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Interpréter les récits de la passion
Anthony J. Saldarini
L’article de foi selon lequel Jésus est mort pour délivrer les hommes de leurs péchés garantit la centralité de l’histoire de l’exécution de Jésus sur une croix dans le culte, le symbolisme et la sensibilité chrétienne. Sans doute la résurrection constitue-t-elle l’apogée et la justification théologique de l’oeuvre de Jésus; pourtant, les évangiles ne contiennent aucun récit de la résurrection elle-même. C’est ainsi que l’imagination et l’intérêt des chrétiens se sont focalisés sur la souffrance et la mort de Jésus. De ce fait, les ouvrages qui tentent de donner un sens à la mort de Jésus et de comprendre les récits de la Passion dans les évangiles n’ont cessé de paraître. L’analyse de plusieurs de ceux qui ont été publiés en Amérique du Nord dans les années 90 permet de mettre en relief certains courants contemporains.
Raymond E. BROWN, connu depuis longtemps pour son commentaire de l’Evangile de Jean et son livre sur les récits de l’enfance (The Birth of the Messiah — La naissance du Messie) est l’auteur d’une étude magistrale de 1608 pages en deux volumes sur les récits de la Passion, intitulée The Death of the Messiah: From Gethsemane to the Grave — La mort du Messie: de Gethsémani au tombeau (Anchor Bible Reference Library, New York, Londres, etc, Doubleday, 1994). Avec ses 70 pages de bibliographie et son analyse approfondie du contenu, des sources, de l’historicité, de la théologie et du cadre social des récits de la Passion, The Death of the Messiah est un livre qui ne se parcourt pas, mais s’étudie. Brown récompense les lecteurs qui persévèrent en mettant totalement et minutieusement en lumière chaque scène du récit de la Passion. Des commentaires détaillés, des remarques d’ensemble cohérentes et un examen impartial des nombreux problèmes illuminent tous les aspects des textes évangéliques.
Brown rend justice à l’optique particulière de chaque évangile et, en même temps, accumule toute une gamme de clés de lecture en comparant continuellement les quatre évangiles. Il n’harmonise pas les récits contradictoires comme le font ceux qui en donnent une interprétation littérale, mais explore la manière dont les différentes traditions concernant Jésus ont été transmises et se sont mutuellement influencées avant d’être mises par écrit. Il ne cesse de mesurer les probabilités historiques qui sous-tendent chaque partie du récit de la Passion et dégage la signification ancienne du texte en le replaçant dans son contexte du premier siècle. Sa recherche constante de la probabilité historique des scènes, des événements et des dialogues consonne avec le souci contemporain de vérité historique, mais les résultats sûrs sont minces, dès que l’on s’écarte des éléments les plus fondamentaux de l’exécution de Jésus à l’époque où Pilate était gouverneur.
Brown ne soutient pas les dernières orientations de l’étude de la Bible: la critique littéraire contemporaine, les théologies de la libération ou la critique culturelle post-moderne. Il rassemble ce que la recherche historico-critique traditionnelle a produit de meilleur et en fait une présentation judicieuse, celle d’un «usager sympathisant». Lire son livre attentivement, sans hâte, revient à suivre un cours d’interprétation du Nouveau Testament.
Ceux qui s’efforcent de percer le sens théologique de la mort de Jésus cherchent souvent à poser la question avant d’aborder les récits de la Passion, afin de construire une réponse appropriée. Cette approche est celle de Morna D. HOOKER dans Not Ashamed of the Gospel: New Testament Interpretations of the Death of Christ — Ne pas rougir de l’Evangile: Interprétations néo-testamentaires de la mort du Christ (Carlisle, Paternoster Press, 1994, Grand Rapids, Eerdmans, 1995), livre composé de ce qui était à l’origine une série de conférences, et celle de John T. CARROLL et de Joel B. GREEN (et de trois autres co-auteurs) dans un recueil de textes assez longs, intitulés The Death of Jesus in Early Christianity - La mort de Jésus dans le christianisme primitif (Peabody, MA, Hendrickson, 1995). Les deux ouvrages analysent les données du Nouveau Testament, en particulier les évangiles et les récits de la Passion, avec leurs diverses interprétations de la mort de Jésus et ce qui en découle pour l’humanité. Hooker accompagne le lecteur à travers les livres du Nouveau Testament en retraçant l’évolution de la conception chrétienne primitive de la mort de Jésus. Carroll et Green complètent différents textes concernant les évangiles, Paul, etc. par des synthèses sur l’historicité des récits de la Passion, leur polémique antijuive et l’usage qu’ils font de l’Ecriture pour expliquer la mort de Jésus, ainsi que par des articles sur les incidences de la mort de Jésus, la vocation de disciple et l’expiation. S’ils ne sont pas passionnants, ces deux ouvrages ont néanmoins le mérite d’initier aux données du Nouveau Testament et à la théologie de la mort de Jésus.
La redoutable et lancinante question de l’anti-judaïsme des récits de la Passion et de la théologie chrétienne mine de plus en plus la crédibilité et la pertinence des synthèses traditionnelles que l’on trouve dans les ouvrages susmentionnés. Chacun d’entre eux y fait épisodiquement allusion, comme la plupart des études de la Passion aujourd’hui. Les auteurs déplorent l’antisémitisme qui a eu pour source le Nouveau Testament et contestent la valeur des interprétations allant dans ce sens, mais aucun ne reconnaît la gravité du problème qui a conduit à des siècles de discrimination, d’oppression et de mort. Une note ou un paragraphe ici ou là ne saurait rendre son intégrité à la tradition chrétienne après des siècles d’enseignement du mépris à l’égard des juifs. Les trois livres évoqués ci-après abordent la manière dont les juifs sont traités dans les récits de la Passion sous les angles respectifs de l’histoire, de la rhétorique et de la théologie.
John Dominic CROSSAN est un illustre bibliste qui aborde le Nouveau Testament et les sources juives avec une grande compétence et un oeil sceptique et interrogateur. Il a beaucoup écrit sur le Jésus historique, soutenant la thèse controversée selon laquelle Jésus aurait été surtout un maître de sagesse lié à des paysans galiléens et non un prédicateur apocalyptique de la fin du monde. Son livre, Who killed Jesus ? Exposing the Roots of Anti-Semitism in the Gospel Story of the Death of Jesus — Qui a tué Jésus ? Exposition des racines de l’antisémitisme dans le récit évangélique de la mort de Jésus (San Francisco, Harper San Francisco, 1995) attaque la reconstruction historique prudente mais solide des événements ayant abouti à la mort de Jésus, faite par Raymond Brown. S’opposant à Brown qui cherche prudemment à déterminer le noyau historique des récits et des rencontres entre Jésus et ses adversaires, Crossan soutient que les récits de la Passion sont des constructions non historiques, fondées sur les prophéties de la Bible hébraïque ou Ancien Testament et/ou sont si polémiques qu’ils estompent l’éventuel noyau historique. Crossan reproche à Brown d’échafauder constamment des théories sur l’existence de sources primitives et de traditions orales sans parvenir à tirer de conclusions sûres à leur sujet. Crossan conteste aussi l’orientation historique de Brown pour une raison éthique. Les récits concernant la mort de Jésus ont alimenté l’antisémitisme, même si tel n’était pas le propos de leurs auteurs. C’est pourquoi les chrétiens ne doivent pas se contenter d’étudier le fonctionnement de ces récits au sein des évangiles et d’établir leur historicité. Ils doivent procéder à une analyse critique complète des récits de la Passion (au sens positif comme au sens négatif du terme) afin d’en neutraliser le potentiel dangereux et destructeur.
L’effort accompli par Crossan dans ce sens est puissant et pertinent. Toutefois, sa propre reconstruction historique du récit primitif de la Passion à partir de l’Evangile de Pierre, qui est résumé dans son ouvrage, a donné lieu à controverse et n’a pas rallié beaucoup de suffrages. Sa thèse selon laquelle les scènes relatées dans le récit de la Passion sont toutes des créations littéraires ultérieures, fondées sur des interprétations chrétiennes primitives des prophètes, est très loin d’être prouvée. Il est sûr que l’Ecriture a influé sur la rédaction des récits de la Passion et que les auteurs des évangiles ont arrangé les faits et les dires de manière à atteindre leurs propres objectifs et, notamment, expliquer l’embarrassante exécution de Jésus et l’intention qu’avait Dieu en laissant mourir Jésus. Bien que de nombreux éléments de la démonstration de Crossan soient discutables, sa volonté de donner une interprétation complète et responsable des récits de la Passion, qui rende compte de la manière dont ils ont été perçus et utilisés à tort au long de l’histoire chrétienne se distingue comme l’un des principaux objectifs de l’exégèse contemporaine.
Dans Christian Theology After the Shoah — La théologie chrétienne après la Shoah (Lanham, MD, Univ. Press of America, 1993), James F. MOORE interprète les récits de la Passion à la lumière de l’incapacité chrétienne à résister à Hitler sur les plans institutionnel, national et communautaire. Dans la mesure où les interprétations chrétiennes traditionnelles antijuives des évangiles ont ouvert la voie à l’Holocauste, l’exégèse et la théologie chrétiennes ne peuvent plus perpétuer innocemment leur tradition comme si l’Holocauste n’avait été qu’une aberration momentanée.
Moore a recours à une herméneutique du soupçon qui admet carrément que la théologie chrétienne et l’interprétation du Nouveau Testament ont failli à leur mission et demandent à être radicalement rénovées. Il ne suffira pas aux chrétiens de reconnaître leur faute et de prendre de meilleures résolutions. L’édifice théologique doit être transformé à sa racine. Dans les récits de la Passion, Pierre a fait défaut à Jésus en restant passif et Judas l’a trahi en devenant collaborateur.
Or, les chrétiens se sont comportés de la même manière envers les juifs, le peuple de Jésus. Le remède à cet échec se trouve dans les récits de la Passion où Jésus a résisté au mal jusqu’à en mourir et où Dieu a sauvé Jésus en le relevant d’entre les morts. Ces deux modes d’action - la résistance et le salut - opposés à la passivité et à la collaboration, indiquent ce que doit être un vrai disciple et une théologie chrétienne morale et authentique. La véritable théologie chrétienne ne peut se contenter de se réjouir de ce que Jésus ait sauvé l’humanité par sa mort et sa résurrection: elle doit inciter les chrétiens à s’engager dans la résistance au mal et la libération des opprimés. Du point de vue historique, il s’agit ici tout particulièrement des relations des chrétiens avec le peuple juif.
Horrifiés par la rhétorique hostile aux ‘juifs’ dans les récits de la Passion et la tradition chrétienne d’antisémitisme, bien des fidèles ont demandé que les passages antijuifs de l’Ecriture soient modifiés ou supprimés du lectionnaire. Mais les textes sacrés sont immuables. Une traduction plus affinée peut améliorer la situation. Mais, en définitive, il faut que le récit de la Passion soit lu pendant la Semaine Sainte et interprété pour la communauté chrétienne. Chacun des ouvrages cités apporte une contribution à la tâche actuelle consistant à lire et à enseigner la Bible de manière responsable,et à pallier les erreurs trop humaines et les failles de la pensée théologique chrétienne.
Anthony J. Saldarini est professeur de théologie au Boston College, spécialisé en études bibliques et judaïsme. Il est rédacteur en chef adjoint de la revue Catholic Biblical Quarterly. Parmi ses ouvrages, il convient de citer Pharisees, Scribes and Sadducees in Palestinian Society: A Sociological Approach; Jesus and Passover et Scholastic Rabbinism. (Ce texte est traduit de l’anglais).