Otros artigos deste número | Versión en inglés | Versión en francés
Prier les psaumes
Luis Alonso Schökel
Sentiments antichrétiens des psaumes d'imprécation
L'objet de cette étude est de trouver une solution à cette difficulté: les sentiments antichrétiens des psaumes. Et trouver cette solution, c'est vaincre les difficultés de tous les psaumes: en effet, celui qui peut prier le psaume des fleuves de Babylone, peut prier tout le psautier.
Le problème qui se présente est évidemment un problème de prière. S'il s'agissait seulement de contempler une oeuvre d'art, une lecture artistique de ces psaumes serait chose facile. Mais le psaume est l'oraison de mon intériorité, de mon intimité; et, plus authentique est l'oraison, mieux elle exprime l'intimité de l'âme. S'il peut être difficile de s'approprier les sentiments d'une oraison du temps passé, on peut cependant s'en approcher en paix. Ce qui est déconcertant, c'est de penser que je cultive en moi une spiritualitéévangélique, d'amour — pour que l'amour, la charité, le pardon, l'indulgence puissent devenir la substance de ma vie spirituelle — et qu'ensuite je puisse aller à la chapelle, devant le saint-sacrement, y proclamer des malédictions contre le prochain et appeler cela oraison. Il n'est pas vain d'amplifier le problème, car il est fréquent que nous rencontrions cette difficulté dans la prière des psaumes dits d'imprécation.
Un exemple: le psaume cinquante-huit
Nous pourrions aussi bien utiliser le psaume de Babylone (137), mais nous nous limiterons au psaume 58.
Voici la lecture de ce psaume dans la traduction d'André Chouraqui:
Au maître du chant: « Ne détruis pas », de David, psaume doré:
En vérité, ô juges, dites-vous la justice, jugez-vous en rectitude les fils de l'homme?
Même dans le coeur, vous fabriquez l'iniquité, vous pesez dans le pays par la violence de vos mains.
Les réprouvés se détournent dès la matrice, ils errent dès le giron, les diseurs de mensonges. Leur venin est semblable au venin du serpent, comme l'aspic sourd qui ferme l'oreille. Pour ne pas entendre la voix des charmeurs, du plus subtil enchanteur d'enchantements. Elohim, brise leurs dents dans leur bouche, Adonaï, arrache la mâchoire des lions. Ils s'en vont comme une eau répandue, il lance ses flèches, ils sont retranchés. Comme la limace qui se fond en allant, l'avorton de la femme qui n'a pas vu le soleil. Avant que vos chaudières ne discernent la ronce, cru, le vent emporte le contenu... Le juste se réjouit, car il contemple la vengeance, il lave ses pieds dans le sang du réprouvé. L'homme dit: « certes, il est un fruit pour le juste; certes Elohim existe, le juge de la terre! ».
Sens du psaume dans la version hébraïque
Il s'agit, dans ce psaume, d'une certaine catégorie d'hommes, sans aucune précision géographique. On ne parle ni de l'Assyrie, ni de Babylone. Tous les personnages qui apparaissent sont anonymes: les puissants, les mauvais, les menteurs; c'est-à-dire que le psalmiste ne pense pas tant à un individu précis — encore que ce ne soit pas exclu — qu'à une catégorie d'hommes, à un groupe humain; il se réfère à un type: la catégorie des puissants qui ont reçu le pouvoir pour le bien et qui l'utilisent pour le mal. « Mais — pourrait-on objecter — ils réalisent de bonnes choses ». Certes, mais je m'occupe ici de la catégorie. Et je puis donc les appeler puissants —non pas au titre de leur puissance mais en tant qu'ils abusent du pouvoir et l'usurpent — je puis les appeler mauvais, radicalement menteurs; cela ne veut pas dire qu'ils mentent, mais qu'ils utilisent le mensonge comme instrument de pouvoir et d'oppression.
Or cette catégorie d'hommes est composée de personnes en chair et en os: chacun en particulier peut se convertir. Combien n'y en a-t-il pas eu de ce type? Pensons à Paul le persécuteur, par exemple. Mais il s'agit ici de la catégorie de gens qui s'est enfoncée dans l'habitude, l'endurcissement dans le mal. C'est un groupe d'hommes qui semblent nés ainsi des gens qui paraissent, depuis leur enfance, depuis qu'ils ont commencé à agir (par leur faute, par la faute d'un autre, invités par d'autres dans cette voie?) être pris dans cet engrenage, dans ce système de la malfaisance. Dès le ventre maternel, ils sont dévoyés, pervertis dès la naissance.
Ce type d'homme: complètement perverti, totalement sans coeur, sans un brin d'amour, il est évidemment bien difficile de le rencontrer à l'état pur. Au début ou à la fin, il reste toujours l'image de Dieu dans l'homme. Cependant on peut penser qu'il existe un groupe qui vraiment, structuralement, cultive le crime, se regroupe pour commettre l'injustice et l'exploiter. Ce groupe humain, auquel nous pourrions donner des noms historiques, si cela ne répugnait pas, constitue unsystème de mal organisé, structuré, dans lequel on découvre une profondeur fangeuse qui fait surface, une profondeur pour ainsi dire dynamique.
Si nous voulions donner un nom à cette déformation contre nature, l'appelerions-nous poison? L'appellerions-nous serpent? En effet, il semble qu'un serpent les ait mordus, un serpent qui leur a distillé son venin et le dynamisme de sa propre vie: partout où ils se glissent, ils sont infestés de sa bave. Dans tout ce qu'ils mordent avec leurs dents de lion, ils inoculent ce poison et ils le répandent. Ce poison est contagieux, non seulement parce qu'il tue un pauvre homme, mais encore parce qu'il en contamine cent autres à travers lui, ce qui est effrayant.
Nous nous trouvons en présence d'une présence terrible: le mal dans l'homme; non pas celui de l'homme faible, mais de celui qui est obstiné, convaincu. Et c'est une présence qui terrorise. Et si je ne ressens pas cela, c'est que je n'ai pas d'yeux, c'est que je n'ai pas le sens de ce qu'est l'homme. Quand je relis l'histoire récente de l'humanité et que je pense à une structure qui a organisé le massacre de cinq ou six millions d'hommes, j'en suis horrifié. Les auteurs de semblables hécatombes sont des hommes, nos frères dans la chair et le sang. Que se passe-t-il? Qu'arrive-t-il? Ils apportent leur venin comme des serpents: ce sont des vipères silencieuses qui trompent les oreilles. Et c'est pire encore, car l'animal sans intelligence peut être domestiqué, on peut conjurer le mal qu'il fait; on peut lui jouer de la flûte d'une certaine manière — comme font les charmeurs — et le serpent commence à danser, à se pavaner et à regarder le public autour de lui sans s'élancer pour mordre. Au contraire, ce groupe, cette catégorie d'hommes confirmés dans le mal, on ne peut ni le conjurer ni le charmer. La force du poison qu'ils portent en eux est plus grande, plus puissante que toutes les conjurations, que toutes les supplications, que tout appel: le sentiment humanitaire, le souvenir de leurs père et mère... ni conjuration humaine ni conjuration divine n'ont de valeur pour eux.
Cette catégorie d'hommes a le pouvoir, parce que le pouvoir est une réalité nécessaire à l'humanité. L'homme social, « l'homme politique » s'organise, il possède un pouvoir donné par Dieu pour le bien et pour la justice, pour la défense de l'opprimé et de l'exploité. Tel était bien le premier sens de la justice d'autrefois du temps de Sumer et de Babylone. En Israël, celui qui est juste, c'est celui qui défend l'opprimé. Or ces hommes qui ont le pouvoir pour défendre, pour protéger, ils l'utilisent pour écraser et pour détruire. Au lieu de maintenir l'équilibre du bien sur la terre, leur main incline la balance en faveur du violent, et cet acte extérieur, cette main fourbe qui incline la balance, ce n'est pas un geste distrait qui la meut, ce n'est pas un mouvement fortuit, mais c'est un geste qui correspond à un plan prémédité. C'est dans leur coeur qu'ils fomentent le plan de leurs méfaits et sur la terre que leur main incline la balance en faveur du violent, de l'injuste.
Le psalmiste se trouve en face d'une situation réelle, situation qui peut aussi bien avoir une dimension extra-israélite. Car les puissants, c'est peut-être l'empire d'Assyrie et l'empire de Babylone, ou l'empire d'Egypte; mais cela peut aussi bien être le roi Manassé, roi par la grâce de Dieu, roi de Jérusalem, héritier de David; ou bien encore un groupe de nobles comme ceux qui mettent Jérémie en prison et le jettent au cachot pour qu'il disparaisse dans la boue et qu'il y meure de faim et de misère. Dans ce psaume, les puissants n'ont pas de nom, parce qu'ils ont une multitude de noms.
Devant cette réalité terrible et profonde, que fait le psalmiste? Peut-il rester indifférent et se réfugier dans les psaumes de louange de Dieu, de joie spirituelle, d'allégresse... alors que cette situation réelle existe en Israël. Alors qu'il y a tant de frères qui ne peuvent pas venir au temple se réjouir parce qu'ils sont opprimés ou exploités? Pourquoi y-a-t-il ce pouvoir assyro-babylonien à l'extérieur, dans cette situation humaine tragique? Le psalmiste peut-il se désintéresser de tout cela? Peu importe — dira-t-on — nous nous réunissonspour louer Dieu, c'est cela l'important; peu importent les autres.
Nous pourrions imaginer de remanier le psautier que nous avons dévotement reçu de l'Eglise pour supprimer ces psaumes! Mais il y a des hommes qui souffrent! Je regrette, cela ne me concerne pas: moi, au temple je rencontre le divin maître, les très doux Jésus qui me parle au coeur: les autres ne m'intéressent pas: non seulement, ils ne m'intéressent pas, mais ils me dérangent! Nous allons expurger le psautier; il a été mal composé: le saint Esprit était distrait et on lui a glissé certains psaumes sous le manteau par ruse. Les psaumes qui se soucient du prochain, de l'opprimé, de celui qu'on exploite sont hors de propos et nous garderons les bons psaumes, les psaumes doux, agréables, ceux où le soleil resplendit et où chante la flûte et résonne la cymbale.
'Quelqu'un qui a un sens religieux authentique, le sens biblique de l'Ancien Testament, le sens du Dieu juste, c'est-à-dire du Dieu qui protège l'homme, ne peut aller au temple en se désintéressant de la situation contemporaine réelle. Ce serait un blasphème d'éliminer ces psaumes et de ne garder que ceux qui nous plaisent. Cet homme doit réagir et pas seulement politiquement, contre le roi Manassé, roi par la grâce de Dieu, et contre l'empereur d'Assyrie, mais aussi religieusement, en priant Dieu pour ce problème qui est un problème concret; il ne peut pas se contenter de prier Dieu pour les choses qui vont bien et de le louer pour les merveilles de la création. Ceci nous ne devons pas l'oublier.
Le langage des « images »
Alors le psalmiste, en face de ce mal organisé, obstiné, puissant, venimeux, se révolte intérieurement. Et se révolter intérieurement, c'est sentir dans l'âme le choc brûlant de la justice. La justice est quelque chose de réel, d'authentique, pour quoi l'on peut se battre et prier. C'est le choc brûlant de l'injustice qui révèle la justice, met en mouvement toute l'âme, toute l'émotion et arrive au degré de passion authentique, de passion pour la justice: c'est un sens qui germe de la racine de l'esprit et qui, germé de cette racine profonde, intense, cherche une expression passionnée, non pas une expression bénigne, ordonnée, mais un véritable élan, une explosion de passion contre l'injustice et pour la justice.
Et quel est le langage de la passion? N'est-ce-pas le langage vigoureux des images? Nous pourrions utiliser divers types d'images: dans le psaume des fleuves de Babylone, il est question des fils de la criminelle Babylone, que le psalmiste veut écraser contre les rochers. Dans ce psaume 58, puisque j'ai découvert la révélation du mal des méchants, dans l'image du poison, du serpent, mon oraison passionnée contre cette malignité va se poursuivre sur le même terrain imaginatif. Nous allons donc nous situer dans le registre de la conjuration du serpent et nous allons émettre des images de cet ordre, des images expressives, pittoresques qui veulent exprimer une passion intérieure. Il ne s'agit pas de les prendre à la lettre l'une après l'autre: des lions, nous savons déjà qu'il n'y en a pas ici; des couleuvres, il n'y en pas; mais nous utilisons un langage passionné qui nécessite ces images fortes.
De fait, ma conjuration du mal ne s'adresse pas à ce serpent qui ne m'écoute pas, mais plutôt à Dieu qui peut piétiner la tête du serpent. Et ainsi j'invoque Dieu: « O Dieu, brise-leur les dents dans la bouche ». C'est l'image hébraïque classique qui illustre l'inimitié chez l'homme, ce terrible mystère de l'égoïsme, de la haine, de la férocité — et il ne s'agit pas de celle de l'animal domestique! — l'image classique de l'« homo homini lupus », l'homme est un loup pour l'homme.
Les ennemis, ceux qui haïssent, sont des bêtes féroces. Je sais déjà que c'est une image, mais c'est la meilleure image, la meilleure description: ce sont des lions ou des bêtes féroces. « O Dieu, brise-leur les dents dans la bouche! » pour qu'ils ne puissent plus mordre; pour que, s'ils cherchent à détruire, ils ne puissent pas réussir: « Arrache, Seigneur, la mâchoire des lions! ».
Et tout ce qui est fourbe, comme le glissement du serpent, que cela se désagrège complètement; que ce venin inoculé soit comme une bave sansforce, sans pouvoir. Qu'ils se liquéfient comme de l'eau qui se répand jusqu'à la lie; qu'ils se fanent comme l'herbe piétinée, qu'ils soient comme des limaces qui se fondent en rampant, comme l'avorton qui n'a pas vu le jour. Pourquoi? parce qu'ils sont mauvais dès le ventre de leur mère, parce qu'ils sont pervertis dès la naissance: « comme l'avorton qui n'a pas vu le jour »: avant qu'ils germent comme les épines d'un buisson — son germe est un germe d'épines — que le feu les consume comme des cardes.
Voilà la conjuration du mal, un peu comme une conjuration de gitane, en un langage expressif, violent, un langage passionné. Pourtant, notons-le, c'est une prière.
Les images les plus diverses sont des « révélateurs »
Le psalmiste ne prend pas la vengeance à son compte: il prie Dieu pour que son pourvoir transcendant détruise ce pouvoir transcendant du mal.
Nous avons dit que les mauvais me révèlent la perversité, une perversité profonde, durable. De la même manière cette passion de justice, cette révélation que j'ai sentie à l'intérieur de moi-même me révèle le Dieu juste. Si je peux me passionner pour la justice, c'est parce qu'il existe un Dieu juste: sentir la présence du Dieu juste est une révélation, c'est une prière et une oraison.
Ce Dieu n'est pas celui du catéchisme, celui qui ménage une justice que nous pourrions appeler « condamnatrice », non. Il est le protecteur, le défenseur, le sauveur, celui qui s'est révélé à moi en profondeur. Si je ne sens pas cette passion, cette soif de justice, c'est que Dieu ne s'est pas révélé à moi dans cette dimension. Nous avons pourtant ici une double révélation: celle du pouvoir du mal, dans les méchants; celle de la révolte intérieure en moi, le pouvoir de la justice, la réalité de la justice. Affronté à ce serpent des origines, ce serpent tortueux et qui n'a pas de cesse, j'invoque le pouvoir de Dieu; et Dieu agit dans la dialectique de l'histoire, il fait que s'écroulent les plans des méchants et qu'ils se retournent contre eux-mêmes.
Dieu agit de différentes manières dans la personne, dans le groupe. Et quand Dieu agit, nous pouvons appeler cette justice « vengeance » en termes bibliques — dans le sens large de « justice vindicative ». La justice vindicative est celle qui venge le crime.
Et quand Dieu réalise cette justice qui est défense de l'opprimé, de l'exploité, alors l'homme se réjouit, sa soif de justice a pu être calmée pour un moment; elle a pu être calmée parce que Dieu est enfin intervenu dans l'histoire; le pouvoir oppresseur a été abattu et l'innocent, l'exploité peuvent respirer de nouveau. Cette victoire, exprimée avec passion, en images violentes, non pas comme une réalité objective, mais comme une expression passionnée de triomphe, fait dire que le juste se baigne les pieds dans le sang des méchants. Et, dans cette vengeance, les hommestrouvent une révélation historique de Dieu: la révélation du Dieu juste qui intervient dans l'histoire de l'humanité; Dieu a donné un pouvoir aux hommes pour la défense de l'opprimé, mais les hommes en ont abusé. Alors il intervient pour rétablir les choses, pour remettre la balance dans son axe contre cette main qui la fait dévier vers l'injustice. Devant ce fait, je médite sur l'histoire passée de l'humanité et je vois qu'il existe un Dieu qui fait justice sur la terre déjà maintenant dans le déroulement historique des événements et pas seulement dans un futur eschatologique.
Voici donc le sens du psaume, à un niveau humain. Je me souviens d'un de mes amis de Rome, non-croyant, qui en lisant ce psaume était impressionné, non pas pour un motif de foi, mais simplement à cause de ce véhément désir de justice.
Prière et contemplation
Un autre problème se présente. On pourrait le formuler ainsi: prière et méditation; ou bien, selon une formule très ancienne: prière et contemplation.
Quand, dans le psaume, il y a un thème dominant ou un sentiment qui se développe jusqu'à un sommet où il se résout, alors le moment de la récitation doit correspondre au moment de l'expérience religieuse. Par exemple, dans un psaume de supplication, de douleur, de souffrance: l'âme commence par se soulager de sa douleur, et dans le mouvement de la prière, l'âme arrive à la découverte de Dieu, en une parole cachée, mystérieuse, dans laquelle Dieu lui donne l'espoir de découvrir réellement ce qu'elle est en train de demander. A ce moment-là, par un choc interne, intervient dans l'esprit un changement d'attitude: de l'angoisse, de l'oppression on passe à une libération, qui n'élimine pas ladouleur, mais qui aide à la surmonter, puis du coeur de la douleur naît la consolation, « la paraclèse » comme dit l'épître aux Romains. A ce moment, selon ce changement d'esprit intérieur, le psaume change et passe à l'expression d'un sentiment nouveau. Prenons, par exemple, la prière du psaume 116. C'est un des joyaux du psautier, les trois derniers versets sont la rencontre de ce qu'il y a de plus élevé et de plus simple dans tout le psautier. Nous voyons ici la coexistence, la coextension du moment de la prière et du moment spirituel de l'expérience religieuse. On commence dans une agitation et un désir qui va en se transformant et qui porte, en un acte de prière, à l'illumination, à un final dans le registre de la joie, comme un final de symphonie.
Rappelons-nous le troisième mouvement de la cinquième symphonie de Beethoven: après la tonalité en sol mineur, par un crescendo qui se cherche on en arrive à découvrir le ton en do majeur, celui qui va commencer le quatrième mouvement, l'accord do mi sol du tempo final et la découverte de la lumière et de la joie après la traversée d'une étape pénible. Ainsi l'oeuvre d'art accompagne dans le temps le processus intérieur ou le processus intérieur se laisse influencer par l'oeuvre d'art.
Nous pouvons en faire l'expérience en lisant le psaume 116 dans une attitude de recueillement, en prière.
Vraiment, il est difficile de dire tant de choses en si peu d'espace. Nous avons ici un exemple du fait que le déroulement du psaume ne produit pas un effet unique, mais présente un processus spirituel; je me livre aux paroles du psaume et j'y revis un cheminement spirituel celui du Christ, celui de quelqu'un de ma famille, etc... en passant, au fil de la récitation, d'un sentiment à un autre.
Naturellement, il y a des psaumes qui présentent une tonalité unique, tonalité de joie majeure: par exemple, le dernier psaume du psautier, le psaume 150, en grand orchestre. Ces psaumes n'offrent pas de problème particulier: il s'agit simplement d'une douleur ou d'une joie qui se déroule du commencement jusqu'à la fin du psaume.
Un autre élément, déjà évoqué plus haut et essentiel est la méditation ou, si l'on préfère, la contemplation: le psaume est non seulement objet de récitation, mais objet de méditation et la pratique communautaire de la récitation du bréviaire, comme forme plus ou moins sociale de prière, a sa valeur, mais une valeur limitée. Comment achever le psaume 116, dont la finale est si belle, dans la hâte d'enfiler un autre psaume? Il y a des prières qui demandent un espace intérieur de résonnance: le silence.
Guardini dit fort bien: « Se taire est quelque chose de plus que ne pas parler ». Le silence est l'espace intérieur que je ménage à la parole de Dieu pour qu'elle résonne, pour qu'en résonnant elle me remplisse et pour qu'en me remplissant elle me fasse prier.
Nous ne pouvons pas perdre ce précieux don chrétien de la contemplation, nous ne pouvons pas sacrifier la contemplation et la méditation au pur activisme: il nous faut arriver à un équilibre. Dans la prière commune, en mesure, s'il arrive qu'une expression excellente me frappe, on peut m'objecter: « Oui, excellente, certes, mais attention à la mesure, nous chantons en choeur! ». Bien que je goûte beaucoup cette phrase, je ne peux chanter que là où la partition me l'indique. Alors que faire? Je prendrai ce psaume pour le méditer, pour le contempler pendant cette demi-heure ou ce quart d'heure dont je dispose. Dieu se rencontre dans un approfondissement: je prendrai ce psaume et je le répéterai tranquillement pour qu'il me pénètre. « Mon âme recouvre ton calme. Marche en présence du Seigneur, au pays de la vie ». C'est le sens de la résonnance. Bien plus que je ne pénètre le psaume, c'est le psaume qui me pénètre. Il me modèle de l'intérieur, il modèle ma spiritualité et le psaume en vient à être l'expression de ma vie. C'est ce qu'en termes techniques on appelle aujourd'hui le dialogue herméneutique, le dialogue de l'homme avec la Parole: non seulement on entend, mais on se laisse interpeller par la Parole, on se laisse configurer par la Parole: et quand la Parole aura opéré cette formation interne, alors l'expression de cette intériorité sera Parole de Dieu.
Si nous ne faisons pas cela, les psaumes seront quelque chose qui divise: spirituellement, ma vie ira par une voie (la voie des dévotions, par exemple) et les psaumes par une autre voie. Et ceci, parce que ma spiritualité n'aura pas été configurée par cette Parole de Dieu et qu'ensuite, quand je prends cette Parole, cela provoque un parallélisme où il n'y a pas de fusion possible. Nous pouvons avoir récité le psaume 116, cent fois, deux cent, trois cent fois; puis, nous décidons de ne plus le prier parce qu'il n'est pas une prière pour nous: c'est seulement une récitation, un bruit de paroles tandis qu'au for interne nous savons que ce n'est pas cela que nous cherchons et que c'est une hypocrisie de continuer à la réciter. La question essentielle est de voir si ce que dit le psaume est une parole de Dieu qui m'interpelle, à laquelle s'affronte mon égoïsme, ma satisfaction bourgeoise. Et cette confrontation me met au pied du mur et, de l'intérieur, commence à me changer et à me faire confesser qu'effectivement je vis dans un monde illusoire, dans un bon petit monde doux et que je dois changer « ma » spiritualité, en me laissant mordre par ce psaume terrible (par exemple, le psaume 137). Alors peu à peu je cède du terrain et j'arrive un jour à ce qu'il devienne ma substance. « Pour moi — me confiait un ami — réellement, un des meilleurs psaumes est celui des fleures de Babylone ». Pourquoi? Parce que, dans ce psaume, il rencontrait l'expression de son intériorité.
Les psaumes resteront toujours un répertoire. Répertoire veut dire que nous avons une série de psaumes parmi lesquels nous pouvons choisir selon les nécessités de la personne, du groupe, du temps. Il y a certain psaumes, « pour les anciens » qu'il conviendra de laisser de côté selon les circonstances, les communautés. Peut-être aussi parce qu'il aura manqué une catéchèse, une préparation. Nous pouvons trouver une demi-douzaine de psaumes ou des fragments de psaumes « pour enfants ». Il faudrait en finir, d'une part, avec le fétichisme qui veut que l'on dise, chaque semaine, les cent cinquante psaumes. Mais d'autre part, dans le contexte d'une vie intense, de renouveau, il faudrait chercher à avoir une spiritualité tellement ouverte, totale, pluraliste, qu'elle fasse place aux divers aspects du psautier. Nous ne pouvons pas mutiler ou fabriquer une spiritualité dans laquelle il manquerait un organe vital. Pourrions-nous avoir une spiritualité manchote, boiteuse, une spiritualité sans soif de justice par exemple?
Non, bien sûr, nous voulons une spiritualité complète. Dans ce sens, le psautier peut nous être précieux, non seulement pour accomplir une prescription, mais vraiment pour nous transformer.
Je dois avouer que ce recueil de cent cinquante psaumes est quelque chose d'extraordinaire dansla littérature religieuse. Il y a trente psaumes accadémiques, dira-t-on. D'accord. Certains sont sur des rythmes poétiques? Certes. Et pourtant, malgré ces limites, quand, dans la prière, on lit autre chose, on revient toujours au psautier en disant: « Vraiment, un livre comme celui-là ne peut se trouver ailleurs, un livre d'une humanité si intense et profonde, où l'on trouve les dimensions de l'homme, de la famille, de l'homme comme histoire, de l'homme comme parole, de l'homme comme société, non, cela ne se trouve pas ailleurs ».
Il est évident, enfin, que le livre des psaumes ne suffit pas: c'est un point de départ, une tête de pont. Ce que nous voulons, c'est conquérir la Bible, c'est à dire l'ancien et le nouveau testament. Qu'il suffise de préciser que, sans l'ancien testament, nous courons deux risques. D'abord, d'avoir une religion qui reste dans les nuages: elle ignore qu'il y une terre des vivants, une vie, et qu'il y a un prochain qui vit sur cette terre. A force de spiritualiser, nous spiritualisons à tel point l'Esprit-saint qu'il ne nous dit plus rien et que nous arrivons à un manque de contact avec la réalité de la vie, terrain de la justice et de la charité. En second lieu, sans l'ancien testament, comment comprendre, par exemple, saint Paul? Saint Paul fait une lecture des thèmes de l'ancien testament à la lumière du Christ...
Abordons le problème avec sérieux, c'est-à-dire avec honnêteté, probité envers nous-mêmes, si nous n'osons pas le faire envers les autres. Or, « envers nous-mêmes » veut dire à l'égard du groupe, des groupes dont nous faisons partie: comment nous comportons-nous dans ces groupes? Jouons-nous à éluder, à équilibrer, à faire des compromis? Ou bien, nous sommes- nous posé la question d'une réforme, d'un changement? Et posons-nous alors la question de la place de la spiritualité dans la hiérarchie des valeurs. Dans ce domaine, je crois que la Parole de Dieu doit occuper le premier rang et une position-clef dans notre vie d'oraison.