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Revista SIDIC VI - 1973/2
La sécularisation: approches juives et chrétiennes (Pages 04 - 18)

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Le judaïsme et la sécularisation
Auguste Ségré

 

I - Réflexions préliminaires

Le mot « sécularisation » est diversement interprété. On compare saeculum avec le grec aion, et monde avec cosmos, en donnant au premier terme un sens temporel et au second un sens spatial. A ce propos H. Cox dit ceci: « Pour les grecs, le monde était une place, un lieu. Les événements se produisaient dans le monde, mais jamais rien d'important n'arrivait au monde. Par contre, pour les hébreux, le monde était essentiellement une histoire, c'est-à-dire une série d'événements commençant avec la création et allant vers une consommation. De sorte que les grecs concevaient l'existence de façon spatiale et les hébreux de façon temporelle. Cette tension entre les deux conceptions a représenté un problème pour la théologie chrétienne dès ses débuts (1).

On part, dans certains cas, du mot séculier, comme de quelque chose de vaguement inférieur, c'est-à-dire que ce monde changeant est opposé à l'éternel monde religieux, et l'on se demande quel est la place et le rôle de la foi dans un monde séculier. On considère ainsi la sécularisation comme la disparition de toute détermination religieuse des symboles de l'intégration culturelle,comme le processus historique qui permet à la société et à la culture d'être libérées du contrôle religieux, puisque le monde semble devenu adulte et n'a plus besoin de la religion. En d'autres termes, comme le déclare de Rosa dans une récente publication (2), la sécularisation est l'affirmation des valeurs du monde et des valeurs « séculières », de leur autonomie par rapport à Dieu et à la religion chrétienne, comme fruit et conséquence d'un processus historique de lutte entre la « religion » qui chercherait à conserver sa tutelle sur le « monde » et le « monde » qui chercherait à se rendre autonome par rapport à la « religion ». Aujourd'hui on a pu établir un certain rapport entre « sécularisation » et « désacralisation », mais on discute pour savoir si l'on doit identifier ou non le « sacré » et le « religieux ». Si l'on passe à l'analyse de la sécularisation on remonte au XIIIème siècle, c'est-à-dire au temps où selon quelques-uns serait né « l'esprit laïc » duquel serait issu le conflit entre l'église et l'état. De plus on entend parler de sécularisme, comme d'une idéologie, d'une nouvelle conception du monde, close, avec des fonctions tout à fait semblables à celles d'une nouvelle religion. On se demande enfin si « sécularisation » veut dire ne pas avoir besoin de la foi ou si au contraire cela rend plus aiguë la nécessité d'une foi. On se demande: ce phénomène a-t-il des racines dans le passé ou bien est-il décidément nouveau? Quelles sont les caractérisques qu'il présente et quelle prospective permet-il de faire pour l'avenir?

En face de ces problèmes, qu'a donc à dire le judaïsme? Comment définit-il et juge-t-il ce phénomène, quelles propositions peut offrir l'ancienne et toujours nouvelle pensée juive?

Je dirai tout de suite que je me rends compte des difficultés du problème et en particulier du fait que le monde se trouve encore une fois engagé dans l'entreprise, à mon avis audacieuse, de trouver avant tout un sens précis à certains mots. Je dirai qu'à l'extérieur du judaïsme il y a toujours eu et il y a encore, si j'ose dire, un mouvement pendulaire continu entre sacré et profane, entre matière et esprit. Ce mouvement pendulaire qui, selon moi, se manifeste dans un monde pluraliste, conduit immanquablement à la recherche sans fin de précisions, de subtils distinguo, qui sont typiques de ce monde hellénistique, à travers lequel le christianisme est passé, après avoir abandonné Jérusalem en direction de Rome, dans une longue halte à Athènes. La pensée hébraïque au contraire comme je chercherai à le montrer plus loin, cette pensée juive, qui naît de l'enseignement divin et se réalise à travers la torah (loi) et l'enseignement des prophètes, a — comme l'écrit mon maître Dante Lattès — « une conception du monde tout à fait simple et limpide, au centre de laquelle se trouve Dieu: Dieu unique, Créateur de l'univers, esprit infiniment actif, symbole et gardien du bien moral suprême et de la justice parfaite » (3).

Ici, je dois tout d'abord, encore que sommairement, exposer quelques concepts fondamentaux du judaïsme. Ces concepts nous aideront à éclaircir bien des choses et en particulier notre thème.

1) Unité: unité de Dieu et donc unité des hommes dans l'unité de Dieu.

Ce concept d'unité rassemble et tient étroitement unis, en un continuel passage de la pluralité à l'unité, tous les éléments qui constituent ce que l'on appelle la vie matérielle et spirituelle de l'homme. Esprit et matière donc se complètent sans interruption, sans contraste et également sans confusion. Et tout cela vient du fait qu' « Israël... a mis Dieu unique à la source de tous les phénomènes. Il l'a conçu comme seul Créateur et Seigneur du monde et en a fait le modèle, la fin des hommes, le père de tous les êtres vivants, lui qui est impossible à représenter sous une forme quelconque. C'est cela la plus grande, la seule définitive révolution accomplie dans l'histoire des hommes » (4). « Ainsi s'explique — note Dubnow (5) — comment, dans ce qu'on appelle le mosaïsme, le système éthicoreligieux est étroitement lié au système sociopolitique. La doctrine mosaïque est une incitation à l'action; elle exige donc une morale active et pas seulement une morale passive ».

Dans certains milieux religieux qualifiés on entend parler aujourd'hui d'une légitime autonomie des réalités terrestres, c'est-à-dire que l'église n'entendrait plus avoir sur le monde ce pouvoir direct (potestas directa in temporalibus), comme on le soutenait au Moyen-Age; ce qui, comme on l'affirme également, signifierait que le « monde » — « le siècle » — a une consistance propre, « une épaisseur propre ». Aussitôt après on parle d'autonomie non absolue dans la mesure où — ajoute-t-on — il faut se conformer à une volonté supérieure. On soutient encore que le christianisme a une tendance théocentrique, tandis que la sécularisation est essentiellement anthropocentrique; que le christianisme tend à la transcendance et la sécularisation à l'immanence (6). Ici, à mon avis, on retombe fatalement dans le mouvement pendulaire évoqué plus haut.

« La vie — écrit Dante Lattès — est une action et non une renonciation. Le judaïsme ne s'est jamais débattu dans ce tragique dualisme insurmontable dérivé de la négation de ce monde et en même temps de l'inéluctable nécessité de l'affirmer puisque nous y vivons et que nous ne pouvons nous en dépouiller. Les religions immergées dans ce dualisme ou bien se renient elles-mêmes, dans la mesure où elles sont l'affirmation et le message d'un nouveau monde déjà en acte, d'un salut déjà accompli: elles redescendent alors parmi les hommes et donnent à la vie et au monde d'ici-bas une valeur qu'elles lui ont refusée un jour, restaurant ainsi les valeurs de la spiritualité hébraïque et reprenant les voies tracées par l'expérience séculaire d'Israël; ou bien elles persistent à condamner le monde et alors elles doivent continuer à abandonner le siècle présent à la tempête du paganisme qui souffle sur lui » (op. cit.).

En substance, même à propos de ces réflexions que l'on fait sur la sécularisation, il faut, à mon avis, garder présent à l'esprit que dans le judaïsme authentique et traditionnel on ne trouve pratiquement pas l'influence de cette thématique dualiste d'origine gnostique qui oppose le plan divin et le plan du monde et nie le second en fonction du premier, pour aboutir à une sacralisation absolue en Dieu ou à une sécularisation absolue dans le monde. Il n'y a pas, dans le judaïsme, d'incompatibilité entre les deux termes, comme nous l'avons vu, parce que le monde est l'oeuvre de la création de Dieu pour actualiser dans le temps le plan de son alliance.

2) Sacré et profane.

De Rosa dit que la sécularisation est une ère de crise du sacré ou une éclipse du sacré et une éclipse de Dieu et il se demande: qui est en crise, le sacré ou la religion? La différence entre sacré (consacré à Dieu) et profane (pro-fanum, hors du sanctuaire, et de ce fait n'ayant rien à faire avec le sacré) n'existe pas dans la tradition juive.

Il y a en hébreu le mot Kadosh; on le traduit habituellement par saint, mais ce n'est pas une traduction exacte. La racine de ce mot veut dire se distinguer, séparer, être séparé. Dans la Bible est souvent renouvelée, de la part du Seigneur, cette invitation à se distinguer. « Vous serez kedoshim (séparés), dit Dieu, parce que je suis kadosh (séparé) (Lévitique, 19, 22). La portée sématique du terme sacralité ou sainteté en hébreu exclut de soi cette vaste dialectique d'opposition entre sacré et profane qui est typique des autres conceptions religieuses. Dans le judaïsme il ne peut exister une communauté de laôs ou laïcat profane exclu de la participation au patrimoine de sainteté possédé par un groupe sacralisé. Il ne peut se faire qu'il y ait un effondrement des structures humaines et sociales passant d'une dimension sacrale à une dimension profane. La sainteté du texte du lévitique, élargie toutefois à tout Israël, signifie la prise de conscience d'un niveau d'alliance divino-humain: à savoir l'explication du monde et des actions humaines comme appartenant au développement de l'histoire de Dieu dans le temps. Et c'est ainsi que renoncer à une telle perspective ne signifie pas pour le juif se séculariser, mais signifie renoncer à sa judéité et à son identité constitutive. Et voici la raison de mes doutes concernant la précision du thème qui m'a été proposé. Car l'enseignement hébraïque ne tend pas à faire d'une personne un saint qui se distinguerait du monde profane, mais à faire en sorte que toute la communauté soit sainte. Non pas un saint, mais tous des saints. Les grands personnages bibliques, comme Abraham, Moïse, David, Salomon, pour n'en citer que quelques-uns, ne sont certes pas des saints, même s'ils poursuivent avec leurs contemporains la conquête collective de la sainteté. Certes ce sont des personnes d'une exceptionnelle qualité spirituelle, mais ce sont des personnes comme nous. La Bible nous les présente comme ils sont avec leurs qualités et leurs défauts. Mais justement pour cette raison ils ne sont pas loin de nous, mythisés, et dans leur lutte tellement humainement, vivante nous les sentons très proches de nous, ils sont pour nous un réconfort et un exemple. Le problème est le suivant: ce monde-ci est l'oeuvre du Seigneur; si nous le considérons comme profane, et donc comme un monde à fuir, une tentation du démon et une vallée de larmes, nous commettons tout d'abord un acte peu respectueux de cette admirable oeuvre de création et, qui plus est, nous minimisons la tâche qui nous a été confiée. Le psalmiste dit: « Les cieux appartiennent à Dieu, et la terre Il l'a donnée aux fils des hommes » (psaume 115, 16). Si le Seigneur a créé ce monde et si dans ce monde il a placé l'homme, ceci veut dire qu'une tâche précise a été confiée à l'homme. Fuir le monde est, souvent, beaucoup plus facile que de l'affronter et d'en vivre en plénitude, comme cela nous est demandé. D'un point de vue juif, renoncer au monde est en substance renoncer au pacte avec Dieu qui veut voir les juifs actifs. Le Seigneur ne demande jamais dans la Bible d'avoir la foi mais demande l'action de l'homme, action inspirée de ses commandements. Ainsi il n'y a pas de péché en soi, ontologiquement. Tout peut être sacré, tout peut être profane, tout peut être péché, parce que tout dépend de nous, de l'oeuvre de notre coeur et de l'oeuvre de nos mains. Il y a péché quand l'homme pèche, est mauvais, et fait ce qu'il ne devrait pas faire, mais pas fatalement parce que l'homme serait porté au péché et au mal.

Une prière que le juif récite chaque matin commence ainsi: « Mon Dieu, l'âme que tu m'as donnée est pure ». Quand l'homme fait le mal, d'un point de vue juif, il manque au pacte entre Dieu et Israël, aux promesses faites par Dieu et répétées avec tant de vigueur dans l'enseignement prophétique, qui lui-même demeure absolument fidèle à la loi divine. De la création et de l'alliance il découle clairement que Dieu est vie, influx; qu'Il est vie et influx qui deviennenthistoire: histoire de Dieu qui se fait connaître à travers son action propre — et en cela Il est un exemple pour l'homme — et histoire de l'homme qui sait vivre activement et en plénitude cette histoire fascinante. Ainsi se réalise la Kedushah dans ce monde. Ainsi advient, inévitablement, la rencontre, ici en ce monde, entre Dieu et l'homme. Dieu, en substance est là où nous le cherchons sincèrement de tout notre coeur et de toutes nos actions et donc nous le rendons réel dans notre histoire de chaque jour, heure par heure. Rien n'est soustrait à cette rencontre entre le divin et l'humain. Chacun de nous est fils de Dieu et Dieu l'investit de la plénitude de sa majesté et de sa sollicitude paternelle. Ainsi se réalise la Kedushah collective. Ainsi le Seigneur entre dans nos maisons et dans nos espérances. Il n'y a plus de solitude, il n'y a plus d'incommunicabilité, parce que, dans ce cas, l'action de l'homme est entremêlée d'une façon unifiante avec celle de son prochain. Voilà pourquoi, nous juifs, selon une tradition vieille de plusieurs siècles, nous nous rappelons sans cesse les événements de notre histoire. Nous ne l'oublions pas, nous ne voulons pas l'oublier, parce qu'elle devient un instrument fondamental d'éducation, de progrès spirituel, d'élévation vers Dieu.

Ainsi même l'histoire devient sacrée. La nouveauté bouleversante que le judaïsme introduit dans les rapports entre l'homme et Dieu —nouveauté dont le christianisme héritera au moins en partie — est d'avoir libéré ces rapports du rythme mythique et naturiste et d'avoir proposé une perpective d'historicité qui est caractérisée dans la série des interventions ou signes (oth - othot), magnalia Dei, de Dieu, dans le temps, avec pour conséquence que l'homme conserve sa condition et sa dignité seulement dans la mesure où il est capable de faire persister en lui-même le souvenir, zikkaron, le mémorial de l'amour de Dieu envers lui et des interventions historiques de cet amour. Au contraire oublier le passé, comme le voudraient la plupart, dans la folle espérance de se libérer de ce qui a été — et qui de toute manière ne peut être effacé — c'est oublier non seulement l'histoire et l'expérience, mais c'est souvent oublier Dieu, l'alliance et finalement nous oublier nous-mêmes, parce que nous ne savons plus qui nous sommes et ce que nous voulons. Nos mystiques ont justement observé que, s'il est vrai que l'homme a besoin de Dieu, et c'est obvie, il est également vrai que Dieu a besoin de l'homme. Dieu est hesed, c'est-à-dire fidélité, stabilité et donc miséricorde dans le don de l'alliance. Il est la force et la puissance qui garantissent cette alliance et ceci à tel point que malgré le châtiment que l'homme mériterait parfois, le pardon est toujeurs assuré et l'alliance toujours maintenue. C'est pourquoi Dieu donne tout à l'homme et l'homme a la possibilité de donner à son tour. Ici se situe l'un des points les plus importants et dramatiques de toute l'histoire humaine. Nous savons que nous recevons tout de Dieu; il nous revient donc, dans la liberté de notre volonté, de rester fidèles à l'alliance et de la mettre en pratique dans les limites des possibilités humaines, et c'est ce que Dieu attend de nous. La fidélité réciproque à l'alliance se traduit en plénitude de kedushah.

3) Foi et action.

Paul avait enseigné que ce qui compte ce ne sont pas les oeuvres mais la foi; que ce qui importe ce n'est pas ce que l'on fait mais ce que l'on croit. L'enseignement de Paul se base sur le fameux épisode d'Abraham. Une lecture attentive du texte nous conduit à d'autres conclusions. Il ne s'agit pas en réalité d'une croyance théologique, il n'y a ici aucune signification dogmatique et confessionnelle, ni aucun acte de foi qui dépasse ou qui renonce à la loi — Abraham du reste n'avait pas reçu la Torah (Loi) — mais il s'agit d'une certitude confiante dans la parole du Seigneur non pas pour un bien à venir dans l'autre monde, mais pour une réalité qui se réalise en ce monde. Il s'agit du fameux verset 6 du chapitre 15 de la Genèse (7).

Martin Buber écrit: « Depuis des temps reculés, au coeur du sentiment religieux juif, se trouvait l'action et non la foi. Dans tous les livres de la Bible il est très peu question de la foi, mais on y parle beaucoup plus d'action. C'est seulement dans le christianisme syncrétisé de l'occident que la foi familière à l'homme occidental devient l'élément principal, mais au centre du christianisme primitif il s'agissait d'action » (8).

Dans la Bible de fait on ne trouve ni le commandement de croire en Dieu, ni le correspondant juif du mot « religion ». Aujourd'hui le mot utilisé est « dath ». Ce mot se trouve quelquefois dans le livre d'Esther, mais a la signification précise de norme de la loi. Et précisons également qu'il faudrait être très prudent dans l'utilisation du mot « croire »; « croire », en français, veut dire donner sa confiance, tenir pour certain, penser, estimer, et donc avoir une foi religieuse. Mais on peut croire aujourd'hui en quelque chose en quoi demain on pourrait tout aussi bien ne plus croire. Le sens du divin au contraire est quelque chose d'intime, de radical et qui nous est connaturel, depuis la création du premier homme. Il s'agit ainsi de le redécouvrir, éventuellement de l'identifier, mais cela ne prête pas à discussion. Voilà pourquoi il n'y a pas de commandement de « croire » en Dieu. Existe-t-il alors une religion juive? Mon maître Eue Artom écrit: « ... définir le judaïsme comme une religion: cette définition peut faire naître l'équivoque que le judaïsme en tant que religion occupe une partie seulement de la vie du juif et constitue un élément accessoire de l'identité individuelle... Si au contraire en disant que le judaïsme est une religion on entend dire que le judaïsme tient compte du divin, le sent et enseigne l'obéissance de l'homme à Dieu, alors non seulement le judaïsme est une religion, mais un système qui est, plus que tout autre, plein de religion, parce qu'il ne laisse rien en dehors du divin et de la discipline établie par Dieu » (9).

Le sens du divin est connaturel à la nature humaine, il devient actif à travers l'action de l'homme, et absolument pas à travers une déclaration de foi.

4) Il nous faut encore souligner, quoique brièvement deux précisions, fondamentales elles aussi; il s'agit du prophétisme et du messianisme.

Le prophète, navi, est celui qui parle au nom du Seigneur; c'est l'interprète authentique de sa Parole. Lattès écrit: « Prophète veut dire: l'homme de la vérité et de la justice, l'homme de l'idéal et de l'espérance, l'homme opposé à toutes les dominations et à toutes les oppressions, l'homme qui ne se prosterne devant aucune grandeur charnelle, qui ne connaît ni pharaon ni David, qui est au-dessus des altesses royales, qui ne voit que la Loi et le droit des hommes à la liberté et à la vie, qui ne rêve ni d'impérialisme ni de violence » (10).

Le prophète, ajouterai-je, est l'accusateur implacable de toute forme de vie païenne qui brise l'unité de Dieu et l'unité des hommes. Il est l'homme qui condamne le mal et la société dont il est le contemporain, parce que le mal existe dans la mesure où les hommes se comportent mal. Il est le héraut infatigable qui invite au renouveau, à la teshuva, à ce qui est au sens métaphysique la metanoia, à ce renouveau qui ne vise pas l'individu mais la communauté entière. Le prophète a une vision universelle des hommes et des événements, il embrasse le monde dans son ensemble; on pourrait appliquer au prophète les mots qui ont été dits de la pensée juive en général, c'est-à-dire que pour lui aussi la forêt semble plus réelle que les arbres, la mer plus que les eaux et la société plus réelle que l'homme. Cette vision universelle de l'homme cependant est possible à condition de réaliser la Loi du Seigneur, et certainement pas en l'abolissant. Suivre et réaliser la loi veut simplement dire suivre l'enseignement de Dieu. D'un point de vue juif on ne comprend pas pourquoi, et spécialement pour ces raisons, on peut soutenir que « personne ne sera sauvé par la pratique de la loi » (Galates 2, 15, 16) ou pourquoi, comme cela a également été dit, la loi ne peut rendre un homme juste aux yeux de Dieu, parce que non seulement elle ne peut communiquer la vie, mais met l'homme dans une situation de péché et de mort. N'oublions pas qu'il s'agit toujours de cette « Loi » en faveur de laquelle Jésus lui-même disait: « Je ne suis pas venu abolir la Loi » (Mt. 5, 17), ajoutant que même le plus petit commandement de cette même loi ne devait pas être violé. Il y a ici une concordance parfaite avec le monde pharisien, dans lequel vivait Jésus et dont il avait reçu son éducation et son mode d'enseignement.

Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire ailleurs, je désire préciser ici aussi que celui qui écrit cet article sent toujours vivant et actif en lui le grand honneur et la grande responsabilité d'être un descendant de ces maîtres fameux qu'ont été les pharisiens, eux qui ont diffusé à pleines mains parmi les nations une si grande lumière de sagesse et un sens si vif de Dieu et de l'amour du prochain. Je ne suis donc pas surpris quand j'entends répéter à satiété tant d'accusations absurdes. Mais quand j'étudie ces questions j'ai souvent l'impression que plus d'une fois on a cherché avec adresse à présenter une certaine rupture entre les positions de Jésus et celles du judaïsme de son temps, en lui attribuant des idées qui selon moi, pourraient bien avoir surgi longtemps après lui. Quand j'examine le rapport entre le monde culturel et idéologique de Jésus et des juifs ses contemporains, j'en viens à me demander si l'enseignement du christionisme comme on le présente encore parfois aujourd'hui n'est pas apparu après lui et non de son temps. Ainsi cette loi, défendue par les prophètes et les pharisiens, comme par Jésus, est malheureusement présentée encore aujourd'hui comme une loi sévère, attachée à la lettre, et négatrice de l'esprit. Evidemment on ne reconnaît pas et on ne veut pas reconnaître ce vaste monde pharisaïque, si riche de ferments divins. Pour essayer de vous expliquer mes idées je vous propose deux exemples, parmi les très nombreux que je pourrais choisir:

1) « Vous savez qu'il est dit dans la Torah: `Que celui qui est coupable offre un sacrifice et il sera pardonné!' Et moi cependant je vous dis — notez l'expression — dieu dit: `Que le pécheur fasse le bien et il sera pardonné' ».

2) « Vos maîtres vous ont énuméré tous les commandements de la Torah. Moi cependant je vous dis: 'L'oeuvre de l'amour équivaut à tous les commandements' ».

Alors je me permets de vous demander: où se trouvent ces passages? Qui en est l'auteur? se trouvent-ils dans l'évangile? sont-ils de Jésus? Non, mes amis, ils viennent, seulement des pharisiens et se trouvent respectivement dans Pesikta de Rav Cahana 158b et dans Tosephta Péa 4, 19.
Et que dire ensuite de la manière dont on présente le Seigneur lui-même? Le Seigneur qui est le même pour Abraham et pour Moïse, pour Jésus et pour Mahomet, pour les pharisiens et pour les apôtres, est présenté comme l'amour et la bonté par excellence, dans l'absolu, quand il a affaire au monde chrétien, tandis que s'il s'agit des juifs, il est présenté comme un Dieu redoutable et nettement vengeur. En vérité ce sont des choses que je n'ai jamais réussi à comprendre. Tout ceci est peut-être à rapprocher d'un type particulier de sécularisation, qui n'est pas seulement d'aujourd'hui — puisque malheureusement aujourd'hui on raisonne encore ainsi —mais qui remonterait à plusieurs siècles.

Une brève remarque maintenant sur le messianisme: si les hommes se comportent selon les indications définies plus haut, l'humanité pourra atteindre l'époque messianique. Selon la pensée juive, le Messie ne vient pas, par grâce, racheter l'homme d'un « péché » qu'il n'a pas commis, mais, si nous voulons utiliser le mot « grâce », nous pourrons dire alors que l'époque messianique est l'époque qui germe sur le terrain que l'homme a labouré au prix de sa fatigue et de son honnêteté, la juste récompense pour une humanité qui sortie pure des mains du Seigneur, a retrouvé son unité, c'est-à-dire est réunifiée dans le bien, dans la justice et dans la paix comme Dieu la désire depuis le premier jour de la création.

Ce bien suprême est atteint par la coopération de tous, personne n'est exclu. A ce propos, il y a un récit hassidique très intéressant: quelqu'un demande à un de nos maîtres: « Où est le Messie? » « Aux portes de Rome », répond le rabbin, « au milieu des pauvres persécutés et opprimés ». Cet homme se rend donc aux portes de la ville, le trouve et lui dit: « Es-tu le Messie? » « Oui », répond-il, « Et qu'attends-tu pour venir?», « Je t'attends, toi! », répond le Messie. Le Messie l'attendait-il personnellement? Non certes, mais il attendait et attend encore toi, toi et également toi, tous les autres, tous les hommes. Le temps messianique se réalise quand « les cieux nouveaux et la terre nouvelle » (Is 66, 22) qui ont été annoncés deviennent réalité. On raconte qu'au temps où Rabbi Menahem de Vitebsk habitait en terre d'Israël, un fou monta sur le mont des oliviers et de là-haut souffla de la trompe. Le bruit courut dans le peuple épouvanté que le son de la trompe annonçait la rédemption. Le bruit arriva aux oreilles du rabbin, il ouvrit la fenêtre et regarda dehors dans le monde puis il dit « Il n'y a rien de nouveau ». Ce renouvellement, commente mon maitre Lattès, le judaïsme l'attend des oeuvres des hommes.

Le temps messianique réalise le Malkuth Shammaïm, le règne des cieux, ou Malkuth Shaddaï, le règne du tout-puissant. Ciel remplace le mot Dieu; on dit ainsi couramment: « Que le ciel me garde! ». Malkuth Shammdim est d'origine talmudique même s'il représente l'idée biblique et prophétique et est — comme écrit Lattès — l'époque heureuse où, dans le monde des hommes, ne règneront plus les tyrans, les rois mauvais et corrompus, les divinités trompeuses, les idée fausses et pourries, les passions effrénées, mais Dieu et sa loi de justice. Dans l'une des plus anciennes prières juives„ le Kaddish, on implore la venue du Royaume de Dieu, avec des mots dont Jésus lui-même s'inspire dans sa prière (Mt 6, 9-10). Le Kaddish dit ceci: « Que soit glorifié et sanctifié son grand nom dans le monde qu'il a créé selon sa volonté et que son règne vienne pendant la durée de votre vie et de vos jours et durant la vie de toute la maison d'Israël, le plus vite possible ». Jésus ensuite s'en inspirant, comme le souligne Klausner et récemment même Robert Aron, dira à ses compatriotes à l'âge tannaïtique: « Que soit sanctifié ton nom, que vienne ton règne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».

II - Judaïsme et sécularisation

Toutes ces prémisses, nécessaires pour éclairer certains aspects fondamentaux du judaïsme, nous ont aidé à situer notre thème, au moins dans ses lignes principales. Nous pouvons maintenant tenter une analyse de la sécularisation et en tirer des conclusions.

Le monde aujourd'hui est ce qu'il est, avec ses progrès, ses découvertes, sa nouveauté, mais aussi avec ses doutes profonds et ses problèmes complexes. Il suffit de jeter un coup d'oeil autour de soi pour s'en rendre facilement compte. Mais qu'y a-t-il de vraiment nouveau aujourd'hui qui n'existait pas avant?

Dans un monde devenu plus petit, pour une morale active...

Je ne parle pas des progrès de la science, de la technique, ce sont des choses évidentes. Du reste chaque époque a marqué un pas en avant dans le progrès humain. Chaque époque a été moderne en son temps, et en contraste avec un vieux monde. Aujourd'hui on avance dans cette voie avec plus de rapidité. Nous avons désormais les autoroutes de la science sur lesquelles lesvitesses folles peuvent toujours représenter de graves dangers. Selon moi, le problème aujourd'hui est que le monde est pour ainsi dire en train de devenir plus petit. Ceci à cause de la science. Les peuples désormais sont coude à coude, le risque de heurt est beaucoup plus grand; les différents systèmes de vie, la civilisation, les traditions se mêlent et se bousculent avec plus de force et d'âpreté, avec plus de cruauté. Après le clan, la tribu, les peuples, les nations, aujourd'hui nous avons les continents qui sont souvent armés les uns contre les autres. Les techniques les plus avancées et les perfidies les plus scientifiques sont en face les unes des autres. Si le problème se pose en ces termes, si, comme autrefois, les éléments qui concourent à la formation d'une nouvelle civilisation sont nombreux, il me semble cependant que la question est beaucoup plus vaste et plus importante qu'il ne paraît: il s'agit de la conservation ou de la perte ou de la reconquête des valeurs religieuses, sic et simpliciter. Il faut regarder les choses comme l'a toujours fait le regard juif, à savoir dans leur aspect unitaire, complexe, en tenant compte de tout ce qui intéresse la vie de l'individu et de la collectivité. Quant à ce que nous pourrions appeler la question du matériel et du spirituel, du social et du religieux, il y a de nombreuses années que nos maîtres disaient déjà: « S'il n'y a pas de farine il n'y a pas de Torah (loi), s'il n'y a pas de Torah (loi) il n'y a pas de farine » (Pirké Avvot III, 17). Ils prenaient donc en considération des éléments étroitement reliés entre eux, interdépendants. Se préoccuper seulement des valeurs religieuses, comme de fait cela a toujours été fait dans le passé —en dehors du monde juif — par les soi-disant religieux, de ces valeurs religieuses qui étaient ensuite toujours en danger — même quand on les imposait par la violence — serait une erreur, et une erreur particulièrement grave aujourd'hui, alors que de nouvelles valeurs s'affirment. Aujourd'hui finalement, on s'aperçoit qu'il y a aussi la farine, mais il ne faut plus attendre pour mener à bien cette importante tâche de révision. Le problème religieux entre il est vrai dans le problème humain; mais, outre ce problème religieux, intervient principalement un problème moral. C'est l'un ou l'autre, il n'y a pas deux solutions: si nous sauvons la morale nous sauvons aussi la religion, sinon même la religion est perdue. La religion, dans ce cas, est un objectif, un point d'aboutissement, elle n'est pas et, d'un point de vue juif, elle n'a jamais été, un point de départ.

Quand Abraham, dans un colloque dramatique, discute avec le Seigneur (« Le juge de la terre — s'écrie Abraham — ne fera-t-il pas justice?) (Gn 18, 25) sur le sort de Sodome et de Gommorhe, la question qui se pose n'est pas un problème d'abandon de la religion, de sécularisation, comme on dirait aujourd'hui, mais il s'agit de définir qui est juste ou pécheur, qui vit ou non une vie morale. Ces habitants disparaîtront parce qu'ils ont mis un système de vie immoral au rang d'une loi. Le Seigneur est prêt à sauver non pas ceux qui sont religieux mais ceux qui sont justes. En outre, le texte lui-même, — le midrash qui devient ensuite la parabole évangélique — nous renvoie à des épisodes concernant ces habitants de Sodome et de Gommorhe qui sont vraiment frappants par l'actualité de certains styles de vie que l'on retrouve encore malheureusement dans notre civilisation moderne.

Puis il y a l'épisode de Jonas qui est envoyé à Ninive. Ninive est une métropole, dirait-on aujourd'hui; en effet, dans le texte on dit qu'il fallait trois jours de marche pour la parcourir en entier. Que dit le Seigneur à Jonas? Serait-il envoyé pour une récupération religieuse de la population qui a abandonné la foi? Non. Le Seigneur dit: « Leur mauvaise conduite est montée jusqu'à moi » (Jn 3, 8). Les habitants de Ninive écoutent la prédication de Jonas, se repentent et chacun, comme dit le texte, se convertit de sa mauvaise conduite et des violences perpétrées pas ses mains (Jn 3, 8). Le texte ne dit pas qu'ils sont redevenus « religieux ». Et c'est à ce moment-là qu'arrive le pardon du Seigneur. Les habitants de Ninive, comme ceux de Sodome et de Gommorhe — ni les uns ni les autres ne sont juifs — avaient-ils perdu leurs valeurs religieuses, s'étaient-ils sécularisés, dans le sens qu'on donne aujourd'hui à ce mot? Faisaient-ils donc partie d'un « monde devenu adulte »? Non, ils avaient seulement perdu le chemin de la justice, ce qui, d'un point de vue juif, veut dire aussi perdre la vraie « foi », la vraie « religion ».

qui débouche sur Dieu...

Etre l'homme de ce temps de la technique, c'est-à-dire accepter tout le poids des problèmes de ce monde, semble à certains savants modernes une solution neuve, adaptée à notre époque et susceptible de faciliter la liberté et la personnalité et donc la route qui mène à Dieu. Mais ceci n'est ni une grande nouveauté ni une invention fracassante pour résoudre les problèmes de l'homme. C'est une solution qui, comme nous venons de le voir, par les exemples cités, remonte déjà à des temps très reculés. L'ère de la technique est une nouvelle phase, certainement pas la dernière, mais encore une fois, une des si nombreuses phases, à travers lesquelles l'homme peut continuer à parcourir la route qui le mène à Dieu. Répétons-le, ce qui compte — et c'est un vieux problème séculaire mais toujours nouveau — ce qui compte c'est que l'homme ne renouvelle pas l'erreur tragique, l'énorme folie de placer son temps, et toutes ses idées, tous ses efforts, toutes ses espérances au centre du monde et de considérer ce monde comme l'aboutissement final, le but ultime de l'humanité. Que l'homme, dans sa folie, ne dise pas une fois encore: « Voilà, c'est fait, je suis dans la vérité, rien ni personne maintenant ne peut échapper à mon pouvoir ni à mon contrôle ». Si pour comble de malheur se renouvelait cette erreur tragique, on retomberait fatalement, au moins temporairement, dans une période de dictature, qui cette fois-ci serait la dictature de la science et de la technique, de la même façon que l'on est passé à travers diverses formes de dictature toutes funestes, qu'il s'agisse de dictature militaire, politique ou religieuse, et l'on tomberait ainsi de Charybde en Scylla. Mais l'homme, comme son histoire millénaire le démontre, a été créé pour être libre, responsable de ses actions, sans sujétion à une forme d'esclavage quelle qu'elle soit. Jusqu'à nos jours, l'homme a beaucoup souffert du manque de liberté physique et spirituelle, qui ont été autant de vols perpétrés contre sa chair et contre son esprit. Mais de toutes ces épreuves, au devant desquelles il s'était bien souvent présenté avec inconscience, il a su se relever et reprendre son chemin. J'ai encore et toujours grande confiance en l'homme et dans ses capacités de rebondissement et de renouveau. Il n'est donc pas dit que, ipso facto, l'ère de la technique doive être une dictature et contre la foi.

Tout ceci dépend de l'homme, et non de la technique. La tour de Babel (Gn 11, 1 ss) n'a t-elle pas été un défi scientifique, dirions-nous aujourd'hui, lancé contre le ciel? La confusion des langues qui a suivi, l'anonymat, l'incommunicabilité de ce temps-là entre personnes qui nese comprenaient plus, même en parlant peut-être la même langue — et donc c'était comme s'ils parlaient en effet en langues différentes — ne peut-elle être considérée par hasard comme la faillite monumentale d'une sécularisation avant la lettre? Isaïe, parlant du roi de Babylone dit (14, 13 ): « Tu as dit dans ton coeur: je monterai au ciel, j'élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, j'escaladerai les hauteurs des nuées, je deviendrai l'égal du Très-Haut ». Les constructeurs de la tour de Babel furent punis, selon le récit biblique, parce que la science de ce temps était unifiée et en harmonie, mais seulement dans le mal, dans l'ambition et dans l'orgueil, et que, parmi eux, il n'y avait pas harmonie d'intention et d'idéal pour l'accomplissement du bien et de la justice. A Dieu ne plaise que les savants d'aujourd'hui n'en viennent à s'inspirer de ces mêmes sentiments qui dans une erreur tragique ont inspiré leurs prédécesseurs de la Bible. A Dieu ne plaise! Mais on peut penser avec effroi que l'on pourrait se retrouver de nouveau dans les mêmes conditions, et perdre non seulement un langage commun, mais cette fois, qui sait, l'humanité tout entière. Car la tour de Babel d'aujourd'hui peut s'appeler de différents noms: vols spatiaux, bombe atomique, science bactériologique.

par un engagement responsable de l'homme...

Kohelet n'avait-il pas raison d'affirmer: « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil »? Que l'homme ensuite, pour résoudre ses problèmes spirituels, doive trouver sa place au centre du monde, comme nous l'avons vu, c'est-à-dire qu'il doive être l'homme de l'engagement dans le monde et non l'homme de la fuite du monde, comme le soutiennent certains, eh bien, pour nous juifs, il n'y a pas là une grande nouveauté. Aujourd'hui une partie du monde chrétien découvre cette situation, dite nouvelle, que l'homme doit assumer. Mais il s'agit là d'une situation que depuis des siècles le judaïsme ne cesse de proclamer, même en subissant, précisément pour ces idées qui sont les siennes, de nombreuses et inhumaines persécutions de la part des civilisations les plus évoluées de l'orient et de l'occident; à cause de ces idées qui sont les siennes, le judaïsme a, pendant des siècles, supporté les lourdes accusations d'avoir perdu de vue l'immensité du ciel — alors qu'au contraire il ne l'a jamais niée et l'a toujours eue bien présente — d'être un peuple lié à la lettre de la loi et matérialiste. Nous savons, par contre, qu'il a su atteindre en réalité les plus hautes valeurs spirituelles, en parcourant précisément la voie qui était et qui reste l'unique voie ouverte pour le voyage terrestre de l'homme et qu'aujourd'hui on voit présenter comme une grande découverte: confier à cet homme la pleine responsabilité de ses actes. Mais ceci, pour nous juifs, qui confions de très nombreuses responsabilités à nos enfants dès qu'ils ont accompli l'âge de treize ans, est une vérité ancienne. Toutefois, attention! avec certaines vérités, toujours valides puisqu'elles nous viennent de Dieu, on ne peut pas plaisanter indéfiniment, ni continuer à s'amuser avec des jouets plus que jamais dangereux pour la vie même de l'humanité tout entière.

D'autres, comme Cox, soutiennent que la sécularisation a eu son commencement au moment de la création biblique, quand l'homme se voit confier la responsabilité de donner leur nom aux animaux, sécularisation qui continue et s'amplifie avec la sortie des hébreux de la servitude égyptienne et au pied du mont Sinaï avec la proclamation de la loi. Ceci arrive, affirme-t-on, parce que de cette façon on enlève du monde le mythe des dieux; on introduit le Dieu unique dans l'histoire et on établit ainsi un contact direct entre Dieu et l'homme, auquel est confiée la responsabilité de ses actes personnels. Si c'est ainsi que s'entend la sécularisation, je pourrais aussi accepter, tout au moins sur certains points, la théorie de Cox. Dans ce cas cependant, il faudrait être conséquent jusqu'au bout, et doncdire qu'aujourd'hui — et pour être précis, il vaudrait mieux dire: même aujourd'hui — on court le grave danger, dans l'état actuel des choses, de perdre cette précieuse sécularisation. En effet, il n'y a pas de doute, l'idée païenne et le mythe, même sous des formes modernes, ne sont pas si éloignés de l'antique paganisme, et ils se libèrent avec toute leur virulence, « en sacralisant » à leur façon, le monde entier. Parmi les si nombreux exemples, du sport à la musique, de la politique à la culture, du théatre au cinéma, il n'y a que l'embarras du choix.

Désormais dans de nombreux cas, on vit dans le mythe et pour le mythe. Et parmi tous ces problèmes, se détache d'une façon remarquable le problème des jeunes. Il est clair, à mon avis, que ne rien leur concéder, en cherchant à les conditionner selon la vie de la génération qui les précède est une grosse erreur et qui n'est pas nouvelle; cela n'est pas juste et c'est un tort sérieux que nous leur faisons, à eux et, indirectement, à ceux qui viendront après eux. Mais à mon modeste jugement, on commet une autre et non moins grave erreur en leur concédant tout, ou en leur donnant, et en nous donnant à nous-mêmes, l'illusion que nous leur concédons tout. En agissant ainsi, nous trahissons notre vie, la leur, et leur avenir. La vie, en effet, est faite de choix continuels et ceci pas seulement pour les jeunes. Depuis le commencement de la création, Adam et Eve, le premier couple humain furent invités à faire des choix en pleine liberté. Il n'est pas possible, pas même aujourd'hui, que l'homme puisse avoir tout ce qu'il veut, ceci est l'enseignement de ce passage de la Genèse. Nous devons faire comprendre aux jeunes que c'est la condition humaine; que les choix sont ensuite ce qui conditionne la vie de l'individu et de la collectivité; qu'ils doivent mûrir en tenant compte du fait que c'est seulement sur la base des choix que se construit une vie en sécurité, sinon elle est détruite; et qu'ils doivent s'entraîner, si l'on peut parler ainsi, et donc se préparer à ce jeu fascinant de la vie. Chacun ensuite choisira la vie qui lui plaît le mieux, mais il aura appris ce qui compte le plus pour un homme: la responsabilité d'un choix.

Le judaïsme rappelle la loi et les prophètes.

De tous les arguments que j'ai essayé d'exposer jusqu'ici il ressort, me semble-t-il, que le concept de sécularisation se présente sous des aspects bien divers quand on l'applique au judaïsme. Voilà pourquoi en commençant, je soulignais que le thème proposé ne semblait pas tout à fait exact. Toutefois en l'acceptant tel qu'il est, il me reste à voir quelle solution le judaïsme peut offrir en face de la sécularisation.

Encore aujourd'hui, le judaïsme représente la continuation ininterrompue de l'enseignement prophétique. Pour nous la Bible n'a jamais été un livre clos et encore moins aboli, il n'est pas non plus devenu une pièce de musée digne de l'attention des seuls experts. La Bible est toujours restée ouverte devant les yeux vigilants et attentifs du juif, qui a su de tout temps et dans toutes les circonstances trouver en elle un enseignement valable à insérer dans la vie de tous les jours. A travers le témoignage prophétique, la voix de Dieu est restée ainsi présente dans l'histoire de chaque époque, et de même, à chaque époque, l'enseignement de Dieu est devenu histoire. Pour le chrétien le témoignage de Jésus arrive à travers le baptême. Notre témoignage remonte à Abraham. Il me semble que dans la prédication évangélique authentique, le baptême, si je ne me trompe pas, est seulement l'acte extérieur. Il ne sauve pas ipso facto, mais il exige précisément une teshuva au sens hébraïque du mot, un retour par conséquent qui, nourri de repentir, convertit l'homme à Dieu et le renouvelle (metanoia). La prédication de Jean, l'homme du désert, s'explique ainsi, lui qui invite à la teshuva; et on comprend que le baptême, qui est donc un bain de purification — miqvé en hébreu — soit donné, entre autres, à des adultes qui se sont « repentis », « qui ont redressé les voies du Seigneur »(Mt 3, 1-18; Jn 1, 6-8; Is 40, 3). La conception éminement hébraïque s'effondre quand, semble-t-il, l'église s'éloigne du texte évangélique, en faisant du baptême un acte sacramentel efficace, qui donne automatiquement la grâce, imposé à des enfants, et relié à ce qu'on appelle le péché originel. Pour le chrétien, le baptême est le véhicule de la grâce qui ouvre la route vers Dieu; pour le juif, Dieu est présent en lui à cause d'un fait naturel: nous sommes tous fils de Dieu, parce que le Seigneur a créé l'homme à son image et à sa ressemblance, et par conséquent, le rapport Dieu-homme et homme-Dieu est en acte à tout moment, mais c'est toujours un rapport qui porte l'homme vers Dieu, jamais un rapport qui porte Dieu à être homme. C'est seulement de cette manière que le témoignage qui na? t d'Abraham et se trouve réaffirmé à travers la loi et les prophètes, sans solution de continuité, se renouvelle d'homme à homme, de génération en génération. L'homme a ainsi dans ses mains un formidable instrument d'élévation et une poussée vers l'unité entre les hommes et des hommes en Dieu. Mais on atteint ce but, selon le judaïsme, de la manière la plus religieuse de toutes: à savoir en oeuvrant avec justice et selon la morale de la loi et des prophètes. De ce point de vue, le chrétien qui perd les valeurs religieuses reste un chrétien laïc; le juif, s'il perd ses valeurs « religieuses », comme nous l'avons vu plus haut, court un risque encore plus grand: il disparaît, parce que dans le laïcisme, le juif perd son identité, son auto-identification.

La crise dont le monde souffre aujourd'hui, même si elle se présente sous une forme aiguë, a cependant des racines anciennes. En fait, quand on cherche la solution des grands problèmes humains en fuyant ce monde et en cherchant le salut seulement dans les valeurs de l'esprit, et qu'on en arrive alors à fermer les yeux à la réalité de ce monde, à ce même moment il se fait une rupture dangereuse, on renouvelle ce dualisme fatal que le judaïsme a toujours combattu. Quand par la suite, même comme réaction à ce système, est survenue la théorie matérialiste scientifique, comme le remède infaillible de tous les maux de l'humanité, le pluralisme qui au fond est un paganisme, s'est encore aggravé. En face du dogmatisme religieux se présentait maintenant le dogmatisme matérialiste. Ainsi, avec. des différences de perspectives évidentes, se sont trouvées de front, si l'on peut dire, deux formes de « religion »; chacune d'elles, en se concentrant sur la solution d'une partie des problèmes humains, se faisait l'illusion de les résoudre tous. Aujourd'hui sans doute on se donne du mal pour trouver un modus vivendi, mais il est naturel de se demander: avec quelles intentions, dans quels buts? Des contacts, même s'ils sont scrupuleusement et diplomatiquement contrôlés des deux côtés, semblent parfois s'amorçer, et ceci pourrait peut-être offrir des solutions suffisantes bien que provisoires. Mais existe-t-il une réelle possibilité d'accord entre des positions dogmatiques et de fait si éloignées les unes des autres? Des accords pourraient-ils surmonter certaines positions si opposées? Positions dans lesquelles le mouvement pendulaire dont je vous parlais au début, oscillerait non seulement entre le « sacré » et le « profane », « la matière » et « l'esprit », mais dans le cas présent entre « religion » et «politique »? Positions difficiles donc, puisque aussi bien pour le « sacré » que pour le « profane», aussi bien pour « la matière » que pour «l'esprit » et dans le cas présent aussi bien pour «la religion » que pour « la politique » le dénominateur commun est et reste toujours le même: l'unité morale.

Pour moi donc, on peut tenter de trouver une solution en retournant aux sources anciennes, en bref, à l'enseignement prophétique, plus que jamais valable et dynamique, parce qu'il s'origine dans la loi, qu'il réaffirme, et qu'il entre dans le vif des grands problèmes humains.

Les juifs peuvent encore une fois être présents et utilement dans cette grande assemblée des peuples. Ils ont une grande expérience et un grand enseignement à offrir. L'expérience juive a toujours été substantiellement double, passant à travers des crises sociales, historiques, spirituelles, culturelles, politiques; les juifs se sont souvent trouvés en face du terrible danger — et bien souvent hélas! cela n'a pas été seulement un danger — d'être physiquement anéantis, mais ils se sont trouvés aussi en face de l'autre danger non moins grave de disparaître spirituellement. Toutefois, ils ont toujours survécu, bien que plus d'une fois on ait cru et espéré leur anéantissement accompli. Pourquoi tout cela est-il arrivé « au serviteur de Dieu », c'est-à-dire à Israël (Is 41, 8), il est difficile de le dire; ce sont des choses qui peuvent échapper aux historiens les plus experts et au théologien le mieux préparé. Cet exemple juif, cette expérience juive, cette source d'inspiration permanente, qui naît de la Bible, peuvent encore être utiles et concourir à la réalisation de cette metanoia, de cette teshuva, de cette conversion.

Dans une fidélité à l'enseignement biblique.

Pratiquement que peut-on faire? Il faut se mettre en marche, il faut agir; l'oeuvre doit être étendue à tous, à chaque personne, pour rendre active, productive, cette morale de justice, d'honnêteté, dans l'individu et dans la collectivité. Moïse, dans un passage très connu, souhaite que tous puissent devenir des prophètes, c'est-à-dire tous des porteurs, des interprètes et des réalisateurs de la Parole du Seigneur (Nb 11, 29). Il ne faut pas attendre les événements, les subir, comme si un destin irréversible s'était appesanti sur l'humanité et ensuite élever des lamentations et des prières vers le ciel. Un midrash peut nous donner un enseignement à cet égard: Moïse préoccupé et peiné par l'attitude du peuple qui, dans le désert, se lamente sur le manque de nourriture et d'eau, se tourne vers le Seigneur et le prie. Le Seigneur l'appelle et lui dit: « Le peuple est privé de nourriture et d'eau, il se lamente? Mais c'est humain qu'il en soit ainsi! et toi que fais-tu? Tu t'irrites et tu te mets à prier. Mets-toi plutôt à l'oeuvre, trouve quelque chose à faire! ». Si parva licet componere magnis, s'il m'est possible de donner un exemple, sans aucune présomption, je puis dire que depuis quelques années comme hobby, j'ai organisé en soirée, des groupes familiaux, leur portant la Bible à domicile. Il s'agit de petites réunions, de dix à quinze personnes en moyenne, où l'on étudie un passage de la Bible et ensuite chacun est invité à exprimer son opinion personnelle. Le but de cette étude est la redécouverte des valeurs juives. L'ambiance est chaque fois différente: celui qui exerce une profession libérale se trouve assis à côte du commerçant, de l'étudiant, du vieux et du très jeune. Eh bien, je puis dire que les résultats sont toujours bons. Il n'est pas exact que notre civilisation technologique soit en train de créér des « adultes » indifférents aux valeurs de l'esprit. Tout ceci m'a enseigné que si l'on cherche le prochain, on le trouve et on le trouve prêt à écouter et à agir. Un certain nombre de ces amis est, pour ainsi dire, entré en crise. Ce sont des crises salutaires, parce qu'elles font revenir à la surface de vieilles questions, mais qui paraissent nouvelles, attirantes, parfois fascinantes et qui invitent à l'engagement. C'est mon expérience, naturellement, une petite expérience, microscopique, une petite goutte dans la grande marée des événements humains. Mais elle peut peut-être servir à quelque chose. Rendons-nous compte que ce n'est pas seulement quand nous sommes recueillis en prière dans les synagogues, les églises et les temples que nous sommes proches de Dieu et que Dieu est proche de nous; ce n'est pas seulement quand nous nous plongeons dans la méditation que nous sommes religieux, chacun selon sa foi personnelle et selon sa tradition, dans ces structures élevées par la foi, mais aussi parfois, hélas! par la vaine gloire. Selon moi, nous sommes vraiment proches de Dieu et Dieu est vraiment proche de nous, nous sommes vraiment religieux quand nous quittons ces lieux de la prière officielle pour affronter le vaste monde qui nous entoure et nous consacrer à lui du meilleur de nos énergies, de façon à y réaliser vraiment le justice, l'amour, la morale. C'est ici, dans le monde, qui est la vraie maison de prière parce que créée par -Ditiç—cluc--/1.011&Douvons offrir, grâce à notre action morale, la meilleure prière à Dieu, à notre prochain et à nous-mêmes. Combien de fois au contraire, cette foi s'est-elle desséchée entre quatre murs, déclarés sacrés, comme si le Seigneur pouvait être reclus et limité dans une construction humaine (I R 8, 27). Loin du monde, l'ignorant même et le combattant, combien de temps sommes-nous restés dans l'attente des fidèles, prêts à les accueillir seulement quand ils auraient franchi le seuil sacré avec humilité. Puis quand la maison de prière était désertée, combien s'en plaignaient et, troublés, s'indignaient contre ceux qui avaient mis la « religion » en crise. Mais je me demande plutôt si, dans le renouveau actuel, c'est vraiment la religion qui est en crise ou s'il ne s'agit pas tout simplement d'une crise des soi-disant religieux.

Nous devons avoir le courage et l'honnêteté de retourner vivre notre foi au milieu des nations, en partageant leurs souffrances et leurs espérances. Participons activement aux efforts du prochain, à ce choix pour que chacun assume, en acte, non en paroles, ses grandes responsabilités. Cet enseignement prophétique ancien mais toujours nouveau, qui apporte une solution aux problèmes humains (et, de fait, ces problèmes sont des problèmes moraux) n'a jamais promis le paradis pour les bons, ni menaçé les mauvais de l'enfer. Nos maîtres nous ont toujours enseigné que sekhar mitzva, mitzva, la récompense du devoir accompli c'est la possibilité même que Dieu nous donne de l'accomplir. S'il m'est permis de finir par un conseil: rouvrons la Bible, étudions-la et surtout réalisons la Parole de Dieu contenue dans la loi et réaffirmée par les prophètes avec tant de solennité, tant de passion humaine, jusqu'au martyre.

Le Seigneur dit par la bouche d'Isaïe (1, 15 ss): « vous avez beau multiplier les prières, moi je n'écoute pas. Vos mains sont pleines de sang, lavez-vous, purifiez-vous. Otez votre méchanceté de ma vue. Cessez de faire le mal! Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, secourez l'opprimé, soyez justes pour l'orphelin, plaidez pour la veuve. Puis venez et discutons ». On lit ce passage dans toutes les synagogues au cours de la liturgie du sabbat.

Nous pouvons continuer à réfléchir longtemps pour essayer d'éclaircir une terminologie précise au niveau scientifique et théologique et qui puisse répondre à nos questions anxieuses sur la sécularisation, en utilisant toutes les finesses de notre culture, toute la profondeur de notre foi, toute la science qui est aujourd'hui à notre disposition. Mais l'essentiel se trouve et demeure résumé dans ces paroles d'Isaïe. Rien n'est changé en substance: le renouveau moral du monde est encore à faire. Si nous avons compris ce très haut enseignement du Seigneur qui nous est transmis par Isaïe, et si nous agissons dans ce sens, alors comme le dit le même Isaïe: « Nous serons rachetés par la justice (Is 1, 27). et: « La terre sera pleine de la connaissance de la gloire du Seigneur, comme les eaux comblent la mer » (Is 11, 25; Ha 2, 14).

Voici l'ancienne et toujours nouvelle réponse que les prophètes hébreux ont toujours offerte de tout temps et offrent encore à notre humanité inquiète dans un des moments peut-être les plus dramatiques de toute son histoire à travers les siècles.

Notes

(1) H. Cox, La cité séculière Tournai, Casterman 1968.
(2) G. DE ROSA, Fede cristiana, tecnica e secolarizzazione, ed. Civiltà Cattolica, Roma 1970.
(3) L'Idea d'Israele, « Rassegna mensile di Israele », 1951.
(4) D. LATTÉS, L'Idea d'Israele, op. cit.
(5) S. DUBNOW, Die judische Geschichte.
(6) G. DE ROSA, op. cit.
(7) D. LATTÈS, Nuovo commento alla Torà, ed. Unione Communità israelitiche italiane, 1955-56, page 36-37.
(8) Sette discorsi su l'Ebraismo.
(9) E. S. ARTOM, La vita d'Israele, Florence, 1937, P. 3.
(10) Uomini liberi e pensiero ebraico, 1907.
(11) H. Cox, op. cit.

 

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