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Maïmonide : Une pensée
La rédaction
Les réflexions qui suivent sont extraites (avec l'aimable autorisation de l'éditeur) de Aspetti e problemi dell'ebraismo de Dante Lattes'. Borla, Turin 1970, p. 109 à 113. - S.I.L. s.r.l. via S. Isaia, 4 - Bologna.
« La philosophie juive du moyen-âge, née au neuvième siècle de l'ère vulgaire, visait en substance à mettre d'accord la pensée originale d'Israël avec l'interprétation du monde qui avait été tentée par la libre spéculation du génie grec, sous forme d'aristotélisme et de platonisme, et qui était arrivée à la connaissance des juifs par l'intermédiaire des penseurs arabes. Parfois, consciemment ou non, les vérités du judaïsme sont passées au crible de la philosophie. Et comme aux attaques du dehors s'ajoutaient les doutes dont étaient pris certains intellectuels juifs, ébranlés dans leur foi par les mêmes critiques et polémiques doctrinales interconfessionnelles ainsi que par les vérités et les lumières présumées de la libre spéculation, il fallut, d'une part: demander à la philosophie la défense et l'illustration de la pensée d'Israël, si l'on voulait que cette pensée recommence à être appréciée de ceux qui avaient précisément lié à la philosophie les motifs de leurs incertitudes; et, d'autre part: dénoncer les idées fausses et les erreurs dont n'était pas exempte la pensée d'Aristote, de Platon et de leurs successeurs et disciples.
"Pour Maïmonide la philosophie d'Aristote était l'expression de la vérité, en même temps qu'il croyait avec une conviction absolue à la vérité du judaïsme. Selon lui, cette philosophie et la religion juive ont le même point de départ et conduisent au même but. Si donc la vérité que l'homme découvre à l'aide de sa raison et la révélation promulgée par Dieu sur le Sinaï sont semblables dans leur origine et dans leur fin, elles doivent aussi nécessairement se ressembler dans toutes leurs parties et arriver par des voies différentes à un résultat identique. La vérité révélée par Dieu est obligatoirement d'accord avec celle qui a sa source dans la raison, elle aussi don de Dieu, de la même manière que toutes les vérités que la raison nous fait connaître doivent se retrouver dans la révélation c'est-à-dire le judaïsme" 2.
"Il met en oeuvre son génie pénétrant et fort pour transplanter l'aristotélisme sur le sol du judaïsme, tout en faisant ressortir la différence substantielle qui existe entre l'aristotélisme et la religion biblique de la révélation dans le dessein d'arriver ainsi à une vraie et honnête fusion des deux. Maïmonide tente comme l'exprime le titre même de son oeuvre le Guide des égarés —de concilier les éléments en apparence contradictoires de la philosophie et de la révélation et de servir de guide aux perplexes dans le domaine de la religion ou de la philosophie. Mais l'aspiration à recréer l'unité entre la religion et la philosophie ne signifie pas pour autant qu'il veuille arriver à un compromis entre deux camps, en contraste de soi et par soi. Bien que lui voie nettement les divergences existantes entre le judaïsme et la philosophie scolastique, cependant, pour lui, la philosophie en soi et par soi n'est pas un domaine étranger à la religion qui resterait à l'extérieur et en face, et qu'ainsi il ne resterait plus qu'à concilier; mais au contraire il existe entre la philosophie et la révélation un rapport d'identité substantielle. C'est cette identité qu'il se propose, comme son devoir principal, de découvrir et de mettre en relief. La croyance à l'unité de ces deux formes de la vérité domine dans la philosophie religieuse juive depuis l'époque de Saadyah et par la suite; et Maïmonide s'accorde sur ce point avec les savants juifs qui l'ont précédé. Mais son objectif principal n'est pas de démontrer l'équivalence réciproque du contenu de la révélation et de celui de la connaissance philosophique. La philosophie seule lui est utile comme moyen d'atteindre une possession intime du contenu de la révélation. La foi religieuse est, selon lui, une forme de connaissance" 3.
Ceci veut dire que dans le judaïsme, il y a place pour l'exercice de l'intelligence et que même, selon ce grand penseur juif, les conquêtes de la raison ont la même dignité et la même valeur que la vérité de la foi révélée, si même elles ne lui sont pas supérieures. "Maïmonide était suffisamment philosophe et chercheur pour pouvoir croire aux syllogismes de la raison autant qu'aux impressions oculaires, puisque l'oeil, dans une mesure non inférieure aux perceptions de l'intelligence, ne capte pas toujours la réalité des choses et est sujet à l'erreur. C'est pourquoi il s'efforça autant qu'il pût de rapporter, d'un côté, les miracles à la nature et les croyances traditionnelles aux dires de la raison et, de l'autre, de faire concorder las opinions philosophiques avec nos croyances bibliques. Ainsi il élargit le champ des recherches en Israël et il ouvrit la voie à la liberté de la conscience et à la critique de la foi sur les bases de la raison et de la logique"'.
"Maïmonide veut concilier deux sphères distinctes de vérité; ce fut un unificateur. Raison et foi pour lui enseignent une seule vérité. Et même si aujourd'hui nous n'acceptons que partiellement l'opinion de Maïmonide dans la manière de lire soit le message de la révélation soit celui de la raison, nous devons pourtant toujours le remercier d'avoir introduit dans le judaïsme un esprit d'intrépide liberté intellectuelle, lié à une sévère discipline morale. Il était impossible d'aller plus loin que lui dans la méfiance à l'égard du pur principe d'autorité, à moins de ne pas être prêt comme Spinoza, à réfuter tout à fait la pure raison" 5.
Selon d'autres, Maïmonide ne croyait pas pouvoir concilier les vérités de la révélation avec les idées de la philosophie. "Tenter de mettre d'accord la vérité philosophique avec la vérité religieuse, comme beaucoup l'avaient fait avant lui, lui ne le pouvait pas. Car de quelque compromis qu'il s'agisse, il comporte un renoncement de la part des deux parties; et qui croyait, comme Maïmonide qu'atteindre la vérité par la voie expérimentale était le but de l'existence humaine et l'unique chemin pour arriver au bonheur éternel, ne pouvait pas renoncer non plus à la plus petite partie de cette vérité pour une autre vérité de valeur inférieure, seulement parce qu'elle venait de la tradition. Et par conséquent, il ne lui restait qu'une seule voie, à savoir soumettre la religion aux exigences de la philosophie, ce qui équivaut à expliquer la Torah de manière à ce qu'elle s'adapte en tout et pour tout à la vérité philosophique et accomplisse en toutes ses parties la tâche que lui avait assigné la philosophie... Et donc la religion n'est pas au dessus de la raison, mais au dessous. La raison est le juge suprême auquel est soumise la religion. Car Dieu qui a donné à l'homme la faculté de comprendre la vérité et de conquérir grâce à elle la vie éternelle, ne pouvait au même moment demander à l'homme de croire à des choses qui seraient contraires à cette vérité elle-même, vérité atteinte grâce à son intelligence et qui est en même temps le but de son existence et son bonheur suprême" 6.
Combien ce jugement de supériorité de la raison humaine sur la parole divine est audacieux et combien il risque d'être dangereux, cela est bien évident. Si Maïmonide s'était limité à reconnaître les droits de l'intelligence, contre la haine et l'ostracisme auxquelles la raison humaine était condamnée au moyen-âge, et à délimiter à l'exercice autonome de l'esprit, sa place, son rôle, sa valeur et sa nécessité, ç'aurait déjà été un grand progrès. Car, en fait, même Maïmonide en dépit de sa "révolution spirituelle", comme l'a appelée Achad Haam, ne cesse pas de croire à la parole de la Révélation et ne soumet pas ses idées à celles d'Aristote, mais au contraire il contredit le grand maître grec sur plus d'un point de sa doctrine ».
1 Dante Lattes (1876-1965) disciple du grand rabbin de Livorno, Elle Benamozegh, fonde en 1916 à Florence l'hebdomadaire Israël, puis en 1925 « la rassegna mensile di Israël ». Il fut professeur au collège rabbinique d'Italie, vice-président de l'Union des Communautés Israëliennes et membre fondateur du Jewish World Congress.
2 Graetz, Histoire des juifs, IV p. 512.
3 Moré, 1, 50; J. Guttmann, 1 c, p. 145.
4 S. J. Hurwitz, Me-àjn ul-àjn, 1914, pp. 127-128.
5 D. Jellin et J. Abraham, Maimonide, Rome 1928, p. 147.
6 Achad Haam, 'Al parashàth derakhim, IV pp. 16-17.