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Revista SIDIC XIV - 1981/3
Le pèlerinage en Terre sainte (Pages 13 - 15)

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A l'aurore des pèlerinages: Bethel
M. Madeleine Yung

 

Il est émouvant de trouver dans ce pèlerinage primitif de Béthel, décrit par la Genèse (28,10-21 et 35,1-15), les éléments constitutifs de tout pèlerinage.

La théophanie qui fonde le rendez-vous ultérieur de Dieu se situe dans un contexte historique précis. Elle s'insère dans le temps ainsi que dans l'espace. Jacob fuit son frère Esaü qui veut le tuer. Il part aussi chercher femme en sa parenté lointaine, à Harran. Voici l'homme traqué, trahi, qui doit abandonner la maison familiale et même sa patrie. Il est significatif que le Seigneur se manifeste pour la première fois directement à Jacob-Israël au seuil de l'exil, au départ pour la Galouth. Il s'agit donc d'une situation de détresse où Bon ne peut espérer que le secours d'En-Haut. N'est-ce pas celle de bien des pèlerins qui partent â la recherche d'un Ailleurs où ils puiseront le courage d'affronter le réel?

«Il arriva dans un lieu... » (Gen. 28,11) Le terme de « lieu e (makom) est à la fois très imprécis et chargé de résonances sacrées dans le judaïsme. C'est d'abord un point terrestre très concret qui deviendra le support d'une élévation spirituelle. Un lieu... Quel lieu? Est-ce le Béthel d'aujourd'hui dans les collines austères de Samarie, jonchées de pierres grises, l'endroit historique de l'événement? Est-ce le lieu symbolique de la tradition rabbinique? Rachi le rattache au « lieu entrevu de loin » par Abraham, lors du sacrifice d'Isaac, le Moriah. Et ce mont de l'holocauste offert, refusé et pourtant agréé, sera identifié plus tardivement (en 2 Chron. 3,1) à la colline de Sion, « le lieu où Dieu fait habiter son Nom » (Deut. 12,6). Le terme de « makom » deviendra même un des noms de Dieu dans le judaïsme postérieur. Là où Jacob s'arrête, c'est donc l'emplacement du futur sanctuaire. De cette conception qui bouscule le donné géographique au profit du sens mystique, se dégage pour nous cette notion singulièrement riche: tout pèlerinage, quel qu'il soit, trouve son fondement, son substrat, en celui de Jérusalem qui est, par excellence, le lieu de la rencontre de Dieu avec l'homme.

Jacob était épuisé en arrivant dans le lieu. « Le soleil venait de se coucher ». La nuit avait quelque chose de terrible sur ce désert de pierres. Les lumières extérieures et intérieures s'étaient éteintes. Son destin se couvrait de ténèbres. Il n'avait plus qu'à se réfugier en Dieu. C'est pourquoi le Talmud lui attribue l'institution de la prière du soir (Ber. 26b) qui figure dans la liturgie juive. Dans l'abandon total à la Providence, Jacob va s'endormir. « Il prit une des pierres du lieu, la mit sous sa tête ». Une haggadah nous dit qu'en cette pierre étaient contenues toutes les pierres de la terre d'Israël.

« Je me suis étendu sur le sol de mes pères de tout mon long corps fatigué
et j'ai dormi contre la Terre
et la Terre a dormi contre moi,
d'un long sommeil d'amour entrecoupé de rêves qui montaient jusqu'au ciel. »


Car Jacob rêve... et dans un songe le Seigneur se révèle à lui. Ce qu'il cherchait anxieusement au long de sa course errante, ce que tout homme cherche en définitive, n'est-ce pas le moyen d'atteindre Dieu? L'abîme paraît infranchissable entre la créature et son Créateur. /1 faudrait qu'Il jette un pont, qu'Il lance une échelle. Et voici que l'échelle se dresse entre ciel et terre: il y a communication... Echelle qui est avant tout celle de la prière. Elle fait le joint entre le coeur de l'homme et le Coeur de Dieu. Jacob priait à l'endroit du futur Temple d'où s'élèverait la louange d'Israël. Parmi les multiples interprétations de l'échelle mystérieuse, Maimonide nous montre que la connaissance part du monde sensible pour monter vers le monde des saints et des êtres supérieurs. La Cabbale voit quatre degrés successifs qui correspondraient aux quatre mondes que doit traverser l'ascension de la prière: le monde des phénomènes matérieles, le monde de la formation, le monde des forces, le monde des idées, pour atteindre au sommet de l'échelle le Dieu qui transcende tout: L'Eternel se tenait dessus... »

Sur cette échelle de la prière, montent les anges porteurs d'intercession et descendent les anges chargés de bénédictions; montent les anges vers Dieu et descendent les anges vers l'homme, dans le va-et-vient continuel de la grâce. Certains Pères de l'Eglise, à la suite de Philon, trouvent en cette échelle l'image de la Providence qui s'exerce par le ministère des anges, tandis que d'autres y voient l'Incarnation du Verbe qui relie le ciel et la terre. Saint Jean y fait allusion dans son Evangile: « Vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'Homme » (1,51). Telle est la découverte primordiale que chaque pèlerin doit faire dans le secret de son coeur: notre vie doit être une montée incessante vers le Père qui nous invite et nous attend là-haut.

Il est le Maître des destinées personnelles et collectives. C'est pourquoi Il va révéler directement à Jacob qu'Il est le Dieu de ses Pères, un Dieu proche et bienfaisant, et le conforter dans sa mission en lui en montrant le sens et l'étendue:

« La terre sur laquelle tu es couché, je la donne à toi et à ta descendance. Ta descendance deviendra nombreuse comme la poussière du sol. Tu déborderas à l'Occident, à l'Orient, au Septentrion et au Midi, et tous les clans de la terre se béniront par toi et par ta descendance. Je suis avec toi et je te garderai partout où tu iras et je te ramènerai en ce pays, car je ne t'abandonnerai pas que je n'aie accompli tout ce que j'ai promis ».

Celui qui parle est le Fidèle. Il renouvelle toutes les promesses faites à Abraham. Ici, la postérité d'Israëln'est plus comparée aux étales du ciel mais seulement à la poussière du sol, celle qu'on foule aux pieds, celle qu'on méprise mais qui est répandue sur toute la terre et qui est porteuse de bénédiction. Remarquons aussi que la possession de la terre était restreinte par des frontières dans les promesses précédentes, tandis que pour Jacob l'héritage est sans limites. De là vient le caractère universaliste de la mission d'Israël. Le Seigneur lui promet aussi de l'accompagner dans son voyage. Ainsi la Chekhina accompagne-t-elle son peuple sur les routes de l'exil, dans les dangers de la Galouth. Elle ne l'abandonnera pas jusqu'à ce qu'il ait pu revenir à Sion.

Jacob s'éveilla... et aussitôt sa conscience claire perçut l'étendue du mystère qui l'enveloppait jusque là: « Vraiment l'Eternel est en ce lieu et je ne le savais pas ». Que de fois la Présence du Seigneur au plus intime de notre vie ne nous demeure-t-elle pas cachée! Elle est là, au creux de notre quotidien, dans un lieu banal et sans apparence.

Découvrant cette proximité de l'Etre Absolu avec ses exigences radicales, la majesté du Tout-Autre apparut à Jacob comme terrifiante. On ne peut voir Dieu sans mourir en quelque sorte: « Que ce lieu est redoutable: ce n'est rien moins qu'une maison de Dieu et une porte du ciel» (28,17).

On dirait que sa première réaction est la suivante: « C'est ici que Dieu se trouve, pas seulement au sommet de l'échelle mais en bas. Il est partout où un juste trouve son repos et sa paix. La majesté divine aime habiter aussi une vie humaine ». Jacob est en partance pour fonder un foyer de la descendance d'Abraham, pour bâtir une maison des fils d'Israël. A Béthel, c'est lui le premier qui conçut l'idée d'une « maison de Dieu » sur la terre. 11 faut établir ici-bas un foyer où l'Eternel trouvera la famille de ses adorateurs. Il n'est pas seulement, en effet, le Créateur de la nature et le maître de l'histoire, Il est aussi le Père de famille qui réside en sa maison et qui se plaît à descendre à l'intérieur du foyer érigé par les hommes. Le Temple qui s'élèvera, dit-on, à cet endroit-même, constituera vraiment cette « maison de Dieu » sur la montagne de Sion. Mais ce sera une maison ouverte dont la porte s'ouvrira sur les hauteurs du ciel où le Très-Haut réside aussi. A la notion d'une habitation divine sur la terre s'ajoute celle, plus spirituelle, d'une « porte du ciel ». Le Dieu immanent et proche de nous est aussi le Dieu transcendant qui est au-delà de tout. En tout pèlerinage, si modeste soit-il, n'allons-nous pas chercher, sous une forme ou l'autre, une « maison de Dieu » qui nous abritera et une « porte du ciel » qui nous libérera?

A présent, le lieu est reconnu comme celui d'une théophanie. Jacob veut dès lors le consacrer comme un « lieu témoin » de la Miséricorde. La pierre sur laquelle il a dormi pendant le songe, il la dresse, lui confère l'onction de l'huile et la transforme en stèle sacrée. Ne faut-il pas toujours élever un monument, « bâtir un sanctuaire », quelque chose qui sera le signe tangible et durable de ce qui s'est passé là? Jacob fait aussi un voeu qui vaudra pour tout Israël: si le Seigneur le garde dans ses voies (il demande en premier lieu l'intégrité de son identité juive), s'il lui donne le nécessaire pour survivre, s'il revient sain et sauf de l'exil, il se convertira totalement, transformera la stèle en « maison de Dieu » et donnera à ses frères la dime de ses biens. Le futur pèlerinage est constitué.

L'homme ne l'oubliera pas à travers son histoire. Israël garde ainsi en mémoire les interventions d'Adonaï... Après bien des années, Jacob revient de chez Laban, riche, comblé, avec une famille nombreuse. Dans la joie de retrouver sa terre ne risque-t-il pas de se laisser envahir par d'autres sentiments que l'action de grâces? Dieu lui-même lui rappelle sa promesse: « Debout! monte à Béthel et fixe-toi là. Tu feras un autel au Dieu qui t'est apparu lorsque tu fuyais la présence de ton frère Esaii » (Gen. 35,1). Par l'évocation de la théophanie, le Seigneur sacralise en quelque sorte ce lieu. Mais cette fois Jacob ne s'y rendra pas seul, il ne sera pas l'homme de la solitude: il convoque tous ses gens, toute sa famille (Gen. 35,2) à ce pèlerinage d'action de grâces.

Eux n'ont rien vu, mais ils croient à la vision de Jacob. Ainsi tous les fils d'Israël n'auront pas traversé la Mer Rouge, mais de siècle en siècle ils se considèreront eux-mêmes comme sauvés de l'Egypte. Tous les fils d'Israël ne seront pas au Sinaï, mais tous entendront la Voix...

Avant de monter à Béthel, Jacob enjoint aux pèlerins de se purifier, de se libérer des idoles: « Otez les dieux étrangers qui sont au milieu de vous, purifiez-vous et changez vos vêtements. Partons et montons à Béthel! » (id. 3).

Il s'agit de se préparer au pèlerinage par une transformation totale. Ce n'est pas le « vieil homme » mais l'homme nouveau qui doit monter à la Maison de Dieu:

« Jacob arriva à Luz, au pays de Canaan — c'est Béthel — lui et tous les gens qu'il avait. Là il construisit un autel et appela le lieu El-Béthel, car Dieu s'y était révélé à lui lorsqu'il fuyait la présence de son frère » (id. 6).

Jacob-Israël nous montre à Béthel les différentes faces d'un pèlerinage: rencontre avec Dicu, adoration, intercession, action de grâces. Ses fils le suivront et, bien plus tard, au temps de Samuel, nous trouvons la mention de trois hommes qui « montent à Béthel » (1 Sam. 10,3).


Sr M. Madeleine Yung est une religieuse dominicaine de Béthanie qui vit à Jérusalem depuis plus de 10 ans. Elle est l'initiatrice de l'« Association Oecuménique de la Jérusalem invisible » et, avec Sr Thérèse-Imelda, elle publie des « Lettres de Jérusalem »

1. L'« Association Oecuménique de la Jérusalem invisible» est une sorte de « monastère invisible», réseau de prière (à l'image de celui fondé par l'abbé Couturier) pour « la paix et la réconciliation de Jérusalem ».
Pour tous renseignements, s'adresser à: Sr M. Madeleine Yung, Communauté de l'Agneau, 16 rue Koresh, 94114 Jérusalem. Ou à: Mme Félicien, 9 rue César Franck, 75015 Paris.

 

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