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La croix dans les relations entre juifs et chrétiens
Edward H. Flannery
L'année 1096 fut désastreuse pour le peuple juif. Elle marqua le début de la première Croisade, campagne à la fois religieuse et militaire mise en branle par le Pape Urbain II dans le but de délivrer les Lieux saints des mains des musulmans « infidèles ». Le mot Croisade vient de crux qui, en latin, signifie croix. Devenue le symbole de la foi chrétienne, cette croix fut aussi la bannière sous laquelle les croisés entreprirent leur marche vers le Proche Orient. Poussés par un fanatisme religieux, ces « hommes de la croix », brandissant leurs bannières et au cri de « Deus vult » (1), massacrèrent au long du chemin bon nombre de communautés juives, ces « infidèles à l'intérieur de la maison » comme on appelait alors les juifs. En certains cas, on les contraignit à choisir entre le baptême ou la mort: la croix n'était plus alors une bannière, peut-on dire, mais plutôt une sorte de marteau pour contraindre les juifs à accepter le baptême. On estime que dix mille juifs furent massacrés. Ce fut la première effusion massive de sang juif, un flot de sang qui ne cessa de couler et qui vint se mêler à celui des six millions de juifs massacrés de nos jours dans la Shoa.
Cette expérience déchirante a laissé la communauté juive abasourdie, irritée, déprimée. Les chrétiens étaient désormais considérés comme des assassins, des êtres inhumains et capricieux. Le fossé entre chrétiens et juifs s'élargissait au point de ne plus pouvoir être comblé, et il demeura tel jusqu'à la seconde moitié de ce siècle. La croix restait pour les juifs un symbole de colère et de peur.
A noter que ce phénoméne historique, comme bien d'autres, n'aurait jamais attiré mon attention si je n'avais personnellement fait, il y a quelques années à New York, l'expérience que voici:
Je me trouvais en compagnie d'un jeune couple juif et tout à coup, apercevant une grande croix faite de vitraux illuminés et dressée sur l'immeuble du Pan Am pendant le temps de Noël, la jeune femme déclara: « Cette croix me fait frémir! ». Je lui demandai ce qu'elle voulait dire et elle me répondit simplement: « C'est comme une présence du mal ». Cette jeune femme, je le savais, n'était nullement anti-chrétienne. Je me rendis vite compte qu'elle me faisait une confidence avec l'espoir de pouvoir, pour la première fois, se décharger sur un chrétien d'une source profonde en elle de crainte et de colère vis-à-vis de ce symbole du christianisme, et cela sans peur d'être rebutée. Cet incident m'introduisit dans les relations judéo-chrétiennes; ce fut aussi le premier de ces cas où des juifs me firent part de leur malaise devant des croix ou des crucifix placés sur des places publiques ou des bâtiments hébergeant des colloques ou des séminaires judéo-chrétiens. Le problème oecuménique posé par la croix s'est manifesté plus clairement ces derniers temps: dans la controverse au sujet du Carmel d'Auschwitz, une discussion s'est élevée à propos de la grande croix dressée aux abords du couvent, mais à cette occasion rien n'a été exprimé de part et d'autre, sinon que cette croix devrait ou ne devrait pas être là. De tels faits donnent une idée du fossé creusé par les chrétiens entre Jésus et son peuple, et du degré de désaffection auquel on est arrivé, au cours des siècles, dans la relation entre juifs et chrétiens. Ils nous mettent aussi en face d'un problème oecuménique encore bien actuel de nos jours: Lorsqu'un symbole, particulièrement vénérable aux yeux d'une communauté de foi engagée dans le dialogue avec une autre communauté de foi à laquelle elle se sait apparentée, est considérée par l'une comme un signe d'amour et de rédemption, et par l'autre comme une source de haine et de peur, ne se trouvent-elles pas toutes deux face à un problème oecuménique de premier ordre? Mais ces faits ne donnent pas la moindre idée de l'origine théologique des tristes épisodes rapportés, et c'est ce dont nous traiterons surtout dans cet article, car ce n'est qu'en approfondissant la théologie de la croix que ces événements scandaleux peuvent être adéquatement appréciés, et que le problème oecuménique pourra être résolu. C'est une des singularités du dialogue judéo-chrétien, qui n'a encore guère plus de vingt-cinq ans, que le problème des réactions différentes des chrétiens et des juifs face à la croix ait été jusqu'à nos jours évité. Ce problème n'a été que rarement abordé, et de manière indirecte, comme par exemple en relation avec le problème scripturaire de l'implication des juifs dans la crucifixion, ou dans les représentations de la Passion ou certains actes antisémites. Ce numéro de la revue SIDIC est bien l'un des premiers à traiter d'un tel sujet ex professe.
Il est bien entendu que, parlant de la croix, nous avons en vue la croix du Christ crucifié, telle qu'elle est présentée par l'enseignement chrétien. On connaît les recherches faites par C.G. Jung sur la croix en tant que symbole archétype pré-chrétien d'une mythologie religieuse où elle apparaît comme un symbole multiforme, incluant des images ou des représentations telles que l'Arbre de la mort,l'Arbre de la vie, la Mère, la Vie elle-même, etc... Entre autres exemples, Jung cite certaines légendes médiévales où l'Arbre de la mort se transforme en Arbre de vie, et il les met en relation avec certaines représentations médiévales du Christ suspendu à un arbre s'enracinant dans le tombeau d'Adam (2). Ce mélange d'éléments chrétiens et d'anciens symboles mythiques ne doit pas être considéré selon des vues étroites car il n'a, en fait, aucun rapport historique avec la crucifixion de Jésus sur une croix romaine à la fin du premier tiers du premier siècle de notre ère; rien n'empêche cependant de découvrir là un support psychologique pour la foi et la piété chrétiennes qui jaillissent des profondeurs de la psychè humaine. Gratta perficit naturam (3).
La croix, signe de séparation: motifs théologiques et historiques
La séparation entre chrétiens et juifs a commencé dans le domaine de la théologie, ou plus précisément de l'antijudaïsme théologique, terme assez dur généralement employé pour désigner tout simplement un désaccord théologique dans le domaine de la foi avec le judaïsme. Il est cependant nécessaire de faire des distinctions. Il existe une première forme d'antijudaïsme qui est l'expression de désaccords inévitables de la part des chrétiens face au judaïsme du fait de leurs convictions propres: de tels désaccords ne comportent pas nécessairement une dimension affective négative. Il en existe une autre forme, celle où les différences, du fait de l'intensité des sentiments négatifs qu'elles éveillent, dépassent les limites d'un désaccord théologique admissible et touchent à la calomnie, ce qui fut le cas dans les premiers siècles chrétiens. Dans de tels cas, l'antijudaïsme se transforme en antisémitisme chrétien. Des remarques calomnieuses apparaissent par exemple déjà dans certains passages du Nouveau Testament où le judaïsme et certaines autorités juives sont présentés comme réprouvés, rejetés par Dieu et diaboliques. De tels passages posent au christianisme de sérieux problèmes scripturaires et pastoraux, qui sont loin d'être encore résolus.
Ces textes, cependant, ne sont que peu de choses si on les compare à l'accusation de déicide qui, dans leur sillage, s'est largement répandue au cours de la polémique antijuive, ou antisémite. Cette déplorable accusation fait peser sur le peuple juif la responsabilité de la crucifixion de Jésus. Les juifs ont été rapidement désignés comme les meurtriers du Christ, et donc les assassins de Dieu (déicides), maudits, et dispersés dans le monde entier en châtiment de leur crime sacrilège. Ce mythe théologique s'est révélé être la motivation la plus profonde de l'oppression millénaire et du massacre des juifs au cours des siècles chrétiens. Pour les juifs, on le comprend, le destin tragique dont ils furent victimes est en grande partie symbolisé par la croix, le gibet où fut suspendu Jésus, un symbole de haine et de peur.
Le rejet, par le Concile Vatican II, de l'accusation de déicide dans la Déclaration Nostra Aetate n. 4, de 1965, est certainement une heureuse initiative; on peut néanmoins avoir à son égard des réactions mitigées: même si l'on reconnaît ses mérites, il est difficile de ne pas la considérer comme « trop limitée, trop tardive ». Après tout, cette accusation avait déjà causé ses effroyables ravages et, bien avant la parution de la Déclaration, les gens raisonnables et bien informés considéraient déjà cette histoire comme dépassée. On peut aussi se demander si cette Déclaration, comme les suivantes d'ailleurs, était suffisamment imprégnée — ou si elle a été suivie — de cet esprit de repentance et de réparation qu'exigerait la part prise par l'Eglise et par les chrétiens dans l'oppression qui a duré des siècles. Cette observation n'a pas pour objectif de dénigrer ce texte ou d'autres documents et initiatives de l'Eglise visant à réparer les injustices; elle veut seulement faire remarquer l'énorme disproportion entre de telles initiatives et la terrible oppression qui les a rendues nécessaires. On peut s'étonner que, en dépit de l'attitude nouvelle, plus humble, adoptée par l'Eglise vis-à-vis d'elle-même au moment du Concile, celle-ci ait conservé sans y prendre garde quelques accents de son triomphalisme de jadis, particulièrement en ce qui concerne le peuple juif: on peut, à ce propos, noter la froideur de la politique vaticane envers l'État d'Israël qui, par son existence et sa signification, touche au coeur même de la foi et des espérances juives.
On peut aussi s'interroger sur les orientations positives promulguées récemment. Dans quelle mesure leur a-t-on permis d'atteindre le peuple chrétien? A-t-on fait assez pour qu'elles touchent les séminaires, les écoles, les chaires des prédicateurs et, par là, le chrétien moyen à l'église, puis à la maison? Le but final de la rencontre entre juifs et chrétiens n'est pas, ne devrait pas être uniquement théologique, mais aussi pastoral. La compréhension au niveau théologique est très importante, mais elle n'est pas le but ultime, qui est plutôt la réconciliation entre le peuple juif et le peuple chrétien.
La réaction négative des juifs devant la croix ne vient pas seulement du fait que celle-ci est associée au mythe du déicide. Ayant eu l'occasion de parler souvent de ces réactions à l'occasion de Oneg Shabbat, (4) j'en suis arrivé à la conclusion qu'en bien des cas cette réaction était liée aux accusations de déicide, mais pas toujours. Certains de mes interlocuteurs avaient l'impression que les chrétiens, chaque fois qu'ils regardaient la croix, l'associaient à la culpabilité des juifs — témoignage éloquent de l'efficacité persistante des accusations de déicide. D'autres affirmaient y voir simplement le symbole du christianisme, un christianisme perçu comme l'ennemi historique du peuple juif: ce qui n'implique aucun mythe. Dès les premiers jours de l'histoire du christianisme, avant que la notion de déicide se soit tout à fait développée, les juifs furent jugés coupables d'incroyance: leur refus de reconnaître en Jésus le Messie et d'accepter le baptême fit peser sur eux de lourdes menaces. Même sans tenir compte du mythe du déicide, l'accusation d'incroyance se perpétua d'elle-même et mit les juifs dans une situation précaire. Leur refus, soi-disant obstiné, de reconnaître en Jésus le Messie était considéré comme condamnable en soi et il fut rapidement regardé comme un défi envers la religion chrétienne et une source de tentation pour les chrétiens.
Cette dernière réaction face à la croix pose un problème oecuménique plus grave que celui posé par le mythe du déicide, qui est actuellement en bonne voie de disparition. Que le christianisme se soit conduit en ennemi du peuple juif, c'est un fait qu'on ne peut mettre en question; qu'il reste cet ennemi de nos jours, cela peut être mis en question, et même démenti; mais que les juifs aient à voir la chose ainsi, c'est une autre affaire. On peut noter qu'une bonne partie des dirigeants du judaïsme ont gardé leurs distances par rapport au dialogue judéo-chrétien récemment instauré, et qu'ils se sont abstenus d'entrer dans ce nouvel esprit d'amitié et de coopération, qui est celui de la plupart des hautes autorités juives et chrétiennes. Ayant une vive conscience de l'oppression millénaire subie par leurs ancêtres, ces réfractaires ne sont pas convaincus que l'ennemi historique ait changé au point de ne plus voir en eux des incroyants ou des candidats à. la conversion. Pour les chrétiens, pensent certains d'entre eux, le dialogue est forcément l'antichambre du baptistère. Beaucoup d'entre eux, cependant, désirent attendre pour voir (5).
Bref la croix, en tant qu'image archétype de la mort de Jésus et symbole du christianisme, demeure pour beaucoup de juifs une pierre d'achoppement sur le chemin de la réconciliation entre juifs et chrétiens et, pour les chrétiens, du fait du caractère ambivalent qu'elle a pris au cours de l'histoire, un problème oecuménique de première importance; et elle continue d'offrir aux uns et aux autres la possibilité d'examiner plus profondément ce qui sépare les juifs des chrétiens, que cela réponde ou non au besoin de définir son identité propre.
La question devient alors: Etant donné les erreurs du passé et les difficultés du présent, quelles sont les perspectives d'avenir? Peut-on imaginer que la croix, bien qu'elle soit au coeur de ces erreurs et de ces difficultés, puisse jouer un rôle positif, de guérison, dans nos efforts actuels de compréhension et de rapprochement? Devra-t-elle toujours se dresser comme une barrière infranchissable entre juifs et chrétiens? Sinon, que faire pour qu'ait lieu un tel retournement, une telle guérison? Trouver des réponses à de telles questions, telle est la tâche qui nous attend... et elle est immense. Les réflexions qui suivent veulent tenter, rapidement, de donner quelques suggestions, quelques points de repère pouvant orienter la recherche d'une théologie renouvelée de la croix, présentant un visage plus authentique du christianisme et transformant la croix, conformément aux espérances de Paul, en une source de réconciliation et de paix, particulièrement entre juifs et chrétiens.
La théologie de la croix: ses vicissitudes
Pour le chrétien, la théologie de la croix, théologie de la souffrance, a d'abord ses racines dansles Ecritures juives. L'histoire d'Israël est très marquée par cette condition (souffrante). Israël, petit et impuissant en tant que peuple et que nation, révèle en lui-même la puissance de Dieu: de l'avis de nombreux exégètes, Isaïe 53 lui attribue un rôle rédempteur en tant que Serviteur souffrant. Les Psaumes, de leur côté, chantent la miséricorde divine envers le pauvre et l'opprimé.
Jésus suivra cette tradition. Les éléments fondamentaux de cette théologie se découvrent dans la vie et la mort de Jésus, telles que les rapportent les Ecritures chrétiennes. Ils sont au nombre de quatre, d'après les paroles et les actes de Jésus qui en donnent l'exemple: la souffrance, le sacrifice de soi, l'humilité et l'expiation pour les autres. Évidents déjà au cours de sa vie, ces quatre signes se retrouvent dans sa mort. Pris dans leur ensemble, on peut y voir les signes révélateurs de l'oeuvre, rédemptrice de Jésus. Celui-ci, il est important de le souligner, impose à ses disciples les préceptes de l'humilité et du sacrifice de soi. Il promet que les humbles « seront exaltés » et affirme: « Celui qui veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et se charge de sa croix chaque jour » (Lc 9,23).
C'est à Paul qu'il a été donné de tirer de la tradition orale les éléments d'une véritable théologie de la croix. Dans de nombreux passages, il exalte la croix dont il fait presque le synonyme de christianisme. Il en fait non seulement le symbole essentiel de la sotériologie chrétienne, mais aussi de la vie et de la spiritualité du chrétien. Comme l'avait fait Jésus, Paul insiste fortement sur l'obligation qu'a le chrétien de prendre sa croix, dans le sens d'une acception de toute souffrance pour imiter Jésus. Paul lui-même nous dit qu'il est « crucifié pour le monde » et que « le monde est crucifié pour lui » (Ga 6,14). En vertu de son union mystique avec le Christ, le chrétien est lui aussi « crucifié avec lui » (Rm 6,6). Appliquant cela à lui-même, Paul en dégage une théologie morale exigeante et radicale, qui renverse les valeurs du monde:
« C'est donc de grand coeur que je me vanterai surtout de mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ. Oui, je me complais dans mes faiblesses, dans les outrages, les détresses, les persécutions, les angoisses endurées pour le Christ; car lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort » (2 Co 12,9-10).
Nous avons là le coeur d'une théologie morale chrétienne révolutionnaire, celle de l'impuissance voulue et de la confiance en la grâce divine. Celle-ci est aux antipodes de la theologia gloriae (6) qui a conduit, avec le temps, à une apologétique triomphaliste, et à une impulsion missionnaire qui a marqué fortement l'histoire chrétienne, au détriment de la vraie mission de l'Eglise.
Ce qui est surprenant, c'est que Paul, méditant sur une parole de Jésus rapportée en Jean 12,32, va jusqu'à considérer la croix comme la source de réconciliation de toutes choses « au ciel et sur la terre » (Col 1,20) et aussi des juifs et des chrétiens (Ep 2,16). Il considère même que les exigences de la croix sont tellement éloignées de la sagesse du monde (1 Co 1,17) que celle-ci est une « folie » pour les Gentils et un « scandale » pour les juifs. On reconnaît là l'ambiguïté de la pensée de Paul en ce qui concerne son propre peuple. Lorsque son espérance première de les voir entrer dans l'Eglise eut été déçue par leur refus, il en vint à considérer cela comme un « mystère » (Rm 11,25), mais suggérant en même temps que leur refus était permis par Dieu pour le salut du monde païen (Rm 11, 25 et 28). Ainsi la croix était-elle la fois source de réconciliation et pierre d'achoppement sur leur chemin.
Rien de bien important n'a été ajouté à la théologie paulinienne de la croix au cours d'un millénaire et demi, si ce n'est qu'Augustin a mis celle-ci en relation avec la « nature déchue » de l'humanité à laquelle seule la grâce illimitée du Christ peut remédier. C'est à Martin Luther qu'il fut donné d'élaborer une théologie de la croix, en 1518, lorsqu'il formula sa theologia crucis (7), basée pour une large part sur les conceptions de Paul. Partant du principe que toute théologie doit être centrée sur la mort rédemptrice du Christ en croix, la théologie de la croix, il faisait de celle-ci la doctrine essentielle du christianisme. Il voyait dans cette theologia crucis comme une négation de la theologia gloriae qui l'avait précédée et qui, recherchant Dieu dans les oeuvres de la création, avait conduit à une sotériologie canonisant les bonnes oeuvres et la justice. Il considérait une telle théologie comme non biblique et triomphaliste. Toute théologie, affirmait-il, doit être centrée sur la foi en l'amour rédempteur de Dieu et en l'aptitude de l'humanité à accueillir cette grâce.
La théologie de Luther a pris beaucoup d'importance dans la pensée protestante, puis son prestige a diminué. Certains ont vu en elle une cause de division. Et cependant, elle a été mieux accueillie ces dernières années, puisque des théologiens non-protestants se sont joints à leurs collègues protestants pour la réaffirmer et pour approfondir l'idée d'un Dieu souffrant en ses créatures. Les catastrophes de notre 20ème siècle, et particulièrement la Shoa, ont facilité une telle évolution. Du point de vue catholique, Karl Rahner a soutenu cette théologie en disant: « Le chrétien ne peut accomplir son existence que dans le contexte de la croix de Jésus », mais il affirme cependant que la croix doit être subordonnée au « toujours plus vaste, insondable mystère de Dieu » et il incite à « suivre Jésus en s'engageant dans l'action en faveur de ceux qui souffrent et sont opprimés » (8).
Certains théologiens contemporains considèrent la chose de manière plus radicale. A. Roy Eckardt, par exemple, rejette l'idée que la theologia crucis puisse avoir raison du triomphalisme chrétien: Etant à l'origine du mythe du déicide, affirme-t-il, celle-ci se disqualifie par rapport à un tel rôle. A. Roy Eckardt a eu longtemps la conviction que le triomphalisme serait plutôt renversé par une minimisation de la Résurrection de Jésus mais, tout récemment, modifiant ses vues, il reconnaissait la possibilité d'en faire une proclamation qui ne soit pas triomphaliste (9). Il est vrai que certains théologiens ont utilisé la Résurrection à des fins apologétiques, particulièrement dans leur controverse avec la Synagogue. Cela n'a contribué qu'a lui faire perdre de sa crédibilité et à développer une attitude triomphaliste. Le message de la Résurrection est un message d'espérance en une vie éternelle et non en un triomphe temporel; il peut, d'autre part, tempérer dans une certaine mesure l'austère message de souffrance et de sacrifice de soi qui est celui de la theologia. C'est ce qu'il devrait être, car aucun des deux aspects ne doit être séparé de l'autre, et leur nécessaire corrélation doit être affirmée pour réduire la centralité de la croix dans la théologie chrétienne.
Paul von Buren s'aventure même plus loin, ne reconnaissant à la mort de Jésus sur la croix qu'un rôle sotériologique accidentel: considérant la crucifixion sur l'arrière-fond de la Shoa, il juge nécessaire de lui retirer cette éminence théologique qui lui est traditionnellement reconnue. Réduite à un « accident tragique » probablement non prévu par Dieu, la mort de Jésus devient une occasion de croire en la victoire de l'amour de Dieu sur le péché et d'insérer les païens dans l'Alliance d'Israël (10). De telles interprétations sont loin de l'objectif que nous nous proposons dans cet essai: essayer de renouveler la theologia dans un but de réconciliation. Il est bien peu probable qu'elles se recommandent aux yeux de nombreux organismes chrétiens sans lesquels les améliorations considérables dont nous avons actuellement besoin ne pourront se réaliser.
Les théologiens juifs qui ont étudié le christianisme se sont bien gardés de commenter la théologie chrétienne en tant que telle, mais ils ont eu beaucoup à dire sur sa valeur et sur ses conséquences, qu'elles soient éthiques, sociales ou psychologiques. L'un des plus puissants et des plus pénétrants d'entre eux est le rabbin Leo Baeck (1873-1956) (11). Il considérait que le fondateur du christianisme était Paul, et non pas Jésus qui lui semblait se situer encore totalement dans le cadre du judaïsme. Pour Baeck, qui s'appuyait fortement sur la critique rationaliste de son temps, les emprunts faits par Paul aux cultes à mystères hellénistiques ont transformé le christianisme en un mélange de « passivité romantique » et de judaïsme éthique. Il considérait l'accent mis par le christianisme sur la foi, la fragilité humaine et la passivité sous l'action de la grâce divine comme une regrettable déviation du judaïsme qui insiste, lui, sur les oeuvres, les mitzvot et la vie terrestre. Bien des penseurs juifs ont adopté cette vue générale du judaïsme et du christianisme; et bien des théologiens chrétiens la considèrent comme une fausse interprétation de Paul et du christianisme. L'acceptation par Paul de sa dépendance envers Dieu et de l'abnégation de soi ne vient pas de la mythologie des cultes à mystères, mais de l'expérience humaine et de cet idéal moral que, croit-il, les chrétiens doivent s'efforcer de suivre à l'imitation de Jésus s'immolant pour autrui. La critique juive du christianisme n'est évidemment pas ouverte à la théologie paulinienne de la croix, mais elle peut se trouver en quelque sorte en harmonie avec les passages théologiques où Paul parle de la foi opérant par la charité (Ga 5,6) et s'exprimant dans le service désintéressé des autres (Ga 5,14) — ce que cette critique n'a pas noté.
Pour une authentique théologie de la croix
Une théologie de l'humilité et du service
Est-il possible, en tenant compte des vicissitudes de la theologia crucis au long de l'histoire, d'aborder à cette lumière la question de la réconciliation entre peuple juif et peuple chrétien? Nombreux sont les facteurs qui s'y opposent. L'esprit de notre temps y est contraire — un temps où sont exaltés l'autonomie et le pouvoir, personnels ou collectifs, et où l'effacement de soi est considéré avec mépris, comme quelque chose de malsain, de non productif et même de pathologique. On pourrait au contraire se demander: N'est-ce pas justement la fonction propre de la pensée chrétienne d'être « contreculturelle » en tous temps? On peut aussi souligner que la vie à l'imitation du Christ, préconisée par cette théologie, se révèle plus clairement dans un courage et une force capables de défier les plus courageux exploits des héros du monde séculier. Les premiers chrétiens ne se présentaient pas comme abattus ou découragés... et pas non plus de même, pour ne citer que quelques-uns des grands de notre temps, les Gandhi, Bonhoeffer, Niemoeller, Jagerstatter, Mère Teresa. Si le Christ doit être évoqué comme un Prométhée, comme il l'a été par certains, ce doit être par ces hommes et par ces femmes qui se sont effacés eux-mêmes, plutôt que par des Constantin ou des croisés qui ont illustré la tendance triomphaliste de l'Eglise. De toutes manières, on ne peut douter que si elle avait subi l'influence d'une authentique théologie de la croix, avec les exigences que celle-ci comporte pour la vie chrétienne, l'histoire du christianisme se serait épargné le mythe du déicide, la théologie de la substitution, le fameux in hoc signo vinces qui a marqué le début de l'ère constantinienne (12), des croisades, des baptêmes et sermons forcés, des lois antijuives, des autodafés et de la participation des chrétiens — indirecte et involontaire, mais réelle — à la Shoa, bref de l'antisémitisme chrétien.
Par une triste ironie du sort, le peuple qui a le plus souffert du fait de cette erreur au long de l'histoire chrétienne n'est pas celui à qui son Fondateur a promis la persécution, mais le peuple dont il est issu (Mt 5,11; 10,23; 23,34; Jn 15,20). Et je peux ajouter que les juifs ont toujours été étonnés quand, dans mes causeries à la synagogue, je leur ai dit qu'ils étaient pour nous un Simon de Cyrène (Mt 27,32), contraints à porter une croix destinée aux chrétiens. Lorsque j'explique cela, je trouve regrettable que ce ne soit pas clair pour les chrétiens aussi qui m'écoutent et qui, inconscients du destin des juifs au cours de l'histoire chrétienne, ne me comprennent pas.
On peut se rendre compte rétrospectivement que, pour s'acquitter de sa mission, l'Eglise pouvait suivre deux voies très différentes: la voie d'une affirmation agressive de ce qu'elle posséde toute la vérité, et en particulier celle de la rédemption universelle dans le Christ; ou la voie d'une évangélisation d'un type plus tolérant et spirituellement plus persuasif, celle du service dans l'oubli de soi. Il est clair que, pour une bonne part, elle a suivi au cours de son histoire la première de ces voies. C'est vrai qu'elle a aussi suivi l'autre, mais de façon secondaire, n'encourageant dans cette direction que les religieux ou les âmes sur le chemin de la perfection, toujours une minuscule minorité. La théologie de la croix n'a été jusqu'à maintenant que partiellement vécue.
Implications éthiques
Et pourquoi cela? Qu'est-il arrivé? On peut trouver à cela bien des raisons, c'est vrai, mais la plupart d'entre elles sont liées au fait que le christianisme souffre de n'avoir pas enseigné l'un des aspects essentiels de la théologie de la croix: ses implications éthiques. La doctrine du sacrifice rédempteur du Christ a été fidèlement enseignée, mais les règles morales et spirituelles que ce sacrifice impose à l'Eglise et à la vie chrétienne ont été trop vite expédiées. Le « langage de la croix » (1 Co 1,18) appelle l'Eglise — les dirigeants comme le peuple — non seulement à proclamer sa foi en la mort sacrificielle du Christ sur la croix, mais à prendre sa propre croix et, mettant sa confiance dans la grâce salvifique du Christ, à manifester sa puissance dans l'humilité, la souffrance et le service désintéressé; à devenir finalement une Eglise pèlerine et un peuple pèlerin, un « peuple de Dieu » in via, qui suit son chemin, la via cruels, son chemin de croix. Et c'est une voie qui a été moins suivie.
C'est la voie qui s'ouvre encore devant nous.L'une de ses premières étapes devrait être la réconciliation avec le judaïsme et avec le peuple juif, une réconciliation qui exigera un vrai repentir et une véritable réparation. Le prix à payer ne sera rien moins qu'une transformation de la mentalité et du coeur des chrétiens se réalisant dans la via cruels, selon les lignes indiquées par Paul, Luther, Rahner et autres. Et qu'est-il demandé aux juifs? Rien, pour l'instant (13). On peut espérer que, si cette transformation a lieu à une échelle assez vaste, les juifs pourront se dégager de toute cette peur ou cette haine envers la croix qu'ils ont pu avoir, réagissant positivement au nouveau type de chrétiens qu'ils rencontreront. Nous avons pu observer les premiers fruits d'une telle transformation chez certains chrétiens, et la réaction que celle-ci a provoquée chez certains juifs, dans les rencontres entre juifs et chrétiens de ce dernier quart de siècle, ce qui nous donne de bonnes raisons de croire que nos espérances ne sont pas des chimères.
Une dernière question et un regard vers l'avenir
Est-ce suffisant de parler de réconciliation? Le judaïsme et le christianisme, les juifs et les chrétiens, ont une parenté spirituelle. Servant le même Dieu, ayant les mêmes règles morales fondamentales et des liens de parenté, ils sont de la même famille spirituelle. Spécialement choisis par Dieu et en relation d'alliance avec Lui, ils sont les uns et les autres, qu'ils le veuillent ou non, dans un compagnonnage spirituel pour accomplir le plan divin, chacun à sa manière propre, appelés à proclamer la Parole de Dieu à l'ensemble de la famille humaine. S'il en est ainsi, la compréhension et la réconciliation de ces deux peuples sont-elles un but suffisant? Toute l'humanité est appelée à une telle réconciliation; mais c'est une loi de la nature, et donc une loi voulue de Dieu, que les membres d'une même famille aient entre eux un lien d'amour plus profond que celui qui existe entre tous les êtres humains. Juifs et chrétiens ne sont-ils pas spirituellement appelés à ce lien d'amour familial, un lien d'affection tout particulier: une affection toute spéciale des chrétiens pour les juifs et des juifs pour les chrétiens! 11 y a encore un long chemin à faire; mais c'est seulement en rêvant à cela comme à une chose possible que nous serons amenés à corriger nos points de vue et à hâter le temps de la paix entre nous. Peut-être le jour n'est-il pas si loin où chrétiens et juifs, après des siècles de séparation, s'étant d'abord rencontrés dans le dialogue, et unis désormais pour réaliser le projet qui leur est confié par Dieu, marcheront épaule contre épaule, fraternellement associés pour faire ce qu'ils ont toujours été appelés à faire: instaurer le Règne de Dieu sur la terre.
* * *
Donnant un soir une conférence dans une synagogue à Westchester, j'aperçus, assise au premier rang, la dame juive qui, quelques années auparavant, avait exprimé devant moi l'impression négative qu'elle ressentait devant la croix. Nous échangeâmes quelques mots après ma causerie, et elle me dit qu'elle fréquentait maintenant des groupes de dialogue judéo-chrétien. Elle avait, semble-t-il, perdu cette gêne qu'elle éprouvait face aux chrétiens, et elle me dit que la croix ne lui faisait plus cette impression d'horreur. La chose était bien claire: ce qui lui avait fait peur, ce n'était pas la croix, mais les chrétiens dont la croix n'était que le symbole. Elle ne réalisait sans doute pas que ses nouveaux amis chrétiens avaient, en quelque sorte, été façonnés par la croix.
Notes
(*)Edward H. Flannery est un prêtre catholique américain, actuellement chargé de la formation continue des prêtres du diocèse de Providence, R.I., (U.S.A.), membre du « Advisory Committee » du Secrétariat pour les relations entre catholiques et juifs (NCCB) et Président du « National Christian Leadership Conference for Israel ». Il est l'auteur de L'angoisse des Juifs: Vingt-trois siècles d'antisémitisme, livre paru en anglais en 1965 et traduit en français en 1968 (édition Mame).
L'article présenté ici est traduit de l'anglais.
(1) « Dieu le veut ».
(2) C.C. Jung: Symbols of Transformation (New York: Pantheon, 1956) p. 233, 267, 269 et passim.
(3) « La grâce parfait la nature », adage théologique de la scolastique latine.
(4) « La joie du Shabbat », expression hébraïque utilisée pour décrire les rencontres sociales qui suivent les prières du Shabbat.
(5) Rabbi Eliezer Berkovits parle au nom de ceux qui, refusant d'entrer en dialogue, conseillent le silence. Affirmant qu'« un dialogue fraternel honnête actuellement » est « émotionnellement impossible », il ajoute: « Dans une centaine d'années peut-être, cela dépendra de la manière d'agir des chrétiens envers les juifs, nous pourrions être émotionnellement prêts pour le dialogue ». Voir son livre: Faith after Me Holocaust (New York: Ktav, 1973) p. 44.
(6) « Théologie de la gloire », c'est l'expression latine employée par Luther pour qualifier les théologies qui l'ont précédé et qui glorifiaient le christianisme et l'Eglise.
(7) « Théologie de H croix », c'est l'expression employée par Luther pour la théologie de la mort rédemptrice de Jésus dont il fit le centre de toute sa théologie.
(8) Karl Rahner: Dictionary of Theology (New York: Crossroad, /981) p. 107.
(9) A. Roy Eckardt: « The Shoah and the Affirmation of the Resurrection of Jesus: A Revisionist Marginal Note ». (Conférence non publiée, donnée lors du Annual Scholars Conference on the Church Struggle and the Holocaust, à Philadelphia, en mars 1989) p. 18 et 25.
(10) Paul M. van Buren: A Theology of the JewishChristian Reality, Part III: Christ in Context (San Francisco: Harper and Row, 1988) chap. 7.
(I I) Voir Leo Baeck: Judaism and Christianity (Philadelphia: Jewish Publication Society of America, /958), spécialement chap. 3, 4 et 5. Pour une critique faite par J. Louis Martyn, voir Jewish Perspectives on Christianity, ed. Fritz A. Rothschild (New York: Crossroad, 1990) pp. 21-41.
(12) En 312, l'Empereur Constantin remportait une victoire définitive qui, peut-on dire, ouvrit l'ère constantinienne, une ère de collaboration étroite entre l'Eglise et l'Etat qui devait se prolonger jusqu'aux temps modernes. Constantin affirma à Eusèbe, l'historien de l'Eglise, que juste avant la bataille il avait vu une croix dans le ciel et l'inscription: In hoc signa vinces (par ce signe tu vaincras). L'Empereur avait ordonné que les boucliers de tous ses soldats (pour la plupart non chrétiens) soient marqués du signe de la croix. Cf. J. Stevenson, éd. A New Eusebius (London: Camelot Press, 1970) pp. 298-300.
(13) Rien, bien sûr sinon, pour ceux qui sont déjà engagés dans le dialogue ou prêts à le faire, de continuer patiemment dans la voie du dialogue et de projets communs avec leurs collègues chrétiens, qui sont encore trop peu nombreux.