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La Cabbale, vivant commentaire de la Torah
Renée Be Tryon-Montalembert
Vous connaissez sans doute cette légende de Rabbi Nahman de Bratzlav: « Il était quelque part dans le monde un étrange pays qui renfermait tous les pays du monde; et dans ce pays, il y avait une ville qui incorporait toutes les villes du pays; et dans cette ville, il y avait une rue qui réunissait en elle toutes les rues de la ville; et dans cette rue, il y avait une maison qui abritait toutes les maisons de la rue; et dans cette maison, il y avait une chambre, et dans cette chambre, il y avait un homme, et cet homme personnifiait tous les hommes de tous les pays, et cet homme riait, riait, et nul n'avait jamais ri comme lui ».
Il riait... Peut-être aurait-on pu dire tout aussi bien qu'il pleurait, tant les larmes sont souvent proches du rire, et la haine de l'amour; tant chaque chose se révèle plus proche de son contraire qu'on n'arrive à se l'imaginer.
En tout cas, cette légende introduit d'emblée dans une atmosphère propre à la Kabbale, un climat difficile à préciser qui fait pressentir la tâche ardue que devra affronter celui qui désire approfondir ce domaine de la mystique juive.
Il est d'autant plus téméraire d'aborder un pareil sujet pour quelqu'un qui est chrétien, et de le faire en public en essayant d'esquisser une doctrine ésotérique qui, en principe, devrait être jalousement gardée — comme un bijou dans son écrin — et révélée aux seuls initiés.
Enfin, difficulté supplémentaire, beaucoup des termes auxquels il va falloir recourir sont plus ou moins piégés et risquent de transmettre une réalité trompeuse. En abordant le sujet de la Kabbale, on pénètre, en effet, dans un univers essentiellement différent du monde occidental et de sa logique cartésienne; il faudra oublier les principes qui gouvernent ses modes de raisonnement et accepter un réel dépaysement. C'est alors seulement que pourra s'entrouvrir la porte du jardin mystérieux auquel désiraient accéder les fameux rabbins, Rabbi
Ben'Azai, Rabbi Ben Zoma, Aher et Rabbi d'Aquiba et dont seul le dernier put sortir, le corps dispos, l'âme paisible et joyeuse, ses trois compagnons y ayant perdu le premier la vie, le second la raison et le troisième la foi.
Devant la difficulté de l'entreprise, pourquoi accepter de parler de la Kabbale? Pourquoi s'embarquer dans cette aventure? C'est qu'il s'agit de répondre à un besoin. Le discours sur la Kabbale éveille en général des réactions de méfiance. Le monde kabbalistique n'est-il pas un monde étrange, voire hallucinant, peuplé de magiciens et de sorciers, bref de toute une faune sortie des estampes de Goya, somme toute, assez inquiétante et maléfique?
De fait, il existe actuellement une littérature abondante qui semble donner raison à cette manière dépréciative d'approcher la Kabbale; une profusion de livres qui cherchent à entretenir chez le lecteur une certaine curiosité malsaine et une atmosphère à la fois d'attirance et de répulsion.
Il est donc nécessaire de replacer la Kabbale dans son vrai jour, de la démystifier et, pour cela, de montrer ce qu'elle est réellement, le troisième grand courant de la Tradition juive, courant ésotérique et mystique qui s'est développé à côté de la Torah écrite et de la Torah orale. Car la Kabbale est avant tout la réception de la Révélation divine par Moïse au Sinaï. Cette réception s'est poursuivie au cours des âges par l'entremise de toutes les générations de savants, de justes et de sages qui en ont assuré la tradition. Ces hommes de Dieu l'ont enrichie de commentaires qui dépassent le sens littéral, le Peschat, les interprétations allégoriques et talmudiques, le Remes et le Derascha, pour arriver au sens caché et mystique, le Sod, qui dévoile certains aspects de l'Être divin et de la structure intime de l'univers.
Enfin, comment, en peu de temps, donner un aperçu, même succinct, d'une telle tradition? Il faudrait pour faire comprendre le début, connaître déjà la fin. Une vieille gravure, extraite de « l'Oeuvre très ancienne de l'Alchimie », de Rabbi Abraham Ele'azar, représente deux dragons qui dessinent un cercle complet grâce à leurs deux corps recourbés, l'un mordant la queue de l'autre et réciproquement. C'est bien là le symbole de la Kabbale. Etudier la Kabbale, c'est pénétrer dans une forêt, c'est se décider à prendre tel sentier plutôt que tel autre. Dans la forêt kabbalistique, il s'en présente trois principaux. Le premier conduit à une vision globalisante de l'univers, le second oriente vers un effort de restauration du monde, le dernier fait découvrir une voie qui assure l'équilibre mystique.
UNE VISION GLOBALISANTE DE L'UNIVERS
L'Univers, tel qu'il tombe sous les sens, le monde « d'en bas », n'est que le reflet de l'univers divin, le monde « d'en haut ». Ces deux ordres d'univers s'enveloppent, se compénètrent, s'enroulent l'un dans l'autre.
De façon analogue, l'homme constitue un point résumé de l'univers. L'homme est un microcosme et l'univers n'est autre chose qu'une transposition de l'humain au plan cosmique. L'homme et l'univers, microcosme et macrocosme, s'enveloppent, se compénètrent, s'enroulent l'un dans l'autre, au point que toute action humaine se répercute dans tout l'univers, celui d'en bas comme celui d'en haut et que, réciproquement, tout ce qui se passe dans l'univers réagit sur la réalité de l'homme.
Enfin, il n'est aucun détail du monde, aucun point de la réalité qui ne soit lui-même entouré d'une multitude indéfinie de coquilles et d'enveloppes et qui ne recèle, au plus intime de lui-même, des abîmes de profondeur où s'enroulent et se dévident des multitudes indéfinies d'autres enveloppes, d'autres coquilles.
Le Zohar, fameux Livre de la Splendeur, sorte de Bible des Kabbalistes, explique que l'ensemble de la création part d'un point originel; que ce point se multiplie lui-même à l'infini et engendre une suite de points qui englobe les autres. « Il y a toute une suite de revêtements l'un sur l'autre, un cerveau dans un cerveau et un esprit dans un autre esprit, de sorte que chaque chose est la coquille d'une autre ». Jusqu'où iront les conséquences pratiques de cette vision globalisante de l'univers qui, déjà, permet d'entrevoir quelques-uns des secrets de la Création?
On trouve une explication de cette mystique dans le Livre de la Création, le Sefer Yetsirah, un des premiers exposés écrits contenant la théorie des Séfirot. Les Séfirot? A quoi pourrait-on les comparer? Ce sont, en quelque sorte, dix modèles dynamiques de l'univers créé, mais qui plus est, dix puissances constitutives de l'univers divin. Elles permettent d'entrevoir les reflets du Dieu inconnaissable. Les Séfirot sont fort diverses, depuis la toute première, la Couronne, Kéter, source mystérieuse de l'être, la Sagesse, Hokhmah, l'Intelligence, Bina, jusqu'à la mystérieuse Shekhinah, qui introduit dans la Kabbale un élément presque féminin. Ces différentes Séfirot s'harmonisent entre elles suivant leur degré de ressemblance, d'opposition ou de complémentarité. Mais, comme dit le Zohar, « leur fin est dans le commencement et leur commencement est dans leur fin » et la première Séfira, Keter, englobe en elle-même toutes les autres, dont elle demeure cependant distincte. Par dessus tout, le Nom Divin, le grand Nom imprononçable et incommunicable, enveloppe à son tour toutes les forces de l'être comme toutes les Séfirot qui en reflètent chacune un aspect particulier.
Si tout est ainsi contenu dans tout, rien ne pourra avoir lieu en aucun point de l'univers qui n'ait aussitôt sa répercussion dans l'univers entier. Cette réalité est de la plus haute importance pour le destin de l'humanité. Elle en évoque immédiatement une autre, la restauration du monde à entreprendre par l'homme.
UN EFFORT DE RESTAURATION DU MONDE
L'homme va donc se découvrir en mesure d'agir sur le cours de l'histoire et le sort de l'univers.
Pour comprendre ce dont il s'agit, il faut préciser, que s'il est impossible de brosser un tableau même sommaire de l'histoire de la Kabbale, on ne peut ignorer que cette Kabbale ne s'est formée que peu à peu au cours des siècles. Elle atteint un niveau particulièrement brillant au sein des écoles médiévales de Provence et d'Espagne, connaît un véritable âge d'or avec la découverte du Zohar au XIIIe siècle et bénéficie d'un renouveau inattendu, grâce à un homme étonnant, le Rabbi Isaac Louria qu'on appelait le Saint Ari, le Lion de Safed. Louria, penseur et mystique, a repris à son compte, en leur donnant un tour assez particulier, certaines idées de ses devanciers concernant la destinée du monde.
Il y aurait eu à l'origine un drame cosmique. Dieu est inconnaissable et nous ne pouvons l'atteindre en lui-même. Comment expliquer que ce Dieu inaccessible, ce Dieu que l'esprit de l'homme ne peut concevoir, ce Dieu qu'on ne peut discerner que « de dos » (Ex. 33,23), parvienne à créer un monde qui soit disctinct et indépendant de lui? Dieu est une réalité tellement brûlante!
Comment les êtres qu'il tire du néant ne voleraient-ils pas en éclats, à mesure qu'ils sortent de ses doigts?
Louria approfondit une ancienne hypothèse très séduisante. Dieu, dit-il, pour permettre à la création d'exister, se retire en lui-même. Il fait retrait en son propre être: c'est ce qu'on appelle le Tsimtsûm. Malgré ce Tsimtsûm, la création divine a pour ainsi dire « éclaté ». La lumière était trop fulgurante et les vases, c'est-à-dire les êtres créés, se sont avérés trop fragiles. Ils se sont brisés et les fragments lumineux sont allés se perdre dans la matière dont ils sont devenus prisonniers. C'est pourquoi tous les êtres sont cachés sous une sorte d'écorce, de revêtement, les qelifot, qui retiennent captives ces parcelles incandescentes que l'on trouve partout, jusque dans le péché. Quel est, en effet, l'être humain, si avili qu'il soit, qui ne cache au fond de son coeur une étincelle divine?
Libérer les étincelles, restaurer le monde, telle est la tâche primordiale de l'homme. C'est ce que l'on appelle le Tiqqûn. Tout ce qui touche le Tiqqûn est donc de la plus haute importance, puisqu'il s'agit en définitive, d'unifier ce qui, jusqu'en Dieu, a pu se trouver divisé sans que cela touche la réalité inaccessible de son inaccessible unité. C'est le domaine mystérieux de l'Ein-Sof, où se rejoignent en Dieu l'Être et le Non-ttre.
La prière, l'accomplissement fidèle des prescriptions (les mitzwoth), tels sont les grands moyens à employer pour réaliser le Tiqqûn, sans oublier la kawwanah, l'intention, ce pouvoir étonnant de l'homme qui lui permet de transformer le détail le plus banal de son existence en un puissant levier d'action dont les conséquences vont se répercutant à travers les âges et les mondes.
UNE VOIE QUI ASSURE L'ÉQUILIBRE MYSTIQUE
Il est intéressant de constater les grandes affinités entre les préoccupations de la Kabbale et les difficiles recherches du monde actuel en quête d'une signification spirituelle à donner à sa propre destinée. En effet, les maîtres de la Kabbale, ou du moins les maîtres du Hassidisme, proposent une mystique ouverte à la portée de tous, mystique populaire et pleine de joie. Ils ne font pas, pour autant, table rase de l'intelligence. Enfin, leur spiritualité est toujours hautement personnelle.
La joie, tout d'abord, la joie hassidique, qui n'en a entendu parler? Cette bonhomie souriante, cette faculté de bonheur, cette confiance dans l'amour d'un Dieu bon et attentif au drame de l'homme, même s'il sait aussi se faire étrangement silencieux et absent. C'estla joie, la confiance qui ont toujours le dernier mot. Un jour le Rabbi Ba'al-Shem Tov reçoit la visite du Rabbi Nahum de Tchernobel. Se tournant vers lui il lui demande: « Dis-moi, quelle est la différence entre les litanies Tiqqûn Leah et Tiqqûn Rachel? » Il s'agit de prières qui sont récitées à minuit, sur la destruction du Temple, les unes se référant à Rachel et les autres à Léah, les deux épouses de Jacob. « Je pense connaître la différence », répond Rabbi Nahum de Tchernobel, « ce que Léah réussit à obtenir par ses pleurs, Rachel, plus belle, plus heureuse aussi, l'obtient par sa joie! » (cf. Cél. H. p. 58).
Pourtant, cette joie, si délirante soit-elle dans ses manifestations — et l'on rit, et l'on boit, et l'on chante, et l'on danse — cette joie, lorsqu'elle atteint son paroxysme et vient se perdre dans l'extase, n'entraîne pas forcément la mise à part, le mépris de l'intelligence. Abulafia, le grand maître de la Kabbale extatique et qui vivait au XIIIe siècle, distingue soigneusement l'union mystique à Dieu, la devêqut, de toute perte de conscience qui serait aliénation de soi-même. Dans la mystique de la Merkavah, la contemplation du char divin tel qu'il apparaît dans la grande vision inaugurale du prophète Ezéchiel, Abulafia était bien éloigné de mépriser la connaissance intellectuelle. Plus près de nous, un autre exemple: la toute récente traduction de la lettre aux Hassidim sur l'extase par Dov Baer de Loubavitch. Tout en cherchant à ouvrir à un grand nombre l'accès à la vie intérieure, à la contemplation, à l'extase, il ne craint pas de mettre l'accent sur l'inaliénable valeur de l'intelligence humaine. Ceci mérite d'être retenu à une époque où la réaction contre la dichotomie cartésienne, si légitime et importante soit-elle, dépasse parfois le but qu'elle s'était assigné jusqu'à considérer comme suspecte toute intervention de la raison et de l'intelligence. Il est pour le moins assez inattendu qu'une leçon de ce genre soit donnée par des hommes nourris de la fine fleur de la pensée kabbalistique.
Enfin, dernière remarque et dont l'importance n'est pas la moindre. Alors qu'actuellement tant de personnes se sentent attirées et séduites par les mystiques de l'Extrême-Orient, celles de l'Inde en particulier — et l'on comprend cette soif devant le dessèchement spirituel dont souffre l'Occident — il est extrêmement intéressant de découvrir dans la Kabbale un Dieu à la fois impossible à connaître en lui-même et que l'on ne peut approcher que par les détours ténébreux de la théologie « négative », et un Dieu qui se révèle le partenaire de l'homme dans le plus étonnant des dialogues (expressions « moi », « tu »), dans la plus déconcertante des relations, celle de l'Alliance, celle de l'Amour.
D'après une conférence donnée au SIDIC, à Rome, le 30 Mars, 1977.
Renée de Tryon-Montalembert est Directrice de l'école Beth-Rivkah Loubawitch à Yerres (France) et co-auteur avec Kurt Hruby du livre: « La Kabbale et la Tradition Juive », Retz, Paris, 1974. Voir aussi son article dans SIDIC, 1, 1976: « Quelques propos de mystique juive ».