Otros artigos deste número | Versión en inglés | Versión en francés
Loi et critique talmudiques dans le judaïsme
Jacob Neusner
Le judaïsme revêt d'abord la forme d'une loi, et cette loi contient et concrétise sa théologie et sa morale. Pour comprendre la fonction de la loi talmudique dans le judaïsme, nous avons tout d'abord à définir ce que nous entendons par loi dans ce contexte. Le mot juif pour « loi » est « Torah », traduit nomos dans la civilisation occidentale, d'où « loi » à partir du premier siècle avant J. Ch.. Mais « Torah » signifie révélation. Du fait que la Torah révèle un grand nombre de lois, il n'est pas entièrement inexact de définir « Torah » au sens de « loi ». Pour préciser encore, l'hébreu possède beaucoup d'autres mots concernant la loi: din, le droit, mishpat, le jugement, hoq, décret, etc... pour ne pas mentionner halakhah, qui signifie « loi en général », ou, mieux traduit, « la voie ». Mais tous ces mots dépendent de « Torah », et les impératifs de la Torah doivent être accomplis selon des actes concrets, définis et déterminés par la loi.
Mais alors qu'entendons-nous par « Torah » dans son sens de loi? Certes, comme je l'ai dit, la Torah comporte des lois, mais Torah comme loi est plutôt la dimension divine de la structure intérieure du réel. A travers la Torah on arrive à l'intelligence de la réalité tout entière, on saisit la volonté de Dieu sur la création, et plus encore on en arrive à conformer ses propres actions à cette volonté divine. Grâce à la loi, par conséquent, le judaïsme rend le juif capable d'orienter l'existence selon les structures fondamentales du réel. Cette idée exprime un point de vue qui présente le monde créé en harmonie avec la Torah-Loi. L'Ecriture dit en effet (Pr. 8,22-30): « Le Seigneur m'a créée au début de ses desseins, avant ses oeuvres les plus anciennes. Dès l'éternité je fus fondée, dès le commencement, avant l'origine de la terre... » Les exégètes rabbiniques entendent ces paroles comme sortant de la bouche de la Torah, et également les rabbins du midrash, Genesis Rabbah, pensent que c'est la Torah qui dit: « Quand Dieu affermit les fondements de la terre, j'étais à ses côtés comme le maître d'oeuvre, faisant ses délices, jour après jour, m'ébattant tout le temps en sa présence... » Ainsi la Torah est personnifiée et parle: « J'étais l'instrument de Dieu. Selon l'usage du monde quand un roi mortel bâtit un palais, il ne le construit pas à partir de son savoir propre, mais il a recours à la science d'un architecte. Et cet architecte ne bâtit pas le palais selon son imagination, mais il utilise des plans et des mesures pour savoir comment organiser les pièces et les ouvertures. Ainsi le Saint, béni-soit-il, a regardé dans la Torah et il a créé le monde. »
Ceci me paraît être la meilleure introduction à la compréhension de la signification de « loi » dans la religion juive. L'idée de « Torah » repose sur le principe que le monde est fait selon une loi et un ordre. L'homme peut découvrir les lois du monde à travers l'étude de la Torah, que Dieu a révélée comme la source de la vision du monde. En étudiant la Torah, l'homme étudie, tel que l'a conçu le divin architecte, la plan de la vie elle-même. En accomplissant les commandements de la Torah, il conforme ses actions à la « voûte sacrée » sous laquelle la réalité prend forme, dont les étoiles du firmament guident la vie de l'homme. A travers l'étude de la Torah l'homme pénètre la signification de l'existence; à travers la pratique de la Torah, l'homme incarne pleinement cette signification.
La loi exprime la théologie
Donc il devrait être clair que c'est à travers la loi — Halakhah — et l'étude de la loi que le judaïsme s'exprime, et bien plus qu'il se définit et s'incarne. On ne saurait donner trop d'importance à ce fait. Toute action est sujette à la halakhah qui prescrit la manière dont les choses doivent être faites. Deux grands savants en matière de loi ont établi ce point avec une autorité exceptionnelle. Le premier est le rabbin David S. Shapiro, de l'université de Wisconsin-Milwaukee, qui, dans son ouvrage « Les fondements idéologiques de la Halakhah », (Tradition 9, 1967, pp. 100ff) déclare, « La Halakhah est ... un large système de pensée qui s'étend au delà des domaines sans limites de l'expérience humaine, les soumettant à son examen critique minutieux à la lumière des principes, des règles et des lois révélées au Sianï. » La Halakhah n'est pas simplement un corpus de lois et de réglements. Au contraire, déclare Shapiro, « la Halakhah est la concrétisation dernière de la volonté de Dieu sur l'existence profane. Ce qu'elle poursuit surtout pour l'homme c'est l'accomplissement du dessein pour lequel il a été créé: la réalisation de sa ressemblance avec Dieu, l'impression en lui de sa divine image. »
Le second est Isidore Twersky, de l'université Harvard, qui a écrit dans Judaïsme 16, 2, 1967, p. 157:
« La Halakhah... est un système tendu, en mouvement, dialectique qui insiste alternativement sur la normativité et sur l'intériorité du sentiment et de la pensée. Il s'est donné pour but d'exprimer concrètement et continuellement l'idéal théologique, les normes éthiques, les mouvements mystiques, et les concepts historiques mais il n'a jamais supplanté ou éliminé ces idéaux et ces concepts. La Halakhah elle-même est donc la coïncidence de choses opposées: prophétie et loi, charisme et institution, mouvement et équilibre, image et réalité, pensée de l'éternité et vie de la temporalité. La Halakhah elle-même, par conséquent, pour sa propre part, requiert la coordination entre la signification intérieure et l'observance extérieure — et il n'y a rien de plus difficile que de souscrire à une telle demande et de respecter une synthèse d'une telle délicatesse et d'une si extrême sensibilité. »
Par conséquent ces deux autorités soulignent que la Halakhah est la plus pleine et la seule normative expression du judaïsme; et ceci parce que le judaïsme n'est pas simplement un système de lois, mais parce qu'il exprime ses convictions théologiques à travers la conduite de ses fidèles, bien plus qu'à travers leurs paroles, leur profession de foi isolée. Si la théologie signifie quelque chose, elle doit modeler la formation des hommes et des femmes, les valeurs dont ils vivent, les modèles de société et les formes de culture. Sous-jacente à une telle conviction on trouve cette conception de l'homme: nous sommes ce que nous faisons.
Loi et rationalité
En clair, le judaïsme considère la loi comme la plus haute expression de la rationnalité. Pour saisir cette conception, nous devons centrer notre étude sur les formes talmudiques de réflexion sur la loi, car elles sont les sources originelles de toutes les expressions subséquentes du judaïsme. Le mode talmudique de réflexion sur la loi est un mode entièrement et absolument critique: rien n'est tenu pour acquis, tout est reçu avec scepticisme et une logique pénétrante. Après avoir souligné comment la loi exprime la théologie, précisons maintenant les relations entre loi et rationnalité.
D'abord, la quête de la loi au moyen de la raison est une recherche d'expérience de la trancendance, une recherche de l'image de Dieu dans l'homme et dans la société des hommes et des femmes. Ceci pourrait paraître une conception dépassée. Ceux qui recherchent un plus vaste monde de significations pour leur existence personnelle et privée trouvent une réponse dans l'expérience mystique, dans la négation de l'intellect et dans la suspension volontaire de l'incroyance... A l'intérieur de l'étude talmudique de la loi, par contre, les hommes cherchent ces significations par la culture de l'intellect et la critique même de la foi. Le mystère du procédé talmudique de scrutation de la loi est sa capacité de sanctifier la seule chose que nous ne proposons pas d'abandonner, à savoir notre capacité de douter, notre engagement dans la critique, le très beau discours de la raison qui se crée parmi les hommes et les femmes qui étudient. Le miracle de la méthode talmudique de l'étude de la loi est son exigence tenace en faveur de l'intelligence critique, non pas à la recherche, mais au service de Dieu.
Méthodes talmudiques
En second lieu, quelles sont donc ces méthodes critiques de pensée que l'on trouve dans le discours talmudique sur la loi? Notons-en quatre: 1) une critique abstraite, rationnelle de chacune des traditions à son tour et des réponses hasardées devant les multiples questions qui se posent; 2) une critique historique des sources et de leurs relations harmonieuses ou inharmonieuses; 3) une critique philologique et littéraire de la signification des mots et des phrases; et 4) une critique pratique de ce que les gens font actuellement pour s'acquitter de leurs obligations religieuses. Il va sans dire que ces quatre méthodes de critique sont étrangement modernes. Un examen attentif et sceptique des réponses proposées aux problèmes est tout à fait banal pour nos contemporains, hommes et femmes. Une critique historique des sources, qui n'accepte pas avec crédulité tout ce qui lui est présenté comme un fait, est la base de la science historique. L'étude philologique des origines et de la signification des mots, la critique littéraire du style, de l'expression sont des choses familières. Enfin, nous tenons pour acquis qu'il est normal d'examiner la conduite des peuples en la confrontant avec de plus larges principes de comportement. Il s'agit donc ici de formes d'enquête qui relèvent à la fois de la méthode talmudique et de routines modernes.
Originalité de la critique talmudique
Qu'est-ce donc qui rend la critique talmudique différente des modes de pensée moderne? C'est cette exigence remarquable qui fait qu'en donnant ou en acceptant un argument, dans le développement de la critique, on fait quelque chose de transcendant, qui dépasse ce monde-ci. Je ne saurais trop souligner combien est remarquable cette combinaison de critique rationnelle et de valeur surnaturelle liée à cette critique. Il est tout simplement impossible de comprendre le Talmud sans envisager le contexte de l'autre monde dans lequel pénètre cette réflexion sur la loi, par ailleurs si complètement séculière. La prétention est qu'en poursuivant la recherche de la loi — de la raison et de l'ordre — on sert Dieu. Mais que sommes-nous pour nous prévaloir de cette prétention? Une pensée lucide peut-elle apporter une illumination céleste? Comment peut-on suggérer pareille affirmation?
Peut-être que la meilleure réponse serait à rechercher dans l'expérience personnelle de chacun? Après avoir disposé toutes choses dans un ordre logique, nous nous trouvons parfois arrêtés. Nous avons une certaine connaissance mais nous ne savons pas ce qu'elle signifie, ce qui est suggéré au delà de cette connaissance elle-même. Nous saisissons parfois une vision inattendue, nous arrivons par de mystérieux chemins à la compréhension d'un ensemble qui déborde la somme de ses parties. Et nous ne pouvons pas expliquer comment nous avons vu ce qui, en un instant, nous éblouit par son indéniable rigueur, son évidence — une vision incroyable, une connaissance inexplicable. Pour les rabbins ce moment éblouissant de pénétration rationnelle à l'intérieur de la loi au delà des lois vient avec siyyata dishamaya, avec le secours du ciel. Le charisme communiqué par l'imagination rabbinique à un homme brillant n'est pas différent en substance de l'autorité morale et de la valeur spirituelle reconnue par les intellectuels contemporains aux grands esprits de ce temps. Le profond respect dû aux chercheurs intellectuels — ces explorateurs de l'inconnu, ces hommes et ces femmes qui ont le courage de douter des truismes véhiculés par leur temps — n'est guère différent du respect manifesté par le disciple au rabbin. Ainsi l'expérience religieuse du rabbin et l'expérience séculière de l'intellectuel ne diffèrent pas en qualité. Elles sont profondément différentes dans la façon dont nous rendons compte et dont nous expliquons cette expérience, dans la façon dont nous sommes en mesure d'entrer dans l'étrange forme de religiosité légale découverte à l'intérieur du Talmud.
Le présupposé des modes de pensée du Talmud est que l'ordre est meilleur que le chaos, la réflexion que la fantaisie, la décision que le hasard, le raisonnement et la rationnalité que la sottise et la force. L'unique force acceptable est le pouvoir de la logique pénétrante, toujours affinée au contact de la matière brute de la vie quotidienne. L'unique projet est ainsi de construire la discipline de la vie de tous les jours et de modeler les relations entre les hommes de manière à ce que toutes choses soient intelligibles, bien organisées par la loi, dignes de confiance — et sanctifiées. Le Talmud vise à la parfaite intellectualisation de la vie, c'est-à-dire à la soumission de la vie à l'étude rationnelle et aux lois. Car rien n'est trop vulgaire pour être sans lien avec un principe conceptuel, abstrait, légal quelconque. Si la disposition d'une serviette ou le lavement des mains est soumis à l'analyse critique, que pourrait-on soustraire à la rigoureuse investigation du Talmud?
Cette méthode d'investigation n'est pas le propre de l'homme seul. L'homme en effet est fait à l'image de Dieu. Et la part de l'homme qui est comme Dieu n'est pas corporelle. C'est ce qui distingue l'homme de la bête: l'esprit, la conscience. Quand l'homme utilise son esprit, il agit comme Dieu.
La conception que le Talmud a de nous est évidente: nous pensons, et par conséquent nous et ce que nous faisons est digne d'être pris au sérieux. Nous aurons à répondre à la raison et à nous soumettre nous-mêmes à la discipline fondée sur la critique. Notre réponse consistera en conscience personnelle à travers toutes nos actions, nos pensées et nos paroles. Certes, l'homme est double, nous sommes des êtres ambigus, prêts à faire le mal et prêts à faire le bien. La bonne volonté n'est pas tout, quoi qu'en pensent certains actuellement. Au delà de la bonne volonté il y a l'attention. Comme l'indique clairement l'avertissement du Talmud qui dit de ne pas interrompre l'étude même pour admirer un arbre — c'est-à-dire la nature — l'homme n'a pas la possibilité, même pour un instant, de s'abstraire de la conscience, de s'ouvrir à ce qui nous apparaît désormais comme « naturel »: être inattentif, c'est perdre le contact avec l'ordre révélé et la loi révélée, les lumineuses disciplines du sacré.
La fin dernière de l'homme n'est pas pour autant uniquement légale et morale. Sa fin, c'est la sainteté. Certes, il faut faire le bien, mais la loi (le la Torah contient plus qu'une conduite morale. Le bien est plus que le moral; le bien c'est aussi la conduite harmonieuse des choses et ceci ne relève pas de la morale. C'est l'homme tout entier, public et privé, qui doit être discipliné. Il n'y a pas de limites à l'exploration de la raison et à la recherche de l'ordre. L'ordre social avec la dimension éthique qui l'accompagne n'est pas plus important que l'ordre psychique de l'individu, avec sa pleine articulation dans la vie « rituelle ». Tout le réel est soumis à la discipline de la critique, de l'intelligence de la loi, tout est susceptible de sanctification.
Objecti mud: unifier...
L'objectif unique du Talmud d'unifier les vérités constitue lui-même sa discipline principale. Mais la discipline ne découle pas de la perception, dans le monde naturel, d'un ordre unifiant. Elle provient plutôt des leçons communiquées surnaturellement dans la Torah. Les sages ont perçu la Torah non pas comme un mélange de sources et de lois de différentes origines, mais comme un seul et unique document, un corpus de lois qui reflètent une volonté ordonnée sous-jacente. La Torah a révélé comment les choses devraient être, exactement comme la formulation et la présentation des lois par les rabbins expliquent comment devraient être les choses, qu'il en soit ainsi ou non dans la réalité quotidienne concrète. L'ordre vient du dessein et de la volonté du créateur du monde, fondement de toute réalité. Comme je l'ai déjà noté, la Torah a été comprise par les savants talmudistes comme l'esquisse de l'architecte pour le monde réel: Dieu a regardé dans la Torah et a créé le monde, exactement comme un architecte suit son projet initial en construisant un immeuble. Une Torah unique, d'un seul bloc — bien sûr sous ses deux formes, orale et écrite — est sous-jacente à l'unique réalité sans faille du monde. La recherche de l'unité cachée sous la pluralité du monde ordinaire, l'hypothèse qu'une seule chose est révélée par plusieurs, ceci représente, comme je l'ai déjà dit, sous une forme intellectuelle, la conception théologique et métaphysique d'un Dieu unique, créateur du ciel et de la terre, révélateur d'une seule Torah complète, garant de l'unité et de la signification ultime des actions et des événements humains qui constituent l'histoire. Sous ce rapport le Talmud relie les desseins privés de l'homme à un modèle plus vaste, confère une « signification » large et étendue aux petites actions particulières et triviales.
Derrière cette conception du rôle unifiant de la raison et de la loi et derrière la force intégrante de la critique pratique de la conduite quotidienne se trouve la conviction que Dieu fournit le modèle de l'esprit humain; et par conséquent,l'homme, à travers sa réflexion sur les lois de la Torah, peut pénétrer dans les intentions et dans les desseins de Dieu. Les rabbins du Talmud croyaient qu'ils étudiaient la Torah comme Dieu l'a fait dans le ciel; leurs écoles étaient organisées comme l'académie d'en haut. Ils accomplissaient des rites exactement comme Dieu l'avait fait, portaient des franges comme Il l'avait fait, mettaient des phylactères comme Lui. En étudiant la Torah, ils se sont mis à la recherche du céleste paradigme, révélé par Dieu « dans son image » et transmis par Moïse et les prophètes à leurs propres maîtres. Si les rabbins du Talmud ont étudié et réalisé le divin enseignement de Moïse, qu'ils ont appelé « notre rabbi », c'était parce que l'ordre qu'ils avaient l'intention d'établir sur les affaires terrestres serait la réplique sur la terre de l'ordre qu'ils avaient perçu comme venant du ciel, c'est-à-dire la construction rationnelle de la réalité. C'est la Torah qui révèle l'esprit de Dieu, les principes à partir desquels Il a formé la réalité. Donc étudier la Torah n'est pas simplement imiter Dieu, qui fait la même chose, mais c'est le moyen d'approcher Dieu et d'atteindre le sacré. Les formes de l'argumentation talmudique sont saintes parce qu'elles conduisent de la terre au ciel, comme la prière et le jeûne ou l'oubli de soi ne peuvent pas le faire. Le raisonnement à propos de la loi est la voie, la voie de Dieu, et l'homme saint est celui qui est capable de penser clairement et de pénétrer profondément dans les mystères de la Torah et, en particulier, dans ses lois les plus triviales. Car, dans leur contexte ces trivialités contiennent la révélation.
L'homme est libéré par le Talmud
Selon un mode de pensée talmudique, l'homme est libéré et non emprisonné par la raison, car elle ouvre la voie à une véritable créativité, c'est-à-dire qu'elle lui laisse le soin de trouver ou d'imposer une forme et un ordre au chaos. La condition nécessaire de la créativité est la trivialité — ceci est désormais évident — et ce qu'il faut réussir à faire avec cette trivialité c'est de découvrir, dans ou au delà du simple chaos, l'ordre, la structure complexe, la cohérence de l'ensemble. Ce qui est concret est alors subordonné à ce qui est abstrait. C'est la construction d'une réalité plus vaste qui révèle les caractères de cette réalité. Et pour un rabbin du Talmud, l'aspect le plus intéressant de la réalité est l'aspect humain et social: le village, la famille, l'individu. Le judaïsme talmudique, parce qu'il souligne sur quoi et comment on boit et on mange, a été appelé la religion des pots et des plats. Et c'est exact, bien que ce ne soit pas seulement cela, car son matériau brut représente les atomes irréductibles de la vie concrète. Mais ceci n'est que l'apparence; ce matériau se présente avant ce qu'il va devenir, il est superficiel par contraste avec ce qui est caché en lui, avec ce qu'il abrite en secret.
Que devons-nous faire de ces atomes? de ces très petites parcelles du réel? La réponse est maintenant évidente: elles ont a être soumises au contrôle de l'homme, et l'homme au self-contrôle. Tous les instincts doivent être soigneusement réglés en harmonie avec le plan divin sur le réel. Tout est bon et peut être saint selon cet ordre, mauvais dans le cas contraire. La robuste sexualité des lois talmudiques sur les relations conjugales témoigne en faveur du sérieux des rabbins et de leur sens pratique en face de ce qui aujourd'hui serait hautement accusé de matérialisme. Ainsi, ils se réfèrent volontiers à un couple qui a des relations intimes « toute la nuit » et ils promettent des fils et autres bénédictions à ceux qui se donnent dans des rapports sexuels deux fois (ou plus) à la suite — plus ces relations sont multipliées mieux cela vaut. Ainsi le contrôle de l'instinct était l'opposé de sa suppression: c'était sa libération.
Pour la loi talmudique, les choix qui s'offrent devant les hommes et les femmes ne sont pas: foi ou nihilisme, mais: réflexion ou réflexe, conscience ou instinct animal. L'homme, à l'image de Dieu, a la capacité de réfléchir et de critiquer. Tout ce qu'un animal peut faire est d'agir et de répondre à une provocation. Tandis que l'homme peut être saint ou non. Un animal peut seulement être pur ou impur, la différence est considérable. Voici pourquoi l'énergie, la volonté d'agir, doit être canalisée et contrôlée par la loi. Vous êtes ce que vous faites. C'est pourquoi un projet sans délibération n'est pas une entreprise sérieuse. L'examen des projets passe avant la simple répétition de ce qui fonctionne bien ou de ce qui semble bon. Pour cela, le génie est insuffisant, l'intelligence inadaptée. Ce qui est préférable, c'est une considération systématique et organisée, pas à pas, des principes qui guident l'action. Le problème humain, dans la pensée talmudique, n'est pas de trouver la force motrice pour agir, mais de trouver le frein qui puisse réguler cette force protéenne. Cette recherche d'un frein et de self-contrôle laisse à l'homme, du fait de son énergie naturelle, la conviction qu'il n'est ni abêti ni privé de vitalité. Car la pensée talmudique perçoit une tension perpétuelle entre énergie et activité d'un côté et réflexion de l'autre. Agir sans réflexion nous vient naturellement, et, par conséquent, est opposé à la contemplation et à la discipline révélée. Le drame de l'existence privée est donc le combat entre la volonté et l'intelligence, l'action et la réflexion. Si le Talmud est du côté de l'intelligence et de la réflexion, c'est parce que la volonté et l'action n'ont pas besoin d'alliés. Le résultat sera déterminé, à la fin, par la force de caractère et l'intelligence, les deux réunies. Et la question à débattre n'est pas: comment réprimer, mais comment réorganiser l'énergie première.
Dans l'optique talmudique, la communauté passe la personne
Pourtant c'est une erreur d'ignorer l'autre influence qui s'exerce dans la culture: la communauté. Le Talmud, pour sa part, reconnaît pleinement les forces sociales, les pressions qui poussent l'homme à se conformer et à suivre les coutumes et les usages établis. C'est pourquoi une telle attention est portée sur ce que les gens font ensemble. Les rabbins du Talmud ont une conscience aigiie du fait que ce qui freine c'est d'abord la société avant la personne; la communauté a la priorité sur l'individu et, à peu près complètement, donne à la personne privée la structure des symboles et des valeurs qui donnent sa signification à l'existence. « Donnez-moi l'amitié, ou donnez-moi la mort », dit l'un d'entre eux.
La plus grande partie du Talmud traite de réglements civils: Que faire si un boeuf donne un coup de corne à un autre boeuf? Comment partager un châle de prière que l'on se dispute? Comment régler les contestations à propos d'un testament dont la conséquence matérielle est d'affecter la place d'un palmier ou un petit bout de terrain?
Les rabbins du Talmud savent bien que c'est la société qui forme l'individu. Si une personne cherche à former un individu discipliné, dont la vie soit réglée par la loi révélée, elle doit donner la priorité à la loi de la société qui compose le tissu de l'existence individuelle. Et pour régir la société, il faudra se préoccuper des conflits entre les hommes; les exigences conflictuelles à propos de petites choses s'ajouteront toutes ensemble pour plus de justice et rendront possibles la dignité et l'autonomie de chacun. C'est la loi qui permet de réviser les coutumes et d'établir un bon comportement habituel. C'est dans une société bien règlementée qu'il est possible de créer un environnement naturellement productif de saine contrainte et de moeurs raisonnables. Si, par conséquent, il est correct de déclarer que ce qui est talmudique dans le Talmud c'est l'application de la raison et de la critique à des objets concrets et à des points pratiques, alors le Talmud est essentiellement un instrument de régulation pour la société dans le sens le plus humble et le plus prosaïque du terme.
Assurément, pour règlementer la société vous devez avoir accès aux institutions qui expérimentent et confèrent le pouvoir légitime, et les rabbins du Talmud connaissaient bien l'importance de ces différentes sortes de pouvoir. Ils avaient, par dessus tout, l'intelligence du pouvoir intrinsèque de la loi elle-même, pouvoir qui rènd inutile le recours constant à l'intervention spécifique de la puissance de l'autorité dans les affaires deroutine. Une fois que la loi a établi comment les choses doivent être faites, le renforcement de cette loi n'est nécessaire que dans des circonstances exceptionnelles. Dans les cas normaux, la loi elle-même assure son propre renforcement, car la plupart des gens sont presque toujours respectueux de la loi.
Dimension spirituelle de la loi
Mais le but de la loi n'est pas simplement de contrôler et de défendre le donné établi. La loi a aussi la capacité d'imposer une conception surnaturelle de la vie naturelle. C'est cela que veut dire exercer sa liberté de reconstruction du réel en accord avec la loi révélée. Ainsi, les rabbins donnent une nouvelle interprétation de la signification des relations les plus communes, par exemple, celles qui existent entre le père et son fils. Ils acceptent la primauté du père dans la formation de la personnalité de l'enfant et dans celle de l'esprit de famille. Mais en même temps ils réclament pour eux, maîtres de la, Torah, le droit de former la personnalité de la famille et de lui proposer un modèle. Ils reconnaissent que le père donne l'enfant au monde. Mais ils ajoutent aussitôt que le sage l'enfante à la vie du monde nouveau, et que, par conséquent, il est en droit de recevoir l'honneur dû par l'enfant à son propre père. Le sage vaut mieux que le père, il est au dessus du père, exactement comme Dieu est le père ultime de l'enfant et le dispensateur de la vie. Si, par conséquent, un fils voit l'âne de son père écrasé sous son fardeau, et, au même moment l'âne du sage prêt à trébucher, il aide d'abord l'âne du rabbi, puis celui de son père, car le premier lui a offert ce monde, le second l'éternité. De la même manière que le rabbin a mis sa loi au dessus de celle de l'état et des fonctionnaires de l'état, le patriarche et l'exilarque, de la même manière il cherche à prendre le pas sur le premier élément de la communauté, à savoir la famille, en réclamant la place du père.
En termes plus généraux, l'effort des rabbins pour prendre la placé du père symbolise un combat équivalent à l'effort pour remplacer le gouvernement concret, profane des fonctionnaires officiels ordinaires par l'autorité « non-naturelle » ou surnaturelle du rabbin, qualifié par son étude de la Torah et par sa capacité de raisonner à son sujet. L'autorité romaine et son représentant dans le monde juif exerçait son pouvoir par la force ou par la menace. Le personnage du rabbin invite à l'obéissance par son autorité morale, par sa capacité de persuader et de démontrer, par l'exemple affectueux que requiert la loi. La vie politique et la vie familiale ont toutes deux à devenir quelque chose d'autre que ce qui semblerait naturel et normal. N'importe qui peut comprendre l'autorité du gendarme, la primauté du père de famille. Mais pour marquer l'autorité supérieure du rabbin à la fois dans la politique et dans la famille, il s'agit d'une redéfinition du sens ordinaire de la politique et d'une acceptation franche de la signification de la famille. Cela fait de ces deux réalités quelque chose d'abstrait pour ainsi dire, soumises qu'elles sont à un plus haut niveau d'interprétation que celui que peut normalement percevoir une personne ordinaire. La vie politique, pour le rabbin, n'est pas seulement le problème d'ici et de maintenant, pas plus que la famille n'est ce qu'elle semble être. L'une et l'autre ont a être remodelées à l'image du ciel, selon le modèle de la Torah. Cela veut dire qu'elles ont à être restructurées selon les principes sous-jacents du réel, déposés par le plan divin, pour ainsi dire sous le couvert de l'investigation rationnelle. La société est à construire de façon à la rendre conforme à la définition céleste de la bonne communauté; la famille est à réviser selon la conception surnaturelle de l'identité réelle du père: Dieu et son préposé, le rabbin, c'est-à-dire l'homme le plus conforme à son image.
L'insistance du Talmud sur la critique, par conséquent, engendre une nouvelle liberté de construction, la liberté de réinterpréter le réel et de le reconstruire sur la base de principes bien analysés, soigneusement critiqués, révélés par l'intermédiaire de la raison pratique des sagés. Quand une personne est libre de se situer en marge de ce qui est reçu et passé dans les moeurs,pour contrôler et « réguler » les énergies, elle a atteint la plus grande liberté pour réviser le donné, pour réinterpréter les idées reçues sur le réel et les institutions qui les rendent effectives. Ceci constitue tout d'abord le processus de mise au point de l'esprit sur les relations invisibles et la formation d'une considération « non-matérielle » et « non-naturelle », imposée au réel.
En lien avec ceci, nous rappelons également les lois de pureté, qui jouent un rôle si considérable dans les lois alimentaires des rabbins (et autres choses fondamentales, comme par exemple les relations sexuelles). Ces lois semblent avoir comporté et créé tout un réseau abstrait de relations, une sorte de géométrie non euclidienne du royaume des lévites. Et pourtant ces hautes abstractions sont communiquées à la terre pour définir selon quel rite on se lave les mains et l'on prend une coupe de vin, ou, comme cela a été dit plus haut, comment on dispose sa serviette. Ainsi ce qui est entièrement relatif et théorique, sans lien avec le concret, transfigure les choses triviales, atteint, engendre vraiment la façon de faire ces choses concrètes. Cela les transforme en actions valables, parce que cela les met en rapport avec des significations plus élevées liées au pur et à l'impur (certes, sans grand chose de rationnel, si l'on considère seulement la substance matérielle). Les lois de pureté se situent au sommet de l'abstraction et de la ratiocination talmudique.
Comment le Talmud laisse-t-il place au caractère individuel? La réponse se trouve dans l'accent qu'il met sur les raisons qu'il donne aux prescriptions. Quand la raison de la loi est donnée, on laisse la possibilité d'un raisonnement opposé, d'un raisonnement qui rejette ou révise cette loi établie. L'individu a non seulement le loisir de n'être pas d'accord mais il a aussi le pouvoir, grâce à la critique, d'amener la communauté entière à s'approprier la décision à partir de son jugement personnel et de son individualité. Ceci, je pense, n'est pas seulement l'avantage de l'individu, mais également foncièrement thérapeutique pour la communauté comme ensemble.
Actuellement, pour l'homme contemporain, le Talmud représente une formidable contestation, car il rejette la valeur: « Obéissez à vos instincts », c'est-à-dire le plus complet subjectivisme dans tous les domaines. Le Talmud prône le contraire: « Dominez vos instincts », réglez, freinez, contrôlez vos énergies grâce à l'imposition volontaire des restrictions prescrites par la loi. En même temps, le Talmud demande qu'une personne ne réalise pas « sa propre affaire » seule, mais persuade les autres de transformer ce qui est son affaire en quelque chose qui puisse être partagé par tous. Le Talmud par conséquent, oblige l'individu à freiner son individualité pure, tout en lui ouvrant la possibilité d'une persuasion de l'ensemble de la communauté. « Liberté effrenée » et « individualisme » sont donc mis en opposition avec « contrôle » et « rationnalité », car c'est bien la rationnalité de la loi qui surmonte l'isolement de l'individu, en faisant communiquer les esprits par la voie médiante de la raison. Par l'obligation du rationnel, de lois librement adoptées, on contrôle les éléments destructeurs de la personnalité qui sont virtuellement un dommage à la fois pour l'individu et pour la communauté.
En conclusion, je voudrais traiter de trois questions interdépendantes. Tout d'abord, la loi est-elle un moyen approprié pour résoudre les problèmes de la croyance religieuse? Je crois avoir montré comment la loi véhicule l'expression de la foi religieuse, et ceci non pas d'une façon générale, mais selon la spécificité d'une conception religieuse de l'homme; il est doué d'attention et capable, par conséquent, d'atteler ses impulsions naturelles aux exigences rationnelles de la réalité. Deuxièmement, l'expérience historique du judaïsme permet-elle d'affirmer que la loi a été un instrument utile pour inculquer la morale? Je persiste à penser que ce n'est pas seulement un instrument utile, mais le meilleur des moyens possibles pour inculquer la morale, par le modelage des actions concrètes et pratiques de l'homme selon une conception fondamentale de la signification et de l'ordre du monde. Nous sommes ce que nous faisons, et la loi nous dit ce qui estattendu de nous. Troisièmement, la loi a-t-elle un rôle légitime dans le domaine de la religion? Là encore, il semble que le judaïsme à travers le Talmud montre la valeur virtuelle de la loi dans la vie religieuse. Mais c'est à cause de la capacité de la loi talmudique d'exprimer une conception de l'homme et de Dieu et de reformer l'homme à l'image de Dieu. Mais alors spécifions les moyens par lesquels la loi du Talmud et son mode de pensée peuvent servir de véhicule pour la réforme religieuse.
Pour entreprendre une réforme en passant par le mode de réflexion sur la loi qu'utilise le Talmud, nous avons, tout d'abord, à considérer ce qui, pour les rabbins, fait de ce mode de pensée plus qu'une simple expression de la raison pratique, mais l'expression de la dimension transcendante qui nous habite. Nous ne pouvons pas demander au Talmud de se justifier lui-même avec nos normes. Nous avons à braquer sur nos perceptions de nous-mêmes la critique du Talmud, l'image sacrée qu'il a de nous. Cette image, tout d'abord, interroge: que dites-vous de la condition humaine? Qu'est-ce que l'homme pour que Dieu prenne soin de lui? Si tout ce que nous sommes et ce que nous serons jamais se trouve ici et maintenant, si nos esprits sont simplement utiles et notre capacité de penser uniquement un pouvoir profane, alors le mode de formation et de réforme par la loi du Talmud n'a aucune valeur. Si, par la force de notre raison, nous nous mettons à la recherche de la rationnalité profonde qui est sous-jacente, donne son unité et sa signification à l'existence, et, si, grâce à notre pouvoir de réflexion nous entreprenons la reconstruction de la réalité par le moyen de la loi, c'est-à-dire l'interprétation de ce dont il s'agit, de ce qui peut ou pourrait être, alors nous serons déjà entrés dans une situation talmudique. Mais alors, nous devons, par ce moyen, nous engager dans tout ce que la loi du Talmud connaît comme discipline du sacré. Nous devons, autrement dit, avoir renouvelé tout à la fois l'expérience de la sanctification par la loi et de la loi.
Jacob Neusner est professeur de sciences religieuses à l'université Brown. Il a donné l'article suivant en conférence, le vendredi 6 Avril 1973, au symposium qui s'est déroulé à l'université de Wisconsin-Milwaukee, sur le thème: « Religion, Morale et Loi. »