Otros artigos deste número | Versión en inglés | Versión en francés
Concept biblique et rabbinique de la malédiction de Noé
Ephraim Isaac
L'article que nous publions ci-dessous est extrait d'une étude inédite, « The Curse of Ham — History of a Misunderstanding — A Problem of Methodology, » dans laquelle l'auteur analyse et critique la publication de Edith Sanders: «The Hamitic Hypothesis: Its Origins and Functions in Time Perspective, » qui a paru dans Journal of African History, X, 1969, pp. 521-532. Dans son écrit, Edith Sanders affirme avoir découvert d'une manière scientifique d'où tiraient leur origine les préjugés courants contre les peuples noirs, à savoir dans le Talmud Babylonien. Après avoir fustigé l'auteur de cette thèse dans une critique qui démontre jusqu'à quel point Edith Sanders puise ses renseignements dans des sources d'ordre secondaire, tertiaire et même quaternaire, en omettant presque complètement les sources premières juives et africaines, l'auteur présente dans la seconde partie de son étude une théorie constructive regardant le point de vue biblique et talmudique sur la race noire et son statut dans les sociétés blanches. C'est cette partie de la critique d'Ephraim Isaac que nous livrons ici à nos lecteurs.
Cham ou Canaan?
Il n'arrive jamais qu'une théorie rabbinique sur un sujet quelconque se présente sous une forme monolithique; une ligne générale de pensée apparaît toujours, cependant; on peut la dégager, même à partir d'énoncés contradictoires, s'il en existe des justifications historiques ou d'autres preuves à l'appui. Partant de là, on peut affirmer catégoriquement ceci: l'idée que la malédiction prononcée par Noé affecta toute la famille de Cham, et celle qui fait des Noirs les descendants de Canaan, le fils maudit de Cham, sont totalement étrangères à la pensée biblique et rabbinique. L'histoire biblique est suffisamment claire: « Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce que lui avait fait son fils le plus jeune. Et il dit: "Maudit soit Canaan! Qu'il soit pour ses frères le dernier des esclaves!" » (Gen. 9, 24-25). La littérature rabbinique est tout aussi claire: ce n'est pas Cham qui fut maudit, mais Canaan.' On a bien essayé de dire que Cham aussi fut atteint par cette malédiction,2 mais la tradition juive, dans son ensemble, ne corrobore guère cette opinion.
Dans la pensée des rabbins, il n'y a jamais de doute quant à l'identité spécifique de celui qui fut maudit, Canaan, ni quant à la distinction entre celui-ci et Cham. En fait, quelques légendes et commentaires bibliques naquirent du besoin que l'on avait d'expliquer pourquoi la malédiction et le châtiment tombaient sur Canaan, apparemment innocent, tandis que son père Cham, apparemment coupable, n'était pas puni. Ce problème difficile devait susciter bien des réponses et bien des opinions de type spéculatif: bon exemple pour montrer à quel point la pensée religieuse rabbinique sur n'importe quel sujet donné peut être diversifiée.3 Et l'une des réponses proposée comme solution au problème prouve que les rabbins étaient bien conscients des différences entre Canaan d'une part et Kush, le père des noirs, et ses frères de l'autre. Quelques-uns, en effet, suggèrent que la malédiction est tombée sur Canaan précisément parce que Dieu voulait épargner le reste de la famille de Cham qui, naturellement, comprenait ses frères (Mizraïm, Kush, Put).4 D'autres ne se contentent pas de cette réponse; ils avancent la conjecture que Noé, pour se venger de Cham qui l'avait empêché d'avoir un quatrième fils, maudit le quatrième fils de celui-ci, Canaan, selon la loi des représailles. Cette réponse, pourtant, ne satisfait pas un certain nombre de rabbins qui proposent alors un syllogisme: puisque Dieu avait déjà conféré une bénédiction à Noé et à ses fils (Gen. 9, 1) et puisqu'une bénédiction ne pouvait être retirée ni remplacée par une malédiction, Noé lança la malédiction contre son petit-fils.
Les descendants de Canaan - Qui sont-ils? Relations avec Israël
Nous ne trouvons nulle part impliqué, dans toute la littérature rabbinique, que les descendants de Canaan le maudit soient des noirs ou des Africains.5 Et, de fait, ce point n'a jamais été soulevé dans la pensée des rabbins: ce fut Kush, et non Canaan, qui habita l'Afrique au sud de l'Egypte.
De nombreuses sources juives bibliques et post-bibliques, nous le savons, se réfèrent aux descendants de Canaan comme aux Cananéens;6 or des sources modernes épigraphiques et archéologiques nous apprennent beaucoup sur ces mêmes Cananéens. Ils étaient, aux points de vue géographique, historique et culturel, un peuple sémitique du Nord-Ouest qui occupait presque tout le territoire de la côte Est de la Méditerranée à l'Ouest du Jourdain. Ils écrivaient et parlaient une langue apparentée à l'hébreu. De ce point de vue, et aussi du point de vue ethnico-racial, ils étaient liés aux Israélites eux-mêmes ainsi qu'aux Phéniciens,' les fameux navigateurs et commerçants du monde antique. Il est sûr que, dès l'époque de l'Ancien Empire (3è millénaire avant J.C.), les Egyptiens ont, par intervalles, dominé cette région; et qu'ils l'ont contrôlée de façon tantôt ferme, tantôt lâche. Mais après le déclin de la civilisation égyptienne, vers la fin du second millénaire avant J.C., on vit apparaître localement, dans la zone aujourd'hui occupée par le Liban, la Syrie et Israël, un certain nombre de royaumes toujours en guerre les uns avec les autres. Ce fut alors, pense-t-on, que naquit la nation israélite, comme l'une de celles qui héritaient, culturellement et politiquement, des Cananéens. Ce fut alors aussi que les Cananéens, après avoir dû céder une partie de leur territoire aux Philistins et aux Israélites, prirent la tête de l'expansion internationale du commerce dans le monde méditerranéen et commencèrent à être connus sous le nom de Phéniciens. Bien qu'ils eussent été sans doute des agriculteurs au début de leur histoire, comme le montrent les noms qu'ils donnaient aux divinités de la végétation ('Il, Baal et Anat), ils finirent par être reconnus, même dans le monde des Israélites, comme les plus éminents des marchands et des hommes d'affaires.8 Israélites et Cananéens se partageaient un même territoire, ou bien occupaient des territoires contigus; c'étaient des voisins, pour ne pas dire des parents; et donc il y a dû y avoir continuellement entre eux, comme dans la plupart des autres États, peuples et sociétés en situation semblable, des malentendus, des querelles, des disputes et des guerres qui les ont rendus pour jamais ennemis politiques et antagonistes. L'histoire de la malédiction de Canaan a très probablement été inventée pour expliquer les sentiments des Israélites envers les Cananéens et justifier la raison de leur lutte contre le peuple avec lequel ils étaient perpétuellement brouillés? Ceci est parfaitement explicité dans le Livres des Jubilés, ouvrage juif post-biblique retrouvé intégralement seulement dans la version Ge'ez (Ethiopienne). Selon ce livre, « Canaan vit la terre du Liban jusqu'à la rivière de l'Egypte. Il vit qu'elle était très bonne. Et il n'alla point vers la terre de son héritage du côté de la Mer de l'Ouest; mais il habita la terre du Liban, à l'Est et à l'Ouest de la frontière du Jourdain et de la frontière de la mer. Aussi Cham, son père, Kush et Mizraïm, ses frères, lui dirent-ils:
"Tu t'es établi sur une terre qui n'est pas à toi et que le sort ne nous a point donnée. Ne fais pas cela; car, si tu le fais, cette terre verra ta chute et celle de tes fils; vous connaîtrez la sédftion et vous serez maudits, car c'est par la sédition que tu t'y es installé et c'est par la sédition que tes fils tomberont. Et toi, tu seras déraciné à jamais. N'habite pas là où demeure Shem, car ce lieu lui a été attribué •par le sort, à lui et à ses fils. Maudit sois-tu, aujourd'hui et demain, entre tous les fils de Noé, par le serment et la malédiction par lesquels nous nous engageons nous-mêmes en présence du Saint Juge et en présence de notre père Noé."
Malgré cela, il ne les écouta pas, mais il demeura dans la terre du Liban. ... C'est pour cela que cette terre porte le nom de Canaan »10
Ainsi donc, on disait les Cananéens maudits parce que leur père Canaan avait violé le décret divin sur la distribution de la terre et usurpé le territoire et l'héritage des Israélites. Cette malédiction devait faire l'objet d'une élaboration de la part des générations ultérieures. Notons aussi le fait que les Cananéens, jadis un peuple d'agriculteurs, étaient plus tard devenus les marchands, les marins et les hommes d'affaires du monde de la paysannerie juive: il était facile de les cataloguer comme des exploiteurs et de répéter que leur ancêtre leur avait commandé d'être « voleurs, adultères et paresseux ». Cliché inventé sans doute, comme bien des histoires semblables, pour justifier les sentiments des Israélites envers les Cananéens.
Pas de discrimination
L'histoire biblique de cette malédiction, ou les élaborations haggadiques qui en furent faites plus tard ainsi que les légendes sur Canaan et ses descendants, reflètent les réalités politique et socio-économique de l'ancien Israël. Pourtant, en dépit des insultes, des injures, des diffamations accumulées contre les Cananéens, il n'est aucun écrit biblique ou post-biblique qui conteste leur dignité humaine ou nie leur égalité avec les Israélites en tant qu'êtres humains, comme ont pu le faire dans l'Occident moderne certaines théories racistes, de type idéologique et scientifique, au sujet des non-Européens. Les écrivains bibliques et post-bibliques, aussi bien que les maîtres rabbiniques, croyaient, certes, en l'idée d'une élection morale (à savoir que Dieu choisit ceux qui obéissent à ses lois, ou que Dieu a choisi Israël pour lui donner la loi). Mais la doctrine du racisme, selon laquelle certains peuples sont biologiquement et naturellement supérieurs à d'autres, est étrangère à leur pensée. Les rabbins, tout comme les anciens Israélites, pensaient que ceux qui transgressent la loi de Dieu peuvent être soumis à des châtiments variés; et le concept de « malédiction et bénédiction » s'applique non seulement aux Cananéens mais aux Israélites eux-mêmes s'ils transgressent la loi." Et donc, si les Cananéens sont condamnés à un perpétuel esclavage en raison de leur désobéissance, il en va de même pour les Israélites, punis en terre d'Egypte en devenant les esclaves des Egyptiens, et punis encore en tous les lieux de leur exil." Cham a péché et son fils Canaan est maudit; Israël pèche-t-il? sa terre sera maudite." Selon un rabbin, le péché commis par les Dix Tribus d'Israël est encore plus grave que le péché commis par Cham, le père de Canaan, et c'est pourquoi aussi leur châtiment est plus rigoureux:
« Si Cham, le père de Canaan, qui ne frappa pas (son père), mais simplement jeta les yeux (sur sa •nudité) fut condamné, avec ses descendants, à un esclavage perpétuel, à combien plus forte raison le sera qui maudit et frappe à la fois! »
Cette allusion, conclut le rabbin, vise « les Dix Tribus qui refusèrent de porter le joug de Dieu, en conséquence de quoi Sennachérib vint et les emmena en captivité ... »." De même que les Israélites qui pèchent contre Dieu peuvent être maudits, de même les Cananéens qui obéissent à Dieu peuvent être bénis. Autrement dit, il n'existe aucune vue dogmatique sur la malédiction de Canaan. C'est ainsi que le Cananéen Eliézer, le serviteur d'Abraham, put échapper, en tant que tel, à la malédiction." Une tribu cananéenne, celle des Girgashites, quitta d'elle-même Canaan et s'en alla au nord de l'Afrique; aussi Dieu les bénit-il en leur donnant une terre « aussi belle que la leur »." De même, parce que les Cananéens accueillirent bien les Israélites quand ceux-ci arrivèrent dans le pays, Dieu permit que la terre portât leur nom." Enfin, comme toute personne qui peut se tourner vers Dieu par le repentir, les Cananéens peuvent se repentir et être acceptés dans la terre d'Israël.18
La malédiction de Canaan est, conceptuellement parlant, un mythe politique qui comporte des éléments de chauvinisme national; mais ce n'est pas une idéologie raciale. Bien plus, à supposer même que l'on cherche à forger des implications raciales, il est absolument impossible de soutenir que le préjugé des Israélites contre les Cananéens s'applique à Kush, le père traditionnellement reconnu des peuples noirs.
La Terre de Kush
Selon leurs conceptions ethnographiques, les anciens Israélites divisaient les nations du monde suivant leur rapport géographique avec la terre d'Israël: au Nord vivaient les fils de Japhet, au centre et à l'Est les fils de Shem; à l'Ouest et au Sud, les fils de Cham occupaient les terres « chaudes ». Canaan habitait les terres situées à l'Ouest et au Sud-Ouest d'Israël; il jouxtait la terre de Mizraïm (l'Egypte) qui elle-même bordait la terre de Kush. Ces trois territoires étaient classés ensemble, mais personne ne pensait que la malédiction de Canaan affectait son frère Kush, pas plus qu'elle n'affectait les autres membres de la famille de Noé, à commencer par l'oncle de Canaan, Shem, le père des Israélites. Selon les mêmes conceptions ethnographiques, la famille de Cham se subdivisait en quatre branches: Kush, Mizraïm (l'Egypte), Put et Canaan. On disait bien que les descendants de Kush étaient répandus en Afrique et en Asie; cependant le nom même de Kush voulait dire « noir », et Kush en vint à représenter l'Afrique Noire.19
Les sources juives, qu'elles soient bibliques ou rabbiniques, s'accordent à dire que Kush fut le père de l'une des nations les plus prospères du monde. Il existe trois catégories de références à Kush dans les sources bibliques et post-bibliques. Ce sont:
a) des références à des individus, par exemple la femme de Moïse (Nm. 12,1), le général, historiquement connu, Tirhaqa, roi de Kush (II R. 19,9; Is. 37,9; Ct. R. 4, 8, 3), ou Ebed-Mélek, le serviteur et confident du roi Sédécias de Juda et l'ami de Jérémie le prophète (Jr. 38, 7); et Nemrod, le premier roi connu de la civilisation selon la tradition juive (Gn. R. 42, 4);
b) des références à certaines personnes, « aux hommes puissants de l'Ethiopie », par exemple (Jr. 46, 9). On lit aussi chez Amos: « N'êtes-vous pas pour moi comme des Kushites, enfants d'Israël. » 20 et encore chez Isaïe: « Allez, messagers rapides, vers la peuplade élancée et bronzée, vers un peuple redouté depuis toujours, peuplade puissante et dominatrice! » (Is. 18, 2);
c) des références à la terre de Kush comme à une entité politique comparable à l'Egypte (Gn. 10, 6; I Ch. 1, 8; Es. R. 1, 4; Meg. 11a) 21 et à la Perse (Ez. 38, 5), ou comme à une puissance marchande faisant le commerce de l'or, du cuivre, du fer, de l'ivoire, des dattes, des céréales et d'autres marchandises (Is. 45, 14; Jb. 28, 19), ou encore comme à la terre où coule l'un des fleuves du jardin d'Eden (Gn. 2, 13; Soph. 3, 10).22
Bref, la plupart des sources juives bibliques et rabbiniques soulignent le pouvoir politique et militaire du peuple de Kush, sa richesse, son influence mondiale aussi bien que son rôle dans le commerce international. Selon ces sources, les Kushites ne sont pas dénigrés, loin de là; ils sont même hautement et spécialement estimés en contraste avec d'autres nations, rebelles, qui désobéissent à Dieu. Ces sources, et cela est très significatif, ne permettent absolument pas d'interpréter la malédiction de Canaan comme englobant Kush.
Noirs et beaux
Ce qui, en réalité, impressionnait les rabbins dans la couleur noire de Kush, c'était son caractère distinctif. (cf. Bek. 45b; Nm. R. 16,23; Ct. R. 1, 6,3). Le teint foncé de Canaan, qui ne différait pas tellement de celui des Israélites, était jugé très vilain; tandis que la peau noire de Kush, d'un noir profond et distingué, n'était, elle, nullement stigmatisée. Bien au contraire, on l'associait, dans son originalité, à la beauté, à la pureté de coeur et à la bonne renommée.23 Ainsi la femme de Moïse, qui passait pour Kushite parce que ses actions étaient aussi remarquables que sa beauté." Le roi Salomon avait deux scribes kushites qui étaient très beaux;25 quand ils moururent, Salomon pensa que leur beauté attendrissait jusqu'à l'ange de la mort qui regrettait de devoir leur ôter la vie. Ebed-Mélek, le Kushite, mérita d'être l'un des neuf saints qui furent jugés dignes d'entrer vivants au Jardin d'Eden. 26
Il existe deux passages bibliques qui sont particulièrement significatifs dans notre discussion. Le premier concerne le verset 5 du chapitre 1 du Cantique des Cantiques: « Je suis noire et pourtant belle », selon de nombreuses traductions. Il faut souligner que, dans l'hébreu original, la formulation exacte, quoique ambiguë, de cette expression devrait se traduire par: « Je suis noire et belle ». Cela est attesté par la plus ancienne version grecque de la Bible hébraïque (les LXX) dans laquelle le « et » n'est pas aussi ambigu qu'en hébreu: peouvd elp,L xai xerl. Quelques-uns des premiers Pères de l'Eglise, comme Origène et Grégoire de Nysse, gardèrent cette façon de traduire." Autant que je puisse en juger, le contraste entre la beauté et la noirceur apparaît pour la première fois dans la Vulgate de St. Jérôme où nous trouvons: « Nigra sum sed formosa ». Quelques exégètes rabbiniques interprétèrent ce verset allégoriquement, opposant effectivement noirceur et beauté dans le corps de la nation d'Israël; et cela défavorablement; mais ils ne questionnèrent jamais cette relation beauté-noirceur dans une personne; ils étaient bien plus intéressés par la discussion des causes de ce teint noir qui était dû, selon eux, à l'effet du soleil et non à des raisons génétiques.28 Le second passage biblique qui se rapporte à notre propos est tiré du Psaume 68: « De l'Egypte arriveront des offrandes, et l'Ethiopie tendra les mains vers Dieu » (Ps. 68, 32). Les rabbins interprètent ce verset en référence à la rencontre du Messie, qui accepte leurs offrandes, avec les Egyptiens et les Ethiopiens. Puis ils décrivent la manière selon laquelle les Ethiopiens envisageraient la question: « Si le Messie a accepté les dons des Egyptiens qui ont réduit en esclavage (les Israélites), combien plus ne recevra-t-il pas nos dons à nous qui ne les avons jamais opprimés? » Et, par contre-coup, d'autres nations suivront les Ethiopiens en apportant des présents et en rendant hommage au Messie.28
Disons enfin que le mythe biblique et rabbinique au sujet des Cananéens reflète un chauvinisme ethnique plutôt troublant lorsqu'il avance que leur ancêtre a subi les conséquences de la malédiction prononcée par Noé.
Aucun lien avec les théories racistes modernes
Il existe une autre raison pour laquelle ces mythes hébreux n'ont, en fait, qu'une importance réduite, si tant est qu'elle ne soit pas nulle, pour comprendre les théories et préjugés racistes dans l'Occident moderne. Bien des idées juives circulaient dans les milieux chrétiens, où théologiens et prédicateurs les utilisaient à leur avantage; mais d'autre part, le Talmud Babylonien, tout comme les écrits rabbiniques en général, était jugé digne d'anathème par les intellectuels occidentaux qui, sans avoir la moindre idée de leur contenu, regardaient ces oeuvres juives comme subversives et sans valeur. Outre le fait que les juifs eux-mêmes étaient ridiculisés et persécutés (souvent accusés de sorcellerie, de meurtres rituels d'enfants, d'empoisonnement des sources et autres coutumes malfaisantes assez analogues aux calomnies proférées contre les Noirs), leurs livres étaient souvent condamnés à être brûlés partout où il en existait et que cette existence était connue. Il n'y a guère de chance pour qu'on puisse prouver que le contenu mystérieux et presque ignoré de ces écrits rabbiniques dédaignés ait influencé les théoriciens et la propagande racistes dans le monde occidental. 30
Même si l'on admettait que le contenu de ces écrits juifs était bien connu et qu'il avait influencé la pensée et les traditions intellectuelles de l'Occident, il serait bien difficile de prouver que les préjugés racistes en proviennent nécessairement, pas plus qu'on ne pourrait prouver qu'ils procèdent des différentes légendes et mythes de bien d'autres peuples et religions du monde, qu'il s'agisse du monde d'hier ou de celui d'aujourd'hui. Ainsi par exemple, la croyance Nuer qu'une peau blanche est le résultat d'un inceste — l'une des plus graves transgressions religieuses Nuer — ou la croyance traditionnelle des Ethiopiens qu'ils sont le peuple choisi, tandis que les Européens sont aramane 31 (incultes et impies) ainsi que beaucoup d'autres semblables chez d'autres peuples, aucune de ces croyances ne joue un rôle important dans les échanges sociaux de ces peuples avec les étrangers; aucune ne s'est fixée en des lois ou des dogmes; aucune n'a influencé la pensée occidentale raciste. Les mythes hébreux, tout comme ces mythes et stéréotypes africains ne sont pas fondés sur ce qu'on pourrait appeler nationalisme idéologique ou racisme scientifique qui sont, eux, les causes profondes de ce qu'on sait: des siècles de distorsion de bien des aspects de l'histoire et de la culture noires, et une vision raciste complexe qui a donné naissance à des préjugés formels contre les peuples noirs.
1. Bekor 13a; Kid 67b; 7a etc.
2. Cf. Pesikta Rabbati 21, 22. Certains théologiens des débuts (Cf. aussi Qur'an XI), 44s) prétendaient déjà que Cham avait subi les conséquences de la malédiction de Noé, mais c'est seulement au Moyen-Âge que les écrivains, tant chrétiens que juifs ou musulmans attribuèrent directement cette malédiction à Cham. Cf. Mas'udi qui écrit clairement: « et il dit "Maudit soit Cham..." ». Voir le texte publié par C.B. de Meynard et P. de Coteille, Les Prairies d'Or, Paris, 1861, ch. III, p. 76; et enfin, récemment, par exemple, Richard Jobson, The Golden Trade ou A Discovery of the River Gambra and the Golden Trade of the Aethiopians, 1623, éd. Charles G. Kingsley, Teignmouth, 1904, pp. 65s; pour un essai d'explication historique, voir Albert Perbal, « La Race Nègre et la malédiction de Cham », Revue de l'Université d'Ottawa, 1940, vol. X, pp. 157s où il est dit que la malédiction de Cham fut forgée, et le châtiment fu transféré de la personne de Canaan à toute la famille de Cham afin de justifier l'esclavage et la colonisation. Augustin appelle Cham « le méchant frère » et explique que Cham (qui signifie chaud), second fils de Noé, tout en restant entre ses frères, s'est, en quelque sorte séparé d'eux, n'appartenant ni à la première souche d'Israël, ni à la plénitude des Gentils, et qu'il symbolise le monde hérétique, porté par l'esprit, non de patience, mais d'impatience, comme le sont les coeurs des hérétiques qui troublent la paix des saints. » (De Civitate Dei, Livre XVI, 2). Ailleurs il compare Cham à Caïn. Chrysostome également parle des fils de Noé dignes d'estime parce qu'ils aimaient leur père « tandis que l'autre fut maudit car il n'aimait pas son père ». (Homélies sur I Th, 4). Comparer aussi à: « Tertia decima generatione cum ex tribus filiis Noe, unus qui erat medius, patri fecisset iniuriam, posteritati suae ex maledicto conditionem servitutis induxit » (Clementis Romani, Recognitiones, Livre I, 30). On aurait tort, toutefois, d'accuser ces théologiens de racisme à ce sujet, car tel n'était pas le but de leur exposé exégétique ou de leur prédication. (Cf. Cave of Treasures, fol. 19b - éd. Budge,
p. 121.)
3. Ber. Rabba 36, 5-7; Tanhuma Buber 49-50; Tanh. Noah 13-15; Sanh. 70a; Pes. 113b; Mid. Haserot; Targum Jonathan; etc.
4. Mid. Haggadol Bereshith, Noé 25.
5. On ne possède que quelques indications concernant la présence de Cananéens en Afrique du Nord: on en voit une dans le fait que les Cananéens accueillirent réellement les Israélites à leur arrivée et par suite Dieu leur dit: « Vous avez grand ouvert le pays, qu'il s'appelle de votre nom, et je vous donnerai un autre pays aussi beau que le vôtre ». Certains disent qu'il s'agirait de l'Afrique (du Nord). De même on trouve une autre indication concernant les Girgashites qui, de plein gré, quittèrent le pays de Canaan, vinrent d'Egypte à l'époque d'Alexandre pour reprendre le territoire d'Israël, mais furent renvoyés. (Nb. R. 17,3; Lv. R. 17,6); Voir aussi ad locum Wayikra Rabba, éd. Margulies, Jérusalem, 1954, pp. 3s.
6. Gn. 10,15s; I Ch. 1,13s; R.H. 3a; 13a; B.B. 56a; 117a; Mak. 9b; 10a.
7. ô(il) (Doi.v (fi (Do Lvixii, Phénicie; leo 1,– ïoç, (Do tv ix Lvog Phénicien).
8. Leur nom même signifiait « •marchand ». Is. 23,8; Ez. 17,4; Os. 12,8; Zeph. 1,11; Lv. R. (Mesora) 17,5. Sur l'histoire générale des Cananéens, voir W.F. Albright, « New Light on the Early History of Phoenician Colonization », Bulletin of the American School of Oriental Research, LXXXIII, 1941, pp. 14-22; The Role of the Canaanites in the History of Civilization, Studies in the History of Cultures, 1942, pp. 11-50; B. Maisler, « Canaan and the Canaanites », Basor CH, 1946, pp. 7-12; M. Noth, « Die Syrisch-palàstinische Bevalkerung des zweiten Jahrtausends y. Chr. im Lichte neuer Quellen », Zeitschrift des deutchen Pàlastina-Vereins, LXV, 1942, pp. 9-67.
9. Il est assez fréquent que des gens qui vivent en tension perpétuelle avec d'autres inventent des histoires qui servent d'armes psychologiques contre leurs ennemis en les dénigrant. Il suffit de penser à l'opposition entre Anglais et Irlandais, Flamands et Wallons et même Américains et Russes. La poésie et les chants traditionnels d'Ethiopie parlent des Européens qui envahirent ce pays comme étant des aramane (race sans Dieu et sans culture) et des farani (étrangers et sans culture), mot dérivé de « Franc ». En Ethiopie comme en d'autres régions d'Afrique les gens de race blanche sont souvent appelés « satans » ou « démons ». Cf. aussi note 31.
10. Jub. 10, 28-34. Il est très intéressant de remarquer qu'ici Canaan n'est pas maudit •par Noé mais par son propre père, Cham, et par ses frères, Kush et Mizraïm.
11. Cf. Dt. 32-34; Is. 1, etc.
12. Gn. 15,13; Ex. ls; 2 R. 17; 25; Os. ls; Am. ls; Is. 1,1s; Jr. 17s; etc.
13. Lv. R. 17,5; Midrash Tadshe 17.
14. Ex. R. 30,5.
15. Lv. R. 17,5.
16. Lv. R. 17,6.
17. Nm. R. 17,3.
18. Sotah 35b.
19. Cf. Gn. 10,6; 1 Ch. 1,8; Suk. 34b; B.B. 97b. Lorsque la Bible fut traduite en grec (LXX), au Ille siècle avant J.-C., les traducteurs firent usage de termes grecs équivalents, AOEtoCv, AtOooda pour signifier Kush, la personne et Kush, le pays. Ai0Cœlp veut dire « visage brûlé », selon la version admise par la plupart des classiques: et cela se réferait toujours à des noirs habitant l'Afrique, au Sud de l'Egypte. Cependant, dans la Bible, le terme « Kush » peut être ambigu, car il se rapporte quelquefois au « Kush » babylonien. Ainsi, par exemple, certains pensent que la mention de la rivière Kush (Gn. 2,13, etc.) ne se rapporte pas à la rivière africaine mais à celle de l'Est. (Cf. Speiser); dans le langage rabbinique, le terme est moins ambigu.
20. Am. 9,7; et le Targum comprend: « N'êtes-vous pas très aimés de moi? »
21. Lorsque les Egyptiens furent en conflit avec les Ethiopiens au sujet de leurs frontières, la question fut réglée à partir de l'extension territoriale des fléaux qui avaient frappé les Egyptiens et qui n'avaient pas franchi le sol éthiopien (Ex. R. 10,2; 13,4). En plusieurs endroits nous trouvons des indications sur l'étendue de l'Ethiopie: l'Egypte est soixante fois plus petite que l'Ethiopie; l'Ethiopie soixante fois plus petite que le monde, etc. (Pes. 94a; Ta'an. 10a; Ct. R. 6,9,3).
22. Pour une autre interprétation, voir Speiser. Et aussi note 19.
23. Il est intéressant de constater que dans certaines sources juives, les enfants de Shem (y compris les Israélites) et ceux de Cham sont décrits comme étant noirs; les premiers sont « noirs et beaux », les seconds « noirs comme des corbeaux » (P.R.E. 24). « Noirs comme des corbeaux signifie noir foncé: cheveux . . . noirs comme des corbeaux ». Cf. Ct. 5,11. Quoique les termes « laid et noir » appliqués à Canaan laissent quelque incertitude, il est clair d'après ce passage que le mot « laid » est le terme péjoratif, et non celui de « noir ». Par contre, la blancheur de Laban est entendue, autre part, comme « un rafinement de turpitude » (Nb. R. 10,5; Mid. Rt. 4,3; Gn. R. 60,7). Il est significatif aussi de remarquer qu'on ne constate aucune réprobation quant au mariage entre blancs et noirs. On raconte qu'un couple noir eût un enfant blanc: le mari, perplexe, alla consulter le rabbin qui résolut le problème: sa femme s'était regardée dans un miroir blanc (Gn. R. 73,10).
24. Yalkut Shim'oni 1238; cf. M.K. 16b; Sifre 12,1 (99); Targum Onkelos, Nb. 12,1; Suk. 34b; B.B. 97b.
25. B. Suk. 53a.
26. Derek Eres Zuta; Kalah Rabbati 460s.
27. Snowden, Blacks in Antiquity, Harvard University Press, 1970, p. 331, n. 17.
28. C. Yalk Nb. 764; Yalk Ct. 982; Ct. R. 1,6; Gn. R. 18,5.
29. Ex. R. et Pesahim 118b.
30. Une légende rabbinique au sujet de Cham, et connue de certains écrivains chrétiens, prétend que Cham avait eu des relations charnelles avec sa femme dans
l'arche, et devint noir. Toutefois on n'a aucune preuve de ce que cet épisode ait joué un rôle important dans l'histoire des disputes raciales. Au sujet des deux références que je connais, la première est ridiculisée et exclue comme fable, au profit d'une théorie raciale plus philosophique. « A propos de cette histoire sotte, de relations de Cham avec sa femme dans l'arche, et selon laquelle son fils Kush et toute sa postérité (on veut dire les Africains) devinrent tous noirs, c'est une histoire si stupide que je ne prends même pas la peine de la redire». (Rev. Peter Meylyn, Mikrokosmos, 1627, p. 771). Dans le second cas cette histoire a été mal interprétée et appliquée bien au-delà de son contenu originel. « Son méchant fils Cham désobéit, . . . usa de sa femme, et malignement s'employa à déshériter les rejetons de ses deux autres frères .. ». Ainsi il engendra un fils dont le nom était Kush, qui fut noir et repoussant, lui et toute sa postérité: ainsi ce fut un exemple permanent de désobéissance pour le monde entier. Et, de ce Kush noir et maudit sortirent tous ces Maures noirs qui habitent l'Afrique. (George Best dans Principal Navigations, vers 1557, Hakluyt Society, vol. VII, pp. 236s.) Il faut noter que les rabbins n'établirent jamais de lien entre cette légende sur la noirceur de Cham et les malédictions de Noé; nous ne trouvons rien dans la littérature judaïque sur le « maudit Kush »; de plus, je ne vois aucune preuve que les idées de Best, plus tardives historiquement, soient jamais devenues populaires.
31. Voir note 9.