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Quelques notions sur la naissance et le contenu du Talmud
Sr. M. Despina
Le mot « talmud » de la racine « lamad », signifie en hébreu « enseignement ». Cet enseignement a été donné en deux langues — hébreu et araméen — que peu de chrétiens sont capables de lire et de comprendre. De plus, le « Talmud » n'est pas constitué par un seul volume, mais par une collection de gros folios non vocalisés; il n'est donc pas étonnant que, jusqu'à l'heure actuelle, la « mer du Talmud » soit restée un domaine inconnu, entouré d'une aura de mystère pour la plupart des chrétiens. Les antisémites de tous les siècles ont donc eu beau jeu pour attribuer au Talmud toutes les horreurs dont ils voulaient accuser le judaïsme. Nous ne pouvons en faire ici une analyse approfondie, mais nous jugeons utile de donner quelques indications sur son origine et sur sa nature.
« La Torah orale »
Le judaïsme, fondé sur l'alliance du Sinaï, — ce qui suppose de la part d'Israël une obéissance fidèle à la volonté de Dieu exprimée par la Torah — a toujours mis l'accent sur le devoir de l'étude de cette Torah et sur la nécessité de sa mise en pratique. Or, si les rabbins ont compté six cent treize commandements dans le Pentateuque, la manière de les appliquer n'y est pas toujours indiquée — il s'en faut. Les docteurs de la loi se sont donc appliqués depuis Esdras, non seulement à enseigner l'Ecriture au peuple, mais à en assurer la mise en oeuvre. Pour éviter la violation des commandements bibliques, ils les ont entourés d'une « haie », (gader) de règlements, prescriptions et défenses, afin de rendre toute la vie du juif fidèle conforme à la loi divine. Cette « haie » prit le nom de halakhah: « voie, ou marche à suivre », du verbe kalakh (marcher). D'autre part, pour en faciliter la compréhension ils recoururent largement à des paraboles, proverbes, fables, légendes ou anecdotes instructives, etc. Ce second type d'enseignement reçut le nom de Aggadah, du « hiphil » du verbe nagad: « dire, raconter ». Le binôme halakhah - aggadah correspond à ce que nous appelons la tradition dans le christianisme; il y joue un rôle aussi essentiel. Du fait que ses éléments ont été longtemps transmis de maître à disciple par la voie orale et, d'autre part, que le judaïsme y a vu l'interprétation authentique, inspirée par Dieu, de l'Ecriture sainte, cet ensemble est nommé Torah she be-alpeh ou « Torah orale », pour le distinguer de l'Ecriture sainte nommée Torah she bi-ktav: « Torah écrite ». C'est de la « Torah orale » qu'il s'agit, aussi bien que du texte de l'Ecriture, dans le texte suivant: « Moïse reçut la Torah au Sinaï et la transmit à Josué; Josué la transmit aux anciens; les anciens aux prophètes, les prophètes aux hommes de la grande assemblée » (assemblée de docteurs de la loi, plus ou moins légendaire, qui se serait réunie vers 180 avant J.C.) (Aboth I, 1)
La tradition fut d'abord enseignée oralement dans les écoles qui, dès avant notre ère, existaient dans toutes les communautés importantes. Comme l'Ecriture, cet enseignement était chanté en choeur par les disciples, répété jusqu'à ce qu'il soit retenu par coeur. Des procédés mnémotechniques facilitaient la mémorisation. Les maîtres qui vécurent entre le premier siècle avant notre ère et la fin du second siècle après J.C. appartenaient en général au groupe des pharisiens et on les nomma plus tard des Tannaïm ou « répétiteurs » du verbe araméen tana (hébreu shana répéter).
La Mishnah
Dès avant la destruction du second temple, la plupart des enfants juifs des villes apprenaient donc la Torah écrite et orale « aux pieds » d'un maître. L'étude se poursuivait, pour les plus fervents, à l'âge adulte, sous la direction des plus célèbres docteurs de la Loi, tels Hillel et Shammaï, contemporains de l'empereur Auguste, Gamliel l'ancien (petit-fils de Hillel) et d'autres pharisiens. Au moment du siège de Jérusalem, rabbi Johanan ben Zaccaï qui présidait alors le sanhédrin, se rendant compte que les romains seraient vainqueurs, réussit à quitter la ville et obtint de Vespasien l'autorisation de fonder une école religieuse dans la petite ville de Jabné en Judée. Après la catastrophe, il y regroupa les docteurs de la Loi qui avaient survécu et en forma d'autres, si bien que vers la fin du premier siècle rabban Gamliel II, petit-fils de l'ancien, se retrouva à la tête d'un sanhédrin reconstitué et reconnu par l'ensemble du peuple juif. Le culte juif se réorganise « provisoirement » en l'absence du Temple; l'enseignement de la Torah écrite et orale s'intensifie dans toutes les villes d'Israël qui ont échappé au désastre. La « Torah orale » s'enrichit au point que rabbi Akiba, figure de proue du judaïsme au cours du premier tiers du IIème siècle, sent le besoin de mettre en ordre les mishnaïot ou enseignements légaux traditionnels qui en font partie. Des quantités de nouvelles précisions sont ajoutées par lui, par ses collègues, puis par ses disciples.
En 135, lors de la répression qui suit la révolte de Bar Kokhba, les romains exécutent, en même temps que rabbi Akiba, la plupart des docteurs de la loi, rendus responsables de la rébellion, mais quelques-uns de leurs disciples survivent. Regroupés en Galilée après la fin de la tourmente, ils y réorganisent péniblement l'enseignement de la Torah. Rabbi Shimon bar Yohaï et rabbi Méïr font de nouveaux disciples. Le second surtout, reprend l'oeuvre de systématisation de rabbi Akiba, mais la « Torah orale » avait désormais pris de très vastes proportions et l'on pouvait craindre que de nouvelles catastrophes ne viennent en compromettre la transmission. Dans la seconde moitié du IIème siècle, c'est le petit-fils de rabban Gamliel II, rabbi Juda le Prince (ha-Nassi) qui prend la tête du sanhédrin, reconstitué une nouvelle fois en Galilée. Y avait-il déjà alors, regroupés par matières, des recueils écrits d'enseignements rabbiniques au sujet de la pratique de la Torah? C'est possible, mais il n'en existait en tout cas aucun qui fut officiellement reconnu. Rabbi Juda le Prince donna l'ordre d'en constituer un qui reprenne l'essentiel de l'enseignement de rabbi Akiba, rabbi Méïr et des plus célèbres maîtres, ou Tannaïm. Ce fut la Mishnah, qui regroupe les principales mishnaïot qu'on leur attribue. L'ouvrage est divisé en six « ordres »: « Semences » (récoltes en particulier la question des dîmes); « Fêtes » (questions de culte); « Femmes »; « Dommages » (questions de droit civil et criminel, avec un recueil d'aphorismes: « Aboth »: « Pères », donnant des indications précieuses sur l'esprit du judaïsme rabbinique); « Choses saintes » (règlementation des sacrifices du Temple disparu) et « Choses pures » (règles à observer pour éviter ou pour effacer les impuretés rituelles).
Chaque « ordre » est divisé en plusieurs traités — 63 en tout —; chaque traité est constitué de plusieurs chapitres, divisés eux-mêmes en mishndiot ou articles. Chaque enseignement est rattaché au nom du docteur de la loi à qui il remonte. Lorsque deux autorités ne sont pas d'accord sur un point, on donne les deux points de vue en nommant leurs sources. Parfois on indique celui qui fait loi, mais pas toujours; dans ce cas c'est aux docteurs des générations suivantes d'établir la halakhah ou loi rabbinique. La langue utilisée est un bel hébreu clair, à la grammaire légèrement simplifiée, au vocabulaire enrichi de quelques mots araméens ou grecs. Le livre fut achevé vers l'an 215.
Cependant, si la Mishnah regroupait les enseignements jugés les plus importants par ses compilateurs, on n'y trouve pas, de loin, toute la Tradition reçue des Tannaïm: un second recueil dont la table des matières est identique date sans doute à peu près de la même époque. C'est la Tosefta ou « supplément » qui cite, en plus des docteurs déjà connus par la Mishnah, de nombreuses mishndiot dûes à des rabbins moins célèbres. De nombreuses autres mishndiot continuèrent à être enseignées oralement, dans leur lange originale (l'hébreu). On les retrouvera, sous le nom de Barditot dans le texte des Talmuds.
Les Talmuds
Au cours des troisième et quatrième siècles, l'étude intensive de la Torah, écrite et « orale » fut poursuivie dans les villes de Terre Sainte où survivait une importante population juive: Sepporis, Césarée et surtout Tibériade où vint s'installer le fils de rabbi Juda le Prince. Lui et ses successeurs eurent désormais le titre, reconnu par l'ensemble du peuple juif aussi bien que par les autorités romaines, de « patriarche ». Dans les académies de ces villes, puis, bientôt, dans celles qui se développent entre le Tigre et l'Euphrate, l'étude est centrée sur la Mishnah. On ne se contente pas de l'apprendre par coeur: on tâche d'en déduire une règle de vie. Chacune de ses mishndiot est analysée; chaque opinion qui s'y exprime est confrontée avec celles des autres docteurs. Lorsque deux opinions se contredisent, on en cherche une troisième qui les mette d'accord, soit dans la Mishnah elle-même soit au besoin dans la Tosefta ou dans quelque bardita. Chaque enseignement continue à être transmis avec l'indication des maîtres qui l'ont élaboré. Aux traditions anciennes, les maîtres nouveaux, qu'on nomme désormais Amordim (du verbe amar: parler) ajoutent de nouveaux développements, souvent considérables. On continue à transmettre la Mishnah et les anciennes leçons dans la langue originale — l'hébreu — mais les nouvelles discussions, les nouvelles leçons sont désormais en araméen dialectal, légèrement différent en Palestine et en Babylonie. Tout ce travail sur la Mishnah s'appelle désormais guemarah, ou « achèvement ». Dès le quatrième siècle, sa masse devient si importante qu'aucune mémoire n'est plus capable de le retenir par coeur, aussi commence-t-on à le mettre par écrit, en faisant suivre chaque paragraphe de la Mishnah par sa Guemarah. C'est ce qu'on a appelé le Talmud. Il s'agit d'un travail énorme qui a été accompli parallèlement par les Amordim palestiniens et par ceux de Babylonie, c'est pourquoi on distingue deux Talmuds: celui de Palestine — improprement appelé de Jérusalem — et celui de Babylone. Les deux sont des oeuvres collectives — comme les grandes encyclopédies — mais on garde le nom des dizaines de rabbins qui y ont pris part.
Le Talmud de Jérusalem, ou plutôt de Palestine, commençé dès le troisième siècle par rabbi Johanan ben Nappacha (mort en 279), fut constitué sous sa forme actuelle au quatrième siècle.
A cette époque, la communauté juive de Terre sainte en général et, par conséquent, ses académies, étaient en perte de vitesse par suite des guerres, révoltes, épidémies, de l'appauvrissement du pays et de l'émigration qui s'en suivit. Le Patriarchat fut aboli en 425, après la mort du dernier descendant de Hillel, Gamliel et rabbi Juda le Prince. Donc, le Talmud de Palestine ne fut jamais achevé. Certaines de ses parties ont-elles été perdues au cours des siècles? De toute manière, son étendue représente le quart de celle du Talmud de Babylone: les traités de la Mishnah qu'il recouvre sont au nombre de 39 (sur 63). Sa traduction française sans commentaire comporte cependant une douzaine de volumes.
Du fait que le rayonnement des écoles de Galilée diminua fortement après le quatrième siècle, alors que celui de Babylonie se maintint, avec quelques éclipses, jusqu'au onzième siècle, ce n'est pas le Talmud dit le Jérusalem qui devint la base de la tradition juive, mais celui de Babylone. Le premier n'est normatif que sur les points que le second ne traite pas.
Là où l'activité des écoles de Palestine a été plus grande que celle des académies de Babylonie, c'est dans l'étude de l'Ecriture sainte: en même temps que le Talmud, elles produisirent toute une littérature de Midrashim ou commentaires bibliques qui suivent le texte biblique en analysant, expliquant, illustrant par des paraboles, par des récits historiques ou légendaires chaque verset, chaque phrase de l'Ecriture. Un certain nombre de recueils de Midrashim prirent naissance en Galilée dès avant la rédaction du Talmud; d'autres seront rédigés au cours des siècles suivants. Les plus connus sont la Mekhilta, Sifra et Sifre qui datent d'avant le quatrième siècle et le Midrash Rabba, compilé à partir du sixième siècle mais comportant des matériaux bien plus anciens. On nomme Midrash à la fois un recueil accompagnant phrase par phrase un long texte biblique et chacun des éléments qui le composent. Environ un sixième du texte du Talmud de Palestine est constitué de midrashim servant à illustrer les discussions techniques entre rabbins alors que dans le Talmud de Babylone ils occupent près d'un tiers du texte. Cela tient au moins en partie au fait qu'en terre d'Israël il existait, à part, toute une littérature de Midrashim, absente en Babylonie.
Le Talmud de Babylone
Dès avant le début de notre ère, la communauté juive de Babylonie, issue des déportés de 586 qui n'étaient pas revenus en Terre sainte, était nombreuse et florissante. Fidèle au judaïsme, elle envoyait ses élites étudier la Torah en Terre sainte. Certains y devinrent des rabbins célèbres, tels Hillel (vers 40 av. J.C.), rabbi Nathan (IIème siècle), Rav Huna (Hème siècle), ancien exilarque ou chef de la communauté babylonienne qui préféra la Torah à son trône. Deux disciples babyloniens de rabbi Juda le Prince rentrèrent dans leur pays pour y enseigner à leur tour la Mishnah. Ils furent les premiers d'une longue successione d'amordim babyloniens. Le premier fonda l'académie de Sura, où il enseigna avec éclat, en particulier ce qui touche au culte. Son ami Samuel fit de l'école déjà existante de Nehardea une brillante académie, se spécialisant dans l'enseignement du droit civil et commercial, vu sous l'angle de la pratique de la Torah. Les deux académies acquirent vite un rayonnement qui grandira et se maintiendra jusqu'au onzième siècle. Après le sac de Nehardea par Odenath de Palmyre en 261, l'école fut reconstituée à Mahoza (près de Bagdad), puis à Punbeditha, quelques décades plus tard. Les nombreux et remarquables rabbins qui se succédèrent dans ces écoles y développèrent une Guemarah adaptée à la vie juive hors de Terre sainte, étudiant à fond les passages de la Mishnah qui pouvaient y être mis en oeuvre, laissant par contre dans l'ombre les mitzvot (lois) obligatoires seulement en terre d'Israël. La prospérité et la tranquillité qui régnèrent la plupart du temps dans le pays favorisèrent le travail des académies babyloniennes alors même que celles de Galilée tombaient en décadence, aussi le Talmud y grandit jusqu'à devenir ce que les juifs appellent « la mer du Talmud ». Des milliers de disciples suivaient avec passion les doctes discussions de rabbins célèbres, tels Raba et Abayé au quatrième siècle. Rab Ashi (mort en 427) rassembla le gros du matériel qui constituera les énormes volumes du Talmud de Babylone et son successeur Rabina (mort vers 500) acheva son travail. La dernière mise au point du texte fut faite au siècle suivant par des érudits qu'on appela les Saboraim; désormais le Talmud était fixé. Depuis, toutes les écoles juives du monde l'étudient, le scrutent, le commentent pour y trouver la règle de vie du juif fidèle.
Pour les non-juifs, l'étude du Talmud est difficile, non-seulement à cause des langues utilisées, du texte non vocalisé, mais aussi à cause de sa dialectique particulière, très différente de la nôtre. Comme il ne s'agit pas d'un code de lois, mais du compte-rendu de l'enseignement de centaines de rabbins qui ne sont pas toujours d'accord, celui-ci illustré à son tour par de nombreux Midrashim qui n'ont jamais constitué une norme d'action obligatoire, il faut une solide iMtiation pour s'y retrouver. A côté de magnifiques témoignages de la foi, de la sensibilité des consciences juives, de leur charité, on rencontre parfois quelques manifestations de la mauvaise humeur de tel ou tel rabbin contre les païens, plus rarement contre les juifs chrétiens qui constituaient une menace pour le judaïsme, ceci sous forme de boutades. Outre que ces passages n'ont jamais constitué une norme d'action pour le judaïsme, ils n'atteignent jamais la virulence, ils n'ont jamais le ton injurieux si fréquent dans les tirades anti-juives des Pères de l'église contemporaine. Le souci primordial des auteurs du Talmud n'a jamais été de combattre les non-juifs; il a toujours été d'aider les Juifs à vivre conformément à la volonté de Dieu. C'est donc très abusivemnt que les antisémites de tous les temps ont fait du Talmud une oeuvre essentiellement antichrétienne. Bien au contraire, il serait très désirable qu'un nombre croissant de chrétiens connaissent mieux le Talmud qui peut les aider à une meilleure compréhension de la Parole de Dieu qui s'exprime dans les deux Testaments.