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Les tâches futures du dialogue entre juifs et chrétiens
Dujardin, Jean
Il m’a été demandé de réfléchir aux tâches futures du dialogue entre juifs et chrétiens.
Il n’est pas facile de répondre à une telle requête dans la mesure où aucune des instances chargées du dialogue, dans les communautés juives comme dans l’Eglise, ne me semble avoir précisé ce qu’elles espéraient en ce domaine. Mais cette requête est intéressante. Elle oblige à préciser quelques-unes des questions importantes pour l’avenir, alors que la plupart du temps, bousculés par les événements, nous risquons de nous y perdre.
Le contexte général est d’ailleurs propice à la réflexion. Les difficultés entre juifs et chrétiens ne se sont pas estompées totalement, mais le climat, l’atmosphère des échanges, peuvent être considérés comme globalement positifs.
Cela tient, sans vouloir leur en attribuer le seul mérite, à une marche en avant incontestable des Eglises et de l’Eglise catholique en particulier. L’enseignement diffusé depuis le Concile Vatican II commence à porter des fruits, et cela se traduit par des initiatives de nature extrêmement diverses : des colloques, des échanges, un enseignement universitaire, une formation dans les séminaires, une écoute de beaucoup de communautés, etc...
Cette marche en avant est encore marquée par des actes très concrets. Ils ont commencé par le désir du pape de rencontrer les représentants des communautés juives lors de ses visites pastorales. Ils se sont poursuivis par la visite solennelle à la synagogue de Rome. Dans cet ensemble, il ne faut pas minimiser la portée considérable de l’accord fondamental signé entre l’Etat d’Israël et le Saint-Siège en décembre 1993.
Depuis quelques années de nouvelles démarches sont entreprises, elles concernent la repentance. Lorsque le pape Jean Paul II a publié la lettre apostolique Tertio Millenio adveniente sur la préparation du jubilé de l’an 2000, il a invité les Eglises à purifier leur mémoire. Cette invitation ne pouvait que réjouir les artisans du dialogue entre juifs et chrétiens. Même si toutes celles qui ont été effectuées n’ont pas reçu le même accueil, l’ensemble signifie un changement considérable dans l’attitude à l’égard du peuple juif. Ces démarches ont été couronnées par la liturgie de repentance solennelle organisée à Rome le 12 mars de l’an 2000 et par le pélérinage récent du pape Jean Paul II sur la terre d’Israël. Il n’y a pas lieu de s’y étendre, mais il est certain que le geste accompli au mémorial de Yad Vashem et la déposition de la prière de repentance du 12 mars dans un des interstices du Mur ont été perçus par l’ensemble du monde juif comme les signes évidents d’un changement irréversible de l’Eglise.
Du côté juif, peut-on parler d’une certaine effervescence ? L’intérêt pour la personne de Jésus n’est pas récent. Mais il est incontestable qu’il s’est accéléré au cours de ces deux dernières années. 1
Quelle est la signification de ces évolutions ? Il n’est pas nécessaire d’en faire l’analyse pour l’Eglise catholique, car les raisons en sont tout à fait connues. Par contre, l’analyse est plus complexe pour les communautés juives et nous manquons de points de repère. Il y a sans doute un intérêt ancien proprement universitaire. Il y a plus probablement dans cette recherche sur Jésus, les fruits des rencontres entre juifs et chrétiens. Ayant généré l’estime, elles conduisent à s’interroger davantage sur ce Jésus de plus en plus reconnu comme juif, dont l’interlocuteur se réclame. Peut-on aujourd’hui penser que la question qui interpelle un petit nombre est celle que nous avons entendu formuler par un rabbin il y a quelques mois (la citation est approximative) : « Nous sommes convaincus que Jésus a été un personnage très important. Il suffit de constater pour cela ce qui est né de lui. Mais le problème qui se pose à nous aujourd’hui est celui-ci : qui est-il vraiment ? Qui est ce Jésus capable après deux mille ans d’histoire de produire un tel changement dans le cœur de ses disciples ? »
Cependant, la crainte et la méfiance n’ont pas totalement disparu dans la communauté juive. On n’efface pas en quelques décades un passé si chargé. La mémoire juive et la mémoire chrétienne ne se rejoignent pas aisément. La première demeure douloureuse, la seconde est parfois bien naïve.
Cela étant, les échanges de ces dernières années ont progressé et on peut se parler de part et d’autre d’une manière plus libre sans crainte à tout instant de se blesser.
Disons-le d’emblée : les questions théologiques ne seront jamais faciles à envisager. Les juifs n’aiment pas parler de théologie et encore moins de dogmes. Voici une remarque du cardinal Cassidy qui illustre cette différence d’appréciation. Il cite un passage d’un livre du rabbin Toaff : « Une discussion théologique n’est pas possible, car c’est précisément là que nos chemins divergent et où un accord reste impossible : un accord éventuel signifierait, soit que nous renoncerions à notre position, soit que l’Eglise renonce à la sienne ». Le cardinal Cassidy précise alors son point de vue : « J’ai cité le rabbin Toaff, car je pense que cela met bien au jour la confusion qui peut exister. Lorsque nous catholiques, parlons de dialogue théologique avec les juifs ou d’autres religions, nous n’avons absolument pas à l’esprit la perspective d’un dialogue qui aboutirait à la conversion ou à un renoncement (...). Lorsque je parle de dialogue théologique avec les représentants juifs, je ne parle pas de l’unité dans la foi, mais d’un dialogue qui permet aux interlocuteurs de se comprendre et de s’accepter tels qu’ils sont afin qu’ils soient ce que Dieu veut qu’ils soient dans la société d’aujourd’hui malgré les différence fondamentales ».
Cela étant précisé, il n’est pas sûr que le dialogue puisse s’engager aisément en ce domaine malgré tout. S’il doit un jour s’amorcer, il faudra nous rappeler les uns et les autres le fossé culturel qui nous sépare. Les mêmes mots dans le judaïsme et le christianisme ne désignent pas forcément la même réalité. Le travail historique à faire demeure considérable pour se comprendre en vérité.
Quels sujets peut-on alors aborder et dans quel esprit ?
Les thèmes que je vais proposer là ne relèvent que de ma seule initiative et de mes intuitions. Avant de les énumérer il convient d’évoquer un préalable méthodologique. La tendance de certaines interlocuteurs juifs à ne considérer le christianisme que du seul point de vue historique, lorsqu’ils étudient les textes du Nouveau Testament en particulier, et à se positionner en face comme si l’Ancien Testament et la pensée juive transcendaient le temps, étaient indépendants des conditionnements historiques, fait problème. Peut-on instaurer un dialogue vrai entre un christianisme historique et un judaïsme an-historique ? Du côté chrétien, j’entends parfois des mises en garde contre un irénisme facile. Il proviendrait d’un dialogue instauré en quelque sorte entre un judaïsme « textuel », idéal tel qu’il ressort d’une lecture renouvelée de l’Ancien Testament, et les chrétiens. Cette réflexion comporte quelque chose de juste même si je n’aime guère l’expression « juif textuel », mais pour être honnête, il faudrait alors accepter qu’il y a également un écart entre un christianisme idéal tel qu’il ressort d’une lecture du Nouveau Testament et la vision et la réalité de l’Eglise d’aujourd’hui dans la diversité de ses composantes. Il faut admettre pour les uns et pour les autres, qu’à travers les mutations, il demeure une continuité profonde, une même inspiration.
Cette difficulté nous offre le premier thème d’un travail en commun. Il est banal de le rappeler, la lecture juive de la Bible et la lecture chrétienne ne coïncident pas pleinement. Les chrétiens ont certainement à préciser la manière dont ils lisent l’Ancien Testament et à approfondir la notion théologique si importante pour eux d’ « accomplissement des Ecritures ». Mais il serait peut-être bon d’aller plus loin ente nous et de nous interroger sur la place respective de la tradition orale dans le judaïsme et de la tradition dans l’élaboration et le développement de la foi chrétienne. Le judaïsme et le christianisme ont chacun un rapport avec le texte qui n’est pas simplement un rapport textuel. La Bible, pour eux, quoique de manière sans doute différente, est d’abord une parole et non pas un écrit. Ce sont des communautés qui s’approprient les textes ; il faudrait s’interroger sur la manière dont se réalise cette appropriation.
En second lieu et précisément à cause de cette conception de la tradition, il me paraît important d’étudier ensemble le douloureux problème de la séparation. C’est une question sur laquelle les sources chrétiennes sont plus abondantes que les sources juives et de ce seul fait il y a un déséquilibre, mais ce point est important. Comprendre comment la séparation s’est faite, mieux préciser sur quel point elle a porté est essentiel avant précisément de s’interroger sur des questions plus dogmatiques concernant la christologie, le dogme de la Trinité, sur l’évolution du judaïsme lui-même...
En troisième lieu, et cela pourrait découler du travail précédent, nous pourrions être amenés à réfléchir sur la vocation juive et la vocation chrétienne par rapport à l’universalité du message biblique. Peut-être plus qu’hier, nous sommes conscients que nous avons un témoignage à donner ensemble sur ce point. C’est d’ailleurs pourquoi, et ce pourrait être le quatrième lieu de réflexion dans le contexte historique et culturel d’aujourd’hui, nous avons à réfléchir ensemble sur l’éthique. Ici on peut parler sans confusion d’un héritage commun judéo-chrétien. Cet héritage est gravement remis en cause par le monde contemporain et cela crée une responsabilité commune à nouveau.
Enfin, si le XXIe siècle comme l’a écrit le rabbin Philippe Haddad est « interreligieux ou ne sera pas », il semble que nous avons à étudier nos positions respectives de juifs et de chrétiens, héritiers du monothéisme, devant cette ouverture générale au dialogue.
L’énumération des sujets que nous venons de faire, n’aborde pas encore les questions théologiques les plus fondamentales, mais c’est une mise en route indispensable, car elle permettra une première rencontre en profondeur. Elle n’efface pas d’ailleurs en même temps la nécessité pour chacun de mieux réfléchir sur ce que nous sommes précisément en face des questions de l’autre. Je veux dire par là que ce chemin parcouru nous interroge, et sans que nous ayions aucunement à renoncer à notre identité propre, ce questionnement oblige à mieux préciser ce que nous sommes, ce que nous pensons, ce que nous voudrions faire comprendre de ce que nous sommes.
Concluons sans pouvoir conclure
Il est certain que l’échange qui devra se développer dans les années à venir demandera comme cela a toujours été le cas, mais peut-être plus encore, du courage, de la rigueur et de la lucidité dans sa conduite. Mais cette exigence de rigueur et de lucidité n’exclut pas l’acceptation en même temps d’un à-venir imprévisible, l’acceptation confiante, par avance, que nous ne puissions pas complètement voir l’itinéraire et décider du lieu où il nous conduira. Il est plus que certain que des questions qui nous paraissent inabordables aujourd’hui le seront demain dans une perspective différente. Faut-il le craindre ?
Il nous faut de toute façon avancer, il n’est plus possible de revenir en arrière car dans le monde d’aujourd’hui nous avons un témoignage commun à rendre. Il est tout de même paradoxal de constater que juifs et chrétiens – ici il n’y a pas à marquer de différence – sont porteurs d’un même message fraternel. Reconnaissons alors que nous n’avons pas été dans l’Histoire un bon exemple ou plutôt que nous avons été trop souvent un contre-exemple, même si la responsabilité des chrétiens est grande comme les démarches de repentance en ont fait l’aveu. Aujourd’hui, il est urgent que les relations entre juifs et chrétiens témoignent à la face du monde que, quelle que soit la profondeur de nos différences, cela ne nous empêche pas de nous reconnaître réellement comme des frères, et de le montrer dans la rencontre, dans l’échange et dans le dialogue.
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* Jean Dujardin est prêtre de l’Oratoire. Pendant de longues années et jusqu’en 1999, il a assumé la tâche de secrétaire du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme.
1. Parmi les publications récentes en langue française, et dans l’ordre chronologique : Salomon Malka : Jésus rendu aux siens. Paris, Albin Michel, 1999. Armand Abécassis : En vérité, je vous le dis : une lecture juive des Evangiles. Paris, Editions N° 1, 1999. Shalom Ben-Chorin : Un regard juif sur l’apôtre des Gentils. Paris, Desclée de Brouwer, 1999. Léon Askénasi : Oeuvres complètes, tome 1. Penser la tradition juive aujourd’hui, Paris, Albin Michel, 1999. (Une centaine de pages consacrées aux relations des juifs et des chrétiens). Gérard Israël : La Question chrétienne : une pensée juive du christianisme. Paris, Payot, 1999. Jacquot Grunewald : Chalom, Jésus ! Lettre d’un rabbin d’aujourd’hui au rabbi de Nazareth. Paris, Albin Michel, 2000.