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Les relations judéo-polonaises 30 ans après Nostra Aetate
Muszynski, Henryk
Nous publions ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur, des extraits de la conférence qu’il a donnée lors de la remise du Prix-Dr-Leopold-Lucas, à Tübingen en 1997.
Du caractère particulier des relations judéo-polonaises
D’où vient le caractère particulier, voire la spécificité, de la relation entre Polonais et Juifs ?
Depuis un millénaire et plus, la Pologne n’était pas seulement la deuxième, mais bien la véritable patrie des juifs, selon le Rabbi Byron L. Sherwin, de Chicago, lequel s’intéresse depuis au moins dix ans au dialogue judéo-polonais qu’il accompagne et encourage. Il ajoute : « De nos jours, alors que les juifs ne vivent plus en Pologne, la Pologne continue à vivre en eux. Pour beaucoup d’entre nous, c’est Israël la patrie physique, mais la Pologne est la patrie spirituelle » (1). Evidemment, la vie des juifs n’était pas, même en Pologne, exempte de tensions, de préjugés, de méfiance réciproque et d’hostilités, lesquels se sont manifestés sous diverses formes. Cependant la Pologne, la vieille République nobiliaire polono-lituanienne qui avait un roi à sa tête, passait comme nul autre pays pour le « paradis des juifs », et ceci avant tout aux seizième et dix-septième siècles. (...)
Selon une légende juive connue, même le nom hébreu POLIN, pour Pologne, remonte à une parole du Très-Haut ; et Samuel Joseph Agnon (1888-1970) ainsi qu’Alexandre Eliasberg (1878-1924) ont placé - et ce n’est certes pas par hasard - cette légende au début de leur ouvrage paru en 1916 à Berlin : Das Buch von den polnischen Juden (Le livre des juifs polonais). Elle exprime par des mots ce que Jan Matejko a traduit en peinture. Du reste on a également attribué cette légende à R. Moshé Isserles de Cracovie. ... La voici, dans ce récit de S. Joseph Agnon :
Nos pères immigrés en Pologne nous ont transmis cette légende : Israël vit que les persécutions continuaient et continuaient, que de nouveaux malheurs fondaient sans arrêt sur eux, que l’oppression devenait toujours plus dure et que l’empire du mal faisait tomber sur eux des malheurs sans fin. Ils étaient arrivés au moment où il leur fallait prendre une décision et se demander quel était le chemin qui leur permettrait de trouver le calme et la paix pour leurs âmes.
Et voilà que tomba du ciel un billet portant ces mots : ‘Allez en Pologne !’ Arrivés dans ce pays, ils trouvèrent une forêt touffue, et sur chaque arbre, gravée dans le bois, une parole du Talmud - c’était la forêt de Kawczin, [près de Lublin]. Ils se dirent alors l’un à l’autre : « Regardez, nous voilà arrivés dans un pays où nos pères ont déjà vécu. Mais pourquoi l’ont-ils appelé Pologne? La communauté d’Israël prononça ces mots devant le Saint-Béni-soit-Il : ‘Seigneur de l’Univers ! Si l’heure de notre salut n’est pas encore venue, reste avec nous ici, dans la nuit de la diaspora de notre peuple, jusqu’au jour où tu nous ramèneras au pays d’Israël’ ».(2)
Cependant vers la fin du 18e siècle, à la suite des partages de la Pologne, la situation changea totalement. A trois reprises (en 1772, en 1793 et enfin en 1795), la République nobiliaire polono-lituanienne qui avait un roi à sa tête, fut partagée entre ses trois voisins, et jusqu’au 11 novembre 1918 il n’y eut plus de Pologne indépendante.
Des générations durant, Polonais et Juifs ont vécu sous la dominations étrangère, prussienne, russe ou autrichienne, et dans une telle situation les conditions générales de vie aussi bien que les relations qui s’en suivaient entre les diverses parties issues du partage étaient fort différentes. Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que la Pologne a retrouvé son indépendance nationale. Le pays ainsi ressuscité était un Etat formé de plusieurs peuples,(3) dans lequel les juifs constituaient la plus importante minorité, et jusqu’en 1939 la Pologne avait le pourcentage de juifs le plus important du monde (3.300.000, ce qui représente à peu près 10% de l’ensemble de la population). Dans beaucoup de villes et de villages, et même dans des grandes villes, le pourcentage était encore plus élevé, et atteignait jusqu’à la moitié de la population (à Varsovie par exemple vivaient en gros 350.000 juifs, autant que dans toute la France ; à Lodz en gros 200.000, soit autant que dans toute la Tchécoslovaquie).
Le judaïsme de Pologne constitua durant des siècles non seulement la communauté juive la plus importante du monde en nombre, elle fut également le « berceau de la culture juive des temps modernes » (4)et parmi les juifs tout ce que l’on englobe sous le nom de « judaïsme de l’Est ». C’est ici, dans les écoles de Pologne, qu’ont été posés les fondements de la science et de l’éducation juives des temps modernes. C’est d’ici, parmi les juifs de Pologne, que sont issus les courants spirituels et religieux des temps nouveaux, de l’orthodoxie rabbinique moderne jusqu’au hassidisme avec sa propre spiritualité, unique, aussi bien que par la suite les mouvements séculiers et politiques. (...) (5)
Les suites de l’holocauste, de l’assassinat des juifs européens, étaient et sont en Pologne plus que tragiques et, en un certain sens aussi, plus fortement perceptibles que dans n’importe quel autre pays européen. Un retour, ne serait-ce qu’un rapprochement entre juifs et chrétiens, entre Polonais et Juifs, était impossible immédiatement après la guerre, et semblait, face aux expériences traumatisantes que beaucoup de juifs ont faites dans la Pologne d’alors, littéralement impensable ; rétrospectivement on ne peut, concernant cette époque, qu’à peine se défendre contre l’impression que ces expériences de l’immédiat après-guerre ont à tel point joué sur les relations entre Juifs et Polonais que l’histoire judéo-polonaise dans son ensemble est considérée sous leur éclairage.
Alors que d’un côté manquaient des communautés vivantes qui auraient pu contribuer à surmonter le tragique passé, ce furent, au contraire, ceux qui avaient survécu à la Shoa, ou bien qui revenaient de l’émigration, ou encore les quelques 200.000 juifs déportés par l’Armée rouge en septembre 1939 et rapatriés en Pologne après la guerre, qui ont fait l’expérience de ne pas être les bienvenus dans la Pologne de l’après-guerre. Les pogroms des années 1945 et 46, dont les causes profondes et les circonstances ne peuvent être connues que maintenant,(6) une fois accessibles les archives correspondantes, en témoignent tout autant que les campagnes antisémites renouvelées des années suivantes (surtout 1956, 1968 et 1980/81) lors desquelles les juifs de Pologne eurent à subir les conséquences d’un antisémitisme manipulé. (...)
D’autre part, les Polonais ont vécu « torts et injustices » qui leur « furent infligés par les gouvernements communistes de l’après-guerre auxquels ont participé également des hommes d’origine juive », ainsi que l’ont formulé les évêques polonais dans leur lettre pastorale. Ils ajoutent certes : « nous devons reconnaître que la source et l’inspiration de cette action n’était certes ni leur origine ni leur religion, mais bien l’idéologie communiste, dont d’ailleurs des juifs également ont eu à subir nombre d’injustices ». Il ne faut pas non plus nier que l’alliance communisme et judaïsme est devenu en Pologne un stéréotype courant. (7)
Qu’il ait été, en de telles circonstances, difficile de penser à un dialogue entre Polonais et Juifs, cela va de soi. (...)
La Shoa, un problème pour les Polonais
La Shoa, l’assassinat des juifs, commis en grande partie sur le territoire de la Pologne occupée, est, à côté des nombreuses victimes polonaises de la Deuxième guerre mondiale, l’héritage le plus tragique de tout ce que nous a laissé en fait d’héritage le nazisme , et obère les relations judéo-polonaises de telle manière que souvent tout rapprochement, toute entente entre Polonais et Juifs semble impossible. Cet héritage effrayant est devenu par le fait des nazis comme une fatalité à laquelle on ne peut échapper. Pour la plupart des juifs au monde, la Pologne est simplement aujourd’hui « le pays de la Shoa » : « En Pologne les juifs voient aujourd’hui de façon générale ‘l’Egypte, maison des esclaves’ de laquelle il fallait se sauver par la fuite en gagnant les U.S.A. ou Israël. Ceux qui n’ont pas pu y arriver ont péri. C’est sous ce seul aspect que l’on regarde ce que les juifs ont vécu chez nous. Certes on n’a pas le droit de minimiser la tragédie de la Shoa, mais comment entamer un dialogue dans une situation où, après tout ce qui est arrivé, la Pologne et les Polonais sont présentés de façon pire encore que l’Allemagne et les nazis ? » (8)
Il ne s’agit pas ici d’une affaire exclusivement judéo-polonaise, mais d’un problème qui concerne l’ensemble des relations judéo-chrétiennes. On utilise sans précaution des clichés, on les répète sans examiner ce qu’ils contiennent de vrai et souvent aussi sans se soucier suffisamment de la vérité historique. Il s’ensuit que ne manquent pas les affirmations radicales, selon lesquelles les Polonais sont responsables de l’assassinat collectif des juifs, mais aussi de l’ampleur qu’a prise le génocide (ainsi en est-il chez William Styron, Jack Gardner, Herman Wouk, Gerald Green et autres). Mark Hillel est même d’avis que la plupart des juifs qui ont survécu à la Shoa haïssent davantage les Polonais que les Allemands. (9)
Si l’on n’a pas une connaissance exacte de la terreur affreuse ainsi que des limites de ce qui était possible sous l’occupation, les Polonais sont toujours accusés d’avoir fait trop peu pour sauver les juifs. Peu de gens seulement savent que ce n’est qu’en Pologne que le sauvetage des juifs et toute aide qui y était apportée, étaient punis de mort, et cette peine de mort ne concernait pas seulement la personne qui les avait aidés, mais aussi ses proches parents et des familles entières. On assistait ainsi, avec une fureur et un effroi impuissants, à la mort des parents, de sa propre famille. Certes, ce n’est pas une justification ni un motif justifiant l’indifférence face au sort effroyable des juifs à l’époque de la « solution finale de la question juive » ; cette indifférence a existé. Cependant, avant de prononcer ce reproche d’indifférence générale, il faut se demander ce qu’il était possible de faire concrètement pour sauver des juifs.
A la question : « Qui a fait tout ce qui était possible pour sauver des juifs ? » Wladyslaw Bartoszewski a répondu un jour : « seul celui qui a donné sa vie pour eux ». Tadeusz Mazowiecki, premier chef du gouvernement non-communiste de la Pologne, devant les représentants du Congrès juif mondial s’est exprimé en ce sens : « Personne ne peut prétendre qu’il a tout fait pour sauver ses frères juifs. En Europe ou en Amérique, personne ne peut prétendre cela ».(10) Il faut peut-être ici faire remarquer que la plupart des arbres qui ont été plantés dans la « Vallée des justes », là où se trouve l’emplacement du souvenir à Yad Vashem, à Jérusalem, l’ont été par des Polonais, et qu’ils en avaient le droit. (11)
Est-ce machinalement que l’on parle, aux U.S.A. surtout, des « polish concentration camps » et à l’occasion également en Allemagne de « camps de concentration polonais » ? Pour des oreilles polonaises, c’est par cette façon de parler rendre directement ou indirectement des Polonais responsables des crimes commis, et l’on a l’impression parfois que, au fur et à mesure que s’éloigne dans le temps ou la géographie la réalité des camps de concentration, il est possible de croire qu’ils ont été l’œuvre des Polonais. Naturellement, la situation des camps de concentration ou d’extermination sur le territoire de la Pologne occupée par les Allemands pendant la guerre rend inévitable la question d’une co-reponsabilité au génocide. Justifie-t-elle cependant le reproche de complicité ? On oublie souvent qu’il existe une différence entre coopération, complicité et co-reponsabilité.
Depuis dix ans, depuis que Jan Blonsky, professeur de littérature à Cracovie, a publié dans l’hebdomadaire catholique influent de Cracovie Tygodnik Powszechny un article sur le thème « Les pauvres Polonais ont les yeux fixés sur le ghetto » dans lequel il s’exprime sur « le péché d’omission »,(12) un débat passionné se déroule en Pologne et entre Polonais, même si les voix qui se sont exprimées sont devenues entre temps plus discrètes. Ce n’est pas ici le lieu de revenir avec précision sur cette controverse. Je me permets d’indiquer le bilan provisoire que Jerzy Turowicz, rédacteur en chef de l’hebdomadaire en question, très estimé en Pologne et à l’étranger, a tiré après un débat de plusieurs mois, (13)en situant exactement le problème. (14)
La constatation que contient la lettre pastorale des évêques polonais évoquée au début, et d’après laquelle « la Shoa s’est produite en dehors de notre volonté et sans que nous y mettions la main », s’est heurtée du côté juif à une sérieuse critique ; il n’y a pas eu que des voix isolées pour reprendre cette critique. Celle-ci a prouvé une nouvelle fois combien la conviction que la Shoa a été l’œuvre des Polonais est enracinée dans la conscience de bien des juifs, et à quel point cela domine toute discussion sur la relation judéo-polonaise ; je voudrais ici en donner deux exemples.
Début février 1988 avait lieu à l’Université hébraïque de Jérusalem un congrès international sur le thème « Histoire et culture des Juifs polonais », et - comment pouvait-il en être autrement - la relation judéo-polonaise à l’époque de la Shoa y fut un thème très discuté. Quoique la délégation polonaise fut prête à reconnaître, que « nous sommes complices de ne pas avoir fait assez pour sauver les juifs »,(15) presque tous les participants étaient d’avis que ce n’est pas la situation créée par l’occupation, mais bien l’antisémitisme polonais qui fut la cause de ce que peu de juifs aient été sauvés.
De même lors d’une rencontre qui eut lieu en mai 1994 à Jérusalem du Comité international de liaison pour les relations du Vatican avec les juifs et les organisations juives, le professeur Hans Hermann Henrix parla, entre autres, de l’état des préparatifs d’un document sur la Shoa. (16)Quoique la teneur de son exposé ait été déclarée confidentielle et exclusivement réservée à l’information des participants, parut le lendemain dans le Jerusalem Post un éditorial ayant pour titre : Allemands et Polonais demandent pardon pour la Shoa.
Par de telles déclarations, et d’autres semblables, les Polonais se sentent non seulement mal compris, mais profondément atteints et blessés. Car ils furent, comme peuple, les premières victimes de l’idéologie raciale du national-socialisme. Avant que ne soit décidé à Wannsee le plan de la « Solution finale », il existait déjà, on le sait, un plan analogue de destruction de l’intelligentsia polonaise. Et l’intelligentsia polonaise fut également celle qui compta parmi les premières victimes des camps de concentration et d’extermination. Tout ceci est connu depuis longtemps, et ce n’est absolument pas nié par les historiens. Cependant on ne nous impute pas moins encore, et c’est incompréhensible, le rôle d’acteurs et de bourreaux.
Je voudrais d’ailleurs témoigner ici personnellement que, pendant l’occupation allemande, nous avons bien plus profondément ressenti la communauté de souffrance avec les juifs qu’une communauté de foi avec la puissance occupante et l’appartenance à une Eglise à laquelle appartenaient également les Allemands.
Il n’y avait alors au fond que deux catégories : les bourreaux et les victimes. Juifs et Polonais se trouvaient réunis du même côté des victimes, même si ce n’était pas de la même manière et dans une même mesure, ainsi que le pape Jean Paul II lui-même l’a affirmé lors de ses deux rencontres avec la petite communauté juive à Varsovie, lorsqu’il a déclaré : « Soyez sûrs chers frères, que les Polonais, cette Eglise de Pologne, qui voyait de très près l’effrayante réalité de l’anéantissement préparé et réalisé sans pitié de votre peuple, a vécu cela en esprit de profonde solidarité avec vous. La menace qui pesait sur vous était aussi celle qui pesait sur nous. Celle-ci n’est pas devenue réalité de la même manière que celle qui pesait sur vous. Cet effroyable sacrifice de l’anéantissement, c’est vous qui l’avez subi, vous avez souffert pour les autres, pour ceux qui devaient également être anéantis. (Varsovie, le 14 juin 1987, et le 9 juin 1991). (17)
Face à l’arrière-plan que constitue la communauté de souffrance de jadis, l’antagonisme entre les victimes est aussi à la base, des années après, de la longue controverse à propos du Carmel d’Auschwitz, et d’ailleurs il l’a étayée. Les juifs affirment à bon droit le caractère unique et sans égal de leur destin et de leur souffrance. Mais c’est cela que les Polonais ressentent souvent comme un mépris de ce qu’ils ont subi selon la même loi, en raison de la même idéologie, et par l’application de la même responsabilité et de la même punition collective, en raison de l’aide ou du sauvetage de juifs, en mourant de la même mort. Ces nombreux milliers qui ont payé de leur propre vie l’aide qu’ils apportaient aux juifs, ils sont l’autre visage de la même Shoa. Et cependant bien peu nombreux le reconnaissent aujourd’hui.
Lorsque aujourd’hui des Polonais se souviennent des victimes juives de l’époque nazie et le font à la manière chrétienne, des juifs y voient une tentative d’effacer la mémoire juive, et même de la faire disparaître, voire de percevoir chrétiennement la Shoa, peut-être de la christianiser. Le sang versé, qui a poussé jadis Juifs et Polonais à combattre ensemble contre la terreur nazie - après le dernier appel des Juifs et des Polonais avant la liquidation définitive du ghetto de Varsovie, le drapeau blanc-rouge et le drapeau blanc-bleu avec l’étoile de David ont été hissés ensemble (18)- ne réunit plus, il sépare.
Voilà où se situe aujourd’hui le tragique de la relation entre les deux peuples.
La lettre pastorale des évêques polonais, exprime « notre sincère regret de tous les excès de violences antisémites qui - partout et par qui que ce soit - ont été commis sur le sol polonais »(19). Elle déclare que « toutes les apparitions d’antisémitisme sont inconciliables avec l’esprit de l’Evangile et, - comme Jean Paul II l’a récemment souligné (20) - ‘sont en opposition absolue à la conception chrétienne de la dignité humaine’ ». La déclaration regrette d’ailleurs également l’usage qui est fait par beaucoup de l’expression « antisémitisme polonais. Cette façon de parler viserait une forme particulièrement menaçante de l’antisémitisme, mais elle est profondément injuste et blessante », d’autant qu’elle mettrait en rapport cet antisémitisme avec l’antisémitisme raciste du national-socialisme.
Le cardinal August Hlond avait déjà mis en garde contre cet antisémitisme « raciste, aux racines païennes et venu de l’étranger » dans une lettre pastorale de l’année 1936. C’est pourquoi il faut insister sur l’erreur (volontaire ) qui consisterait à mettre en continuité ces deux formes d’antisémitisme fondamentalement différentes en elles-mêmes et par leurs sources. L’antisémitisme polonais avait des causes diverses, de nature religieuse, culturelle, politique et économique et aussi ethnique, mais il était libre de toute haine raciale et du mépris sur lesquels se fondait l’idéologie national-socialiste d’un Rosenberg.
« Si aujourd’hui, on trouve quelque part dans l’Eglise catholique polonaise de l’antisémitisme, de quelque forme que ce soit, » écrit R.J. Wecksler-Waszkinel, « il s’agit d’un reliquat du passé. C’est une infection qu’il faut traiter avec patience, mais aussi en toute fermeté (des infections sont toujours dangereuses), car l’antisémitisme est anti-chrétien et en tout cas anti-catholique » (21).
Sans exagérer, on peut certes dire qu’il n’y a aucun autre pays au monde (je n’entends pas parler ici de l’Allemagne) dans lequel on ressent les conséquences immédiates de l’holocauste avec autant de force qu’en Pologne. D’après Walesa, la Pologne est « une terre stigmatisée par Auschwitz » et le restera encore longtemps. Elie Wiesel aussi l’a reconnu : « L’holocauste est devenu une part essentielle de la conscience polonaise ». Pour nous, en Pologne, la Shoa est aujourd’hui aussi, plus de 50 ans après la guerre, non pas une affaire théorique ; elle n’est pas du passé, mais bien une réalité à laquelle on est confronté chaque jour. Elle est « une blessure encore ouverte, qui continue à saigner » (Jean Paul II).
Je vous demande votre indulgence, si (...) j’ai rappelé quelques événements douloureux et amers. Je ne voulais pas faire revivre les fantômes du passé ni ouvrir encore les blessures qui ne sont pas guéries, mais bien faire comprendre deux choses : d’abord de quoi il s’agit lorsque nous parlons aujourd’hui de réconciliation entre Juifs et Polonais, et également que, face au problème du processus de réconciliation, il ne s’agit pas de quelque chose qui concerne d’un côté la relation entre Allemands et Juifs, et d’un autre côté la relation entre Polonais et Juifs, mais bien d’un processus de réconciliation à trois partenaires, Allemands, Polonais et Juifs : il ne s’agit pas seulement de le comprendre, mais d’y travailler et surtout de le réaliser. On a déjà fait des pas importants sur ce difficile chemin.
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* Mgr Henryk J. Muszynski est archevêque - métropolite de Gniezno. Bibliste, il a été, de 1986 à 1994, le premier président du comité épiscopal polonais pour le dialogue avec les juifs et le judaïsme. A ce titre, il a été le principal artisan de la lettre pastorale des évêques polonais en 1990. Il a organisé avec le regretté cardinal Bernardin et le Spertus College de Chicago, pendant l’été 1988, un séjour de six semaines à Chicago pour des prêtres, professeurs de séminaires, venant de chaque diocèse de Pologne. De 1994-1999, il a été vice-président de la Conférence des évêques polonais.
[Traduit par H. Cellérier]. Le texte entier de ce discours peut être obtenu à SIDIC, Rome.
1. Byron L. Sherwin, Duchowe dziedzictwo Zydow polskich [L’héritage spirituel des juifs polonais], Warszawa, 1995.
2. J. Agnon & A. Eliasberg, (éd.), Das Buch von den polnischen Juden [Le livre des juifs polonais], Berlin, 1916. La pointe de cette légende repose sur un jeu de mot en hébreu : le nom hébreu pour Pologne est Polin. Si on écrit séparément les deux syllabes de ce mot et si on les lit comme deux mots, on a la phrase en hébreu po[h] lin, ce qui veut dire reste [avec nous] ici, comme on a pu l’entendre dans la légende.
3. J. Tomaszewski, Rzeczpospolita wieku narodow [Une République de plusieurs peuples], Warszawa, 1985.
4. S. Schreiner, « Im Schatten der Vergangenheit - zur Geschichte der jüdischen Gemeinschaft in Polen seit 1945 [A l’ombre du passé - au sujet de l’histoire des communautés juives en Pologne depuis 1945] », in Judaica 46 (1990), pp. 67-81.
5. Cf. Byron L. Sherwin, op. cit., p. 47 sv.
6. Au sujet du pogrom de Kielce voir la documentation de S. Meducki & Z. Wrona, Antyzydowskie wydarzenia kieleckie 4 lipca 1946 [Les exactions antijuives à Kielce, le 4 juillet 1946], 2 vol. Kielce, 1992-1994.
7. Sur ce sujet voir entre autres P. Spiewak, « Antisemitismus in Polen [Antisémitisme en Pologne] », in E. Kobylinska, A. Lawaty & R. Stephan (éd.), Deutsche und Polen. 100 Schlüsselbegriffe [Allemands et Polonais. 100 mots-clés]. Munich-Zurich, 1992.
8. W. Chrostowski, « Zrodla chrzescijanskich oporow wobec dialogu z Zydami i judaizmem [Des causes de la réserve des chrétiens vis-à-vis du dialogue avec les juifs] », in Maqom, pp. 43-54.
9. Cf. S. Gadecki, « Relacje miedzy polskimi a Polakami - historia i perspektywy [Les relations entre les juifs polonais et la Pologne - histoire et avenir] » in Studia Gnesnensia 10 (1995), p. 41. A propos des ressentiments anti-polonais en particulier chez des juifs américains : voir R.F. Scharf, « In anger and sorrow towards a polish-jewish dialogue » in Polin 1 (1986), pp. 270-277.
10. Texte in : Gazeta Wyborcza, Varsovie 1990, Nr 132.
11. Cf. sur ce sujet voir la volumineuse documentation de W. Bartoszewski & Z. Lewinowna, Ten jest z ojczyzny mojej. Polacy z pomoca Zydom 1939-1945 [Celui-ci aussi vient de ma patrie. Des polonais qui ont aidé des juifs 1939-1945]. Krakow, 1969, et M. Grynberg, Ksiega Sprawiedliwych. [Le livre des Justes], Warszawa, 1993.
12. Tygodnik Powszechny, Krakow, 1987, Nr. 2 (du 11.1.1987)
13. « Racje polskie i racje zydowskie [Arguments polonais et arguments juifs] », in Tygodnik Powszechny, Krakow, 1987, Nr. 14 (du 5.4.1987).
14. Ce débat est documenté in A. Polonsky éd. « My brother’s keeper ? » Recent polish debates on the holocaust. Oxford, 1990.
15. J. Turowicz, « O sprawach polsko-zydowskich w Jerozolimie [A propos de problèmes judéo-polonais à Jérusalem] »,in Tygodnik Powszechny, Krakow, 1988, Nr. 9.
16. L’Osservatore Romano, Vatican, 1994, Nr. 23.
17. Zydi i Judaizm w dokumentach Kosciola i nauczania Jana Pawla II [Les juifs et le judaïsme dans les documents de l’Eglise et l’enseignement de Jean Paul II], Warszawa, 1990. Cf. aussi Tygodnik Powszechny, Krakow, 1987, Nr. 30 et id. 1991, Nr. 25.
18. W. Bartoszewski, « Gedanken zu den jüdisch-polnischen Beziehungen [Réflexions sur les relations judéo-polonaises] » in G. Särchen & L. Mehlhorn (éd.), Schalom dem schwierigen Dialog unter entfremdeten Geschwistern. Polen und Juden - Juden und Polen [Shalom au dialogue difficile entre frères et soeurs devenus étrangers les uns aux autres. Polonais et Juifs - Juifs et Polonais], Magdeburg, 1991, pp. 131-142.
19. Déclaration de l’Assemblée plénière de l’épiscopat polonais à l’occasion du 25e anniversaire de Nostra Aetate, Jasna Gora, 30 octobre 1990. Cf. La Documentation catholique n̊ 2019, 17 février 1991.
20. A l’occasion du 50e anniversaire du début de la Deuxième guerre mondiale.
21. R.W. Weksler-Waszkinel, « Juifs et judaïsme dans la réflexion de Jean Paul II », in Les oliviers de Saint-Isaïe 4 (1996).