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Revista SIDIC XXXI - 1998/2
Le Bien et le Mal après Auschwitz: implications éthiques pour aujourd'hui (Pages 04 - 05)

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Entre le souvenir et l’oubli. La shoah à l’époque de l’amnésie culturelle
Jean Baptiste Metz

 

Situer la Shoah entre le souvenir et l’oubli, c’est devoir constater que nous vivons dans un temps d’amnésie culturelle, c’est à dire un temps où la douleur causée par le souvenir cesse de faire mal dans la mémoire culturelle des hommes. L’amnésie culturelle repose sur plusieurs piliers : celui de la théologie, des sciences et de la philosophie contemporaine.Lorsque cependant les blessures de la mémoire sont apparemment guéries, il reste un certain «manque» qui affecte l’idée d’être et l’idée d’humanité. La résistance à l’amnésie culturelle, c’est une culture de la mémoire (une culture anamnétique). Ce sont les deux dernières parties de la conférence du Professeur Jean Baptiste Metz qui sont reprises ici.

Certes, il reste quelque chose, une fois que, croyons-nous, toutes les blessures sont fermées, et ce qui reste est difficile à décrire. C’est un étrange sentiment de manque comme si l’on ne voulait pas que la douleur causée par le souvenir s’apaise totalement, que ce soit de façon purement théorique, soit psychologiquement, soit esthétiquement, soit par la loi habituelle de la pensée, soit même par une attitude religieuse. De quoi s’agit-il? Ce serait précisément mal comprendre ce manque dont souffre le présent que d’en faire, comme on en a trop l’habitude, un état d’esprit typique des générations plus âgées. Bien plus, cette impression de quelque chose de perdu se manifeste précisément, me semble-t-il, dans la jeune génération. C’est cela qui nourrit le pessimisme des jeunes, leur indifférence et même parfois leur colère face à ce que leurs anciens leur offrent comme la vision des choses, la leçon de l’histoire et en les invitant à en faire la règle de la normalité. Ce qui me surprend chez nous en Allemagne dans la récente discussion au sujet de Daniel Goldhagen et de son livre: Les bourreaux volontaires de Hitler, les Allemands ordinaires et l’Holocauste (1), c’est que la critique presque unanime - et selon les spécialistes de l’historiographie tout à fait justifiée -des experts n’aient pas réussi à apaiser précisément l’inquiétude de bien des jeunes concernant la place prise par l’histoire de la culpabilité.

La mémoire de la souffrance d’autrui demeure une catégorie bien fragile à une époque où les gens sont portés à penser qu’ils n’ont plus en fin de compte que l’arme de l’oubli ou le bouclier de l’amnésie pour se défendre face à l’accumulation persistante des malheurs ou des crimes: Auschwitz hier, aujourd’hui la Bosnie, le Rwanda, et demain? Et cependant cet oubli n’est pas sans conséquences.

Certes, pour beaucoup Auschwitz est depuis longtemps disparu de la ligne d’horizon de leurs souvenirs. Mais personne n’échappe aux suites anonymes. La question théologique après Auschwitz n’est pas en effet: «Où était Dieu à Auschwitz?». Il faut aussi se demander: «Où était l’homme à Auschwitz?». Ce qui dans le problème «après Auschwitz» m’a toujours particulièrement touché et inquiété, c’était le malheur, le désespoir des survivants de cette catastrophe. Toutes ces indicibles souffrances, tous ces suicides! A l’évidence, les hommes ont échoué face au désespoir des hommes, face à ce que des hommes ont été capables de faire à des hommes. Ainsi donc cette catastrophe a profondément abaissé la frontière métaphysique et morale de la honte entre les humains, elle a blessé le lien de solidarité entre tout ce qui a visage humain. Seuls des êtres sans mémoire peuvent surmonter cela, ou bien alors ce sont ceux qui ont réussi eux-mêmes à oublier qu’ils avaient oublié quelque chose. Mais même eux ne s’en tirent pas sans blessure, car on ne péche pas à sa guise au nom de l’homme. Il n’y a pas que l’homme individuel à être vulnérable, l’idée d’homme et d’humanité est d’évidence vulnérable. Ils sont peu nombreux ceux pour qui les crises présentes de l’humanité ont un lien avec la Shoah par exemple s’agissant de la perte des valeurs, de la surdité croissante face aux exigences fondamentales, la crise de la solidarité, cette «modestie» qui cache l’habileté à faire «comme tout le monde». Est ce que ce ne sont pas là aussi des façons d’exprimer la méfiance que l’on porte à l’homme et à sa morale?

C’est qu’en effet il n’y a pas seulement une histoire de l’aspect visible de l’humanité, il y a aussi une histoire des zones profondes de cette humanité, et l’on peut aussi s’attaquer à celle-ci. Est-ce qu’en fin de compte cette débauche de force, de violence, de notre époque ne finit pas par acquérir quelque chose de la force normative du fait? Ce qui est détruit, derrière le bouclier de l’amnésie, est-ce que ce n’est pas la confiance innée en notre civilisation, ces réserves morales et culturelles qui fondent l’humanité de l’homme? Jusqu’où ces réserves sont-elles utilisables? et utilisées? Nous sommes entrain peut-être de prendre congé de cette image de l’homme qui jusqu’à présent nous était historiquement familière? Ne serait-il pas possible que, pris sous le charme de l’amnésie culturelle non seulement l’homme ait pris congé de Dieu, mais encore qu’il prenne de plus en plus congé de lui-même, et derrière ces formules n’y a-t-il pas l’idée de perte de l’humanité, si ce n’est pas parles avec trop d’emphase? Que reste-t-il donc, une fois que nous avons réussi à fermer nos blessures? Ce qui reste? L’homme? Quel homme? Se réclamer de «l’humain» est en soi extrêmement abstrait et il n’est pas rare que cela procède d’une anthropologie naïvement optimiste, ayant perdu depuis longtemps le problème du mal et la vision que projette la théodicée sur l’histoire de l’humanité.

Pour ne pas laisser encore diminuer la souffrance que provoquent la mémoire et le «pathos» qui est d’usage, notre époque d’amnésie culturelle a besoin d’un contre-pouvoir, que je nommerais «culture anamnétique». La religion est, dans sa substance, imprégnée de cette culture anamnétique, qui a ses origines dans la religion-racine du monothéisme, le judaïsme. Voilà pourquoi le crime collectif commis envers les juifs européens,(c’est à dire la tentative de Hitler d’anéantir totalement, au moins en Europe, le peuple juif) peut être considéré comme un attentat sans pareil et sans exemple envers la mémoire culturelle de l’humanité, et comme mille fois «mémoricide», si cette expression est adaptée. Nulle part au monde la mémoire ne s’est incarnée - comme force religieuse et culturelle - dans une collectivité humaine aussi totalement que dans le peuple juif, de Moïse à Moïse Mendelssohn et au delà. Cette résistance contre l’amnésie culturelle ne trouve pas d’appui seulement dans la religion. Elle trouve l’aide d’une littérature qui enseigne à regarder la scène historique avec les yeux des victimes, ainsi que l’aide de l’art, qui se veut être aussi d’une certaine manière une forme de contemplation du souvenir et de la souffrance de l’autre et qui le réalise. Du reste les oeuvres de l’art cinématographique y participent en ramenant à la mémoire souffrance et culpabilité, ce à quoi ne peut parvenir la science historique dans son effort pour restituer l’objet. Toutes ces disciplines ont une nature «restituante». Elles nous restituent, nous que l’oubli envoûte, la souffrance de la mémoire. En toute vérité, c’est la raison pour laquelle il n’y pas pour nous un temps «après» la Shoah, pas plus qu’il n’y a un temps «après» Hitler ou «après» Staline.



Le professeur Jean Baptise Metz a enseigné la théologie fondamentale à l’université de Münster de 1963 à 1993. Depuis l993, il est professeur invité à l’université de Vienne en Autriche pour la philosophie des religions.[Texte traduit de l’allemand par H. Cellérier].
1. Paris, le Seuil, 1997.

 

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