| |

Revista SIDIC IX - 1976/1
Le judaïsme: une réalité complexe (Pages 14 - 22)

Otros artigos deste número | Versión en inglés | Versión en francés

Complexité de l'existence juive
Jonathan Magonet

 

Un voyage en mer ... un Juif est à bord; soudain une tempête se lève. Les marins superstitieux découvrent, en tirant au sort, que ce juif est la cause de la tempête; mais avant de le jeter par dessus bord —car ce sont des pieux à leur manière — ils essaient de comprendre qui est cet étrange passager. Jonas, semble-t-il, est vraiment le coupable, non qu'il ait offensé quelque divinité de la mer, mais parce qu'il tente d'échapper à sa vocation: il refuse d'aller porter la parole de son Dieu au lieu indiqué. Ces marins ont donc été les premiers de tous ceux qui ont eu le désir de déchiffrer la mystérieuse personnalité juive et qui ont essayé de saisir cette insaisissable identité.

N'est-il pas opportun, par conséquent, d'introduire un examen des dimensions contemporaines de ce problème par les questions qu'ils posent à Jonas: « que fais-tu? D'où viens-tu? Quel est ton pays? Quel est ton peuple? » (Jonas 1,8).

Que fais-tu?

Le mot hébreu mal'achah définit la routine journalière du commun des mortels, celle qui doit s'arrêter le jour du sabbat (Exode 20,9). Bien que la racine soit celle du mot messager, humain ou divin, tel qu'on le trouve tout le long de l'Ancien Testament, ici la question des marins porte sur le rôle, la vocation, voire la mission du Juif.

Les Juifs religieux disent chaque jour à la fin de leur prière: « C'est notre devoir de louer le Seigneur de toutes choses, de reconnaître la grandeur de celui qui a créé le monde au commencement ». La tradition pense, en effet, que c'est la vocation des Juifs de témoigner de Dieu dans le monde, à la fois par l'affirmation quotidienne de la création et par la qualité de vie de chaque Juif et de sa communauté. Ceci demeure même si l'expression de cette vocation s'est altérée au cours des âges, selon le changement des circonstances, dans le monde environnant.

La Bible a une vue spéciale sur les origines de ce rôle. Les premiers chapitres de la Genèse ne rappellent pas seulement la création du monde, mais aussi la constante rébellion de l'humanité contre son créateur, rébellion qui débouche sur la première grande destruction du déluge à l'exception d'un seul homme, sauvé parce qu'il incarne la justice. Mais après quelques générations la même dégradation se reproduit et Dieu modifie son plan puisqu'il a promis de ne plus jamais avoir recours à une destruction totale. De nouveau, il choisit un homme, mais dont il éprouve les qualités bien au-delà de l'expérience de Noé. Sa fidélité et sa loyauté envers Dieu sont mises à l'épreuve et surtout il est à même de transmettre à ses enfants cette justice qu'il a reçue (Genèse 18,19). Ainsi Abraham devient un modèle pour l'humanité nouvelle, et par l'accroissement de sa famille il atteint tous les hommes bénis en elle. Le livre de l'Exode et le reste de l'Ancien Testament développent, à une plus grande échelle, l'histoire d'un peuple naissant et le lien croissant de ce peuple avec une terre promise spécifique — ceci en vue de créer le modèle d'une société idéale, obéissante aux lois de Dieu, dont la loyauté soit à l'égard de Lui seul, soucieuse de l'autre dans un double sentiment de justice et d'amour pour le prochain comme pour soi-même, et toujours consciente de ne posséder la terre elle-même qu'en location comme des hôtes de Dieu (Lévitique 25,23).

L'histoire se déroule depuis les premiers jours des tribus et des confédérations, en passant par le temps des pénibles efforts d'unification du peuple sous le règne d'un seul roi, jusqu'à la période du petit empire de David et de Salomon. Les divisions qui surviennent entre les deux royaumes ont été considérées, par les auteurs qui ont suivi, comme l'évidence d'un sérieux échec, qui ne pouvait conduire qu'au châtiment qui s'ensuivit: le royaume du Nord, Israël, tombe entre les mains des Assyriens; le royaume du Sud, Juda (dont sera tiré plus tard le nom de Juif), entre celles des Babyloniens. Cet exil provoque des réactions différentes. La défaite d'une nation aurait pu être comprise comme la défaite du Dieu local de cette nation, par le plus puissant de ses conquérants. Mais sous la conduite de penseurs tels que l'auteur anonyme qui nous est connu par les derniers chapitres du livre d'Isaïe, c'est au contraire un remarquable retournement qui a lieu. Le vainqueur babylonien n'est pas tout-puissant, mais bien l'instrument du Dieu d'Israël, envoyé pour punir son peuple fourvoyé. Ainsi cette défaite humaine devient une victoire spirituelle. Plus tard, bien que l'on trouve les implications universalistes de la foi d'Israël dans les périodes les plus anciennes, la rencontre avec un univers plus large apporte avec elle la vision d'un jour, dans l'avenir, où toutes ces grandes nations viendront servir le Dieu unique.

Ainsi, en surface, il y a la suite des événements tels que la Bible les rapporte; mais ensuite, en profondeur, d'innombrables questions sous-jacentes sont soulevées en lien avec l'histoire des différentes composantes du texte — puis au fil des éditions et des rééditions successives. Dans le matériau qui vient de la tradition, ce qui est passionnant c'est la plus ou moins grande dose d'auto-critique du récit, l'évaluation de tous les succès et les échecs des hommes à la lumière du plan de Dieu. Et il est curieux de noter l'autoportrait des Juifs dans leur cheminement sur la terre: une troupe de mauvaise volonté, une foule à la nuque raide, qui harcèle Moise au temps du séjour au désert, demande un roi pour être comme tout le monde et menace de mettre à mort des prophètes comme Jérémie quand il élucide la situation politique. Il reste que cette nuque raide une fois attelée au service de Dieu devient une obstination héroïque et la volonté d'affronter les assauts continuels du monde extérieur au cours des millénaires de l'existence juive.

Cette première phase de l'histoire juive donne naissance à certaines idées caractéristiques qui reviendront continuellement à la surface aux générations suivantes — une conscience de l'histoire collective qui trouve son origine dans l'appel d'un seul homme au service de Dieu et le souvenir de la libération de tout le peuple de l'esclavage. C'est ainsi que le rappel « Souviens-toi que tu as été esclave en Egypte › a rendu les Juifs sensibles aux droits fondamentaux de l'homme et à son aspiration à la liberté; également ce sentiment d'être le peuple élu par le Dieu unique, créateur du ciel et de la terre et souverain des nations de la terre. De fait, l'histoire juive a été envisagée avec un étrange et naïf aveuglement comme un dialogue qui se poursuit entre Israël et son Dieu, une conversation intime dans laquelle peuvent occasionnellement intervenir les nations du monde. Les Assyriens, les Babyloniens, les Grecs et l'Empire romain naissent et meurent, mais n'ont de sens que pour autant que Dieu se sert d'eux pour secourir ou châtier ses enfants, et cet aveuglement joue toujours, ce qui fait des Juifs l'un des peuples les plus sophistiqués qui existent sur la terre, toujours hors d'atteinte pour ainsi dire dans les changements importants qui affectent leur environnement immédiat.

A leur retour, les exilés reconstituent leur Etat en une province, petite et sans autorité, de l'empire perse. Sous le règne du despote séleucide Antiochus Epiphane, on voit soudain un retour mouvementé à l'indépendance avec les Maccabées, mais, en l'espace d'un siècle, elle est de nouveau perdue. Cependant des changements profonds donnent naissance à un judaïsme radicalement nouveau à l'apparition de l'ère chrétienne. Les origines de ces changements sont obscurs. Nous avons connaissance de différentes factions religieuses et politiques en lutte pour le pouvoir, et nous savons ce qu'elles deviennent par la suite. Avec l'échec de la révolte contre Rome en 70 de l'ère chrétienne et la destruction du Temple, le parti des Sadducéens perd sa raison d'être. Les partisans d'une solution militaire sont finalement éliminés par l'échec de la révolte de Bar Kochba en 135 de l'ère chrétienne. Différentes sectes moins importantes, y compris les premiers chrétiens, se séparent et vont leur chemin. C'est alors que les pharisiens deviennent les leaders du judaïsme rabbinique. Le Talmud rappelle comment Jochanan ben Zakkai, chef du parti pour la paix à Jérusalem, se fit porter en fraude hors de la ville assiégée pour rencontrer Vespasien. L'une de ses requêtes était d'être autorisé à fonder la petite académie de Yavné pour que lui-même et ses disciples puissent continuer à étudier leur tradition. Dans ce centre, ont été posées les fondations de l'existence religieuse juive pour la période des deux cents ans qui ont suivi.

Trois faits sont à remarquer. Tout d'abord, la démocratisation du judaïsme; en effet, la fin du Temple marque la fin complète du sacerdoce excepté un résidu de cérémonies rituelles; cette prière est le culte du coeur et remplace les sacrifices que l'on apportait au Seigneur. Chaque table familiale devient un autel, et chaque père de famille en accomplissant le rituel avec les siens devient un prêtre officiant.

Deuxième fait, l'autorité en matière religieuse n'est pas liée à une caste sacerdotale héréditaire, mais revient aux rabbins: leur qualification dépend du degré de leur savoir et leurs décisions sont prises selon un processus démocratique. Le terme religieux, dans ce contexte, appelle une précision. En effet, le judaïsme rabbinique ne voit pas de ligne de démarcation entre la sphère existentielle du religieux et celle du profane — au contraire, tous les aspects de la vie sont virtuellement saints puisque l'ensemble de cette vie est vécue en présence de Dieu. La tâche des rabbins est de promouvoir une civilisation susceptible de conférer au Juif une identité précise, de développer la culture et de rassembler la communauté dans le cadre des différents types de société, d'enseigner et de préserver un comportement unique pour faire face à la persécution, à la tyrannie, aux périodes de prospérité et de succès dans le monde, aux défis et aux intrusions des différents styles de vie, des mouvements philosophiques et religieux et des pressions venant de l'extérieur.

Le troisième fait saillant de la période rabbinique est une institution qui a probablement contribué plus que tout autre facteur à créer et à conserver l'identité juive: la synagogue. Les origines de la synagogue sont probablement des réunions locales de la communauté, en exil à Babylonne, pour étudier la tradition, pour prier en commun et pour mettre sur pied des organismes d'entre-aide sociale.

Certainement ces trois caractéristiques ont marqué par la suite le développement de cette institution qui reste un foyer pour la communauté juive aujourd'hui, même quand une bonne partie de ceux qui la fréquentent se définissent comme agnostiques.

La vie juive devient alors un exil permanent, un voyage d'un sanctuaire à l'autre à travers le monde entier. Tandis que le christianisme et plus tard l'Islam se sont développés dans le cadre de puissances mondiales, ont gouverné de grands empires, se sont engagés dans des conquêtes spirituelles et souvent territoriales, soumis aux tentations et aux corruptions liées au pouvoir, le judaïsme a eu à apprendre l'art de survivre. Un récit humoristique juif évoque trois jours de répit avant l'arrivée d'un raz de marée. Dans l'église catholique, le prêtre invite ses fidèles à confesser leurs péchés et à en demander pardon. Le pasteur protestant suggère aux siens de rechercher envers qui ils ont des torts et d'essayer de les réparer. Le rabbin déclare à sa communauté: « vous avez trois jours pour apprendre à vivre sous l'eau! ». L'autre face de se trait caractéristique est une dépendance excessive par rapport au bon vouloir du pouvoir en place, et ceci inspire parfois un humour macabre typiquement juif: deux juifs sont devant un peloton d'exécution, l'un des deux demande à l'autre s'il pense qu'il peut réclamer la cigarette du condamné; la réponse est immédiate: « pas de désordre! ».

Quand à la vie interne du judaïsme pendant une période de presque deux millénaires, les limites de cet article permettent seulement d'en aborder quelques aspects. Le Moyen-Age voit la systématisation des discussions sur la loi, jamais closes dans le Talmud, dans le sens d'une codification de la pratique qui tend à devenir toujours plus rigide et formelle. Les défis du monde extérieur amènent la création de systèmes philosophiques, et les mouvements mystiques se répandent également. Il y a aussi les cas fréquents de controverses religieuse qui divisent les familles et les communautés pendant plusieurs générations; cela porduit parfois la création de sectes, comme les Ka-raites, mais plus souvent on aboutit à une réconciliation quand la question controversée perd de son intérêt ou que surviennent d'autres événements extérieurs. Cependant la plus grande brisure du système, à laquelle le monde juif s'efforce de faire face encore maintenant, survient dans la foulée de la marche de Napoléon à travers l'Europe. Les nouvelles possibilités d'émancipation, les provocations du siècle des lumières, font éclater l'ancienne cohésion interne quand les Juifs sortent des ghettos pour s'intégrer au monde moderne.

La période suivante permet de suivre le processus de ce qui semble être une sécularisation inconsciente des éléments traditionnels et qui pousse les Juifs à fonder un foyer pour eux-mêmes dans ce nouveau monde. Certes, on trouve déjà dans les prophéties de l'Ancien Testament plusieurs des éléments qui constituent le messianisme juif: le retour dans la Terre et la restauration de l'âge d'or du royaume de David tel qu'il était avant la dissolution du royaume de Salomon; la reconnaissance du Dieu unique par tous les peuples; le pélerinage de peuples nombreux vers Jérusalem pour y découvrir les voies de Dieu; le renoncement aux armes de guerre pour l'établissement du royaume de la paix universelle (Isaïe, 2,3-4).

Tous ces éléments prennent soudain une nouvelle signification dans le monde juif après l'émancipation. En effet, de nouvelles idéologies font vibrer le coeur des Juifs d'un écho immédiat. C'est le rêve messianique d'une paix et d'une fraternité universelles, conduisant à la vision laïque d'une nouvelle humanité unifiée, d'une société sans classes, du suffrage universel — et c'est ainsi que les Juifs se trouvent à l'avant-garde de l'idéologie et parmi les adhérents les plus passionnés des nouveaux mouvements libéraux, socialistes et communistes. C'est ce même amour de la justice sociale qui a été porté aux rivages des Etats-Unis par les émigrants juifs venus de l'Europe de l'Est au milieu du siècle et qui les a conduits aux premiers rangs des combats pour la création des syndicats. De ce milieu est sortie Emma Lazarus, la compositrice de ces vers sur la statue de la Liberté accueillant les immigrants dans le nouveau monde:

Donnez-moi vos pauvres, les exténués,
Le ramassis des peuples en quête d'un souffle de liberté
Le rebut de vos rivages
Envoyez-les moi, ces sans-abri, brûlés par la tempête,
J'élève ma lampe à la porte d'or.

(Ce sont les descendants de cette génération qui ont fait nombre dans le pourcentage disproportionné des jeunes Juifs engagés dans les marches pour la liberté dans les Etats-Unis du Sud — et de ceux qui sont morts pour cette cause. Or la plupart d'entre eux niaient que leur judaïsme ait quelque chose à voir avec leur présence dans ces mouvements).

Cependant, les socialistes juifs ont également adopté des vues nationalistes et le commencement du mouvement sioniste qui jaillit de plusieurs sources idéologiques différentes pourrait passer pour une version laïque de l'espérance religieuse du rassemblement des exilés. De fait, la toute première opposition au sionisme vint de ces groupes religieux orthodoxes qui le voyaient (et certains d'entre eux le voient encore) comme une profanation du nom de Dieu: ne s'agit-il pas, en effet, d'accomplir les promesses messianiques avant le temps voulu par Dieu.

Le processus de sécularisation présente d'autres dimensions. Au Moyen-Age, le souci de la culture était l'orgueil des Juifs et être un lettré était la norme; or, l'étude, par excellence, c'est l'étude du Talmud, des textes et des traditions qui l'accompagnent. Dans la nouvelle société, la soif de connaissance s'orientait vers d'autres domaines, du fait que les universités offraient l'une des voies d'accès au monde intellectuel. C'est cette rencontre qui a réalisé le plus fécond des mariages entre l'intelligence juive et la pensée occidentale. L'on songe immédiatement à Freud et Einstein comme spécimens de cette synthèse, mais on devrait multiplier cette nomenclature dans les divers secteurs du domaine des arts, des humanités et des sciences. Et pourtant, ici encore, le prix de cette réussite est une dénégation ou un reniement du judaïsme et du passé juif.

Un curieux éclairage indirect de cette réalité est la constatation que dans ces milieux sécularisés on retrouve chez les Juifs un certain sens de la mission qui avait disparu au temps de la naissance du christianisme. Les sionistes se sont considérés comme porteurs des bienfaits de la civilisation — c'est-à-dire de la technologie et de la culture occidentale — au profit du Moyen-Orient; et dans une certaine mesure, ils ne comprennent pas toujours pourquoi on devrait rejeter cette attitude en lui appliquant le label impérialisme. Les premiers socialistes juifs ont été les grands activistes des nouveaux mouvements — et ils se sont ainsi trouvés parmi les premiers à être persécutés quand les régimes répressifs ont succédé aux premières visions utopiques. Certes, leur situation est celle de marginaux puisque leurs espoirs de visionnaires vont à l'encontre des dures réalités des sociétés de masse, de la corruption du pouvoir, de l'intérêt sordide et du totalitarisme; et ceci est peut-être l'équivalent moderne de la situation des prophètes d'autrefois.

Outre ces réactions laïques à l'émancipation, de nouvelles adaptations religieuses étaient nécessaires. Le mouvement de sortie des ghettos signifiait aussi l'émancipation des restrictions imposées par l'observance religieuse. Pour certains Juifs, au début, le baptême était le passeport nécessaire pour entrer dans le nouveau monde; mais ensuite, il n'était plus nécessaire de faire un saut aussi radical après la pénétration des Juifs dans les principaux courants culturels de la société occidentale. Les liens avec le passé juif étaient maintenus sur une base culturelle, sociale ou affective, mais à mesure que s'accentuait l'assimilation à une culture déterminée ces liens devenaient plus lâches, jusqu'à ce que des résurgences d'antisémitisme provoquent en retour une nouvelle prise de conscience des antécédents juifs.

A cette situation, deux sortes de réactions ont répondu. La première a été l'orthodoxie, c'est-à-dire une réaction conservatrice qui tendait à élever un mur psychologique pour remplacer, après sa chute, le mur physique du ghetto. A l'encontre d'une défection massive, il tirait sa force d'une nouvelle présentation du concept prophétique du petit reste des justes qui survivra et qui se révélera être le véritable porteur de la parole de Dieu. Quels que soient les changements du monde ambiant, il ne fallait introduire aucun compromis dans la transmission authentique, intacte et inchangeable de la tradition reçue au Sinaï. Elle puise sa force dans l'évidente sécurité qu'elle apporte et dans la richesse intérieure des rites de la vie juive. Par contre, sa faiblesse réside souvent dans l'accent mis sur la pratique seule, au détriment d'un effort pour encourager le peuple à l'étude régulière de la tradition de façon à vivifier ces pratiques et à les élever au-dessus du niveau d'un simple comportement vide de sens et d'implications morales.

Cette position comporte également certaines difficultés inhérentes à sa nature. Le peu de souplesse et de capacité d'adaptation qui restait dans la loi juive avait fini par être pratiquement paralysé en face de la radicale nouveauté des problèmes qui se posaient. Les domaines où la loi juive faisait autorité étaient désormais fortement réduits. Au MoyenAge, Maimonide pouvait encore inscrire dans sa codification de la loi une section sur les réglementations concernant le Temple — mais les codes qui suivirent les laissèrent de côté. De même, des chapitres entiers de lois civiles et criminelles devinrent en grande partie caducs quand les Juifs acquirent la citoyenneté, adoptèrent les usages courants et partagèrent pleinement les droits et les devoirs légaux de la société. Ainsi les deux seuls domaines où l'on pouvait voir fonctionner la loi juive et où les rabbins avaient encore un peu d'autorité réelle et de pouvoir — avant que la création de l'Etat d'Israël ne fasse surgir de nouvelles possibilités — étaient la pratique rituelle et les problèmes de statut personnel tels que le mariage, le divorce et la conversion. Il est regrettable que, dans ce monde orthodoxe, un manque de sécurité et une crainte de prendre des initiatives aient effectivement empêché, même dans ces domaines, l'étude sérieuse des problèmes.

Des interventions plus audacieuses sont dues au renouveau scientifique dans les études bibliques et l'histoire des religions. Le premier mouvement ébranla le fondement même du concept de révélation entraînant une réaction orthodoxe de réfutation et de commentaires apologétiques polémiques, avec, en dernier ressort, l'inévitable appel à la foi. Le second amena le développement du mouvement Science et judaïsme qui soumit les traditions juives à une analyse historique et donna un fondement semi-scientifique à certaines critiques soulevées par les premiers réformateurs religieux. En effet, la structure soi-disant monolithique de la tradition et de la pratique juive, entièrement porteuse de sens et de sainteté, se révélait être composée d'éléments ajoutés les uns aux autres au cours de son développement historique; et ces éléments pouvaient venir des sources les plus pures aussi bien que de la superstition médiévale la plus grossière ou de simples coutumes populaires.

La seconde réaction fut celle d'un mouvement pour la Réforme, mis sur pied en Allemagne par une classe de Juifs riches qui voulaient combiner le meilleur de la culture allemande avec leur identité religieuse juive. Leurs premières réalisations concrètes touchèrent le domaine du rituel, par l'introduction des prières en langue vernaculaire et l'usage de l'orgue. Il s'ensuivit une remise en question des croyances, des rites, des cérémonies et des pratiques et finalement un rejet de tout ce qui semblait ne plus être en harmonie avec l'esprit de la pensée moderne. La réforme se considérait elle-même comme une influence préservatrice puisqu'elle ramenait au judaïsme des Juifs qui autrement risquaient d'être perdus au profit du monde laïc, et en même temps elle prétendait redécouvrir les éléments prophétiques de la tradition en accord avec l'optimisme universel du dix-neuvième siècle. Le Messie comme personne s'effaçait, mais on était à l'aube d'un nouvel âge messianique. Par contre, ses détracteurs orthodoxes la voyaient au contraire comme une tendance à l'assimilation et lui reprochaient de rejeter le joug des commandements; mais ils subissaient suffisamment son influence pour chercher une difficile conciliation entre les croyances et pratiques traditionnelles et le monde contemporain de la fin du dix neuvième siècle et du début du vingtième.

C'est peut-être dans sa forme la plus radicale que la Réforme a été florissante en Amérique avec des cas de célébration du sabbat le dimanche et l'abandon d'éléments traditionnels comme la kippa et le châle de prière. Mais une prise de position aussi énergique provoqua des réactions, spécialement au vingtième siècle avec le réveil de l'antisémitisme; c'est ainsi qu'en Amérique l'éventail du judaïsme non orthodoxe s'étend des Temples réformés de l'extrême gauche (classique) en passant par un large centre où la Réforme recoupe le mouvement conservateur (crée au début du siècle pour « affirmer et établir une fidélité à la Torah et à son interprétation traditionnelle'.) pour en arriver à un conservatisme-orthopraxie, et aboutir à l'orthodoxie, elle-même divisée en groupes qui se distinguent par leur degré d'observance et les traditions qu'ils ont conservé de leurs différents pays et communautés d'origine. Un humoriste a fait remarquer que l'orthodoxie court le risque d'être hors du réel, la Réforme court celui de ne plus être juive et le Conservatisme court les deux risques à la fois. Si l'on veut les distinguer concrètement du point de vue de l'observance: un rabbin orthodoxe porte toujours un chapeau, un réformé pratiquement jamais et un rabbin conservateur en a un dans sa poche de derrière. Pour compléter ces distinctions il faut mentionner le Reconstructionism, mouvement américain qui souligne comme une caractéristique du monde juif le fait d'être un groupe ethnique culturel dont le judaïsme est la religion comme folklore.

En Grande-Bretagne, on retrouve les mêmes divisions entre les mouvements orthodoxes et non orthodoxes avec les termes de libéraux (ou progressistes) et réformés qui se rapprochent des termes américains réformés ou conservateurs. Mais ces distinctions telles qu'elles existaient avant la guerre en Europe continentale ont pratiquement disparu pendant la période nazie, et, dans les communautés qui ont servécu ou qui se sont reconstituées, on ne peut individualiser que quelques synagogues réformées. En Israël, les mouvements réformé et conservateur sont réduits à de petits groupes, créés et desservis d'abord par des rabbins américains, mais ensuite certains rabbins d'origine israélienne s'y engagent. L'institution religieuse orthodoxe qui détient le pouvoir ne leur reconnaît ni ne leur laisse aucune autorité. Certes il est singulier de voir des Juifs s'accomoder du manque de liberté religieuse en Israël, alors que, en tant que Juifs, ils ne tolèreraient ce manque dans aucune autre partie du monde. Le pluralisme religieux des autres communautés juives n'est donc pas apparent ici et ceci permet de se rendre compte de la répulsion des Israéliens à l'égard des engagements religieux à caractère formel, alors que, en principe, on peut trouver en Israël des cercles d'étude pour n'importe quel mouvement spirituel existant dans le monde. De l'extérieur, ce qui apparaît ce sont les incessantes querelles religieuses entre les différentes autorités rabbiniques, et, parfois, des exemples de discussions légales, bizarres et archaïques, sur des problèmes où une considérable souffrance humaine est mise en jeu. Les seules déclarations idéologiques qui interviennent touchent à la question de l'annexion des territoires occupés et se réfèrent à une interprétation de la Bible d'un littéralisme inattendu et primitif.

Les Juifs avaient donc adopté le monde d'après l'émancipation et, en dépit des échecs du début, il semble qu'ils y aient trouvé un nouveau foyer. Puis est arrivée la persécution nazie; et le pays même qui avait soulevé le plus d'espoir puisqu'il était au coeur de cette histoire d'amour entre les Juifs et le monde moderne, se retourna complètement et chercha à les exterminer. Les Juifs ne sont pas encore remis de ce choc et, conscienment ou inconsciemment, ce fait colore leur attitude en face des événements qui surviennent. Un théologien juif américain a pu poser le principe d'un onzième commandement pour le peuple juif: « Tu dois survivre! ». Les déclarations sur le conflit du Moyen-Orient, qu'ils proviennent de chefs politiques ou religieux, sont trop vite réduits à cette formule: « est-ce bon pour les Juifs? et ceci que l'on soit pour ou contre eux. C'est tout un monde juif, à quelques exceptions près, qui a été battu en brèche par la crise du siècle dernier et qui, avec crainte et tremblement, se sent dériver vers la prochaine. Ainsi il est difficilement conscient d'une mission, excepté au sens limité du terme. Que ce soit sur le terrain religieux ou ethnique, la question importante est de survivre — que ceci soit exprimé selon le traditionnel langage de la foi, ou, en termes séculiers, par l'expression « le peuple juif » (celui qui se perd dans les dédales de l'assimilation ou des mariages mixtes) ou encore que cela devienne l'expression nationale d'un Etat juif menacé. Mais il ne s'agit pas de survivre pour accomplir tel ou tel dessein, divin ou non, il s'agit de survivre pour survivre.

D'où viens-tu?

Au cours de sa récente installation, un rabbin du nord de l'Angleterre dit à quel point il lui paraissait étrange d'être là: il était né en France, il avait été élevé en Allemagne, il était de langue anglaise et sa femme était tchécoslovaque.

Ses parents étaient des réfugiés de l'Allemagne nazie, sa femme était réfugiée de Tchécoslovaquie après l'invasion russe de 1968. Ceci explique que l'une des premières questions qu'un juif adresse à un autre juif quand ils se rencontrent pour la première fois soit celle-ci: d'où viens-tu? d'où viennent tes parents ou tes grands-parents? En effet, peu de juifs peuvent faire remonter l'histoire de leur famille dans un même pays à plus d'une ou deux générations.

La Diaspora (ce mot grec signifie dispersion, éparpillement) renvoie en bloc à tous les endroits hors de la terre d'Israël où les Juifs se sont installés après la destruction de la vie nationale par les Romains en 70 de notre ère. Mais, de fait, bien avant cet événement historique la dispersion des Juifs était un phénomène de croissance. Les exilés de Babylone ne sont pas tous revenus avec Néhémie et Esdras, et sans doute une majorité d'entre eux a fait souche et est restée sur place. Ceux qui ont fui les Babyloniens se sont installés en Egypte, et un sanctuaire florissant dans la région d'Eléphantine existait déjà au milieu du second siècle avant l'ère commune. Sous la domination des Grecs et des Romains sur la Judée, des centres juifs importants existaient en Babylonie, et en Perse, en Syrie, à Antioche, à Rome, à Athènes, à Thessalonique, en Bulgarie, en Arménie, à Chypre à Carthage et à Alexandrie. Au premier siècle de l'ère commune, il y avait des Juifs en Espagne, et depuis la période de la république romaine on pouvait en trouver en France et en Allemagne. La conquête arabe au septième siècle amena non seulement des Juifs de Mésopotamie et de Palestine, mais aussi toutes les communautés du Moyen-Orient et une importante partie du monde méditerranéen selonles mouvements de l'Islam. La communauté juive d'Espagne fit l'expérience d'un âge d'or au temps de l'Islam, puis de persécutions sous les Almohades; ensuite, livrée à l'inquisition sous les rois catholiques d'Espagne, elle fut finalement expulsée d'Espagne en 1492.

Les exilés se disséminèrent dans l'empire ottoman, de la Bosnie à Constantinople, de Salonique à Sofia, ou bien reformèrent de nouvelles communautés en Afrique du nord, à Amsterdam, à Londres, à Ferrare, à Livourne, à Vienne, à Bucarest et dans d'autres villes, en préservant toujours leurs traditions et leur dialecte judéo-espagnol, le ladino. C'est ainsi que se sont développés deux types de civilisation sephardi, l'une orientale, l'autre occidentale. (Le terme sephardi vient du nom d'un pays inconnu du temps de l'exil, Sepharad, mentionné en Obadiah 20, et traditionnellement identifié avec l'Espagne).

Faisant contraste avec la destinée des Sephardim, nous devons aussi mentionner les Askenazim, terme utilisé pour désigner les Juifs qui vivaient en Allemagne et en Europe de l'Est, où la langue vernaculaire judéo-allemande qu'ils parlaient était le yiddish. (Le terme Ashkenaz se trouve en Genèse 10,3 dans la liste des descendants de Noé, et il a traditionnellement été associé avec l'Allemagne). La première croisade du onzième siècle marque le commencement d'une hystérie religieuse dirigée contre les Juifs, bouc émissaire commode quand survient un désordre quelconque. Après la peste noire en 1348-49, on les accusa d'avoir empoisonné l'eau des puits des chrétiens, et par la suite des bandes armées balayèrent environ trois cent cinquante communautés juives et des dizaines de milliers de Juifs, hommes, femmes et enfants furent assassinés. Le résultat fut une fuite massive des Juifs allemands vers les provinces de Pologne. Entrer dans le détail des errances de ces communautés déborde le propos de cet article, mais il est évident que tous les aspects de la vie juive sont affectés par ces migrations, et cela produit des différences dans les coutumes et les traditions locales. Certains de ces effets se font sentir dans les rites et les prières: le cérémonial et la liturgie des Ashkenazim et des Sephardim se sont différenciés, leur prononciation de l'hébreu est diverse ainsi que le genre de la musique utilisée dans leurs synagogues. On a vu naître également des variantes en matière de droit si bien que pour intégrer les deux traditions il y a lieu de modifier les lois générales. Mais ce sont surtout les différences culturelles qui posent des problèmes quand les deux groupes se rencontrent — comme par exemple à Amsterdam après l'expulsion d'Espagne.

Les Sephardim représentaient une société sophistiquée d'une culture très évoluée quand les réfugiés Ashkenazim, fuyant les massacres de Chmielnicki, se déversèrent à Amsterdam. Les Sephardim regardèrent les nouveaux arrivants comme des gens culturellement et socialement inférieurs, et les différences ne purent être réduites qu'après plusieurs générations quand il fallut affronter une commune pauvreté. Aujourd'hui, en Israël, la situation est curieusement retournée puisque la classe dirigeante du pays est composée des immigrants Ashkenazim et de leurs successeurs. Cependant que la moitié de la population est représentée par des Sephardim d'Afrique du nord dont le passé est pauvre, culturellement et socialement. C'est seulement dans les dernières années qu'ont été faites des tentatives non seulement pour éduquer, intégrer, et élever le niveau culturel des Sephardim mais aussi pour chercher à faire estimer la contribution culturelle qu'ils sont en mesure d'apporter.

Un Jonas moderne pourrait venir de l'un des soixante dix différents pays d'où ont immigré les Juifs depuis la création de l'Etat.

Quel est ton pays?

Sur un faire part envoyé par un grand maitre hassid pour le mariage de sa fille, il prévenait ses hôtes que la cérémonie aurait lieu à telle date, dans la ville de Jérusalem. Une note ajoutait au bas de la page que si, d'ici là, le Messie n'était pas venu, le mariage aurait lieu dans le petit village d'Europe de l'est où ils habitaient tous.

Depuis le temps de l'exil biblique, s'est posée la question du lien des Juifs avec la terre où ils vivent et avec la terre promise qu'ils ont laissée derrière eux. Dans une lettre adressée aux exilés, le proprète Jérémie établit les bases de la pensée juive en la matière: « Recherchez le bien du pays où je vous ai déportés; priez le Seigneur en sa faveur, car de sa prospérité dépend la vôtre » (Jérémie 29,7). Nous possédons des documents qui remontent au quatorzième siècle sur les prières récitées dans les synagogues après la lecture de la Torah et qui demandent la bénédiction et l'aide de Dieu pour le roi. Ces prières remontent sans doute encore plus haut dans le temps, elles reflètent en tout cas les deux aspects de l'attitude des Juifs à l'égard des nations qui les accueillent. D'une part, il s'agit d'un certain égoïsme éclairé, de la prière d'un groupe minoritaire dans la société et totalement dépendant, pour sa sécurité, du pouvoir en place. Mais d'autre part, la loyauté juive en pays étranger a toujours eu une dimension plus profonde, spécialement quand certains sentiments réciproques entrent en jeu.

C'est probablement aux dix-neuvième et vingtième siècles que l'on trouve les exemples les plus poussés de cette dernière réaction. Ainsi des Juifs qui ont abandonné les bases traditionnelles de leur identité juive exagèrent leur identification avec le pays et le peuple chez qui ils vivent. Le folklore juif fait apparaître que les Juifs allemands sont plus allemands que les Allemands. On trouve des réactions semblables chez des Juifs français ou anglais. Et l'on a vu des Juifs se battre loyalement pour leur pays et se trouver dans des camps opposés pendant la première guerre mondiale. A mesure que l'identité dépendait davantage de critères nationaux, le judaïsme ne pouvait plus être une expression qui englobait toute la personne, mais il se trouvait relégué dans le domaine limité d'une foi. On pouvait donc être un anglais de convictions mosaïques de la même manière que votre voisin était membre d'une église particulière.

Il reste qu'au long de l'histoire juive, demeurait le sentiment d'être étranger partout, en exil permanent — ceci à la fois à cause de la précarité évidente de l'existence juive, et à cause de la centralité dans la prière juive et la vie rituelle du souvenir de la terre promise, de Jérusalem, et de l'espoir d'une restauration glorieuse. Déjà au début du dix-neuvième siècle les premiers symptômes d'une nouvelle attitude à l'égard de la terre étaient sensibles. Les nouvelles immigrations vers la Palestine étaient provoquées par des motivations complexes: pour les uns, c'était un besoin religieux, pour d'autres, c'était une réponse à l'antisémitisme éprouvé dans leur pays d'adoption, avec une teinte d'idéologie socialiste ou nationaliste. Pour certains, cette nouvelle installation était une fin en soi, un hâvre pour le juif errant; tandis que d'autres le voyaient seulement comme le commencement d'une nouvelle renaissance culturelle et spirituelle pour le peuple juif, devenu libre sur son propre sol et y retrouvant ses racines.

Ce qu'a pu être l'histoire de ces installations nous ne pouvons guère le savoir sauf pour les persécutions nazies. Il est certain que la création de l'Etat d'Israël a été en grande partie une réponse des puissances mondiales à la détresse et à la ruine du peuple juif pendant l'holocauste, encore que la situation politique locale ait eu son poids. Mais, avec cette création, la question: « quel est ton pays? » a pris une nouvelle dimension pour les Juifs. De tous les mouvements juifs des deux derniers siècles c'est le sionisme qui a été le plus efficace ne serait-ce que par la prédiction qu'il a faite des dangers de l'antisémitisme et par la fondation de l'Etat juif. Son idéologie vise à absorber toute la judéité du monde et à inspirer à ceux qui restent dans la Diaspora un certain sentiment de déloyauté à l'égard du peuple juif, et par rapport à eux-mêmes le sentiment d'être un juif de seconde classe. L'existence de l'Etat d'Israël a certainement changé la réalité dont le sionisme est issu et la portée de cet événement n'est pas encore pleinement mesurée. La génération actuelle peut désormais considérer l'existence de l'Etat juif comme une chose évidente, et il suffit d'un ticket d'avion pour le réaliser. Cet Etat a déjà réussi à rendre son honneur à un peuple accablé sous le choc de l'holocauste et à le centrer sur ce nouveau foyer; cela lui permet de retrouver son identité juive maintenant que la dimension religieuse est faible et que la vieille culture yiddish de l'Europe de l'est, qui servait ce dessein, a à peu près disparu.

Le choc de la guerre d'Octobre a aussi ébranlé l'idée populaire du credo sioniste comme quoi Israël serait l'unique endroit au monde où les Juifs seraient en sécurité. Si la guerre des Six Jours avait créé le mythe d'un nouvel Israël invincible, la guerre d'Octobre, qui était en soi un bien plus grand triomphe militaire, a remis l'Etat dans la norme de l'existence juive: ce qui jusque-là avait été la con-dition précaire de petites communautés juives était maintenant réalisé à une échelle mondiale.

Ainsi les Juifs d'aujourd'hui se sentent tiraillés par d'étranges loyautés. Non pas à la manière classique déjà assumée, entre leur pays d'origine et l'Etat d'Israël — sauf, naturellement pour des situations comme celles des Juifs de l'Union Soviétique. (Sans oublier toutefois que les accusations de déloyauté, non fondées, sont aussi vieilles que celles des Pharaons (Exode 1,8-10) et des Amans (Esther 3,811) de la Bible). Mais plutôt, puisqu'Israël peut être considéré comme une alternative laissée au libre choix de chacun, la question touche à la nature de la société en Israël et à ses relations avec son voisinage du monde arabe. En effet, les Juifs de la Diaspora doivent non seulement partager la gloire, mais aussi payer le prix de ce qui arrive à l'Etat d'Israël. Alors que des appels pathétiques sont naturellement adressés aux Juifs de la Diaspora pour qu'ils s'identifient avec l'Etat d'Israël en ces temps de crise — en particulier au moment où la résolution de l'O.N.U. sur le sionisme fait de nouveau surgir le spectre d'un label irréprochable pour favoriser une nouvelle vague d'antisémitisme — il n'en reste pas moins vrai qu'un sentiment d'identification avec les rejetés pousse le Juif à sympathiser avec les réfugiés Palestiniens, à critiquer le statut des Arabes en Israël, et, en général, les bases des approches politiques du monde arabe. Tout ceci avec le sentiment inconfortable que les menaces arabes de jeter les Juifs à la mer ne sont pas des paroles en l'air! Il faut cependant reconnaître que, à peu d'exceptions individuelles près, aucun corps constitué de quelque importance dans la Diaspora n'a pris l'initiative officielle d'offrir la médiation d'une communication avec le monde arabe. Il pourrait bien se faire que, dans les relations complexes Israël-Diaspora, la Diaspora ait à affirmer à son tour son droit à la parole en tant que peuple juif.

De quel peuple es-tu?

Au cours de deux mille cinq cents ans de dispersion, les Juifs ont habité dans tous les coins du monde, et partout où ils se sont installés, il y a eu des mariages mixtes avec la population locale, de sorte qu'ils représentent un véritable mélange de races. Ceci est la chose la plus évidente qui soit si l'on compare un juif de Californie, blond aux yeux bleus avec son cousin au troisième degré par alliance qui vient de Bagdad, ou simplement si l'on marche pendant quelques minutes dans n'importe quelle rue d'Israël.

La question du peuple juif ou de l'identité juive est l'une des grandes questions que pose la vie juive dans la seconde moitié du siècle — ceci enpartie du fait de la question raciale soulevée par les nazis et en partie du fait de la création de l'Etat d'Israël. Dans le passé, le cas de mariage mixte se présentait quand un Juif se convertissait pour la première fois à la foi dominante dans la société à laquelle il appartenait, ou bien (mais le cas était plus rare à cause des vexations qui étaient imposées) quand c'était l'autre partenaire qui devenait juif; maintenant, on a la possibilité d'un mariage civil sanctionné par l'Etat. La loi rabbinique ne peut absolument pas reconnaître ce mariage, et des problèmes se posent pour déterminer l'identité des enfants issus de cette union. Ici, la tradition juive soutient que l'enfant est juif si la mère est juive, sans considérer le statut du père ou l'éducation de l'enfant. La situation se complique du fait que les différents mouvements non orthodoxes proposent d'autres critères, particulièrement en Amérique, où des procédures de conversion inacceptables du point de vue des orthodoxes, ont eu cours pendant plus d'un siècle, et ont abouti à la situation d'enfants reconnus comme juifs seulement par une partie du monde juif. (Un débat acharné est en cours en Amérique à propos de cérémonies religieuses faites par certains rabbins réformés pour des mariages entre un juif et un partenaire qui professe la foi chrétienne). Bien que la communauté juive réformée d'Amérique soit assez importante pour se suffire et que les questions de statut social soient plus faciles à résoudre dans cette atmosphère plus tolérante, la situation des Juifs qui en viennent devient très problématique quand ils vont en Israël, ou dans n'importe quel autre pays où l'on ne trouve qu'un rabbinat orthodoxe. Un problème semblable est celui des Juifs de Russie qui sont arrivés en Israël en si grand nombre ces dernières années; quand il se trouve que le conjoint n'est pas juif et n'a pas forcément envie de s'engager dans une conversion religieuse, il aimerait pourtant avoir une identité nationale même s'il n'a pas de croyances religieuses formelles. Savoir si l'identité juive ne peut être déterminée que par le rabbinat ou si les tribunaux de l'Etat d'Israël sont habilités à le faire est une question qui menace sans cesse d'éclater comme l'éruption d'un volcan.

Je suis hébreu et je crains le Seigneur

La réponse de Jonas est déconcertante parce qu'elle ne semble pas répondre directement à la question posée. Pourtant, elle recouvre les deux pôles de l'identité juive: l'aspect de peuple, d'appartenance à une famille particulière et celui de vocation, d'appel de Dieu. Il se peut qu'un juif ne garde qu'un lien très lâche avec son identité juive; il peut la considérer en termes culturels, comme sioniste ou comme israélien, au sens d'une destinée qu'il partage, ou comme un simple attachement sentimental quelque part à la frontière de sa conscience, comme un composé d'éléments de musique populaire juive, ou de cuisine, ou de plaisanteries connues ou d'appels occasionnels à son porte-monnaie ... pourtant quelque part le lien familial intervient pour réveiller son sentiment d'appartenance. Beaucoup de Juifs ont eu la surprise de redécouvrir leur identité quand la guerre des Six Jours a soudain paru menacer l'existence d'Israël. Et bien que ce premier choc ait été rapidement dissipé, la réalité dramatique que vit l'Etat d'Israël peut toujours les rappeler au sens de l'honneur et des relations familiales même si tout le reste est perdu.

La grande époque du judaïsme rabbinique qui s'est étendue sur deux millénaires semble avoir atteint un tournant. Les anciennes frontières et les formes de l'existence juive sont toujours visibles, mais elles ne sont plus que la propriété privée d'une part limitée du monde juif ou les pièces détachées de l'anthologie de la pratique juive conservée au hasard par des individus ou des communautés. Mais, pour la grande majorité des Juifs, ces formes sont périphériques: la haie qui entoure la Torah, destinée à préserver la foi contre le monde extérieur, les a au contraire exclus eux-mêmes. On peut s'attaquer aux hérésies, aux mouvements sectaires, et aux idéologies, mais en face de l'indifférence il n'y a pas de dialogue possible.

Or, paradoxalement, les Juifs n'ont peut-être jamais eu autant de relief qu'aujourd'hui dans la conscience des hommes — comme le symbole de l'aliénation, ou comme l'archétype de la victime, ou même, une fois de plus, comme le scélérat imaginaire qui manipule le monde derrière ses portes closes, ou plus absurde encore, comme le nouveau héros militaire, admiré et haï tout ensemble.

Le juif d'aujourd'hui s'égare plus que jamais dans le monde qui l'entoure et cherche à y trouver sa place. La voie du retour à la sécurité du ghetto et à sa spiritualité est fermée, sauf pour un petit nombre qui a choisi sa réalité propre et se coupe du monde extérieur. L'expérience séculière, d'assimilation à la communauté d'accueil ou de création d'un Etat, est une réalisation remarquable mais le coût en a été fort élevé et le succès matériel seul ne satisfait pas longtemps. Echapper à cette destinée en quittant le monde juif s'est révélé impossible face à une détermination d'extermination. Et la menace de nouvelles souffrances et de nouvelles persécutions est suspendue dans l'air de ces temps troublés. Peut-être est-il temps pour Jonas de retourner à Ninive.

 

Inicio | Quiénes somos | Qué hacemos | Recursos | Premios | Únete a nosotras | Noticias | Contáctanos | Mapa del sito

Copyright Hermanas de Sion - Casa General, Roma - 2011