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A propos du christianisme: vers un processus de guerison spirituelle et historique
Leon Klenicki
Les réflexions suivantes sont une recherche personnelle sur le sens du christianisme, sur le Tu, la personne chrétienne, l'Autre dans la foi, l'Autre en Dieu
Comprendre l'Autre en tant que personne crée par Dieu (Wilhem Dilthey)
Je la vois chaque fois que je quitte la synagogue, le samedi soir, lorsque je reviens à la maison après la prière; elle est là, elle m'attend, elle me défie. C'est la croix de l'église toute proche. pourquoi me dérange-t-elle? La sainteté du jour est troublée par cette image rappelant des souvenirs du passé, des souvenirs transmis par des générations, par mes parents, et qui évoquent des expériences que je n'ai jamais faites moi-même. Ce sont des images et des souvenirs de persécutions, des manifestations de mépris dont a souffert mon peuple. Je porte le poids de tout cela, même si je me sens religieusement en solidarité et si je suis continuellement en dialogue avec des chrétiens. La croix est là, elle est un défi pour ma paix intérieure. J'ai réalisé que la croix n'était pas pour moi un symbole du christianisme; elle était pour moi le symbole d'un groupe de personnes qui, au nom de leur religion, s'étaient montrées malveillantes, parfois même cruelles envers mes coreligionnaires. Je me suis senti mal à l'aise, saisi de sentiments ambigus devant ce symbole. Et soudain, voilà une autre image qui me vient à l'esprit: celle d'une jeune femme que je rencontre souvent dans le métro. Elle lit toujours le même volume, un Nouveau Testament. Elle l'étudie pieusement, comme j'étudie moi-même chaque matin le texte hebdomadaire de la Torah. Je sympathise spirituellement avec elle, je sens que nous partageons quelque chose de mystérieux, même si nous sommes engagés dans des voies différentes. Peut-être ne pourrait-elle pas comprendre mes croyances et mes pratiques, peut-être même s'y opposerait-elle, mais nous sommes ensemble devant Dieu.
Le symbole de la croix, comme aussi cette femme, m'appellent à comprendre l'Autre en tant que personne créée par Dieu. Cela est-il possible? Puis-je vraiment être un juif religieux et me désintéresser des convictions de cette femme, du christianisme, de cette communauté de foi qui est enracinée dans la relation d'alliance avec Dieu? Puis-je négliger deux mille ans de témoignage chrétien, évitant de rencontrer les représentants de cette religion? Puis-je me reporter au ler siècle et méconnaître l'appel de Dieu à Jésus et aux premiers chrétiens? Le mépris des chrétiens envers le judaïsme doit-il me rendre hostile, comme il a rendu ceux-ci hostiles pendant des siècles? Puis-je mieux connaître le christianisme en rencontrant des chrétiens? Puis-je surmonter deux mille ans de tristes souvenirs?
Histoire et compréhension mutuelle
Pendant des siècles, juifs et chrétiens ont eu des disputes entre eux que les autorités chrétiennes et les pouvoirs politiques séculiers n'ont fait qu'attiser et qui sont à l'origine de préjugés, de persécutions et d'attitudes autodéfensives. Les juifs étaient, et sont encore, considérés comme objetsde mépris plutôt que comme sujets de relations mutuelles dans la foi. Telle fut la réalité, de Constantin jusqu'à nos jours. Le XXe siècle marque une période nouvelle, un temps de changement d'attitude et de point de vue.
Le nouveau défi auquel il nous faut répondre actuellement, c'est d'arriver à nous reconnaître comme communautés de foi, ayant des croyances et des pratiques distinctes, mais pouvant maintenant se rencontrer face à face en reconnaissant ce qui est la base commune de leur existence: Dieu. Un autre défi est celui d'être capables de témoigner ensemble de Dieu dans le monde. Nous abordons une conjoncture spirituelle et historique nouvelle pour les chrétiens comme pour les juifs, un stade de développement de notre témoignage historique et spirituel qui est encore à découvrir et à réaliser dans notre existence.
Un document chrétien de 1974 intitulé: Orientations et suggestions pour l'application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate (N. 4), manifeste bien la conscience de cette réalité en affirmant clairement:
En vérité, les relations telles qu'elles ont existé entre juifs et chrétiens n'ont en général pas dépassé le niveau du monologue: il importe d'établir désormais un véritable dialogue. Le dialogue suppose le désir de se connaître mutuellement et de développer et approfondir sa connaissance de l'autre. Il constitue un moyen privilégié pour favoriser une meilleure connaissance mutuelle et, particulièrement dans le cas du dialogue entre juifs et chrétiens, pour approfondir les richesses de sa propre tradition. Le dialogue exige le respect de l'autre tel qu'il est, de sa foi surtout et de ses convictions religieuses (1).
Le texte de Vatican 11 invite à une réflexion commune. Les relations de dialogue exigent que nous nous reconnaissions et que nous réfléchissions dans la confiance sur ce que nous sommes, les uns et les autres. La condition sine qua non de toute rencontre est que l'on sache percevoir l'appel de Dieu dans la foi des autres. Cela signifie que je me réfère à une réalité existentielle: la foi de l'Autre, dont l'existence est indépendante de ma réflexion propre. Un dialogue réel, significatif, accueille l'Autre, personne ou communauté, qu'elle soit juive ou chrétienne, en tant que personne indépendante, libre, dynamique, nullement entravée par mes propres conceptions idéologiques ou théologiques, collaborant au dessein de Dieu, et partenaire même dans le témoignage à rendre à Dieu. C'est ce que disait déjà Martin Buber:
Une simple conversation, et par conséquent toute vraie relation entre êtres humains signifie qu'on s'accepte comme autres. Quand deux hommes échangent leurs vues fondamentalement différentes sur un sujet, chacun essayant de convaincre l'autre de la justesse de sa propre manière de voir les choses, tout dépendra, dans la mesure où il s'agit d'êtres humains, si chacun pense l'autre tel qu'il est réellement, si chacun, je veux dire avec tout le désir qui est en lui d'influencer l'autre, l'accepte néanmoins sans réserve et le confirme dans le fait qu'il est tel homme et qu'il est fait de telle manière particulière. La rigueur et la profondeur de l'individualité humaine, l'altérité constitutive de l'autre, n'est pas seulement envisagée comme un point de départ nécessaire, mais elle est affirmée d'un être à l'autre. Le désir d'influencer l'autre ne signifie plus alors l'effort fait pour changer celui-ci, pour lui injecter sa propre « rectitude », mais cela signifie l'effort fait pour que ce qui est reconnu comme droit, juste, vrai (et qui pour ce motif même doit trouver sa place dans la substance de l'autre) prenne, sous l'influence de ce dernier, des racines et croisse dans la forme qui convient à cet individu. Ce qui s'oppose à cet effort est le besoin d'utiliser les êtres humains dont est pris celui qui cherche à manipuler les autres par la propagande ou par la suggestion, et qui demeure dans ses relations avec les hommes tel qu'il est avec les choses, choses avec lesquelles il n'entrera d'ailleurs jamais en relation et auxquelles il rêve de pouvoir dérober la fois leur distance et leur indépendance (2).
Le dialogue interconfessionnel ou interreligieux est un processus qui confirme cette affirmation. Il nécessite diverses étapes de clarification et de croissance intérieure. Le dialogue judéo-chrétien en particulier a un caractère singulier. Il a été, et demeure sous bien des aspects, un échange de monologues, un dialogue consistant à réitérer des cris partisans, des réponses accusatrices marquées par un sentiment triomphaliste. Pour surmonter cela, juifs et chrétiens doivent considérer leur dialogue comme un moyen pouvant aider à se reconnaître mutuellement, comme des êtres humains d'abord, et aussi comme deux peuples dont l'engagement religieux a toute sa valeur et dont la vocation vient de Dieu. Le premier pas à faire dans ce dialogue, c'est d'examiner notre propre vocation à l'alliance en la mettant en relation avec l'Autre, qui a aussi sa place dans le plan de Dieu.
Vers un examen de conscience
La recherche de ce que signifie le christianisme, ma propre recherche, se situe à une époque spécifique de l'histoire humaine. Elle a lieu à une époque qui est en pleine crise. Je prends le mot dans son sens habituel (koiné): La crise est un tournant, un moment entre deux périodes d'évolution critique. Pour le peuple juif comme pour le judaïsme, le XXe siècle a été un temps de mort et de résurrection: L'Holocauste est un événement qui manifeste le summum de la cruauté humaine et les potentialités diaboliques au coeur de l'être humain. L'Allemagne en a été l'agent, mais le crime a été généralement accepté par le reste de l'Europe. L'Holocauste porte un coup sérieux à deux mille ans de prédication et de mission chrétiennes en Occident. Il nous rappelle à tous que le paganisme, sous ses formes antireligieuses, est une réalité toujours présente parmi nous. Sa nature diabolique est un défi porté au témoignage que les juifs rendent à Dieu, et aussi à la mission des chrétiens dans le monde, et particulièrement au devoir religieux de témoigner pour la défense de la personne humaine, créature de Dieu.
L'un des aspects douloureux de notre expérience de mort est le fait que les juifs durent affronter seuls leur destin final: peu de voix s'élevèrent pour protester contre de tels crimes. N'est-il pas triste, quand on considère la vocation chrétienne, que la communauté ait choisi en général de setaire alors qu'un million d'enfants mouraient dans les chambres à gaz? Un tel silence a permis aux oppresseurs d'agir librement et sans obstacles.
La Shoa, ce vent dévastateur qui a détruit une grande partie du judaïsme européen, marque une nouvelle période dans le temps, dévoilant la puissance incommensurable de l'inclination au mal au sein de l'humanité. La conscience chrétienne ne peut pas ne pas tenir compte de cette dimension diabolique chez les peuples d'Europe, alors que beaucoup de ceux-ci avaient reçu une éducation chrétienne. La Shoa révèle l'activité d'un paganisme renaissant, mais aussi un certain échec du christianisme dans l'accomplissement de la vocation rédemptrice de Jésus, l'échec peut-être de deux mille ans de témoignage chrétien. Il s'agit là d'une réalité qui, au-delà du blâme ou de la justification, doit être examinée.
Nous avons découvert le sens d'une résurrection historique: l'Etat d'Israël, établi sur la terre promise à Abraham. Le souvenir et l'image de cette terre se retrouvent quotidiennement dans la prière et le rituel juifs. Après l'exil, nous découvrons maintenant la signification rédemptrice de ce retour. Nous voilà à un nouveau tournant dans le témoignage que nous sommes appelés à rendre à Dieu. Après la mort, après Auschwitz, nous avons fait l'expérience du retour, de cette réalité qu'est l'Etat d'Israël. Nous sommes aussi, comme l'étaient Esdras et Néhémie, en quête de vie spirituelle, de foi, après l'exil et le retour au sein d'un monde envahi par l'incroyance, les idéologies de sociétés permissives, le matérialisme. Nous voilà de nouveau témoins de l'éternité de Dieu dans un univers de valeurs passagères.
Les chrétiens comme les juifs cherchent à comprendre l'appel de Dieu: Qu'ils soient catholiques romains ou protestants, ils sont confrontés à une période de crise, ils se trouvent eux aussi à un tournant dans leur engagement religieux. Les textes de Vatican II, ainsi que d'autres documents chrétiens, marquent un moment unique, un examen de conscience (Heshbon Ha-Nefesh), la recherche de nouvelles significations, de nouvelles expressions d'une existence religieuse, d'une manière nouvelle d'interpréter la volonté de Dieu (3). Il s'agit d'une période difficile pour la vie des chrétiens, qu'ils soient catholiques romains ou protestants: ils doivent aller au-delà de certaines conceptions, certaines coutumes chrétiennes héritées du passé, et les adapter, après des siècles d'histoire et de changements, à la mentalité actuelle. Les chrétiens doivent reconnaître une réalité qui leur a nui au long de l'histoire, en Europe: leur compromission avec le pouvoir séculier, la tentation du pouvoir politique, séculier. Et nous, juifs, il nous faut passer par une expérience semblable: songeons à la vie politique actuelle en Israël et aux extrémismes religieux qui s'y manifestent.
L'approfondissement chrétien contemporain comporte un examen de conscience, une réflexion sur ce qu'est l'engagement chrétien, mille cinq cents ans environ après l'alliance établie par Constantin entre le christianisme et le pouvoir séculier. Il s'agit d'une reconnaissance, parfois douloureuse, du triomphalisme chrétien dans le monde occidental. Cet examen autocritique conduit à une reconsidération du judaïsme. Pendant des siècles, le christianisme n'a reconnu au judaïsme et au peuple juif aucun rôle dans le plan de Dieu. La mort de Jésus, selon la théologie chrétienne, marquait le terme de la vocation juive. Le christianisme se présentait comme l'étape finale de la Promesse divine. L'Eglise était le nouveau peuple de Dieu. Certains courants théologiques chrétiens allèrent jusqu'à considérer P« ancien » peuple de Dieu, le peuple juif, comme un peuple « déicide », condamné à vivre séparé des autres dans des ghettos. Si les juifs conservaient certains droits sociaux (ils étaient le seul groupe non-chrétien à jouir d'une protection légale), ils étaient citoyens de seconde zone, chargés parfois d'impôts supplémentaires, et constamment exposés aux abus et aux persécutions des autorités ecclésiastiques, des croisés ou des rois. C'est cet enseignement du mépris qui a préparé les voies à la persécution païenne du peuple juif au XXe siècle, à la Shoa.
L'examen de conscience des juifs, dans les circonstances actuelles, suppose que nous sachions apprécier le christianisme par-delà les vicissitudes de l'histoire de l'Occident, et malgré elles. Il devrait aussi nous amener à refuser le procédé facile d'une continuelle accusation, qui devient chez les juifs une sorte de triomphalisme de la douleur.
Est-ce que nous, juifs, nous reconnaissons le christianisme comme une communauté de foi, comme un « partenaire » même, coopérant avec nous au dessein de Dieu? Les juifs peuvent-il accepter Jésus comme le messager d'une alliance avec Dieu, ayant une mission spécifique à remplir envers le monde? Et moi-même, qui suis profondément engagé dans des efforts de dialogue, suis-je capable de répondre personnellement à de telles questions?
H s'agit d'une réponse cruciale pour que les échanges, dans le dialogue, aient tout leur sens. Nous avons vécu un temps où nous accusions, blâmions le christianisme pour des siècles d'incompréhension et de persécutions. Les chrétiens ont répondu à ces critiques: ils ont révisé les catéchismes, certains textes religieux, certains concepts théologiques; et il reste beaucoup à faire. Les séquelles du mépris qui se manifestent encore de nos jours dans la culture occidentale, dans la manière générale de considérer les juifs et le judaïsme, requièrent un processus d'éducation continu, permettant de réparer les dommages causés dans les siècles passés. Les chrétiens doivent compter avec la réalité permanente de l'alliance juive et venir à bout de deux mille ans d'enseignement du mépris dans le domaine de l'éducation et dans celui de la théologie.
Les juifs doivent venir à bout de deux mille ans de souvenirs, d'images de persécutions, de ressentiment et de haine. On peut corriger l'enseignement du mépris en transformant l'éducation chrétienne, la manière de présenter le judaïsme. C'est un procédé qui, une fois amorcé, peut donner des résultats appréciables; mais les images sont plus difficiles à guérir: elles sont transmises dans l'inconscient collectif du peuple, d'une génération à l'autre, et elles se manifestent de bien desmanières dans la vie actuelle. Ce n'est que par des gestes de paix, de paix entre les religions, par des signes de communion, que nous pourrons venir à bout de l'effet néfaste des souvenirs.
Nous vivons ensemble une époque nouvelle, un moment crucial pour nos engagements spirituels. Cette époque est marquée pour nous et, croyons-nous, pour toute personne profondément engagée, par un « avant » et un « après », avant et après Auschwitz. Pour les chrétiens, cette époque est marquée par l'expérience importante du Concile Vatican II, par un avant et un après Vatican II, ou par la recherche de ce que signifie l'existence de tant de dénominations chrétiennes différentes pour le témoignage contemporain dans un monde qui s'est transformé et qui est encore en mutation. Ce temps est aussi celui du début d'un dialogue qui nous oblige à reconnaître chez l'Autre des réalités spirituelles diverses et des engagements différents. Il s'agit d'une reconnaissance de l'Autre, de tout autre, en tant que personne créée par Dieu; il s'agit, de la part des juifs, d'une reconnaissance et d'une compréhension du christianisme en tant que porteur d'un message divin.
Se comprendre: Un processus pénible
La compréhension n'est pas chose facile pour les juifs et les chrétiens; car il leur faut surmonter, les uns et les autres, comme nous l'avons dit plus haut, deux mille ans de préjugés et de souvenirs. Ces souvenirs, qui sont parfois les images d'autres images, se transmettent de génération en génération. Les chrétiens contemporains sont chargés des fautes de leurs pères et mères, et le symbole même de la croix, comme j'en ai fait l'expérience, devient le symbole de la souffrance des juifs en Occident (4).
L'histoire cependant a changé pour le monde et, plus encore, pour le peuple juif. Avons-nous assumé ce changement dans nos coeurs? Ou sommes-nous submergés par les images d'un inconscient collectif qui participent du processus répétitif des souvenirs? Ce processus nous maintient-il dans l'aveuglement d'une attitude autodéfensive? L'esprit juif aurait-il tendance à oublier les époques plus favorables aux relations entre juifs et chrétiens? Ou bien, avons-nous peur de devenir trop proches de ces derniers et de perdre notre identité? Un meilleure connaissance du christianisme conduira-t-elle à un changement dans le témoignage que nous rendons de notre propre alliance ou dans notre vocation religieuse particulière? Avons-nous peur que la compréhension et la sympathie ne nous conduisent à la conversion, ou pensons-nous qu'une telle proximité pourrait porter au syncrétisme? Pourquoi cette insécurité des juifs? Celle-ci est-elle liée à notre méfiance envers les chrétiens, envers leurs manières d'agir passées et présentes; ou s'agit-il d'une méfiance envers le christianisme même?
La compréhension religieuse de l'Autre exige qu'on le reconnaisse comme une personne participant au dessein de Dieu. Cette acceptation de l'Autre dans la foi est impossible quand il y a discrimination ou persécution. La « mémoire » juive est source d'inspiration pour la vie spirituelle, mais elle peut engendrer dans le coeur qui souffre une sorte d'arrogance qui affecte la manière de saisir la réalité présente. Reconnaître la douleur est important, mais faire de la douleur une méthodologie, c'est faire obstacle à la croissance spirituelle, à la reconnaissance de l'Autre en tant que personne créée par Dieu, et particulièrement du chrétien en tant que partenaire religieux, dans le respect des différences.
La compréhension du christianisme de la part des juifs n'est pas un phénomène nouveau. Elle est enracinée dans des siècles d'histoire commune, que les juifs aient été considérés comme égaux en tant que groupe religieux ou traités avec mépris,comme ce fut le cas pendant un millénaire. De Yehuda Halevi à Maimonide, de Rabbenu Jacob Tam à Menahem Hameïri, de S.R. Hirsch à Joseph Soloveitchik, la théologie juive a interprété le phénomène chrétien en termes différents, parfois controversés. Il a existé aussi des réponses apologétiques, qui sont à mettre en rapport avec les confrontations médiévales dont l'autorité catholique a eu l'initiative: le Sepher Ikkarim (Livre des Principes) de Joseph Albo, et le Hizzuk Emunah (Renforcement de la Foi) d'Isaac Troki n'en sont que deux exemples; mais ces approches sont le fruit de « disputations »; elles sont des écrits apologétiques visant à défendre les principes essentiels du judaïsme mis au défi par les autorités ecclésiastiques et théologiques des chrétiens. Les tentatives faites, au Moyen Age et par la suite, pour comprendre le christianisme avaient en vue un objet de foi. Le christianisme était perçu comme, et était bien souvent en réalité, un agresseur plutôt qu' une voie conduisant à Dieu. Mais comment celui-ci aurait-il pu être reconnu comme une religion authentique au moment de l'Inquisition? La reconnaissance par les juifs du christianisme en tant que sujet de foi est un phénomène récent, un fruit du pluralisme, et particulièrement de l'expérience nord-américaine.
Les théologiens juifs ont tenté et tentent encore de découvrir la signification du christianisme; mais il reste encore un certain sentiment d'ambiguïté dans ces tentatives, une insécurité au fond des coeurs. Un tel état d'esprit, que je partage au moment même où je cherche à comprendre, est évident quand il s'agit de penser à Jésus en tant que Christ, à son messianisme, sa naissance et sa divinité, dans la perspective de la théologie chrétienne. La réflexion juive est encore davantage centrée sur le christianisme que sur Jésus. Il faudra beaucoup plus de temps, beaucoup de dialogues interreligieux, un sentiment de sécurité spirituelle totale, une libération de l'image et du souvenir des confrontations conversionistes du Moyen Age, pour arriver à comprendre, dans la sérénité, la vocation spirituelle de Jésus pour le monde.
Pour comprendre: Recherches contemporaines
La possibilité de comprendre le christianisme par-delà les controverses est un phénomène nouveau dans la vie juive. Les nouvelles conditions du dialogue, devenu une rencontre entre partenaires égaux, remettent en question la conviction séculaire des juifs que le christianisme ne reconnaîtra jamais la validité d'Israël et de sa foi, dans son évolution. Certains de nos penseurs religieux, en Europe, aux Etats-Unis et plus récemment en Israël, se sont intéressés à cette question. Je vais me référer ici succinctement à trois penseurs qui ont tenté, tels des pionniers, de comprendre le christianisme: Leo Baeck, Franz Rosenzweig et David Flusser. Cet effort s'est poursuivi grâce à des savants comme Samuel Sandmel, Jacob J. Petuchowski, le regretté Seymour Siegel et David Novak aux Etats-Unis, Martin Buber et le Dr J. Schoeps en Allemagne, le Dr David Flusser, J. Werblowski, Y. Talmon et Schalom Ben Florin en Israël, et bien d'autres. Je vais citer trois de ces penseurs juifs qui ont profondément influencé ma recherche personnelle.
Leo Baeck
Leo Baeck (1873-1956) réagit dans ses premiers écrits contre le livre de Adolph Flarnack: L'Essence du christianisme, qui est une exposé apologétique de la religion chrétienne négligeant son arrière-fond rabbinique et manifestant un antijudaïsme qui était courant alors dans les études faites en Allemagne sur le Nouveau Testament. A bien des égards, la réponse de Baeck intitulée: L'Essence du Judaïsme, fut une défense de sa foi à la manière des ouvrages apologétiques juifs du Moyen Age.
Dans un essai intitulé: « Romantic Religion », Baeck expose la signification du judaïsme et du christianisme. Il décrit le christianisme comme une religion « romantique », et le judaïsme comme une religion « classique ». Quand il envisage le christianisme, Baeck reprend le ton polémique des siècles passés. Il écrit au sujet du christianisme ce que voici:
Le sentiment est censé expliquer tout; et cela est la quintessence du romantisme... avec des dangers, cependant, auxquels il ne peut échapper: le sentiment, considéré comme ce qu'il y a de plus important, peut sombrer dans la vacuité on dans des phénomènes de substitution, ou bien il se congèle et devient rigide. Et avant que cela ne se produise, il suit une voie qui le conduit soit à la sentimentalité, soit au fantastique; il se dérobe à toute réalité, particulièrement celle du commandement, et il se réfugie dans la passivité quand il est confronté au devoir moral quotidien. L'u empathie» compense beaucoup de choses et confire une liberté qui est en fait une libération de la décision à prend et une indépendance de l'obligation intérieure.
Et Baeck ajoute:
Ce qu'on a appelé la victoire du christianisme fut en réalité celle du romantisme. Avant que le christianisme n'ait pris son essor, ce qui allait devenir le christianisme (ou pour le dire autrement, tout ce qui en lui était non juif) déjà devenu assez puissant pour être considéré comme une foi mondiale, comme une nouvelle dévotion unissant les nations. L'homme au nom duquel cette victoire est liée, Paul, fut comme tous les romantiques non pas tant un créateur qu'un rassembleur d'idées (7).
La réflexion de Baeck sur le christianisme a cependant passé par un processus de transformation. entreprit une série de recherches, surtout historiques. Plus tard, il se mit en quête d'une compréhension juive du christianisme, et il s'arrêta finalement à la possibilité d'une voie de réconciliation entre le judaïsme et le christianisme.
Ayant acquis cette certitude, Baeck souligne, dans sa recherche historique, le besoin de ne pas insister trop sur le passé, mais de mettre plutôt l'accent sur l'avenir des relations, sur les possibilités uniques de création qu'elles offrent. Cet accent mis sur l'avenir et sur sa dimension prophétique est lié, dans la pensée de Baeck, à la conviction qu'une réconciliation de foi est possible. Dans son étude intitulée: « Quelques questions posées à l'Eglise chrétienne du point de vue juif », Baeck suggère la nécessité d'une rencontre entre juifs et chrétiens au plan religieux et spirituel, de relations dont le but désiré serait la réconciliation. J'ai été profondement influencé personnellement par la réflexion théologique de Baeck.
Franz Rosenzweig
Franz Rosenzweig (1866-1929) s'est intéressé à la rencontre entre le judaïsme et le christianisme par-delà les polémiques et les confrontations. Dans son Etoile de la rédemption et dans sa correspondance avec le Dr Eugen Rosenstock-Huessy, il fait une recherche théologique sur la manière de comprendre le Christ et le christianisme. En tant que penseur juif, il affirme que, pour pouvoir se regarder l'un l'autre, le judaïsme et le christianisme ne doivent exiger qu'une seule chose: la compréhension mutuelle, une compréhension réciproque qui est partie intégrante du plan divin. Celle-ci n'est pas tolérance, mais acceptation mutuelle en Dieu.
Le judaïsme et le christianisme sont, pour Rosenzweig, des approches de Dieu, des chemins vers Lui. Il a eu l'intuition que le christianisme était « la voie du païen pour aller à Dieu qui a révélé sa divinité à Israel ». Les deux religions « ont en commun la révélation, Dieu, la prière et la rédemption finale ». Toutes deux sont « des chemins » de Dieu. Elles forment une unité aux yeux de Dieu et dans sa volonté. Un juif naît juif, participant à l'élection de par sa naissance; un chrétien doit accepter de naître dans la foi, accepter une croyance droite par-delà l'idolâtrie toujours croissante. Avant son élection, le chrétien est un païen.
Pour Rosenzweig, le juif est avec le Père depuis les origines mêmes: le chrétien, lui, a besoin du Fils pour atteindre le Père, le fondement de l'être.
Selon Rosenzweig, l'Eglise et la Synagogue ne sont pas en opposition, ni en confrontation; elles ont toutes deux une mission: la mission chrétienne est de faire connaître Dieu et ses enseignements au monde, et la mission juive est celle de témoigner de l'alliance et de Dieu devant l'histoire et devant l'humanité. L'Eglise a une mission de vérité envers l'humanité, la Synagogue a une mission de foi envers le peuple juif, mais aussi une fonction spéciale par rapport à l'Eglise: la mission de témoigner de la Présence divine. Je pense que cette remarque de Rosenzweig est importante, particulièrement en ce qui concerne l'avenir et le sens des relations entre juifs et chrétiens:
L'Eglise, avec son bâton infrangible, avec ses yeux ouverts sur le monde, guerrière victorieuse, fait face au danger constant que les vaincus puissent lui imposer leur loi. Sympathique envers tous, elle ne doit cependant pas se perdre dans les généralités. Ses paroles resteront toujours une folie et une pierre d'achoppement. Les Grecs veilleront à ce qu'elle demeure une folie, maintenant comme jadis et comme dans le futur. Ils se demanderont toujours pourquoi précisément telle affirmation manifesterait la puissance de Dieu, et pourquoi une autre, ou une troisième, ne serait pas également bonne: pourquoi Jésus et non pas (ou également) Goethe. Leur remise en question demeurera jusqu'au dernier jour; cependant elle s'affaiblira à chaque victoire, extérieure ou intérieure, de l'Eglise; car la sagesse qui se prétend sage elle-même tombe dans le silence face à l'interrogation. Lorsque le dernier Grec aura été réduit au silence grâce à l'action de l'Eglise, alors l'affirmation venue de la Croix — à la fin des temps, mais encore dans le temps — n'apparaîtra plus comme une folie à personne. Mais ce sera une perpétuelle pierre d'achoppement pour un Grec de devoir reconnaître une puissance de Dieu dans le monde; les Grecs ont vu le monde plein de divinités. Une seule chose est restée inexplicable pour lui, c'est de devoir vénérer l'unique Sauveur sur la Croix; ainsi en est-il actuellement et ainsi en sera-t-il dans le futur. Mais la Synagogue a eu les yeux bandés; elle ne voyait pas le monde, dès lors comment aurait-elle pu voir des divinités dans le monde? Elle a vu seulement avec l'oeil intérieur du prophète; ainsi a-t-elle vu seulement ce qui était la réalité ultime et la plus lointaine. C'est pourquoi, quand on lui a demandé de voir le plus proche et ce qui est le plus actuel tout comme elle voyait le plus lointain, cela a été pour elle une pierre d'achoppement. Ainsi en est-il actuellement, et ainsi en sera-t-il dans le futur. C'est pourquoi, chaque fois que l'Eglise oublie qu'elle est une pierre d'achoppement, et qu'elle veut s'adapter à « la condition humaine »... chaque fois que cela se produit, l'Eglise découvre la Synagogue, admonitrice muette, qui ne s'est pas laissée séduire par la condition humaine et qui voit seulement la pierre d'achoppement... C'est pourquoi l'Eglise sait qu'Israël sera préservé jusqu'au jour où le dernier Grec aura péri, où l'oeuvre de l'amour aura été achevée et où se lèvera le jour final, celui de la moisson de l'espérance. Mais ce que l'Eglise admet volontiers pour l'ensemble d'Israël, elle refuse de le concéder au juif en tant qu'individu: sur lui elle teste et devra tester sa force, pour voir si elle peut le conquérir (9).
Christianisme et judaïsme ont des tâches différentes à remplir, mais ils ont une réalité en commun: Dieu; ils ont à témoigner de Dieu séparément, mais sans être terriblement opposés dans un monde où les valeurs mêmes de nos engagements de foi sont méprisées ou regardées avec indifférence, tant celui-ci est submergé par la frivolité spirituelle et par un matérialisme insensé. Le christianisme, pour Rosenzweig, a devoir envers le monde:
Comme voie éternelle, le christianisme doit s'étendre toujours davantage. Une simple conservation de son état signifierait pour lui le renoncement à son éternité, et du fait même la mort. E faut que le christianisme soit missionnaire. Cela lui est aussi nécessaire que l'autoconservation du peuple éternel gardant la pure source du sang à l'abri de mélanges étrangers. Oui, la mission est précisément pour elle la forme de sa maintenance. Le christianisme continue de pousser là où il s'étend. L'éternité devient éternité de la voie en faisant progressivement de tous les points de la voie des points centraux. Le témoignage pour l'éternité que rend l'engendrement dans le peuple éternel doit être rendu comme témoignage réel sur la voie éternelle. Chaque point de la voie doit montrer un jour qu'il se sait centre de la voie éternelle. Au lieu du flux continu de l'unique sang qui dans le petit-fils engendré atteste
là c'est l'effusion de l'Esprit, dans le flux ininterrompu de l'eau baptismale qui continue de couler de l'un sur l'autre, qui doit fonder la communauté du témoignage.
A chaque point atteint par cette effusion de l'Esprit, il faut qu'on puisse embrasser du regard toute la voie, comme une éternelle communauté de témoignage. On ne peut l'embrasser que si le contenu du témoignage est la voie elle-même. Dans l'attestation de la communauté, il faut que soit attestée simultanément la voie. La communauté devient une à travers la foi attestée. La foi est la foi en la voie. Chaque membre de la communauté sait qu'il n'existe pas d'autre voie que celle qu'il emprunte. Fait partie de la chrétienté tout homme qui sait que sa propre vie se situe quelque part sur la voie qui mène de la venue du Christ à son retour (10).
Franz Rosenzweig affirme dans son ouvrage et, plus tard, dans sa correspondance avec Eugen Rosenstock-Huessy, qu'il existe deux voies, deux révélations divines: le judaïsme et le christianisme. La vocation chrétienne est de convertir le monde païen à l'alliance avec Dieu par Jésus. La position de Rosenzweig amène à se poser une question: La mission de convertir rabaisse-t-elle les autres religions, signifie-t-elle que les non-chrétiens sont dans l'erreur ou qu'il leur manque une vocation divine essentielle?
Rosenzweig était bien conscient du problème. Dans sa lettre à Rosenstock-Huessy du 11 mai 1918, il renvoie à un temps qui sera celui d'un « royaume intérimaire »:
Je vois que je dois vous expliquer la relation juive au « royaume intérimaire » de plus près (et par conséquent de façon quelque peu dialectique). Je vous ai déjà écrit à propos de ce fait qu'il ne suffit pas au chrétien de vivre du début du « royaume intérimaire », et au juif de vivre de sa fin. Donc, pour être plus exact: La relation chrétienne au « royaume intérimaire » est une relation d'affirmation; la relation juive est une relation de négation. Qu'est-ce qui est affirmé ou nié? — L 'interim. Comment peut-on affirmer un interim? —En posant en principe le commencement comme positif, comme ayant existé, et la fin comme négative, comme n'ayant pas encore existé. Cela n'est pas nécessairement votre relation personnelle au royaume intérimaire, mais c'est la relation des chrétiens en général. Le positif est toujours ce qui est évident, au moins au départ. Ainsi, également dans ce cas, c'est l'affirmation du commencement qui détermine le concept, qui le pose en principe, qui en fait la thèse. Et c'est seulement une dialectique du développement qui peut amener aussi la partie négative à une signification indépendante. Pour continuer avec notre question: Comment peut-on nier un interim? ou plus précisément, comment pouvez-vous exprimer en termes d'interim que quelque chose n'est pas un interim? ,4 ce problème il existe une analogie très frappante, à savoir le concept du nombre irrationnel. Aussi comment peut-on nier ainsi un interim? — Dans la mesure où l'on pose en principe le commencement comme négatif, comme n'existant pas encore, et la fin comme positive, comme existant déjà. Ainsi le commencement et la fin ne sont en fait pas inversés, mais réévalués.; et là, vous avez le judaïsme. Le commencement du « royaume intérimaire », la venue du Messie, n'est pas encore arrivé; la fin, le Royaume de Dieu, est déjà commencée: il est déjà là, il est donné déjà de nos jours à tout juif dans sa relation définitive à Dieu lui-même, sans médiateur, dans l'acte quotidien de « prendre sur soi le joug du Royaume des cieux » par l'accomplissement de la Loi (11).
Le « royaume intérimaire » exige un double examen de conscience: l'examen, par les juifs et les chrétiens, du passé et du présent, et la réflexion conjointe du judaïsme et du christianisme, en tant qu'engagements de foi, sur leur témoignage conjoint jusqu'à l'accomplissement de l'histoire humaine: promesses messianiques de Dieu et sa Présence.
David Flusser
David Flusser, de l'Université Hébraïque de Jérusalem, propose d'étudier le Nouveau Testament afin de connaître l'arrière-fond rabbinique de notre tradition. Il fait remarquer que l'étude des Evangiles est une manière de se faire une idée de la société et des tendances spirituelles des pre
miers courants rabbiniques. Il affirme:
Les sources juives ne peuvent seules nous donner suffisamment d'indications sur le judaïsme du Second Temple: Par exemple, l'information que nous avons sur le judaïsme rabbinique à partir de ces sources date de quelques générations après l'apparition du christianisme. Les Sages n'ont commencé à faire la chronique de leur propre histoire qu'après la destruction du Second Temple en 70, et la plupart de ceux qui ont rapporté des traditions plus anciennes dans les Midrashim (livres d'exégèse biblique) et dans les légendes rabbiniques ont vécu au moins une génération après la destruction du Temple, ou plus tard encore. Cependant un lecteur, même superficiel, de ces sources ne tardera pas à découvrir qu'elles reflètent une antique tradition qui, en bien des cas, date d'une époque bien antérieure à celle où vécurent les hommes au nom desquels elle est rapportée (12).
Je suis reconnaissant à Leo Baeck, à Franz Rosenzweig et à David Flusser pour le travail qu'ils ont fait. Ils ont eu une influence sur ma recherche, présente et à venir, d'une compréhension et
d'une appréciation du christianisme en tant qu'engagement de foi dans une alliance, en tant
que l'Autre dans la foi. Les étapes principales de ce processus de compréhension de l'Autre sont: — arriver à une connaissance du christianisme qui conduise à la reconnaissance et à la réconciliation, mais pas à la fusion;
— réaliser qu'il existe deux alliances qui sont liées et cependant indépendantes: celles du Sinaï et du Calvaire (Noé-Abraham et Jésus);
— reconnaître la nécessité d'étudier le Nouveau Testament en tant que source permettant de comprendre la théologie rabbinique.
Comprendre le christianisme: Une expérience personnelle
On découvre dans la recherche juive contemporaine un trait commun: la compréhension du christianisme, une disposition à s'y intéresser, une propension à l'amitié, et même à la curiosité. Le temps de la « disputation » est passé, mais il existe toujours un sentiment juif de défense ou même de méfiance devant l'ouverture des chrétiens et leur désir d'amitié. Nous sentons toujours, du côté chrétien, un certain triomphalisme qui refuse notre mission particulière. Nous ressentons encore le besoin d'une sécurité plus totale, d'être considérés comme des « sujets » de foi, à part égale.
Les réflexions théologiques des juifs sur le christianisme ne sont pas considérées comme des indications normatives de la Synagogue imposées à l'ensemble de la communauté. Elles sont des réponses individuelles basées sur la tradition juive. La communauté peut accepter ou non ces propositions. Le juif, en tant qu'individu et membre de la communauté, présente sa propre recherche et son engagement, sa recherche de compréhension du christianisme, dans l'acceptation de l'Autre en tant que personne créée par Dieu.
La compréhension et l'acceptation renforcent l'identité personnelle. Un témoignage personnel peut être ici un bon point de départ. Je vais partager avec vous les recherches que j'ai faites pour connaître le christianisme, et cela en fonction de nia propre situation humaine. Je suis né et ai été élevé en Argentine, pays où les catholiques représentent 8007o de la population, où Vatican 11 n'est pas encore totalement entré dans la réalité. L'intégrisme fait partie de la vie quotidienne, attitude traditionnelle difficile à surmonter dans une société où la Constitution reconnaît le catholicisme comme religion officielle du pays. D'autres religions sont « tolérées » en tant que cultes étrangers. J'ai cependant été influencé dans ma jeunesse par la pensée de Jacques Maritain et d'Emmanuel Mounier. Plus tard, j'ai consacré beaucoup de temps, lors de mes études au Hebrew Union College de Cincinnati, à étudier le Nouveau Testament et la théologie chrétienne. Le sujet de ma Thèse de philosophie était: « Le langage mystique de St Jean de la Croix », et ma Thèse rabbinique était une étude des commentaires juifs et chrétiens de la Biblia de Alba, qui date du XVe siècle et qui est une traduction de la Bible en espagnol.
Dans les recherches que je fais pour comprendre le christianisme je suis, pour une bonne part, la pensée de Rabbi Elie Benamozegh, penseur italien du XIXe siècle qui a consacré une partie de son oeuvre à ce sujet (13). Un jeune catholique français, Aimé Pallière, désirant se convertir au judaïsme, était venu trouver Benamozegh (14). Le rabbin le persuada de rester fidèle à son engagement de chrétien et d'approfondir le sens de sa vocation religieuse dans le monde. Le christianisme, insistait Benamozegh, a une mission à accomplir envers le monde, mais pas envers les juifs. Il doit conduire l'humanité à Dieu, aux commandements de Dieu et à sa loi morale. Cette vocation universelle, parallèle au témoignage universel que le judaïsme est appelé à rendre à Dieu, est liée à l'alliance noachique. Benamozegh faisait remarquer que les premières alliances de Dieu, avec Adam et Eve ou avec Noé, sont essentiellement des alliances avec l'humanité. Dieu impose des règles de conduite: les 7 lois noachiques (exercice de la foi et de la justice, interdiction de l'homicide, des relations illicites, de la consommation de la chair d'êtres vivants, de l'idolâtrie et du blasphème) doivent être observées par toute l'humanité. Noé, lui, n'a pas rempli ses obligations et, pense Benamozegh, il a laissé à Jésus la mission d'appeler tous les peuples du monde à se rapprocher de Dieu en suivant une voie de sainteté (15).
Reconnaître celui qui est « autre » par sa foi comme quelqu'un qui accepte de répondre à la vocation noachique est le point de départ essentiel d'une réflexion juive sur la signification et la mission du christianisme; mais cette manière de voir n'est pas définitive, et elle demanderait à être attentivement reconsidérée en gardant présente à l'esprit l'affirmation des chrétiens qu'Abraham est à la racine de leur vocation chrétienne. Je ne suis pas encore prêt à comprendre cette relation Abraham/Jésus dans la recherche personnelle que je fais sur le sens du christianisme en tant qu'Autre en Dieu. Je reconnais cependant la validité de deux conceptions de l'alliance, celle du judaïsme et celle du christianisme.
Une double mission
Cet effort, du côté juif, pour reconnaître une validité à la mission chrétienne se manifeste déjà chez un Sage du Moyen Age, Saadia Ben Josph Gaon (882-942), qui affirmait:
Les missions avaient deux aspects: l'un concernant Israël « Et j'ôterai de sa bouche les noms des Baals » (Os 2,9); le deuxième concernant les nations du monde; c'est-à-dire que celles-ci sont destinées à abandonner le culte des idoles, auquel il est fait allusion dans le texte suivant: « Et ils (les Baals) ne seront plus jamais mentionnés par leur nom », par personne et nulle part, selon la prophétie de Sophonie: « Car je ferai alors aux peuples des lèvres pures, pour qu'ils puissent tous invoquer le nom de l'Eternel et le servir d'un commun accord ».
Considérer Noé comme un précurseur de la vocation de Jésus ne dévalorise nullement la mission de ce dernier (16). La mission de Jésus est considérée comme se situant à l'intérieur de l'appel de Dieu à l'humanité, établissant de ce fait un lien avec les juifs en tant que communauté de croyants témoignant de Dieu. Le Royaume n'est pas réalisé par un peuple seulement. Le texte même du livre de la Genèse montre la nécessité d'un compagnonnage. Dieu crée Adam et Eve avec l'intention de créer une communauté de foi. Cette commuanuté de foi est le modèle de la rencontre entre juifs et chrétiens, de ce témoignage que nous avons à rendre ensemble de Dieu.
Le théologien juif contemporain, Joseph B. Soloveitchik décrit ce sentiment particulier d'être une communauté lorsqu'il affirme:
Des communautés sont établies à partir du moment où je reconnais le Tu et où je le salue. Un personne échange un souhait de « shalom » avec une autre et, ce faisant, elle crée une communauté... La reconnaissance (de l'Autre) implique un acte de sacrifice: celui de la personne qui se relire pour faire place au Tu (17).
Cette reconnaissance de l'Autre dans la foi est le point de départ d'une réflexion juive sur la signification du christianisme et sur sa mission. Ce n'est pas une tâche facile. Cela implique une révision du passé et une espérance presque prophétique face à l'avenir. Cela comporte aussi la Teshuva, la conversion, transformation du coeur qui permet de reconnaître l'Autre comme partie intégrante du plan de Dieu.
La Teshuva est une révision du passé qui doit transformer le coeur; elle est une réflexion sur les événements passés, et même sur les réalités actuelles. Elle implique un retour à Dieu, une acceptation de soi et des autres, ceux qui partagent notre foi et aussi ceux avec lesquels nous partageons l'espérance en Dieu. Nous n'avons pas commis de fautes dans les relations que nous avons eues avec les chrétiens, nous avons plutôt été les victimes de leur triomphalisme politique et religieux. Notre réaction, tout-à-fait compréhensible, a été une réaction de souffrance et de protestation. Nous avons parfois nourri, dans notre angoisse, un sens de la souffrance qui éveillait chez les autres un sentiment de culpabilité, et qui se refusait à toute éventualité de rencontre ou d'amitié.
La Teshuva contemporaine, qui est transformation du coeur, reconnaît les erreurs chrétiennes du passé, mais veut aussi se montrer positive en reconnaissant le repentir et la réparation actuels des chrétiens envers le judaïsme contemporain. Faire Teshuva, c'est nous rappeler que les événements historiques ont transformé l'existence humaine après la IF Guerre mondiale, et que nous sommes appelés à être ensemble en Dieu, en marche vers Lui.
Reconnaître l'Autre dans la foi n'est pas une invitation au syncrétisme. Ce n'est pas renoncer à notre engagement personnel, mais plutôt renforcer nos vocations particulières dans le respect d'autres vocations. La Teshuva, changement du coeur, est une reconsidération attentive des différences, mais avec un souci de solidarité. C'est le premier pas, difficile par nature, vers une rencontre et une communion; mais beaucoup, dans la communauté juive, n'en sont pas encore à ce premier pas. Cela exigera du temps et aussi une bonne connaissance d'une période historique et religieuse particulière: celle du ler siècle.
Retour aux racines: Mieux comprendre le 1er siècle
Une étude attentive du lel siècle est essentielle pour une meilleure compréhension juive de Jésus et du christianisme. Pendant longtemps j'ai personnellement éprouvé de la difficulté à appeler « ler siècle » la période où a débuté le christianisme. Il me semblait qu'il s'agissait là d'une classification chrétienne, et non pas d'une manière juive de fixer une date dans le temps. Cependant l'étude des origines du pharisaïsme et du judaïsme rabbinique m'a fait réaliser que c'était vraiment un ler siècle, à la fois pour le christianisme primitif et pour le judaïsme. Cela m'a permis également de comprendre le sens de nos vocations.
Pour le judaïsme, le ler siècle s'enracine dans l'expérience de l'exil à Babylone et du retour à Jérusalem. Ce fut une sorte de coupure dans la vocation reçue de Dieu. Cela débuta au IVe sièck avant l'ère commune, au temps d'Esdras et de Néhémie. Ce fut le début d'un processus de clarification et d'interprétation de la Parole biblique, dans lequel les savants et les scribes allaient s'engager pour plusieurs siècles. L'interprétation d'un texte implique inévitablement qu'on le remanie afin de lui donner un sens plus adapté à la situation existentielle du moment. Le Professeur Simon Rawidowicz appelle cela « une révolution de l'intérieur », une entreprise visant à déterminer une spiritualité et à actualiser la parole et l'alliance divines:
L'interprétation vit de crises à des degrés divers. La crise qui la stimule deviendra son critère. L'interprétation peut être caractérisée par une attitude particulière de l'interprète, pris entre la nécessité de préserver ou au contraire de rejeter certains aspects de la teneur de cette parole, qui se trouve à la « merci » de son interprétation, dans une tension continuelle entre continuité et révolte, tradition et innovation. Elle tire sa force à la fois de son profond attachement au « texte » et de son « éloignement » par rapport à lui, d'une certaine distance, d'un fossé qu'il faut combler. L'interprétation est l'« issue » quand l'on est contraint à « prendre » ou à « rejeter ». Bien des combats ont été livrés et perdus sur le champ de bataille de l'interprétation; et la lutte continue et continuera encore tant que l'on aura à interpréter (18).
La tradition et l'innovation ont été sources d'inspiration pour d'innombrables générations de commentateurs et d'interprètes: Pharisiens, scribes, Jésus et son école. Ceux-ci ont été mis au défi par la vie et par l'histoire, par la tâche difficile d'être des hommes religieux au milieu de peuples aux traditions étrangères; ils ont été affrontés à des royaumes et à des régimes politiques divers. La tradition devint une manière d'exister ouverte à l'interprétation qui discerne dans la religion une certaine manière d'être et de cheminer.
Les interprètes de l'enseignement biblique, depuis le temps d'Esdras jusqu'au Ile siècle de notre ère, se sont intéressés à Dieu, à Sa voix et à Sa parole impératives, et à la manière d'y répondre dans la vie quotidienne d'Israël. La mission des interprètes a été de trouver les moyens et la manière de faire de la relation d'alliance (l'élection d'Israël par Dieu) une réalité dans la vie du peuple, une continuelle réalité de l'amour divin. Ce souci a abouti à un ensemble de règlements et de recommandations indiquant comment on peut vivre une vie de sainteté, à un ensemble de méthodes pour atteindre la sainteté qu'on a appelé la Halakha, mot souvent traduit par « Loi » en grec et, plus tard, dans les autres langues occidentales. Cette traduction a nui pendant deux millénaires à une véritable compréhension du judaïsme rabbinique (19).
Le mot Halakha est un dérivé du verbe Halakh (aller). La Halakha est une manière d'être et de marcher, une manifestation de l'alliance avec Dieu, une façon de vivre et de revivre les commandements de Dieu et son alliance. Vivre une vie selon la Halakha signifie faire de la présence de Dieu une réalité dans tous les moments de la vie: à l'heure du réveil, le matin, pour remercier Dieu de nous avoir rendu le souffle de vie; lors des repas, pour Le remercier du bienfait de la nourriture; lors de la prière et de l'étude, pour Le remercier de sa présence. La Halakha, c'est la joie d'être guidé et de laisser sa vie s'imprégner de l'expérience de l'alliance, sous la garantie de la tradition. La Halakha est une discipline permettant d'être religieux et de vivre une existence religieuse, une manière d'être avec Dieu, pour Dieu.
Trois groupes religieux dominaient la pensée théologique juive au let siècle de notre ère, tous trois familiers à Jésus. Il a pu y en avoir d'autres, mais nous parlerons essentiellement ici des Sadducéens, des Pharisiens et des Esséniens. Il existait aussi le groupe des Zélotes, très nationaliste, et qui fut impliqué dans la Guerre juive de 66 à 73.
Le groupe des Sadducéens est apparu aux environs du Ille siècle avant notre ère; il était composé avant tout de prêtres, de marchands et de membres des classes dirigeantes. Les Sadducéens contrôlaient la structure cléricale du Temple, et un bon nombre d'entre eux faisaient partie du Sanhédrin. Ils suivaient les prescriptions de la Torah écrite et s'opposaient à toute interprétation selon la tradition de la Torah orale, tradition qui était propre aux Pharisiens. Les Sadducéens mettaient l'accent sur la valeur des sacrifices du Temple qui rappelaient les offrandes de l'époque biblique, et ils voyaient en ceux-ci le moyen de mettre le peuple en relation avec Dieu.
Le groupe des Pharisiens fut un groupe exceptionnel: c'est ce mouvement spirituel qui renouvela la vie juive après l'exil (Esdras et Néhémie) et la destruction du Ile Temple en 70 de notre ère. Il devint le mouvement de ces Sages de l'époque rabbinique qui réédifièrent le judaïsme au cours des siècles suivants. Par l'étude de la Torah écrite et par la prière, les Sages édifièrent un Temple intérieur, une forteresse de Dieu qui résista pendant des millénaires. Les notions essentielles pour les Pharisiens sont représentées symboliquement dans « l'étoile de David »: l'un des triangles représentant Dieu, la révélation et l'alliance, et l'autre: la création, le monde et enfin la rédemption. Ces concepts fondamentaux ont inspiré le travail des rabbins et leur tentative de faire de la relation Dieu-Israël une réalité quotidienne, à la fois pour l'individu et pour la communauté. Croire en Dieu, ce n'est pas le manifester par des paroles, ni le reconnaître verbalement, mais c'est une application pratique quotidienne au Dieu vivant, inspirant chaque instant de la vie d'un juif, dans sa propre communauté et vis-à-vis des autres groupes.
Les Esséniens, eux, constituèrent une fraternité religieuse à partir du 11C siècle avant l'ère commune. A la fin du Ier siècle, ils étaient installés au bord de la Mer Morte, au Nord-Ouest, et ils s'étaient organisés en communauté monastique. Ils insistaient sur la nécessité d'avoir une piété personnelle et d'éviter toute transgression et iniquité. Ils croyaient en l'immortalité de l'âme, mais rejetaient l'idée d'une résurrection des corps. Ils critiquaient le rituel du Temple et sa bureaucratie, et ils avaient choisi de mener une existence retirée dans le désert de Juda, y voyant un moyen de vivre une relation d'alliance avec Dieu. Ils menaient une vie simple, méprisant le luxe et mettant leurs biens en commun. Les usages monastiques des Esseniens se reflètent dans la vie de Jean Baptiste et ont influencé les disciples de Jésus.
Les Zélotes, enfin, considéraient Israël comme une théocratie et leurs chefs demandaient à leurs frères juifs de ne pas payer l'impôt exigé par Rome et de ne pas reconnaître l'autorité de l'Empereur. Certains textes du Nouveau Testament (Le 6, 15; Ac 5, 37; Mc 8, 33 etc...) reflètent cet enseignement.
Le mouvement pharisien met l'accent sur la vie religieuse en tant que voie à suivre dans le monde. Etre religieux, c'est accueillir chaque jour Dieu comme partenaire dans la rédemption de l'univers. Cette voie se concrétise pour le juif dans la sanctification de la vie, de l'existence quotidienne. La théologie rabbinique, la Mishna et le Midrash, expliquent ce qu'est la « voie » pour les juifs. Selon la phénoménologie d'une vie d'alliance avec Dieu, la Halakha est à la fois la description du phénomène et la voie. Jésus se considérait-il, de par sa vocation, comme une voie (Halakha) pour le monde? N'aurions-nous pas besoin d'une réflexion juive sur Jean 14,6 pour comprendre la Halakha du christianisme pour le monde?
Jésusdit (a Thomas): « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie. Nul ne va au Père que par moi. Si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi le Père. Dès maintenant vous le connaissez et vous l'avez vu ».
Le Odos de Jésus est-il une Halakha valable pour l'humanité? Franz Rosenzweig avait saisi cette similitude lorsqu'il affirmait que l'alliance entre Dieu et Israël ne peut conduire le monde à Dieu qu'à travers le christianisme (20).
Le ler siècle fut un temps de grande intensité spirituelle, qui se reflète dans le message des diverses communautés ayant vécu aux alentours de Jérusalem (dont nous avons parlé plus haut). Jésus, et son école, ne fut pas une exception. Il a contribué à faire comprendre la parole biblique de Dieu aux juifs et aux Grecs. Paul a compris la Halakha de son Maître comme faisant partie intégrante de l'héritage biblique. Dans son Epître aux Romains (11,17), il parle du christianisme comme d'un« rejeton d'olivier sauvage » greffé « à leur place pour participer à la richesse de la racine de l'olivier ». Jésus a suivi ses maîtres et il a interprété le sens de la parole de Dieu comme le faisaient les Pharisiens. L'interprétation rabbinique, la théologie des Pharisiens, a été elle aussi un « rejeton » enté sur « la riche racine » du Tanakh, Parole de Dieu conservée dans la Bible hébraïque.
Notre réflexion devrait se centrer sur les deux « rejetons », les deux branches: le judaïsme rabbinique et le christianisme primitif, considérés comme deux missions d'alliance pour le monde, l'une destinée à approfondir la signification du Sinaï, l'autre à conduire le monde à Dieu. Serait-il impensable de commencer à envisager ces deux missions comme deux branches de l'alliance avec Dieu, oeuvrant ensemble en notre temps afin que l'Éternel soit réellement une Présence en ce moment de notre histoire?
Une rencontre dans la Foi
Le mot « rencontre », fréquemment employé dans le dialogue interreligieux, peut dénoter un certain pessimisme du fait de son étymologie: La racine du mot est en effet « contra » (contre). Le terme « se rencontrer » pourrait signifier qu'un groupe en affronte un autre; mais il peut avoir également un sens plus positif.
Une rencontre entre juifs et chrétiens peut devenir un acte de confirmation mutuelle, permettant
à deux groupes différents de se regarder comme des partenaires égaux, mais cela exige l'étude et la compréhension, ainsi que du temps et de la réflexion, et la reconnaissance de l'appel qui vient de Dieu.
Dans la rencontre individuelle, il y a une dimension personnelle d'intimité et de respect, qui constitue l'arrière-plan d'une rencontre personnelle, d'une communauté d'idées ou d 'une spiritualité partagée. Une telle approche exige la reconnaissance de l'Autre, avec l'idée de créer une communauté; et cette reconnaissance est une opération qui transforme la personne - « objet » en une personne - « sujet », une entité spirituelle dans toute son intégrité. Telle est la « conversion » du coeur que je dois accomplir envers le chrétien: reconnaître l'Autre en tant qu'Autre en Dieu et venant de Dieu. Rabbi Joseph Soloveitchik fait une description de cet acte de reconnaissance qui peut servir de méthodologie pour la rencontre et le dialogue:
Bien souvent quelqu'un se trouve dans une foule comme au milieu d'étrangers. Il se sent solitaire: personne ne le commaît, personne ne se soucie de lui, personne ne s'intéresse à lui. C'est de nouveau une expérience existentielle. Il commence à douter de sa valeur ontologique, ce qui l'amène à se distancer de la foule qui l'entoure. Soudain quelqu'un lui tape sur l'épaule et dit: « N'êtes-vous pas MT Un Tel? J'ai tellement entendu parler de vous! » En une fraction de seconde, un changement s'opère dans sa conscience: un être qui se sentait étranger se transforme en un compagnon qui est membre de cette communauté existentielle (la foule). Qu'est-ce qui a amené ce changement? Le fait qu'il a été reconnu par quelqu'un, la parole. Reconnaître une personne, ce n'est pas simplement l'identifier physiquement; c'est plus que cela: c'est l'identifier de manière existentielle en tant que personne qui a une tâche à accomplir que lui seul peut accomplir convenablement. Reconnaître une personne, c'est affirmer qu'elle est irremplaçable. Blesser une personne c'est lui dire qu'elle est sans importance et que l'on n'a pas besoin d'elle (21).
La reconnaissance de l'Autre en tant que sujet de foi, créature de Dieu, implique un sentiment de responsabilité, le souci de cet autre. Rabbi Soloveitchik le souligne:
Une fois que j'ai reconnu le Tu et que je l'ai invité à se joindre à la communauté, ipso facto j'assume la responsabilité de ce Tu. Reconnaître, c'est aussi s'engager. Là aussi, nous suivons les voies de notre Créateur. Dieu a créé l'homme: Il ne l'a pas abandonné; Il a manifesté son intérêt pour lui. Dieu s'est préoccupé d'Adam: Il a dit: « Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul! » Il lui a donné une compagne. Il l'a placé dans le Paradis et lui a permis de jouir des fruits du Jardin. Même après que l'homme ait péché et qu'il ait été exilé du Jardin, le Tout-Puissant ne l'a pas abandonné: Il l'a puni, naturellement, mais II s'est occupé de lui, même lorsqu'il était dans le péché. En un mot, Dieu assume sa responsabilité envers toutes ses créatures, quelles qu'elles soient: « A toute chair Il donne le pain, car éternel est son amour ». (Ps 136,25).
Comme nous l'avons déjd dit, le même sens de la responsabilité devrait exister entre moi et le Tu que j'ai reconnu et avec lequel je farine une communauté. J'assume la responsabilité de chaque membre de la communauté que j'ai bien voulu reconnaître et que j'ai trouvé digne d'être pour moi un compagnon. En d'autres mots, le Je est responsable du bien-être physique et moral du Tu (22).
La responsabilité dialogique s'exerce envers un sujet, une personne et non pas un objet: nous sommes responsables de l'Autre et sensibles à ce qui le touche en tant qu'entité spirituelle, sujet de foi, enfant de Dieu. Elle est la perception dela réciprocité faceà un semblable, à un Tu, dans le respect de l' intégrité de l'Autre, par laquelle le Je confirme le Tu dans le droit qu'il a à son existence et à son devenir, dans toute son intégrité. Reconnaître l'Autre est une invitation à participer à une communauté de foi en dépit des différences, à une communauté consciente de la présence de Dieu. Reconnaître l'Autre, c'est le reconnaître comme une personne, avec ce qu'elle signifie. Cela est essentiel dans les relations humaines, et spécialement pour la reconnaissance juive du chrétien en tant que créature de Dieu et partenaire dans la quête du Royaume et de son instauration dans l'univers. C'est essentiellement chercher à comprendre et reconnaître une communion humaine dans la solidarité.
Comprendre l'Autre, c'est comprendre son « altérité », terme venant du latin qui signifie le fait d'être « autre ou différent ». On a présenté l'altérité comme une question d'intersubjectivité, mais l'altérité est beaucoup plus qu'une donnée épistémologique. Le nouveau centre d'attention théologique est la réalité concrète de l'Autre en tant que sujet de foi, réalité issue de Dieu. Ma reconnaissance de l'altérité implique que j'incorpore dans ma propre subjectivité une conscience particulière de la dimension humaine d'un Autre, que j'intériorise l'Autre dans mon « ego », l'Autre considéré comme un phénomène nouveau. C'est, selon l'injonction de la Bible, une relation de « face à face », centrée sur le visage considéré comme le lieu où l'Autre s'exprime comme sujet (23). Cette idée, exposée dans la philosophie de Levinas sur la parenté interpersonnelle, met en relief le visage de l'Autre en tant qu'il manifeste son orientation subjective envers le monde, visage qui est beaucoup plus qu'une réalité physique: il est le corps et l'esprit d'un engagement. Le visage du chrétien est l'incarnation du Calvaire, et le visage du juif est à la fois l'appel d'Abraham et l'héritage du Sinaï.
La rencontre face à face n'a pas pour but d'objectiver, mais de communiquer, d'établir une relation (24). La rencontre avec l'Autre ouvre à un univers nouveau de significations auquel nous, juifs et chrétiens, n'avons pas encore eu accès. Elle n'est pas un processus tendant à réduire l'altérité à la similitude; elle n'est pas un ethnocentrisme, un égoïsme de forme culturelle. Le désir d'entrer en relation avec l'Autre en tant que personne de foi vient avant tout d'une reconnaissance et d'une compréhension de la valeur de celui-ci et, particulièrement dans le cas du christianisme, de mon acceptation de sa destinée et de sa mission en tant que réalités d'alliance. La rencontre de l'Autre comporte aussi le fait que j'accepte ma mission propre, que j'actualise l'alliance de Dieu dans mon existence quotidienne en tant que vocation vivante.
Paul Celan exprime cela en une seule ligne: « Ich bin du, wenn ich ich bin » (Je suis Toi quand je suis moi-même) (25). Je suis totalement moi-même dans ma relation d'alliance avec Dieu quand j'accepte l'Autre dans l'alliance avec Dieu, le chrétien.
Reconnaître le christianisme est un premier pas vers la compréhension de sa vocation. Cela n'est pas facile pour les juifs du fait du traumatisme des expériences du passé, mais cela est indispensable sur notre route existentielle. Nous ne sommes pas seuls dans l'univers, nous ne sommes pas des ilots de foi isolés, mais des péninsules liées à l'Eternel et liées les unes aux autres, et nous avons beaucoup à apprendre de nos expériences respectives d'alliance avec Dieu.
La compréhension conduit à l'acceptation et à la confirmation mutuelle des personnes en tant qu'instruments de Dieu. Je dois reconnaître, et cela de manière expérimentale aussi, la personne chrétienne en tant que choisie par Dieu, ayant une tâche spécifique à accomplir, un chemin différent à suivre, une autre Halakha, le Odos de Jean 14,6. Je dois comprendre la ferveur chrétienne « imaginant le réel », comme le dit Buber, en « percevant et pensant avec l'esprit et le corps d'un autre ». Enter en relation au plan religieux avec un chrétien, cela signifie « accueillir une suggestion venant de l'être de l'Autre » (26). Cela implique que l'on accueille, que l'on embrasse l'Autre, et en ce cas le chrétien, en surmontant les antagonismes des siècles passés. Nouer des relations religieuses, c'est sonder le mystère de nos engagements sous le regard de Dieu et dans une relation dite de « dialogue », jusqu'à ce qu'une parole nouvelle soit trouvée pour exprimer vraiment le sens de la rencontre actuelle.
Dans son introduction au Daniel de Martin Buber, Maurice Friedman concentre sa réflexion sur la perception juive du christianisme. Avoir l'expérience de l'Autre, dit-il:
(27).
La rencontre, en tant que relation, est l'acceptation de l'Autre comme créature dans la foi, comme personne ayant ses droits propres et ses engagements propres. C'est une communion d'esprit. La rencontre est une transformation du coeur qui fait passer du dédain à la reconnaissance de l'Autre, de l'aliénation à la proximité créatrice. Elle suscite une évolution allant de la confrontation à cette émulation mutuelle entre égaux qui est le point de départ d'une guérison spirituelle.
Dans son livre intitulé: Deux manières de croire, Martin Buber souligne justement l'importance de la rencontre des deux vocations, juive et chrétienne:
La foi du judaïsme et celle du christianisme sont par nature d'espèce différente, chacune étant en conformité avec sa tendance humaine, et elles resteront certes différentes jusqu'à ce que l'humanité soit regroupée de l'exil des religions en une famille de Dieu; mais Israël, s'efforçant de rénover sa foi par la renaissance de la personne, et le christianisme, s'efforçant de rénover sa foi par la renaissance des nations, auront quelque chose à se dire l'un à l'autre, quelque chose qui n'a pas encore été dit, et une aide à s'apporter mutuellement... qu'on peut difficilement imaginer actuellement (28).
La compréhension: Passer du dédain à la reconnaissance
La compréhension fait passer du dédain à la reconnaissance. Elle comporte une opération de purification intérieure et une recherche de ce que signifie la voie de l'Autre dans le dessein de Dieu. La purification intérieure, c'est essayer de regarder l'Autre comme créature de Dieu, ayant sa place dans le projet spécial de Dieu pour l'humanité. Une relation respectueuse (ce qu'actuellement nous appelons le « dialogue », jusqu'à ce qu'on trouve un mot plus précis pour exprimer ce que celle-ci a d'unique et de particulier) n'est jamais une confrontation, mais elle est une ferveur commune, attentive à la diversité des vocations. Un véritable dialogue interreligieux est, pour la personne, un appel à « être », être elle-même en reconnaissant pleinement l'Autre comme une personne ayant sa voie et son engagement propres, comme une personne voulue par Dieu.
C'est dans une compréhension juive du christianisme au sein d'une société démocratique, après Auschwitz et Vatican Il, et par delà la « dispute », que s'amorce le processus de la reconnaissance: reconnaissance du christianisme considéré comme une foi vécue dans l'histoire, comme un rayon de lumière de Dieu communiquant à l'humanité le message éternel. Il est en effet une manifestation de Dieu, avec une mission et une vocation au service de l'humanité.
La compréhension devient une réalité créatrice lorsque nous réalisons que nous sommes liés, que nous sommes ensemble, juifs et chrétiens. Etre ensemble ne signifie pas perdre notre identité, notre vocation religieuse propre; cela n'implique aucune forme de ce syncrétisme qui doit être évité en tant qu'aberration dangereuse et dénuée de sens. Nous sommes ensemble, témoignant ensemble de Dieu dans les conditions uniques qui sont propres aux uns et aux autres, ensemble et en même temps engagés en tant qu'individus dans nos religions respectives.
Comprendre, c'est reconnaître l'Autre en tant que religion différente, mais c'est reconnaître aussi une communion, une Havurah, une Koinonia. J'use de ces termes propres à nos vocabulaires religieux respectifs, même s'ils peuvent comporter d'autres niveaux de signification. Nous formons ensemble une communauté spirituelle en un temps de crise, nous trouvant à un tournant important de nos existences, ensemble mais engagés chacun dans une religion qui découvre de nouvelles perspectives dans sa foi.
Notre recherche s'attache au mystère d'une nouvelle dimension: celle qui nous permettrait de témoigner de Dieu ensemble, non dans l'unification, mais en « tenant » ensemble en une période d'incroyance généralisée et de triomphalisme idéologique. Notre recherche est, au sein de l'humanité, une recherche de la présence et de l'appel de Dieu. Cette idée est bien exprimée par Emmanuel Lévinas quand il affirme que l'existence de Dieu est en elle-même une histoire sacrée, la sacralité de la relation de l'homme à l'homme à travers laquelle Dieu peut passer (29).
La reconnaissance du christianisme implique l'acceptation de l'Autre en Dieu dans une tâche conjointe de rédemption. Je fais miennes les paroles de Will Herberg à ce sujet:
Oui, chacun a besoin de l'Autre: le judaïsme a besoin du christianisme et le christianisme a besoin du judaïsme. Leur vocation à tous deux peut être définie en termes communs: témoigner du Dieu vivant au sein des idolâtries du monde; mais depuis l'apparition de l'Eglise, cette vocation a été pour ainsi dire coupée en deux parts: Le juif remplit sa vocation en « restant avec Dieu », ne laissant au monde aucun repos aussi longtemps que ce dernier n'a pas Dieu, selon ce que disait Jaques Maritain. Le chrétien ne peut remplir sa vocation qu'en « sortant » pour conquérir le monde à Dieu. La vocation du juif est de « tenir debout », celle du chrétien est de « sortir » — tous deux pour une même cause, celle du Royaume de Dieu. Judaïsme et christianisme représentent ainsi une seule foi exprimée dans deux religions: le judaïsme faisant face à l'intérieur aux juifs et le christianisme faisant face à l'extérieur aux Gentils qui, grâce à lui sont amenés à Dieu et soumis à l'alliance, celle d'Israël, et qui de ce fait cessent d'être des Gentils au sens propre du terme. Telle est l'unité du judaïsme et du christianisme, et c'est pourquoi un juif est capable de regarder et de reconnaître Jésus dans ce qu'il a d'unique en tant que voie conduisant au Père (30).
Accueillir l'Autre comme créature de Dieu, accueillir le chrétien comme partenaire dans la rédemption, cela implique qu'on le reconnaisse pleinement comme un égal en Dieu, un partenaire dans le projet de Dieu. C'est cette spiritualité de la réciprocité qui marquera le début de cette guérison spirituelle dont les deux voies menant à Dieu ont, l'une et l'autre, tant besoin!
Notes
* Leon Klenieki est un rabbin. Il est Directeur de la section des affaires religiuses du Anti-Defamalion League of B'nai B'rith à New York. Cette conférence est traduite de l'anglais.
(1) Cf. Doc. Cath. N. 1668, janv.1975, p. 59-61.
(2) Martin Buber, The Knowledge of Man, New York, Harper and Row, 1965, p. 69.
(3) Thomas Stransky; « Focusing on Catholic-Jewish Relations », Origins, Vol. 15, No. 5. Washington, DC, lune 20, 1985.
(4) Ainsi, c'est la surprise du P. Edward H. Flannery, découvrant chu des amis juifs la peur et /a repulsion devant le symbole de la croix, qui est à l'origine de l'excellent ouvrage: L'angoisse des Juifs, éd. Mame, Paris 1969.
(7) Leo Baeck, Judaism and Christianity, Philadelphia, The Jewish Publication Society of America, 1958, p. 189 et suiv.
(9) Eugen Rosenstock-Huessy, Editor, Judaism Despite Christianity, The « Letters on Christianity and Judaism » Between Eugen Rosenstock-Huessy and Franz Rosenzweig. Alabama, University of Alabama Press, 1969.
(10) Franz Rosenzweig, L'étoile de k, Rédemption, éd. du Seuil, Paris 1982, pp. 403-404.
(11) Lettre à son cousin, Eugen Rosenstock, 1 I mai 1918 in Ronald H. Miller, Dialogue and Disagreemenl. Franz Rosenzweig's Relevante to Contemporary Jewish-Christian Understanding, New York University Press of America, 1989, pp. 101-102.
Hans Hermann Hendrix, Der Nei Gekundigte Bund - Ba-sis Des Christlich-Judischen Verhaltnisses, Beuron, Erbe and Auftrag, Hat 3, 66. Jahrgang, 1990.
(12) David Flusser, ewish Influences in Early Chnstianity, New York, Adama Books, 1987.
(13) Elie Benamozegh, Morale Juive et Morale Chrétienne, éd. de la Baconnièrc, Neuchâtel 1946.
Elie Benamozegh, /sraele e L'Umanità. Studio Sul Prohiema Della Religione Universale, ed. Marietti, Genova 1990.
Elie Benamozegh, Israel et l'Humanité, éd. Ernest Roux, Paris 1914.
(14) Aimé Panière, Le Sanctuaire Inconnu, éd. de Minuit, Paris 1949.
(15) David Novak, The Image of die Non-Jews in Judaism. An Historical and Constructive Study of the Noahide Laws, New York, The Edwin Meilen Press, 1983.
(16) Chaim Clorfene, Any Yakov Rogalsky, The Path of the Righteous Gentile. An Historical and Constructive Study of the Noahide Laws, New York, The Edwin Mellen Press, 1983.
Aaron Lichtenstein, The Seven taos of Noah, New York, Z. Berman Books, 1981.
(17) Joseph B. Soloveitchik, The Community, Tradition, New York, Spring 1978.
(18) Simon Rawidowicz, Siudies in Jewish Thoughi, Philadelphia, the Jewish Pubblication Society, 1974, pp. 45-80.
(19) Leon Klenicki and Eugene J. Fisher, Rom' and Branches: Biblical Judaism, Rabbinic Judaism and Early Christianity, Winona, MN, Saint Mary's Press, 1987.
(20) Nahum N. Glatzer, Franz Rosenzweig: His Life and Thought, New York, Schocken Books, 1953, p. 341.
(21) Joseph B. Soloveitchik, Ibid., p. 16.
(22) Ibid., p. 18.
(23) Emmannuet Levinas, Totality and Infinity: An Essay in Exteriority, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1969, p. 47 (ed. fr. Nïjhoff, La Haye 1961).
Catherine Chalier, Judaïsme et Altérité, éd. Verdier, Paris 1982.
(24) Emmannuel Levinas, lime and the Other, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1987, p. 97 et suiv. (éd. fr. Fata Morgana 1979).
(25) Michael Thenissen, The Other. Studies in the Social Ontology of Husserl, Heidegger, Sartre and Buber, Cambridge, Mass., MIT Press, 1984.
Emmanuel Levinas, Autrement Qu'Erre ou Au-delà de L'Essence, éd. Nijhoff, La Haye 1978 (5' section: « Subjectivité et infini »).
Hans Hermann Hendrix, Verantwortung Fiir Den Anderen und die Frage Nach Coll. Zum Werk von Emmanuel Levinas, Aachen, Einhard-Verlag, 1984.
(26) Martin Buber, The Knowledge of Man, New York, Harper and Row, 1965, Chapter II.
(27) Martin Buber, Daniel. Dialogues on Realization, New York, McGraw-Hill Book Company, 1965. Introduction, p. 33.
(28) Martin Buber, Two Types of Faith, New York, Harper Torch Books, 1951, pp. 173-174.
En lisant le livre de Buber, il nous faut être conscients du fait que, pour beaucoup de chrétiens, celui-ci est « inadéquat dans ses déductions sur la nature de la foi chrétienne ».
Cf. Eugene J. Fisher, « Typical Misunderstandings of Ch ristianity », Judaism, New York, Spring 1973, pp. 21-32.
(29) Emmanuel Levinas, Time and the Other, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1987, p. 24 (éd. fr. Fata Morgana 1979).
(30) Will Herberg, Fait h Enacted in History, Essays in Biblical Theology, Philadelphia, The Westminster Press, 1976, P. 90.
DISCUSSION APRES LA CONFERENCE DE RABBI KLENICKI
Les participants dirent à L. Klenicki combien ils avaient apprécié son intervention, à la fois émouvante, personnelle et bien documentée. Son exposé des orientations de la pensée juive récente par raport au christianisme, et le partage de son expérience propre de recherche pour tenter de regarder le christianisme de l'intérieur même du judaïsme suscitèrent une discussion réellement profonde. Cela nous a montré que la réflexion théologique sur le lien entre judaïsme et christianisme, et aussi sur la signification que l'un peut avoir pour l'autre, n'en est qu'à ses débuts. Des penseurs comme Buber et Lévinas jouent en ce domaine un rôle primordial.
Les implications d'une réflexion de ce genre nous amenèrent, au-delà du dialogue entre juifs et chrétiens, à parler des relations interreligieuses et particulièrement du défi que représentent actuellement pour nous les « pauvres ». Ce dernier point a été soutenu avec passion par les participants venus d'Amérique Latine.
On s'est rendu compte que le problème du syncrétisme méritait d'être sérieusement examiné.
Celui-ci doit être distingué de ce qu'on appelle dans les milieux chrétiens, « l'inculturation » et qui provient de la nécessité de ne pas confondre la vie de foi avec certaines formes culturelles. Tout groupe d'immigrants adopte inévitablement e nécessairement les coutumes liées à la culture du peuple d'accueil, et vice versa. L'identité propre doit être cependant respectée et maintenue. Cela est vital, tant pour le judaïsme que pour le christianisme, dans leurs relations mutuelles. Les chrétiens doivent donc rester prudents en ce qui concerne l'adoption de termes juifs traditionnels, recouvrant certaines réalités qui n'existent plus dans leur propre tradition.
On a fait remarquer que les conclusions d'alliances étaient un trait caractéristique de la culture néo-assyrienne aux temps bibliques, vers la fin de la Monarchie. Cette notion a été adoptée par les réformateurs de l'époque deutéronotniste, et utilisée pour exprimer de manière nouvelle l'antique relation d'Israël au Dieu Unique. Il ne s'agit pas là cependant de syncrétisme, mais d'« actualisation », c'est-à-dire de l'usage d'un terme différent pour donner tout son sens à une réalité éternelle, immuable.