait indéniable. Il se confond donc avec ce patrimoine, mais c'est une identification qui ne porte pas nécessairement en premier lieu sur l'adhésion formelle à un ensemble de croyances, comme c'est le cas dans le christianisme. Cette identification peut aussi se concevoir, à certains moments, comme la non-négation implicite d'un ensemble de conceptions qui, au reste, ne connaissent aucune formulation rigide. Cette remarque est importante au regard d'une société où l'élément religieux à proprement parler exercera une emprise de moins en moins grande sur l'ensemble de la vie. Pour le judaïsme, tout individu qui continue de s'identifier au destin historique du peuple juif, ne fût-ce que de manière implicite, maintient également son identité religieuse.
L'EVOLUTION RECENTE.
Cette mise au point nous permettra d'aborder la phase actuelle de l'évolution dans le judaïsme, marquée par trois moments majeurs: L'éclosion, à la fin du siècle dernier, du mouvement sioniste, le génocide de 1939 à 1945, et la création, en 1948 d'un Etat juif en Palestine.
Notre essai d'analyse porte sur l'impact idéologique, mais il est conforme au Selbstverstândnis du peuple juif de l'aborder d'une manière historique. Les positions juives actuelles ne peuvent être comprises que sur le fond de la réalité historique, qui est la réinterprétation, à la lumière de l'actualité, de certaines constantes de la vie juive.
Ces constantes reviennent à un ensemble d'éléments constitutifs de la conscience juive, et s'ils sont véhiculés par une tradition essentiellement religieuse, ils sont néanmoins présents, implicitement ou explicitement, chaque fois qu'on tente d'élucider des notions proprement juives. Une de ces constantes — nous l'avons déjà analysée dans la partie biblique de cet exposé — est précisément le lien entre le peuple et la Terre promise, et l'espérance jamais démentie au cours des sièdes d'un retour du peuple dans le pays des ancêtres. La tradition, dans son ensemble, considère cet impératif du retour comme un commandement de la Torah, toujours présent et actuel à tous les niveaux et à toutes les étapes de l'existence juive.
La question qui se pose alors est précisément de savoir quel peut être l'impact d'un tel élément de conscience traditionnelle sur l'homme juif d'aujourd'hui, qui se trouve dans un univers en voie de sécularisation et qui est obligé de repenser radicalement ses positions. Il faut par ailleurs souligner que l'impact de sécularisation et de laïcisation n'est pas le même dans le judaïsme et dans le christianisme. L'idée selon laquelle l'élément religieux, qui serait propre à la conscience individuelle, peut être séparé radicalement des autres aspects de la vie, est absolument étrangère au judaïsme; le sionisme en est un exemple typique.
LE MOUVEMENT SIONISTE.
Les origines historiques du mouvement sioniste moderne sont très connues. Il est, dans ses origines, une réaction à une situation concrète: la prise de conscience, à la lumière des réactions hostiles de l'environnement non juif, de l'échec de l'assimilation. Ses fondateurs, pour beaucoup détachés de la tradition religieuse, ont toujours compris le sionisme comme un mouvement exclusivement politique et ont refusé toute identification avec un idéal religieux, récusant les interprétations « messianiques », même au sens le plus large du terme.
Néanmoins, la création d'un foyer national pour le peuple juif, objectif premier de ce mouvement qui voulait soustraire le peuple aux avanies séculaires, s'opère en Palestine, bien que son fondateur principal, le Dr. Théodore Herzl, ait été personnellement trés favorable à d'autres projets. Cette orientation a resultéé de la pression idéologique exercée par l'élément juif d'Europe de l'Est, resté très traditionnel dans sesstructures et dans sa forme de pensée. On ne saurait dire qu'il s'agit ici proprement d'influence religieuse. Il s'agit plutôt de la conscience même du peuple juif, restée très vive là où elle avait échappé au mouvement assimilationniste.
Par ailleurs, on sait les réticences de la fraction proprement religieuse du judaïsme touchant le sionisme moderne; elles n'ont été vaincues que fort difficilement. A opposé, les chefs du courant de la réforme religieuse rejetaient, eux aussi, le sionisme avec véhémence car il était, à leurs yeux, une grave régression par rapport aux concepts modernes d'intégration et d'assimilation.
LE GENOCIDE ET L'ETAT D'ISRAEL.
En ce qui concerne la question de l'identité juive, il est indispensable de souligner ici l'impact des années 1939 à 1945 sur l'ensemble de la conscience juive. Tandis qu'à l'intérieur et à l'extérieur du judaïsme, on reprochait souvent au sionisme de représenter un retour à des conceptions désormais dépassées, relevant plutôt de la mythologie nationale, il fallait se rendre à l'évidence et constater avec effroi que dans une partie du monde, qu'on avait cru le berceau des idées modernes, s'effectuait un retour massif à un univers mythique primitif. Et ce mythe primitif s'était rarement manifesté avec autant d'intensité dans l'histoire de l'humanité: on en était revenu à une politique d'extermination physique.
C'est sur ce fond d'indicibles horreurs et après l'extermination d'un tiers du peuple juif, que la création d'un Etat juif en Palestine en 1948 devait apparaître à la conscience juive comme une nouvelle affirmation de son identité, et comme un mode d'expression valable de celle-ci. Dans cette perspective, un Etat juif n'a de signification qu'à condition de rester dans la ligne de la conscience historique et existentielle juive: des exigences d'ordre essentiellement spirituel doivent commander l'existence juive, dans 1'Etat comme dans la diaspora. Cet Etat doit être juif avant tout par son caractère de lieu de concentration de vie juive et de rayonnement de cette vie. Il ne peut jamais être exclusivement, tout en l'étant aussi, « un Etat comme les autres », pour la simple raison que le peuple juif ne peut pas être, sans perdre sa signification la plus profonde, « un peuple comme les autres ». Toute conception contraire priverait le peuple juif de l'élément qui commande son existence et constitue en même temps la clef unique de sa destinée.
L'EVOLUTION MODERNE A LA LUMIERE DE LA PENSEE JUIVE.
C'est sur ce fond d'évolution qui, à partir de la Révolution française, a profondément modifié les conditions d'existence du judaïsme et du peuple juif, que se situent les appréciations de la situation par les penseurs qui en ont tenté l'analyse. La problématique qu'ils ont dû affronter a d'ailleurs changé, elle aussi, en cours de route, en fonction même des événements. Si, au début, c'est souvent l'enthousiasme pour l'intégration et l'assimilation qui prédomine nettement, le désenchantement se fait tôt sentir dans la mesure où il devient évident qu'on s'était fait un peu trop d'illusions sur l'acceptation effective de cette intégration des juifs par l'élément non juif. La grande réaction de l'intérieur est alors, nous l'avons souligné, l'apparition du mouvement sioniste. puis le génocide de la dernière guerre marque en grande partie la fin du rêve de l'intégration au milieu ambiant obtenue au prix d'un abandon de l'identité juive poussé très loin. Une nouvelle phase s'ouvre alors avec la création de l'Etat d'Israël, qui va marquer très profondément cette recherche. Par cet élément nouveau, le problème des relations entre cet Etat juif et le judaïsme de la diaspora accède à une nouvelle phase d'actualité. Désormais, le problème des rapports entre Israël et les nations se pose à deux niveaux: d'abord les rapports des juifs dans les différents pays où ils vivent avec le milieu non juif, puis les relations entre l'Etat juif et les autres Etats.
A l'époque que nous avons appelée moderne du point de vue du judaïsme, donc depuis la fin du 18ème siècle, le facteur religieux qui, pendant delongs siècles, a conditionné presque exclusivement les rapports entre Israël et les autres nations, occupe, à l'intérieur même de cette problématique, une place très secondaire. Mais il reste toujours le facteur d'altérité de l'élément juif par rapport à l'environnement non juif majoritaire. C'est ce facteur qui provoque maintenant des réactions se manifestant moins sous forme d'antagonisme religieux — bien que cela joue encore — que par des considérations sociales et économiques — on reproche aux juifs une insertion économique « parasitaire » — et par des phénomènes de xénophobie allant, avec l'écho que rencontrent certaines théories aberrantes dans ce domaine, jusqu'à la haine raciale. C'est ainsi que se situe au coeur des temps « modernes » la plus grande tragédie que le peuple juif ait vécue au cours de son histoire, et qui se solde par l'extermination physique d'un tiers de ses effectifs. Même aux époques les plus sombres du moyen-âge, la haine du juif, quelles que soient ses motivations, n'est jamais allée aussi loin dans ses effets brutaux.
Tous ces bouleversements, ces luttes et ces déchirements se réflètent évidemment sur le plan de la pensée et de la réflexion. Quand les penseurs juifs se sont penchés sur l'ensemble de ces problèmes, ils l'ont fait chacun selon son optique. Il eût donc été facile de citer des exemples de prises de positions philosophiques, religieuses, sociales, économiques, nationales, politiques, etc... Cependant, il nous a semblé préférable d'éviter un tel morcellement et de tenir compte plutôt d'opinions qui, tout en partant de la situation concrète d'Israël dans le monde et de ses rapports avec les nations, essaient d'analyser cette situation à la lumière d'une mission du judaïsme qui reste essentiellement spirituelle. C'est ainsi que nous allons écouter successivement les témoignages de K. Kahler, F. Rosenzweig, M. Buber, E. Aviad, V. Yankélévitch et A. Néher.
LES POSITIONS DE K. KOHLER.
Représentant de la réforme religieuse extrê me dans le judaïsme, K. Kahler (1843-1926), formé à l'école du protestantisme libéral en Allemagne et très marqué par la philosophie idéaliste, est profondément persuadé qu'avec l'émancipation commence pour le judaïsme une nouvelle ère qu'il considère comme l'aboutissement des grandes perspectives prophétiques de fraternité universelle. Kohler s'embarrasse peu des barrières établies par la tradition juive, à laquelle il reconnaît d'ailleurs une valeur purement relative et qu'il déclare comme définitivement périmée dans ,tous ses éléments incompatibles avec la civilisa-ion moderne (cf. Pittsburgh Platform de 1885, charte du. judaïsme réformé américain).
L'accent est mis ainsi sur les efforts de l'homtrie en vue de la construction de la société, qui doit se faire progressivement, par un dépassement permanent de toutes les unités de base: famille, ethnie, nation, pour aboutir à la collaboration étroite de toutes les nations dans une prise de conscience de la destinée commune de l'humanité. Or, cette idée d'unité du genre humain a été communiquée aux hommes par le monothéisme éthique du judaïsme, qui annonce un avenir « messianique » pour l'ensemble des humains.
Tout système religieux ou même politique qui vise le même objectif contribue à la réalisation de cette unité finale de tous les hommes, mais seul le judaïsme qui, dans son histoire comme dans sa vie, est un dépassement permanent de toutes les limitations, a été le vrai ferment de cette grande idée dans l'évolution de l'humanité.
Le peuple juif a conscience d'une mission qui, de cette manière, est une mission mondiale, avec comme but final, l'édification du royaume de Dieu de vérité et de justice dans l'esprit des prophètes. Pour être apte à accomplir cette tâche, le peuple juif ne doit ni se fondre dans la masse des autres peuples, ni s'enfermer dans une culture particulière.
Le judaïsme contemporain considère l'évolution moderne sur tous les plans comme un indice de la réalisation progressive de son espérance prophétique. Plus que jamais, il se considère comme le vrai Serviteur du Seigneur, le Messie souffrant de l'histoire humaine.
Le judaïsme moderne aspire à une intégration aussi parfaite que possible dans la société ambiante dont il se sent entièrement solidaire. (Kohler écrit cela à une époque où l'on pouvait encore croire possible une telle intégration, et avant qu'elle soit démentie par les événements). C'est pourquoi il doit se détacher résolument de toute idée messianique visant une restauration nationale du peuple juif en Palestine, etc... Ce que le peuple juif attend n'est pas un Messie personnel, mais la venue des temps messianiques de connaissance universelle de Dieu et d'amour des hommes.
En accord avec la pensée de Maïmonide et de Yéhûdah ha-Lévi, Kohler reconnaît au christianisme et, à un degré moindre, à l'Islam, une fonction réelle dans cette démarche lente et progressive de l'humanité vers son épanouissement spirituel. Entre l'Eglise et l'Islam, Israël est le messager permanent d'une religion vraiment universelle, qui aura atteint son but le jour où le Dieu du Sinaï aura établi son trône dans le coeur de tous les hommes.
FRANZ ROZENZWEIG (1886-1929).
Le cheminement philosophique, théologique et spirituel de Franz Rosenzweig se réflète dans son oeuvre majeure, Der stern der ErlOsung (l'Étoile de la Rédemption).
L'effort philosophique de Rosenzweig porte principalement sur un détachement de la vision hégélienne, selon laquelle l'histoire et l'évolution historique sont la norme suprême et la mesure de toutes choses. Face à cela, il prône le retour à l'expérience, à l'irréductible, où se détachent trois grandes réalités: l'Homme, Dieu et le Monde. A partir de ces réalités, l'homme doit s'efforcer d'atteindre un Dieu métaphysique et un monde méta-logique.
Qui dit expérience, dit aussi unification permanente de tous les phénomènes par la vie et par le temps. Pour Rosenzweig, le fait originel de la religion est dans cette unification accomplie comme temps. Elle est l'émanation d'une vie qui est constante mise en rapport entre Dieu, l'homme et le monde. Pour exprimer cette relation permanente, Rosenzweig se sert d'une terminologie qui lui est propre: il appelle création les liens entre Dieu et le monde, révélation les liens entre Dieu et l'homme, et rédemption les rapports entre l'homme et le monde.
L'originalité du système de pensée de Rosenzweig consiste en ce qu'il introduit dans sa philosophie des concepts théologiques en tant qu'entités ontologiques. La relation entre Dieu et l'homme devient ainsi une relation ontologique interchangeable: elle est ou bien Dieu pour l'homme, ou bien l'homme pour Dieu. Dieu et l'homme vivent ainsi dans ce pour, qui est l'élément essentiel de leur relation permanente. C'est par la manifestation de son amour que Dieu se révèle à l'homme. Et c'est dans la mitzwah, dans le commandement divin, que, pour le juif, se renouvelle en permanence cette relation d'amour avec Dieu.
La réponse de l'homme à l'amour de Dieu est l'amour du prochain. Par lui, la Révélation devient Rédemption: elle est ainsi directement orientée vers le Royaume de Dieu qu'elle prépare et accomplit progressivement. De cette manière, l'homme est en relation permanente avec l'Eternité qui, tout en étant une réalisation future, devient néanmoins expérience actuelle, « la possibilité que le Moi apprenne à dire Toi à un lui », comme le dira Rosenzweig, et donc l'établissement d'un lien universel et durable entre tous les hommes.
Conformément à la conception juive de toujours, Rosenzweig considère l'homme comme l'intermédiaire indispensable de la Rédemption. Cependant, l'homme n'est réellement capable d'accomplir cette fonction que dans une existence collective: l'amour doit s'élever au-dessus du niveau des relations purement individuelles et devenir l'oeuvre d'une communauté. Dans ce cheminement, le judaïsme et le christianisme — qui, pour Rosenzweig, sont des réalités complémentaires — ne sont pas des phénomènes historiques contingents mais l'entrée ontologique de l'Eternité dans le temps. (Chez Rosenzwieg, l'Islam reste étranger à cette démarche; contrairement au judaïsme et au christianisme, religions « révélées», il le considère comme une religion « fondée », et donc d'origine purement humaine). Tandis que le judaïsme est vécu dès à présent comme une participation directe à la « vie éternelle » de l'accomplissement, le christianisme, par contre, est essentiellement une voie vers cette éternité, une « mission » permanente de transformer le monde.
Le judaïsme, qui vit ainsi dans l'éternité, est installé dès à présent dans un ordre de sainteté garanti par une Loi intrinsèquement sainte et soustraite à toutes les contingences. De cette façon, il n'est concerné qu'indirectement par les événements de l'histoire, qui restent pour lui des phénomènes marginaux.
Le judaïsme et le christianisme dans leurs fonctions respectives.
Pour Rosenzweig, le judaïsme et le christianisme sont deux expressions complémentaires de l'attitude religieuse qui est l'essence même de l'être. La vérité est en Dieu seul et se situe au-delà des vérités partielles du judaïsme et du christianisme qui, pourtant, doivent être vécues chacune intégralement pour maintenir entre les deux religions une situation permanente de dialogue. Ce dialogue étant indispensable comme démarche essentielle vers la Vérité parfaite, il faut que chacun, juif et chrétien, reste fidèle à sa voie propre. La « conversion » d'un juif au christianisme, compromettant cette situation de dialogue, apparaît ainsi comme un non-sens, et Rosenzweig, pourtant très proche, à un moment donné de sa vie, de cette démarche, l'a rejetée finalement comme une impossibilité.
Mais Rosenzweig reconnaît cependant au christianisme une fonction essentielle dans l'évolution spirituelle de l'humanité. Il est peut-être le seul penseur juif à être allé si loin. La vie menée par chacun, juif et chrétien, conformément à sa fidélité propre, est un témoignage permanent porté à la vérité divine. Elle est pour Rosenzweig « la théorie de la connaissance messianique ».
La place du juif dans la société environnante.
Dans la vision de Rosenzweig, nous l'avons dit, le juif vit son témoignage pour ainsi dire en marge du temps. Cependant, il n'échappe pas non plus à la condition humaine, qui comporte toujours une certaine insertion dans la société environnante. Comment le juif la réalisera-t-il? Rosenzweig ne préconise à ce sujet aucune solution. Pour lui, le degré d'insertion du juif dépendra en grande partie des dispositions de la société non juive. Pour l'individu, ce sera en tout cas en très grande partie « une question de tact et de conscience ». Ce qui reste essentiel, c'est la vie juive tournée vers l'intérieur, le maintien de l'originalité et de l'intériorité juives.
L'apport de Rosenzweig à l'appréciation du phénomène juif.
Ce qu'une certaine philosophie de l'histoire conteste au judaïsme, c'est la conviction qu'il a de sa pérennité. Avec l'abandon de cette prétention et de cette aspiration profonde, le judaïsme signerait son arrêt de mort; ce serait alors réellement « la fin du peuple juif ». C'est encore en fonction de cette aspiration que le judaïsme doit mener une existence à part et, au moins d'une certaine manière, rester au-dessus des événements, bien qu'il puisse en être touché profondément.
D'après Rosenzweig, il n'y a dans cette pérennité aucun « miracle de survie », comme on l'entend dire souvent: c'est son refus de se soumettre à la tyrannie des événements et de se laisser conditionner par eux qui a permis au judaïsme de conserver, à travers les vicissitudes de l'histoire, et son identité, et sa conscience propre, une vision qui érige la seule histoire en norme suprême de tous les phénomènes de la vie, ne saurait manifestement que faire d'un mode d'existence aussi étrange.
En ce qui concerne la vision qu'a Rosenzweig du mode d'existence du peuple juif dans ses relations avec les autres nations, on ne peut évidemment savoir comment il aurait réagi face à la catastrophe qui, à peine dix ans après sa mort, s'est abattue sur le judaïsme européen. A cause de sa haute idée de la fonction spirituelle du judaïsme, Rosenzweig, est resté personnellement étranger au phénomène sioniste moderne et à son aspiration à vouloir « normaliser » les conditions d'existence du peuple juif par le retour sur sa terre. Pour lui, le caractère éternel du peuple juif se passe de toutes les contingences telles une terre à lui, une langue commune, une structure étatique, etc... C'est là une vision dépassée par toute une évolution intervenue à la suite des événements, et il semble bien que le judaïsme, sans trahir sa vocation et son inspiration, puisse connaitre différents modes d'existence, sans que l'un exclue l'autre.
MARTIN BUBER (1878-1965).
Non seulement la pensée de Martin Buber est extrêmement riche mais elle a évolué progressivement au cours d'une longue existence, et Buber a dû y introduire certaines nuances en fonction même des événements qui, au cours de sa vie, ont profondément modifié certains présupposés.
Pour cette raison, toute tentative d'analyse et de présentation de sa pensée au sujet d'une question déterminée équivaut fatalement à une quasi trahison de cette pensée. Notre aperçu porte donc nécessairement un caractère fragmentaire et ne prétend nullement épuiser le sujet.
Israël, son existence, sa mission et sa fonction dans le monde sont au centre des préoccupations intellectuelles du philosophe et du théologien Buber. Jetant un regard pénétrant sur l'histoire juive, il constate d'abord qu'en tant que nation, Israël partage exactement la condition des autres peuples et races, à cette différence près, cependant, qu'il n'est pas gouverné par les lois et des coutumes ethniques, ni d'ailleurs par la force de la destinée, mais par Dieu en personne, qui l'a choisi à cause des autres (An der Wende, p. 14-15). C'est en fonction même de sa mission universelle qu'Israël doit être un peuple à part, mais en même temps une nation spécifique comme d'autres, et non un pur « royaume spirituel » comme l'Eglise. C'est pourquoi Israël doit être rattaché à sa mission universelle d'une manière universelle et caractéristique. Seules les termes d'une théologie de l'élection peuvent décrire adéquatement la nature juive, toujours ouverte à une anthropologie universellement valable.
Buber tâche de montrer d'abord que la théologie et l'anthropologie inhérentes à la définition d'Israël s'enracinent dans les relations entre la nature juive spécifique et l'universel humain. Ainsi l'élément le plus spécifiquement juif est en même temps l'expression la plus parfaite de l'universel humain, et non « une définition quantitative particulière » de l'humain. Dans le judaïsme, l'universel humain se manifeste plus purement qu'ailleurs (Die jiidische Bewegung, vol. I, 1961, p. 213). Le dualisme permanent, si fortement accentué dans l'enseignement et dans la mentalité juifs, est plus articulé que dans aucune autre culture. Il constitue une force motrice, une impulsion permanente tendant à achever l'unité, non seulement en Dieu mais dans le monde ou, plutôt, entre Dieu et le monde. C'est l'intuition juive de cette unité qui sert de modèle aux autres peuples (Reden, p. 107 /08 ).
Ce dualisme, ou cette dissonance, apparaît dans toutes les grandes figures bibliques, aussi bien que dans le judaïsme moderne, avec « une profondeur incroyablement tragique » J.Jüd. Bewegung, I, p. 74). Il constitue l'élément dynamique qui pousse Israël à chercher l'unité et le salut de tous. De cette manière, le judaïsme constituela base même de l'humanisme. La justification de l'existence d'Israël doit être cherchée dans ce grand appel qu'il lance en permanence et où il devient l'exemple de tous par l'union qu'il établit entre le sacré et le profane, entre la confiance en Dieu et celle dans son pays. Aucun autre peuple n'en a été capable, et c'est en cela que consiste précisément la mission surnaturelle d'Israël.
Ce qui caractérise cette tâche, surnaturelle par définition, c'est qu'elle n'a pas été imposée à Israël, historiquement parlant, comme venant du ciel. Bien au contraire: en dépit du caractère unique et exceptionnel de la religion d'Israël, cette religion fait néanmoins partie intégrante de l'histoire religieuse du genre humain, au sein de laquelle elle émerge. Elle reste en contact avec l'humanité, positivement, mais aussi négativement. Ce que l'homme dit de Dieu est toujours exprimé par des images et des mythes. En Israël, l'universel revêt une « signification particulière » (An der Wende, p. 40). Il est comme cristallisé ou réalisé dans une forme religieuse qui existe aussi parmi d'autres peuples, mais jamais avec le même caractère proprement historique (Israël und Paliistina, p. 9).
Buber a été pleinement conscient des dangers que comporte cette manière de voir les choses: la conscience de l'élection devient un appel permanent de mener une existence exemplaire, et l'aspect théologique risque d'être réduit à un simple principe de dialogue. Dans une première phase, il insiste sur la parenté d'Israël avec tout ce qui est humain. Mais cette phase se situe pendant la « période optimiste », entre 1914 et l'avènement du nazisme.
Plus tard, il met l'accent presque exclusivement sur l'isolement d'Israël dans le monde: « Le fait de l'existence d'Israël, écrit-il, est unique, et ne peut pas s'adapter à n'importe qui. Le vrai nom (du peuple), qu'il n'a pas hérité de ses père et mère mais qui a été donné par Dieu à l'ancêtre de la race, marque la communauté en tant que communauté, qui ne peut pas être appréhendée par des catégories éthnologiques ou sociologiques jDie Stunde und die Erkenntnis, p. 1563. « Sion, dit-il encore, n'est pas une simple insistance exceptionnelle sur une idée nationale ou un mouvement national, l'élément particulier qui serait ajouté, dans ce cas, à l'universel. C'est un élément qui crée un genre spécial allant tellement loin au-delà des frontières du simple problème national qu'il touche à la limite des problèmes humains et cosmologiques, et au problème même de l'être» (Israël u. Paliistina, II, p. 13).
Le Sionisme démontre pour lui que « ceux qui ont entrepris cette oeuvre de colonisation (en Palestine) forment un peuple et, plus que cela, un peuple virtuellement indéfinissable, donc un peuple problématique. Premièrement, c'est un peuple sans Etat; deuxièmement, il est sans pays, sans la cohésion que donne un lieu ou un site particuliers; troisièmement, il ne possède aucun élément qui sauvegarderait sa cohésion, ni aucune forme de direction. C'est pourquoi le paradoxe du Sionisme est un fait nouveau et unique. Jamais on n'a vu quelque chose d'analogue dans l'histoire du monde; cela contredit « les lois de la politique » (Kampf um Israel: Reden u. Schriften, 1932, p. 396/97). Certes, Israël est en soi un peuple comme un autre, et la Palestine un pays comme un autre, mais le lien entre les deux est un mystère. C'est ce qui confère à Israël un droit authentique sur ce pays, bien qu'il ne puisse pas être formulé adéquatement dans les termes du droit des gens.
Judaïsme et Christianisme.
Quant aux relations entre le judaïsme et le christianisme, on connaît la théorie de Buber des « deux formes de la foi » (Zwei Glaubensweisen), qu'il considère comme irréconciliablement opposées. Cependant, il reste un fait que le judaïsme, tel qu'il se comprend, et le christianisme, tel que le conçoit et l'interprète l'Eglise catholique, son les deux ultimes témoins d'une mission absolue dans le monde, mission conférée par Dieu et absolue dans le sens scandaleux du mot: l'obligation qui relie l'homme au particulier et au visible, exclusivement et sans appel. Toutesles autres religions peuvent être réduites à une « foi philosophique », et on peut y choisir entre certains éléments, à l'exclusion d'autres, car tout y fait partie de l'universel humain. Dans le judaïsme, aussi bien que dans le christianisme, ce n'est pas possible pour l'un comme pour l'autre, la notion concrète de « peuple de Dieu » reste scandaleusement centrale.
Pour Buber, c'est à partir de là que pourrait commencer le dialogue entre juifs et chrétiens. « Israël est unique... et ne peut s'accommoder d'aucun genre ni d'aucune catégorie. Il n'existe pas de 'casier' dans l'histoire pour contenir Israël... C'est la seule position à partir de laquelle nous autres juifs pouvons dialoguer avec les chrétiens, parce que c'est aussi la seule situation qui offre la possibilité existentielle d'une réponse. Seuls nous deux, l'Eglise et Israël, savons ce qu'Israël signifie réellement » (Die Stunde u. die Erkenntnis, p. 148). Pour Buber, il existe cependant, au coeur même de ce dialogue, une contradiction qui dépasse de loin le caractère purement logique: l'Eglise considère Israël comme rejeté par Dieu. Il s'en suit qu'elle se veut le vrai Israël (Ibid., p. 148/49).
Tout en rejetant la conception chrétienne d'une nouvelle expression de la vérité prophétique en Jésus, Buber reconnaît cependant qu'un juif, qui médite sur son judaïsme, y découvre les futurs éléments du christianisme. Et il considère l'élément spécifiquement chrétien comme un élément nouveau, qu'on ne peut pas expliquer simplement par sa filiation à partir du judaïsme. Reconnaissant cette nouveauté, le juif la considère nécessairement comme un élément étranger. Cependant, pour Buber, ces différents facteurs ne s'unissent pas pour former la structure historique de la Vérité, dont les deux pôles sont la promesse et l'accomplissement. Sa vision de la conception juive de la prophétie ne comporte pas l'élément transcendant qui implique l'accomplissement. Pour lui, l'accomplissement réside dans un utopisme social. Bien que tout, dans le judaïsme, constitue donc une préparation à cet élément nouveau, cet élément lui-même reste un facteur étranger. Mais pour Buber, cet élément immanent au judaïsme mène précisément à sa dégradation (dans le sens de Spengler, in Der Untergang des Abendlandes). Le but qu'il poursuit est de remonter le courant par un retour aux sources authentiques du judaïsme.
Israël et les nations.
Israël est le peuple élu, élu pour les autres, mais mis à part de telle sorte qu'il est en même temps inaccessibile aux autres. Dans une telle perspective, le prosélytisme lui-même devient existentiellement impossible: la source même de la communion qui existe entre Israël et les nations devient incommunicable. Voilà l'ultime contradiction inhérente à la mission juive, contradiction rendue encore plus évidente par les deux modes d'existence du judaïsme: diaspora et la nation. Cependant, tant qu'Israël est dispersé, — et parfois la diaspora est envisagée comme un état providentiel permettant à Israël d'oeuvrer parmi les nations (cf. Tob 13,1-7). — le peuple n'est pas réellement soi-même et interprète l'exil comme un châtiment divin. Banni de son pays, le peuple est malade et ne peut guérir (Jüd. Bewegung, 1916, 1921; Kampf um Israel, 1933). Mais il est évidemment possible qu'Israël soit rappelé d'exil et réunifié. C'est là l'une des grandes promesses messianiques communes à toutes les phases historiques de l'existence juive. Cependant, entièrement réintégré dans un Etat, le peuple juif cesserait d'être le levain du monde dans le sens géographique du mot. Il serait tourné vers lui-même et perdrait le contact avec le reste du monde. Par contre, quand Israël est libre de se mouvoir dans le monde, libre au sens spirituel, il n'a point de centre d'où le peuple pourrait tirer de la consistance en tant que nation. Au moment de sa réunification, il serait un exemple uniquement par son isolement. La vie d'Israël est un éternel retour de la diaspora à la nation. Le mouvement de l'Eglise est à l'opposé: il est par définition centripète, allant vers toutes les nations de tous les temps.
YESHA'YAHU AVIAD (DR. OSCAR WORFSBERG), f EN 1957.
Dans la personne de Yesha'yahû Aviad, nous rencontrons enfin un représentant de la pensée israélienne moderne d'inspiration religieuse traditionaliste, certes, mais en même temps résolument ouverte aux problèmes actuels.
Originaire de Hambourg, Aviad a embrassé la carrière médicale. Après avoir fait ses études à Heidelberg et s'être spécialisé comme pédiatre, il émigra très tôt en Palestine. Du fait de son enracinement dans ce pays où sera créé, en 1948, l'Etat d'Israël, — qu'il servira brillamment en acceptant d'entrer dans le corps diplomatique, — Aviad envisage tout naturellement l'ensemble des problèmes sur lesquels il médite sous un angle très différent de celui des philosophes juifs de la diaspora: on pourrait dire que son regard va en permanence du centre à la périphérie. Les quelques exemples de sa pensée que nous avons choisis en rapport avec notre sujet sont tirés principalement de ses deux derniers livres (publiés en hébreu et pas encore traduits): Réflexions sur le Judaïsme (1957) et Pensées sur la philosophie de l'Histoire (paru à titre posthume, en 1958).
Le point de départ de la réflexion philosophique d'Aviad est également l'homme et sa fonction dans l'histoire. Cette histoire n'est pas un pur concours de circonstances plus ou moins fortuites mais la révélation d'un plan de Dieu. Elle se structure autour de trois moments majeurs: la création, la révélation du Sinaï et les temps messianiques.
Ce qui est au centre de la philosophie juive de l'histoire, c'est son sens moral. Pour le juif, le vrai héros est celui qui est prêt à aller jusqu'au qiddûsh ha-shem, jusqu'au sacrifice de sa vie pour la vérité de Dieu. Considéré en tant que collectivité, le peuple juif est le Serviteur souffrant d'Is. 53: il expie en permanence les péchés des nations.
La tâche essentielle dans la situation actuelle du monde, marquée par une crise générale de la foi, est la réintroduction dans le monde contemporain d'une dimension de foi ontologique. Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, la vraie foi n'est pas l'acceptation passive d'une volonté totalitaire de Dieu, mais au contraire un dialogue permanent avec Dieu. Israël est par excellence le peuple de ce dialogue.
Tout homme et, à plus forte raison tout peuple, a une mémoire historique. Dans le cas particulier du peuple juif, il ne s'agit pas simplement d'un atavisme très fort mais d'un phénomène qui nécessite en permanence une prise de position par rapport aux événements: cette mémoire collective fait comprendre au juif qu'il ne peut pas se soustraire à sa condition mais qu'il doit l'assumer pour rester fidèle à sa tâche et à sa mission.
Pour Aviad, le Sionisme est un impératif de l'histoire juive. Au moment de la création de l'Etat d'Israël, le peuple juif a reconquis son entité nationale et a aussi remporté, sur le fond sombre de l'holocauste des années 1939 à 1945, la plus grande victoire de son histoire. Cependant, la réalisation israélienne n'est pleinement valable qu'à condition d'aboutir à une vie juive intégrale, consciente et intensive autour de cette réalisation qui y a une fonction centrale.
Israël et les nations.
Les relations entre Israël et les nations sont nécessairement conditionnées par l'idée de l'élecdon d'Israël. Or, cette élection n'est pas un phènomène qui singularise Israël et l'isole du reste de l'humanité. Certes, Israël est « le fils premier-né du Seigneur » (Ex 4,22), mais cela signifie aussi que tous les hommes sans distinction sont enfants de Dieu. Il en résulte donc une solidarité permanente entre Israël et les autres nations.
Jamais, la conscience de l'élection n'a fait naître dans le peuple juif une aspiration à une domination quelconque sur les autres. La notion d'élection est une idée résolument universaliste, se traduisant par une préoccupation de tous les moments du sort des autres peuples et par l'élargissement à tous de la pensée messianique. L'idéed'élection est une idée essentiellement religieuse; elle n'est possible et supportable qu'en inspirant sans cesse à Israël des sentiments d'humilité et de responsabilité dans un esprit de service.
Aviad analyse également le terme de « miracle » souvent employé par rapport à la création d'un Etat juif après deux mille ans d'exil. Ce terme est juste, dit-il, mais il s'inscrit néanmoins organiquement dans la trame de l'histoire juive. En fonction de cette histoire et des leçons qui s'en dégagent, l'Etat juif doit être à tous points de vue un Etat exemplaire. S'il n'était pas capable de se hisser à ce niveau et de s'y maintenir, il vaudrait mieux qu'il n'exista point. Dans la situation actuelle, le peuple juif doit se prémunir en tout premier lieu contre toute tentation de chauvinisme; sa mission est, comme le dit le Talmud par rapport aux maîtres de la tradition, « de multiplier la paix dans le monde ». C'est ainsi que l'Etat d'Israël doit être bâti sur des bases de haute moralité, conformément à la parole du prophète (Is 1,27): « Sion sera sauvé par la justice, et ses habitants par l'équité ».
LE PROBLEME DU PARDON.
Un thème qui, à la lumière des événements de 1939 à 1945, a particulièrement préoccupé la pensée juive dans le domaine des rapports entre le peuple juif et les autres nations, c'est celui du pardon. Certes, les racines du mal qui, pour le judaïsme, a déclenché un cataclysme sans pareil, sont complexes et, en même temps, diffuses. En un sens, tout ce qui s'est passé est aussi inexplicable que le mystère du Mal lui-même. Il s'agit donc moins de comprendre et d'expliquer que de chercher une issue: ce qui s'est passé, ou qui a pu se passer, est une réalité, et aucune méditation sur les facteurs métaphysiques et psychologiques qui sont sous-jacents ne peut faire oublier que nous sommes face à des actes perpétrés par des hommes, et qui entraînent donc une culpabilité très concrète. Ce qu'on a fait au peuple juif a été fait par des hommes de chair et de sang et grève ainsi, en quelque sorte, la conscience de l'humanité. Certes, celle-ci n'a pas, dans sa totalité, participé activement au génocide dont les juifs ont été les victimes; mais elle porte néanmoins une part de responsabilité par sa passivité à l'égard du sort du peuple juif pendant la période où se préparaient les événements.
Toute reprise de contact entre le peuple juif et le monde non juif présuppose donc, du côté juif, une possibilité, non pas d'oubli, — ces choses-là sont entrées dans l'histoire et en font désormais partie, — mais de pardon. Les réflexions de M. V. Yankélévitch vont au coeur même de ce problème (cf. Introduction au théme du pardon, in La Conscience Juive face à l'histoire: Le Pardon. Presses Universitaires de France, Paris, 1965, p. 247ss.).
Le point de départ des réflexions de M. Yankélévitch est l'image de quelqu'un qui découvre la mort. Il écrit:
... Tout le monde sait qu'il est voué à la mort, qu'il s'en rapproche chaque jour, mais voilà... on peut apprendre ce qu'on sait déjà. Il en est de même avec un crime inspiré par la perversité surnaturelle, par la méchanceté gratuite de l'homme. Nous découvrons des abîmes insondables... et pour cette raison, ce crime est un sujet de méditation inépuisable. On nous reproche beaucoup de brandir nos six millions de morts, de même qu'on reproche aux Soviétiques de présenter perpétuellement des films de guerre... Voilà donc ces abîmes de perversité qui ne sont pas à l'échelle humaine et qui nous laissent impuissants devant un malheur irréparable, dans un état de désespoir, car devant ce crime que pouvons-nous faire d'autre que de pardonner gratuitement, si nous le pouvons. Mais le pouvons-nous?...
Littéralement, le châtiment devient indifférent dans la mesure où, par rapport à l'infini, toutes les grandeurs finies tendent à s'égaler... On nous accuse de ressentiment, mais en somme le ressentiment ne signifie ici que la capacité de sentir une deuxième fois, profondément et intensément, de revivre tous les jours, comme un homme qui revit perpétuellement, qui est capable de vivre la présence du divin, du surnaturel, de vivre le mystère... Eh bien, nous sommes, par le ressentiment, capables de perpétuer le mystère... Mais surtout nous voyons... une égalité entre l'impardonnable et le pardon, entre le mal et l'acte par lequel nous oublions ou nous absolvons et qui fait qu'en somme, l'un n'est pas plus fort que l'autre, comme le Cantique des Cantiques dit que l'amour est aussi fort que la mort...
Il me semble que les rapports du pardon et du mal, de l'amour et de l'impardonnable sont tout à fait semblables: de là l'oscillation.., perpétuelle de l'homme entre ces deux termes. L'acte de pardon est plus fort que le mal... ou plutôt aussi fort que le mal... Il est aussi fort que le mal, mais il n'est pas plus fort que le mal.
CONCLUSION.
Nous voudrions conclure notre tour d'horizon de la pensée juive par la reflexion de M. André Néher: Il essaie de ramener la vraie problématique de l'existence juive, et donc aussi des rapports entre le peuple juif et les autres nations, aux seules dimensions qui lui conviennent réellement, qui sont d'un ordre essentiellement spirituel (cf. L'Existente Juive, Paris, 1968; Conflits internes p. 131ss.).
Dans le paragraphe intitulé L'homme juif, M. Néher écrit entre autres (p. 136ss.):
... Avec ce terme de Royaume, j'ai l'impression que nous touchons le point critique de notre analyse de l'homme juif. Hébreu, le Juif est en exil. Israélite, il est dans le Royaume. Mais l'exil et le Royaume ne sont-ils pas contradictoires, inconciliables? Comment peut-on être à la fois en exil et dans le Royaume, à la fois vagabond et installé? Précisément, c'est cette contradiction qui fait de l'homme juif un Juif...
Le Juif essaie... de sortir du dilemme, de choisir entre l'une des deux dimensions qui s'offrent à lui contradictoirement, soit de s'installer dans cet humanisme qui lui permettrait de vivre et de mourir comme vivent et meurent les autres hommes, de s'assimiler, ou alors de se réfugier dans l'autre dimension, de s'enfermer dans des ghettos spirituels ou politiques... Mais cette évasion s'avère impossible... Et ce sont alors ces redécouvertes de la conscience juive, dont nous avons des témoignages poignants dans notre siècle, et qui attestent que le ghetto est impossible, que l'assimilation est impossible, que seule reste possible la nécessaire redécouverte d'un judaïsme intérieur et authentique...
L'homme juif situé dans cette contradiction et qui l'accepte est celui qui peut et doit être à la fois avec les hommes et en dehors de l'humanité, pour avoir une vue que l'on ne peut pas posséder lorsqu'on est au-dedans; celui qui doit être à la fois penché vers les hommes et tourné vers Dieu, être à la fois dans l'espoir d'un salut universel et dans le respect absolu de l'individualité de chacun, de chaque peuple; celui qui doit réaliser cette chose si difficile, d'être à la fois un homme civilisé et un homme juste.
Ces options dialectiques introduisent l'homme dans l'expérience d'un dépassement. Elle devient, par là même, une expérience humaine qui n'est pas possible pour le Juif seulement, mais pour l'autre aussi... Dans la condition juive s'expérimente, en quelque sorte, la condition humaine. L'apprentissage de la condition humaine ne peut se faire que si l'homme, sous quelque forme que ce soit, tente une approche de l'homme juif pour en découvrir toute la complexité, toutes les valeurs, et s'il ne passe pas indifférent, ni insensible à côté de l'homme juif et de son destin qui est chargé de sens pour l'humanité tout entière...
Et dans le paragraphe Le Juif face au chrétien (p. 232ss.):
... Le judaïsme n'étant pas essentiellement une communauté de croyance, ... il possède assez de nuances dans ses affirmations théologiques pour qu'aucune de celles qui constituent la base du christianisme ne lui apparaissent, en fin de compte, intégralement étrangères. Un messianisme juif mené jusqu'à ses derniéres conséquences: tel se présente le christianisme... Ce n'est pas la foi qui définit le judaïsme mais c'est autre chose: l'affrontement de l'existence, à tous les niveaux, et c'est ici que le judaïsme ressent qu'il y a entre lui et le christianisme des divergences inconciliables... Communauté de sanctification, le Judaïsme n'attend rien des autres peuples, sinon qu'ils fassent chacun leur devoir à l'instar de l'exemple sacerdotal que le judaïsme en offre et pour lequel — par l'exemple et l'enseignement — il est le peuple élu... Le fait seul que le rôle d'Israël n'est pas d'amener les autres peuples à lui, mais à Dieu, — alors que, pour le christianisme les hommes ne peuvent parvenir à Dieu qu'en passant par le christianisme, — ce fait seul suffit à creuser un fossé vertigineux entre deux conceptions, à partir desquelles le monde entier se transforme...
Proche de moi la conviction invincible que ces deux fidélités (juive et chrétienne), pour différentes qu'elles soient, sont complémentaires et fécondes dans leur divergence. Chaque foi interroge la certitude de l'autre, et l'aide à être modeste, à s'inscrire dans les lignes de l'effort de l'humanité. Comme deux frères qui se connaissent bien, dont chacun a sa tâche, et dont le cadet ne devrait être ni effrayé, ni décu, s'il aperçoit l'ainé lui tourner de dos: ce n'est pas par dédain, ni par indifférence, ni par obstination, mais parce que d'urgentes tâches l'appellent
auprès d'autres frères, dont il sait qu'il peuvent avoir besoin de lui et, surtout, parce qu'il a sa propre vigne à cultiver: la Loi de Dieu, mais dont l'épanouissement et la maturation sont le parfum et la nourriture de l'univers tout entier.