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«Que Jésus-Christ Soit Né Juif»
Kurt Hruby
Israël et le dessein de Dieu
Pourquoi l'instrument privilégié dans le plan de Dieu avec l'humanité a-t-il été Israël et non pas un autre peuple, appartenant à une autre sphère culturelle? Il sera à tout jamais impossible de répondre à cette question, qui fait partie des mystères insondables de Dieu mais qui, pourtant, a déjà préoccupé la tradition deutéronomique (Dt. 4,34):
« Est-il un dieu qui soit venu se chercher un peuple au milieu d'un autre, par des épreuves, des signes, des prodiges et des combats, à main forte et à bras étendu, et par de grandes terreurs — toutes choses que pour vous, sous tes yeux, le Seigneur votre Dieu a faites... »
Et une réflexion analogue (Dt. 7,7-8):
« Si le Seigneur s'est attaché à vous et vous a choisis, ce n'est pas que vous soyez les plus nombreux de tous les peuples: car vous êtes le moins nombreux d'entre tous les peuples. Mais c'est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères... »
L'histoire biblique, en effet, nous révèle la démarche de Dieu avec les hommes. C'est donc d'abord une « histoire » dans le sens d'une évolution et d'un développement concrets avec tout ce que cela comporte. Puis c'est une histoire qui, nécessairement, se déroule dans un milieu humain donné. Et s'il est évident — le peuple d'Israël, dans l'ensemble de sa tradition, est le premier à en être conscient — qu'Israël, en fin de compte, n'est, dans cette histoire, que le prototype de l'humanité tout entière concernée par le dessein de Dieu, son choix en tant que principal instrument et agent de ce dessein ne peut et ne doit néanmoins pas être considéré comme un simple « accident ».
La tradition rabbinique rappelle à maintes reprises que « la Torah parle le langage des hommes », ce qui veut dire que pour se communiquer aux hommes, dans la Révélation et pour être compris par eux, Dieu utilise les moyens de communication adaptés au milieu humain auquel il s'adresse. Ces moyens comportent nécessairement une langue, une ambiance culturelle, une civilisation donnée, éléments désormais intrinsèquement liés au contenu du message divin. Or il est un fait que cette « communication » divine a eu lieu, progressivement, au sein du peuple d'Israël, qui l'a comprise, méditée puis appliquée suivant son génie propre, ses catégories de pensée, son substrat culturel. A leur tour ces éléments ont été influencés, voire façonnés par la Parole divine, en sorte qu'il en est résulté, au cours des siècles, une symbiose et une réciprocité absolument sui generis entre le peuple d'Israël et la Torah du Seigneur, cette dernière n'étant pas seulement la charte qui fonde l'existence du peuple, mais aussi sa seule et unique raison d'être, comme l'exprime si bien la tradition rabbinique, en appliquant aux relations entre Israël et la Torah le verset de Proverbes 3,18: « C'est un arbre de vie pour qui la saisit, celui qui la tient devient heureux. »
Dans la vision chrétienne, l'étape de l'histoire du salut marquée par la présence, au premier plan, du peuple d'Israël comme témoin du Dieu unique parmi les autres nations, est certes un élément très important, mais cette fonction n'est généralement considérée que comme la préparation nécessaire de l'événement central du plan divin, à savoir l'Incarnation.
La place de la personne du Christ
L'Incarnation, la manifestation concrète de Dieu dans la personne de Jésus de Nazareth, est une « théophanie » qui dépasse en portée et en intensité toutes celles de la phase précédente. Cette Incarnation est entièrement orientée vers l'oeuvre de la Rédemption accomplie par Jésus sur la croix du Golgotha, acte suprême de l'amour de Dieu pour l'humanité pécheresse qui, par ce sacrifice, accède à la réconciliation avec Dieu: « Dieu a tant aimé le monde, nous rappelle le quatrième Évangile, qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle » (Jn. 3,16). Avec Jésus, « mort pour le péché » (Rm. 6,10), ressuscité et glorifié, apparaît désormais la phase nouvelle du plan de Dieu, tournée vers l'humanité entière appelée à entrer dans l'Alliance que Jésus, — « qui s'est livré pour nos péchés afin de nous arracher à ce monde actuel et mauvais » (Gl. 1,4), — a scellée de son sang pour constituer « le peuple que Dieu s'est acquis pour la louange de sa gloire » (Ep. 1,14). Le Christ est « l'Image du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature » (Col. 1,15) et tous ceux, sans distinction, qui ont été baptisés en lui deviennent « la descendance d'Abraham, héritiers selon la promesse » (Ga. 3,29). Il est « le nouvel Adam » (Rm. 12 s.) et à sa suite, tous les hommes sont invités « à revêtir l'Homme Nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité » (Ep. 4,24). C'est le Christ qui a opéré la grande réconciliation de l'humanité. En lui, il n'y a désormais « ni Juif ni Grec » (Rm. 10,2; cf. Col. 3,11; Ga. 3,28), « car c'est lui qui est notre paix, lui qui des deux n'a fait qu'un peuple, détruisant la barrière qui les séparait ... pour créer en sa personne les deux en un seul Homme Nouveau... » (Ep. 2,14-15).
La personne du Christ est absolument centrale, et dans l'économie divine, et dans l'ordre cosmique, « car c'est en lui qu'ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre ... tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui. Et il est aussi la Tête du Corps, c'est-à-dire de l'Église. Il est le Principe, Premier-Né d'entre les morts... car Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute Plénitude.., en faisant la paix par le sang de sa croix » (Col. 1,16-20).
Jésus, homme juif
Cependant, pour accomplir la grande oeuvre de la réconciliation universelle, pierre angulaire de l'orientation que le plan de Dieu prend en sa personne, le Christ, tout en étant au milieu des hommes « l'Image du Dieu invisible », a aussi dû être vrai homme, comme l'Église le confesse dans son Credo: « Et si, par un seul homme, le péché est entré dans le monde ... combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude » (Rm. 5,12.15). Or, dans son humanité, Jésus, tout en étant « l'Homme Nouveau » par excellence et, en tant que tel, le grand unificateurdu genre humain restauré par lui dans sa dignité première, appartient intégralement à un peuple déterminé, le peuple juif. « Généalogie de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham »: c'est ainsi que le situe dès le début, d'emblée, l'Évangile de Matthieu (1,1). Et Paul de nous rappeler que « Dieu envoya son fils né d'une femme, né sujet de la Loi » (Ga. 4,4). Dans le récit de l'Annonciation, l'ange Gabriel dit à Marie, au sujet de l'enfant qu'elle doit concevoir, que « le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père, il règnera sur la maison de Jacob à jamais ». (Lc. 1,32-33), et le vieillard Syméon salue en Jésus, lors de la présentation au Temple, « la lumière pour éclairer les nations et la gloire du peuple, Israël » (Lc. 2,32). Dans la rencontre avec la Samaritaine, celle-ci situe Jésus immédiatement: « Comment, tu es un Juif, et tu me demandes à boire à moi, une Samaritaine? » (Jn. 4,9), et au cours du dialogue qui s'engage, Jésus précise: « Vous, (les Samaritains), vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous, (les Juifs), nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs » (In. 4,22).
Jésus, « qui n'est pas venu abolir la Loi et les Prophètes mais les accomplir » (Mt. 5,17), défend énergiquement la dignité de la Torah en déclarant (Mt. 5,18): « Avant que passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l'i ne passera de la Loi avant que tout ne soit réalisé », position claire et non équivoque qu'il adopte encore au plus fort de sa diatribe contre les fausses applications des paroles de la Torah par certains pharisiens: « Les scribes et les pharisiens occupent la chaire de Moïse: faites donc et observez tout ce qu'ils pourront vous dire... » (Mt. 23,1-2), revenant, au cours de sa mise au point, au même sujet, en faisant remarquer avec précision que « c'est ceci (les prescriptions de moindre portée) qu'il fallait faire, sans négliger cela (les prescriptions importantes, la justice et la miséricorde) » (Mt. 23,23).
Lorsque Pilate, au moment du procès de Jésus, lui demande: « Tu es le roi des Juifs? », Jésus se contente de répliquer simplement: « Tu le dis » (Mt. 27,11). Dans le quatrième Évangile, Pilate, déconcerté face à un imbroglio inextricable et pour lui incompréhensible, d'accusations, s'exclame, face à Jésus: « Est-ce que je suis Juif, moi? Ceux de ta nation et les grands prêtres t'ont remis entre mes mains » (Jn. 18,35) — Et Jésus, selon le titre de la croix: « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs » (Mt. 24-37), subit la mort en cette qualité.
Les implications chrétiennes de la judéité de Jésus
S'il est dans la logique même de l'unité foncière du plan de Dieu que toute la vie terrestre de Jésus se soit déroulée exclusivement au sein du peuple et du pays d'Israël, et si les Évangiles nous apprennent qu'il a considéré sa mission personnelle comme limitée à ce seul cadre — « Ne prenez pas le chemin des païens et n'entrez pas dans une ville des Samaritains; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël » (Mt. 10, 5-6) —, on peut faire remarquer, à juste titre, que c'était là encore une nécessité pédagogique du plan de Dieu préparé de longue date en, et avec Israël, et dont la phase décisive devait donc se dérouler également dans ce cadre providentiel, au milieu d'un peuple susceptible, en fonction de cette longue préparation, de saisir la portée de la mission de Jésus, avant que celle-ci, dans une seconde phase, soit annoncée au monde entier. Pour la même raison, Paul, apôtre des païens par vocation particulière (Rm. 11,13; Ga. 2,8), commence lui aussi sa prédication de l'Évangile en allant, de shabbat en shabbat, d'une synagogue à l'autre (Ac. 13 et 14).
Mais il y a là bien plus: par le fait que Jésus, selon son humanité, ait appartenu au peuple juif, et ait été imprégné de sa tradition, l'ensemble de son enseignement porte l'empreinte de l'esprit de cette tradition. Le contenu de la prédication évangélique, les idées qu'elle véhicule, les images qu'elle emploie, tout cela relève de cette tradition, telle qu'elle s'est développée au cours des siècles, depuis le retour de l'Exil, et telle qu'elle a pris forme dans les écoles où elle fut transmise et développée progressivement de génération en génération. C'est cette tradition vivante, avec tous les éléments qu'elle véhicule, qui constitue en même temps le lien entre les deux temps de la Révélation divine. Sans cette tradition, le milieu néotestamentaire resterait en très grande partie incompréhensible, et sans sa connaissance, le message même de l'Évangile risque d'être interprété selon des critères et des catégories qui lui sont totalement étrangers.
Être Juif, pour Jésus, ne signifie pas seulement appartenir charnellement au peuple juif, mais être imprégné de sa culture, qui est une culture profondément biblique, en ce sens qu'elle prolonge, dans la vie, un milieu biblique éclairé en permanence par une tradition vivante. De cette manière, la personne de Jésus, avec laquelle l'humanité entre dans la phase décisive de l'accomplissement du plan de Dieu et donc dans les temps « eschatologiques » à proprement parler, [c'est par l'avènement de Jésus que « les temps sont accomplis et que le Royaume est tout proche » (Mc. 1,14; Mt. 3,2)], constitue aussi le lien vivant entre les deux phases du projet de Dieu.
Pour toutes ces raisons, la prédication de l'Évangile reste, elle aussi, au niveau d'une communication divine à l'intérieur d'un milieu culturel providentiel. Et si le message de l'Évangile doit être porté désormais vers toutes les nations de la terre (Mt. 28,19), il doit être annoncé néanmoins conformément à son esprit propre, c'est-à-dire en pleine continuité avec l'ensemble de l'es-prit biblique qui est aussi le sien et qui, qu'on le veuille ou non, est et restera toujours un esprit hébraïque.
La judéité de Jésus est un rappel permanent de cette donnée fondamentale, qui est de la plus haute signification pour l'ensemble de la vie et de la mission de l'Église. Certes, — nous l'avons suffisamment souligné, — l'Évangile est un message qui s'adresse à tous les hommes sans distinction: « Je ne rougis pas de l'Évangile, dit l'apôtre Paul; il est une force de Dieu pour le salut de tout croyant, du Juif d'abord, puis du Grec » (Rm. 1,16). En fonction même de cette universalité, le message de l'Évangile doit s'adapter à toute culture et à toute civilisation, mais cette adaptation doit se faire dans le respect absolu du caractère et de l'esprit propres du message évangélique, qui est celui de la culture juive et biblique. Une adaptation qui ne partirait pas de ce principe porterait fatalement en elle les germes d'une déviation, voire d'une trahison de l'authenticité.
Aucune idée ne peut être transmise sans instrument de transmission. Ces instruments, la communauté chrétienne les a créés au fur et à mesure que l'Évangile fut annoncé. Dans le cadre de notre réflexion, il ne nous est pas possible d'analyser dans quelle mesure tous les emprunts que l'Église a faits, au cours des siècles de son existence, à des systèmes de pensée autres que bibliques, en vue d'élaborer une théologie — ou des théologies — chrétienne ont vraiment servi à sauvegarder l'authenticité du message chrétien, et dans quelle mesure ils l'ont plutôt desservie et dénaturée. Contentons-nous donc de poser un regard aussi objectif que possible sur les difficultés actuelles de « faire passer » le vrai message de l'Évangile sur les décombres d'un certain nombre de systèmes théologiques. Et ne fermons pas non plus pudiquement les yeux devant l'échec de tant et tant de nos missions chrétiennes qui, pendant un temps trop long, ont cru devoir imposer à ceux à qui ils adressaient leur prédication, une « culture auxiliaire » occidentale pour leur annoncer ensuite un Évangile marqué fortement par cette culture.
Au milieu de tant de recherches entreprises et abandonnées actuellement dans le domaine de l'annonce de l'Évangile, il serait grand temps de se rappeler que le message biblique et, avec lui, le message évangélique baignent providentiellement dans un milieu culturel qui leur est propre, et que c'est à partir de la connaissance intime de ce milieu et en tenant compte de l'esprit qui l'anime qu'on arrivera à des adaptations qui ne sont pas des trahisons de cet esprit, mais qui le transmettent sans « filtre » dénaturant.
Certes, l'Église, pour accomplir sa mission, a dû gagner sa stature et sa physionomie propres et donc se démarquer nécessairement de son milieu juif des origines. Mais il est néanmoins inquiétant de constater à quel point elle a souligné dans le passé et jusqu'à présent son altérité totale par rapport au judaïsme, au lieu de paraître aux yeux du monde comme un judaïsme réellement « accompli » et non aboli par et en Jésus.
Souligner une telle anomalie ne signifie pas du tout vouloir réduire l'apport immense de la pensée chrétienne et ramener le christianisme au niveau du judaïsme, mais constitue une tentative de confronter enfin l'Église avec ses propres racines authentiques qui, selon les parolesde Paul, la portent (Rm. 11,18). Et ce recours aux sources, si nécessaire et si indispensable, doit commencer par une prise de conscience en profondeur de ce que Celui dont tous les chrétiens forment le corps (I Co. 12,27) est « Jésus le Nazaréen, le roi des Juifs » (Jn. 19,19), le crucifié, « que Dieu a fait Seigneur et Christ » (Ac. 2,36).