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Israël et les nations dans la perspective vétéro-testamentaire
K. Hruby
Notre dessein étant de présenter le problème des relations entre Israël et les nations du point de vue de la réalité concrète, nous ne procéderons pas à une analyse historique et critique du fond biblique qui nous renseigne sur cette réalité, nous nous plaçons plutôt dans une vision de théologie biblique. Notre point de départ est une situation de fait, ainsi que sa compréhension et son interprétation dans la conscience du peuple, et non l'analyse des étapes d'évolution de cette conscience.
Au niveau de cette situation de fait, le peuple par excellence ne peut être qu'Israël, comme pierre angulaire de l'action de Dieu dans l'histoire de l'humanité et donc comme « peuple élu » en fonction de cette action. Ainsi comprise, la notion d'élection prend dès le début un sens très particulier, excluant toute idée d'une supériorité quelconque: Israël a été élu par Dieu comme instrument privilégié de son dessein éternel. Pour être et pour rester à la hauteur de sa mission, le peuple doit faire preuve d'une fidélité absolue et inconditionnelle à la volonté de Dieu exprimée dans la Torah. Cette soumission permanente à une loi exigeante entraîne aussi la situation peu confortable d'une mise à part par rapport au monde ambiant et donc aux nations voisines, mise à part commandée par la fonction de témoignage d'Israël en faveur d'un plan divin dont l'objectif dernier reste -pourtant toujours la reconnaissance par l'humanité entière du malkhût shamayim, de la domination souveraine sur l'ensemble des nations de la terre du Dieu unique, Dieu d'Israël, certes, à un titre particulier, mais aussi et en même temps Dieu de l'univers.
Dès le début, et donc dès la prise de conscience de plus en plus nette de sa mission dans le plan de Dieu, Israël va osciller entre deux pôles qui commandent son existence: d'une part, son particularisme et la nécessité d'affirmer son identité propre comme condition indispensable de son témoignage, et, d'autre part, son universalisme conforme à l'objectif dernier de ce témoignage.
Pour l'ensemble des documents de la littérature vétéro-testamentaire, Israël est 'am YHWH « le peuple du Seigneur », la communauté d'Israël considérée sous l'angle de sa mission dans le plan de Dieu. Au cours de son histoire, Israël fait constamment l'expérience de cette fonction et de cette mission inhérentes à son existence, et c'est cette expérience qui lui permet d'en prendre progressivement conscience. L'élément propre de la spécificité d'Israël, ce sont ses relations particulières avec Dieu, qui s'est réservé Israël comme segûlah mi-kol ha-'amim, « la propriété du Seigneur parmi les nations » (Ex 19,5); et Dieu, qui est par excellence èlohim qedoshim, « un Dieu saint » (Jos 24,19), fait d'Israël à son tour 'am qadosh, « le peuple saint » (Deut, 7,6), 'am qerovo, « le peuple qui lui est proche » (Ps 148,14), qu'il exauce chaque fois qu'il l'invoque avec confiance (ib. 20,10), le peuple qui jouit de la part de Dieu d'une protection particulière (Is 45,17).
Cette relation unique entre Dieu et Israël est le fait d'un libre choix de Dieu, nullement motivé par des qualités particulières du peuple (cf. Deut 7,7). Grâce à cette initiative, qui est un mystère de la sagesse divine, Israël, peuple numériquement insignifiant, devient ainsi le «lieu» d'une expérience unique: son histoire particulière se transforme en « Histoire Sainte », prototype de l'histoire de l'action de Dieu en faveur des hommes. De cette manière, Israël devient le prototype de l'amour de Dieu pour l'humanité, et de la fidélité de Dieu à ses promesses (cf. Deut 7,8).
ISRAEL ET SON PAYS.
C'est à ce niveau qu'intervient un autre élément constitutif de l'expérience historique d'Israël et inséparable d'elle, qui est le lien étroit entre le peuple et un pays déterminé, celui de Canaan qui, en fonction même de ce lien, devient eretz Y israe, « le pays d'Israël ».
Dans une vision de théologie biblique, le pays d'Israël fait partie intégrante de la vocation et de la mission du peuple de Dieu: Dieu choisit ce peuple entre les nations et, dans la Torah, lui trace une règle de vie pour que celle-ci soit appliquée dans un cadre déterminé, qui est précisément le pays d'Israël. Ce n'est pas par hasard que tant et tant de mitzwot, de commandements de la Torah, sont, comme le dira la tradition rabbinque, telûyot ba-aretz, « liés au pays », et supposent, pour être pratiqués, que le peuple habite effectivment dans son pays. C'est aussi pour cette même raison que tout autre mode d'existence d'Israël, comme celui de la galût, de l'exil, apparaît comme foncièrement anormal au regard de la Torah, et que l'une des aspirations majeures du peuple en exil est le retour en Terre Promise.
LA FONCTION DE L'ALLIANCE.
La berit YHWH, l'alliance divine, comporte pour Israël des conditions d'existence très précises. Choix souverain et libre de la part de Dieu, acceptation et ratification de la part du peuple, l'alliance établit entre Dieu et le peuple des liens très particuliers de dépendance, de devoirs et de responsabilités précises, le tout fondé essentiellement sur l'amour et la fidélité. Dieu a libéré Israël d'Egypte pour être son Dieu (Nomb 15,41), et c'est encore lui qui a mis le peuple à part pour son service (Lév 20,26).
De son côté, Israël doit assumer pleinement cette condition et prouver à Dieu son amour et son attachement par la fidélité aux mitzwot de la Torah (Deut 7,9). Dieu, certes, a sanctifié Israël une fois pour toutes par son choix, maisle peuple doit ratifier constamment cet état de fait par son comportement et doit être saint (Lév 19,2).
L'intervention des prophètes devient nécessaire précisément parce qu'Israël, dans sa conduite, ne se conforme pas à cette exigence fondamentale de l'alliance.
Dieu intervient alors une fois de plus directement et châtie durement son peuple, le faisant passer par de terribles épreuves, l'exilant en Babylonie et le dispersant aux quatre coins du monde. Cependant, le but que Dieu poursuit en tout cela n'est pas l'anéantissement de son peuple mais son retour à lui: malgré tout, Israël reste le peuple de Dieu. Dieu, par les épreuves successives qui s'abattent sur son peuple, finira par le transformer intérieurement de telle sorte que des relations entièrement nouvelles s'établiront entre lui et son peuple (jér 31 33). C'est ainsi que, (bibliquement parlant) il faut comprendre la berith hadashah, la « nouvelle alliance » (dont parle le texte) (ib. 31).
Nous sommes là également au point de départ de ce qui deviendra les attentes eschatologiques, si intimément liées à l'objectif dernier de la mission d'Israël: le salut de toutes les nations de la terre par la soumission à la royauté souveraine de Dieu.
Quant à l'évolution progressive de l'eschatologie juive, il y a lieu de préciser que, dans la mesure où elle reste d'inspiration authentiquement biblique et n'est pas trop influencée par l'apocalyptique, elle reste aussi tributaire de l'événement et donc de l'histoire, et profondément insérée dans une réalité terrestre. Ainsi est-elle inconcevable sans le peuple juif, qui reste toujours au centre des événements comme une réalité précise.
ISRAEL ET LES NATIONS.
Il est exact que, du point de vue historique, la vision des autres peuples qui se dégage, et des livres bibliques et, plus tard, des documents de la littérature rabbinique, est souvent fortement pessimiste. Cependant, théologiquement parlant, le judaïsme n'a jamais perdu de vue que le plan de Dieu concerne l'humanité entière, et que le véritable but du cheminement d'Israël à travers l'histoire, avec toutes les vicissitudes que cela comporte, reste toujours — nous l'avons déjà souligné — la promotion spirituelle de l'humanité. Déjà la doctrine biblique de la création implique l'idée de la solidarité fondamentale de tous les hommes qui tous, au même titre, ont un ancêtre commun. Et la première révélation s'adresse à l'homme comme tel, dont le prototype est Adam. Le représentant de la seconde révélation, par laquelle Dieu établit une alliance avec l'ensemble de l'humanité, est Noé, et la tradition rabbinique insistera à un titre particulier sur l'idée des commandements noachiques. Plus tard, l'appel que Dieu adresse à Abraham se termine par cette perspective: « En toi seront bénies toutes les familles de la terre » (Gen 12,2). Bien qu'Abraham, par l'appel divin, devienne l'ancê• tre d'un peuple particulier, qui aura une mission particulière à accomplir dans l'histoire, l'Ecriture insiste en même temps sur le but final de cette vocation. qui englobe l'humanité entière.
L'antagonisme très réel entre Israël et les nations est, nous venons de le dire, le résultat d'une situation concrète. Dans la réalité, biblique aussi bien que post-bibilique, il y a d'un côté Israël et sa mission et, de l'autre, « les nations de la terre », ûmot ha-'olam, comme dira de préférence la tradition rabbinique, entité fondamentalement différente d'Israël par sa vision du monde.
Les nations apparaissent ainsi comme les adversaires du plan de Dieu dont Israël est l'instrument privilégié. Cependant ce plan, qui se précise de plus en plus dans la tradition biblique, concerne toujours aussi les autres nations, bien que ce soit à un niveau différent et qu'Israël reste toujours au coeur des événements.
En plus de la séduction religieuse exercée sur Israël par un milieu culturel souvent d'un très haut niveau — l'Egypte, l'Assyrie, la Babylonie, l'empire perse — les nations font peser surle peuple une menace politique constante. Cette menace, interprétée en même temps, par les auteurs bibliques, comme le jugement de Dieu pour l'infidélité d'Israël à l'égard de Dieu et de sa Torah, se concrétise dans deux grandes catastrophes nationales: la prise de Samarie, en 721 av. J.-C., par Sargon II, roi d'Assyrie, et celle de Jérusalem, en 586, par le roi de Babylonie, Nabuchodonosor II.
A première vue, c'est très nettement cette vision d'opposition entre Israël et les nations qui prédomine dans les livres de l'Ancien Testament. Les cas où les nations apparaissent comme directement associées, elles aussi, au cheminement du plan de Dieu, restent rares et, le plus souvent, épisodiques.
Néanmoins Dieu est toujours non seulement le Dieu d'Israël, bien qu'il se manifeste principalement en cette qualité et que, par elle, il veuille amener tous les peuples à la reconnaissance de sa domination suprême, mais celui de l'univers.
C'est dans le message des prophètes que se révèle le plus clairement le dessein universel de Dieu sous l'image du jugement qui, conçu comme un fait eschatologique, — mais aussi incarné profondément dans la trame de l'histoire, — est un élément essentiel de la prédication des grands voyants d'Israël.
Cette idée du jugement fait d'ailleurs partie des oracles contre les nations (Is 13-21; 46-51; Ez 25-32). Elle est en relation étroite avec « le Jour du Seigneur » qui, plus particulièrement chez les prophètes post-exiliens, est dépeint sous des couleurs de plus en plus apocalyptiques.
Mais ce jugement, et d'Israël, et des nations, est aussi promesse de salut. Le dessein de Dieu est essentiellement de sauver son peuple (Is 35,4), mais au-delà d'Israël, le dessein de Dieu touche la terre entière avec tous ses habitants (ib. 45,22).
C'est dans la trilogie justice-jugement-salut que s'exprime l'oeuvre eschatologique de Dieu, et le salut dont il est le prélude indispensable, le plan de Dieu arrive à son terme.
C'est le moment de la grande unification de tous les enfants de Dieu, le retour au dessein primitif perturbé par l'intervention du péché des hommes.
Certes, cette unification se fera autour d'Israël mais Israël aura alors pleinement accompli sa fonction de témoin dans l'histoire, et les membres des autres peuples se tourneront également vers le Dieu vivant (Is 45, 14-17) et affluerontà Jérusalem pour s'instruire de la Loi de Dieu (ib. 2,2-4).
Sion leur sera à tous une mère (Ps 87), et la montagne du Seigneur un lieu d'adoration (Is 56,7). Alors « le Seigneur sera roi sur toute la terre: en ce jour-là, le Seigneur sera unique, et son nom 'l'unique' » (Zach 14,9).