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Peuple choisi_ une perspective juive contemporaine
Léon Klenicki
J'ai eu récemment l'occasion de me rendre en un lieu triste et désert où l'on ne découvre que des pierres grisâtres, des bâtiments couleur de cendre et quelques rares arbres, ici ou là. C'est un lieu désolé comme un désert, mais pas un désert où l'on puisse se refaire spirituellement: c'est un enfer créé de mains d'hommes, Auschwitz.
J'ai parcouru les rues, jadis familières à ceux de ma famille qui ont péri en ces lieux vers les années 1940. Je me suis arrêté devant la chambre à gaz. Avant même que je ne récite le kaddish en mémoire de tous les miens et de toutes les victimes de la persécution nazie, une prière mevint à l'esprit, celle que je redis chaque vendredi soir à l'entrée du shabbat, au moment de la bénédiction du vin :
"Oui, c'est nous que tu as choisis et sanctifiés parmi tous les peuples (ki venu vaharta, etc ...)
Et là, devant ce qui fut pour le peuple juif, pour ma famille, comme une porte de la mort, je me suis demandé ce que cela peut signifier d'appartenir au Peuple choisi.... d'être lié à 5.000 ans d'une histoire, avec ses moments de grande espérance et de profond désespoir, de proximité et de séparation de Dieu, de gloire et d'horreur, d'amour et de haine, de présence à Auschwitz.
J'appartiens à ce Peuple choisi. Si je n'ai pas fait personnellement l'expérience de l'Holocauste, je suis sous bien des aspects un survivant de la Shoa, ce souffle dévastateur qui a emporté six millions de mes coreligionnaires, cette rafale terrible qui a anéanti aussi des millions de non-juifs. D'une manière ou d'une autre, la Shoa a fait de noustous, juifs aussi bien que chrétiens, des survivants.
Nous avons dü faire face à la puissance, aux capacités diaboliques de notre nature humaine. Et nous avons dü malgré tout, le peuple juif tout particulièrement, continuer à vivre, à espérer, à croire. Cela implique, pour le peuple juif, les obligations inhérentes à l'élection.
Et là-bas en Pologne, en ce jour de grand vent, je songeais au sens de mon appartenance au Peuple choisi. Je rendais gloire à Dieu et me demandais en même temps: "Pourquoi nous? Pourquoi les juifs? Pourquoi six millions d'entre nous?" Peut-être n'y aura-t-il jamais pour moi de réponse à de telles questions. Peut-être nos enfants, les vôtres et les miens, saisiront-ils ce mystère de la puissance diabolique du mal au sein de l'humanité, peut-être .... Personnellement, je ne comprends pas; mais en tant que croyant, je dois entrer dans la décision prise par Dieu de choisir le peuple juif, saisir le sens d'un tel choix pour moi et pour mon peuple, pour la nature de mes relations, nos relations avec Dieu. Je dois comprendre et accepter l'appel de Dieu du plus profond de nos ruines, l'appel de Dieu dans la société pluraliste des Etats-Unis et dans la réalité de l' Etat d'Israël, prémices de notre rédemption. Je ne peux admettre, suivant l'antique tradition, de recevoir un enseignement sur Dieu et d'y conformer ma vie sans le mettre en question. Ma génération, comme celle de mes enfants, pose des questions, cherchant à comprendre notre tradition dans le cadre de la société et du monde où nous vivons. Nous ne cherchons pas à "moderniser" notre engagement religieux; nous voulons être fidèles à notre religion, vivre en présence de Dieu à l'époque actuelle, dans notre vie propre, notre situation si particulière.
Je pourrais donner ici une vue académique et développer la notion de Peuple choisi aux temps bibliques et post-bibliques: ce serait une sorte de résumé historique, tel qu'on en trouve dans les histoires de la pensée religieuse juive ou dans les encyclopédies. Je préfère cependant partager avec vous une réflexion personnelle sur le sens de l'élection, en m'appuyantsur certains textes bibliques fondamentaux, présenter une réflexion qui me permette de partager en même temps une recherche spirituelle du sens…
Le terme de "peuple choisi', employé habituellement pour désigner le peuple d'Israël, exprime l'idée que celui-ci se trouve lié de manière spéciale, unique, avec Dieu; mais ce terme doit être clarifié. L'expression même de "peuple choisi" me fait trembler: elle donne l'impression d'un triomphalisme, d'une arrogance, qui évoque pour moi un certain fanatisme ou un manque de respect pour les autres. Cette arrogance, nous l'avons connue au long des siècles de domination chrétienne en Europe, et même aux Etats-Unis; nous la retrouvons parfois dans l'intolérance aveugle de certains cercles rabbiniques en Israël. Quand l'idée d'élection devient si absolue qu'elle nie les convictions et les engagements religieux d'un autre peuple, elle devientsigne de vaine gloire et de mépris. S'imaginer que l'on est choisi pour dénigrer son prochain, c'est violer les réelles relations d'alliance des juifs et des chrétiens avec Dieu. Dire, par exemple, que Dieu n'écoute pas les prières des juifs, ce n'est pas seulement un signe d'arrogance et de mépris, c'est aussi une absurdité. Il est très important de manifester respect et charité pour l'engagement religieux de chacun.
Mais alors, comment puis-je me tenir devant vous et affirmer que je suis, en tant que juif, membre du Peuple que Dieu a élu? N'est-ce pas refuser aux fidèles des autres religions la gloire de partager l'amour et la grâce de Dieu? La réponse est simple: "Nullement". Je ne revendique pas l'exclusivité de la lumière divine. J'affirme seulement que je suis membre de ce peuple qui, selon le témoignage de la Bible, a été choisi pour entrer dans une relation d'alliance particulière avec Dieu.
Le concept de Peuple choisi dans les Ecrits bibliques
Je vais centrer ma réflexion sur l'interprétation biblique du concept d'élection, et j'appuierai sur quelques textes l'interprétation actuelle que je donne de ce concept.
L'un des éléments les plus fondamentaux du judaïsme est le fait que Dieu a choisi les juifs pour en constituer le Peuple choisi. Il s'agit là d'un concept si fondamental qu'il est à peu près impossible de comprendre sans lui les événements bibliques ou les traditions rabbiniques. La conscience de l'élection a été pour des générations un élément fondamental de l'éducation juive, développant la force intérieure nécessaire pour porter le message divin en dépit des persécutions et de la mort. Malgré les efforts concertés des antisémites cherchant à avilir l'image du juif aux yeux même de celui-ci, le peuple juif a réussi à conserver dignité et fierté dans la conviction que ses ancêtres se sont tenus au pied du Mont Sinaï et qu'ils ont accepté de devenir le Peuple choisi de Dieu, avec les charges et les joies que cela comporte.
Différents termes sont employés dans la Bible pour désigner ce choix. Ils sont importants pour faire comprendre celle notion. Il y a, par exemple, la racine bahar(choisir) qui exprime, sans méprise possible, la nature de ce choix et la manière dont le peuple d'Israël est appelé à être le Peuple de Dieu. Ce terme, outre son sens profane habituel (Gn 13,11). est utilisé pour indiquer le choix fait par Dieu de certaines personnes en vue d'un rôle ou d'une fonction particulière, celle de prêtre par exemple: "Car c'est lui que le Seigneur ton Dieu a choisi entre toutes les tribus pour remplir en permanence son ministère au nom du Seigneur, lui ainsi que ses fils à jamaie (Dt 18,5; I Sm 2,28; ou la fonction de roi, comme l'affirme David à Mikhal, fille de Saül (après avoir dansé devant l'Arche): "C'est devant le Seigneur, qui m'a choisi de préférence à ton père et à tous les siens en m'instituant prince du peuple de Dieu, prince d'Israël, que j'ai dansé" (II Sm 6, 21).
Le mot baharest employé aussi pour indiquer la mise à part d'un emplacement précis comme lieu de culte, comme par exemple en Dt 12,5. Si le verbe baharindique un rôle confié à des personnes ou un emplacement choisi par Dieu, il a dans les écrits deutéronomiques un sens théologique particulier en ce qui concerne le peuple d'Israël: "Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu; c'est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour lui être un peuple spécial entre tous les peuples qui sont sur la terre" (Dt 7,6; cf. 14,2). Là est le coeur de l'alliance, dans celle relation fondamentale entre Dieu et Israël à laquelle l'ensemble de la Bible hébraïque fait référence. Quelle que soit la définition donnée de l'alliance par tacrifique biblique contemporaine—et multiples sont les théories qui entrent là en compétition—on est généralement d'accord pour reconnaître que les auteurs de la Bible considèrent celle relation comme essentielle.
Un autre terme est utilisé pour décrire le choix fait par Dieu d'un Peuple élu; nous le trouvons en Amos 3,2: c'est le verbe yada (connaltre intimement): "Je n'ai connu que vous de toutes les familles de la terre, aussi vous visiterai-je pour toutes vos iniquités". Il s'agit là d'une relation spéciale. La seconde moitié de ce verset est l'un des passages classiques soulignant le fait que la nation d'élection ne comporte pas de privilèges spéciaux, mais qu'elle impose par contre des obligations et une responsabilité supplémentaires.
Les deux termes, bahar et yada, indiquent certains aspects spécifiques de l'élection. L'un d'eux est la demande, de la part de Dieu, d'un service. Le mot baharmet l'accent sur l'engagement d'Israël à rendre témoignage à Dieu et à agir en conséquence, personnellement et communautairement. Yada, c'est connaffre .... une connaissance qui est un processus de compréhension mutuelle, impliquant que Dieu connaît son Peuple élu et que, en tant que son peuple propre, nous avons à Le connaître. Cela signifie que nous devons comprendre ce que Dieu désire de nous dans l'existence quotidienne. Ces deux verbes (bahar et yada) seront essentiels dans notre recherche du sens de l'élection.
Ce choix ne signifie nullement la supériorité du peuple hébreu: il n'est que le début d'un processus d'éducation qui va forger leur caractère et orienter leur existence individuelle et communautaire. Le choix divin appelle en retour une réponse humaine. Cela est clairement affirmé dans le livre de Josué (24,22): " Vous êtes témoins contre vous-mêmes que vous avez fait le choix du Seigneur pour le servir. Israël a l'obligation de "garder ses décrets et d'observer ses enseignements"(Ps 105,45). De par ses relations d'alliance et sa mission,le peuple juif est appelé à devenir "une lumière" jusqu'aux extrémités de la terre(ls, 49,6).Toute la réflexion dlsate ch.69 sur Israël, serviteur de Dieu, se fonde sur la conviction dune tâche confiée par Dieu au peuple juif: celle de faire connaître, de répandre le salut de Dieu (cf. Is 49,6).
De plus, même si le peuple d'Israël ne peut présumer que Dieu lui sera toujours favorable, quels que soient ses actes (cf par exemple Os 1,9), l'idée d'un rejet total lui paraît inimaginable: 'Et pourtant, même alors, quand ils seront dans le pays de leurs ennemis, je ne les rejetterai pas et ne les prendrai pas en dégoût au pointd'en finir avec eux et de rompre mon alliance avec eux, car je suis le Seigneur, leur Diee(Ly 26.44). L'alliance entre Dieu et le peuple juif est éternelle et sans fin. Même si l'une ou l'autre des parties peut avoir des doutes envers l'autre, aucune des deux ne peut rompre l'alliance: elle est renouvelée, en dépit de l'histoire, comme nous en avons l'exemple en Jr 31,31.
Une interprétation biblique contemporaine
Pour comprendre la notion de "peuple choisi" dans le cadre de l'expérience juive contemporaine, on peut s'appuyer sur l'étude textuelle de certains passages de deux livres du Tanakh, ou Bible hébraïque: celui de la Genèse et celui de l'Exode.
L'alliance noachique
Le livre de la Genèse rapporte deux événements particuliers qui sont à l'origine de la notion d'élection divine. Le premier est l'histoire de Noé. Dieu submerge le monde par le déluge et sauve une famille et quelques animaux qui, par la suite, peupleront l'univers entier. Dieu choisit Noé comme représentant de l'humanité: celui-ci est un "partenaire avec lequel Dieu va établir une alliance afin d'instaurer dans le monde son Royaume définitif. Il est clair, dans le chapitre 9 de la Genèse, que le choix de Noé, le fait que Dieu se soit révélé à ce dernier et à sa famille, implique au coeur même de celle révélation la conclusion d'une alliance. Il s'agit d'établir les sept préceptes qui maintiendront l'ordre du monde et permettront à Noé et à sa famille de fonder quotidiennement sur ces préceptes leur existence spirituelle. Ces sept préceptes concernent le val, la justice, l'homicide, les relations illicites, le fait de se nourrir de membres d'animaux vivants (allusion aux lois rabbiniques de la kashrut), l'idolâtrie et le blasphème.
Le texte présente Noé comme à l'écoute de l'alliance qui lui est offerte par Dieu, mais comme ne l'acceptant pas totalement. Les préceptes, dont le but est de façonner l'existence quotidienne. ne sont en réalité pas observés et Noé trahit les promesses du texte. Il est écrit que Noé "marchait avec Dieu", mais en réalité il ne devient pas "partenaire" de Dieu. La première élection divine, le choix que fait Dieu d'une nouvelle humanité par l'entremise de Noé, doit être attentivement considérée si l'on veut comprendre l'alliance et la mission juives. Dieu nous faitcomprendre que l'élection n'est pas uniquement un événement individuel, que Dieu demande a tous les peuples de suivre leur vocation de témoins.
Quand je veux approfondir le sens du choix fait par Dieu de mon peuple, il me faut reconnaître la place des religions non-juives dans le projet divin, et particulièrement celle du christianisme. Je dois me demander: "Nous les juifs, reconnaissons-nous la participation du christianisme au projet divin? Pouvons-nous reconnaître en Jésus le messager d'une alliance avec Dieu, comportant une mission spécifique envers les peuples qui ne sont pas encore en relation d'alliance avec Dieu? Et moi-même, qui suis si profondément engagé dans le dialogue, puis-je répondre à de telles questions? Et pourtant, la réponse à de telles questions est très importante pour comprendre ce que signifie pour moi d'être appelé par Dieu, d'être choisi pour vivre en relation d'alliance. Je ne suis pas seul en présence de Dieu: Je partage avec d'autres la création, le monde de Dieu; et celui-ci a voulu placer mon peuple au coeur de l'histoire avec d'autres communautés. D'amers souvenirs nous empêchent cependant de comprendre et d'accepter leur rôle dans le projet divin: nos mémoires conservent l'image du mépris des chrétiens dans le domaine de l'art, de la littérature, lors des pogroms. Nous gardons l'image de ce mépris qui, directement ou indirectement, a conduit au nazisme.
Il nous faut cependant reconnaître le christianisme en tant qu'alliance avec Dieu. Nous pouvons. comme l'a fait un penseur juif italien du 19ème siècle, Elle Benamozegh, comprendre le christianisme en faisant une nouvelle lecture de la première alliance. celle faite par Dieu avec Noé (en Gn 9), qui fut suivie de l'alliance avec un peuple suscité par Dieu en Abraham et Sarah. Selon notre tradition, la première alliance est celle de Dieu avec l'humanité; la seconde est celle qui est particulière au peuple d'Israël. Ne pourrions-nous pas, comme le fait Benamozegh, considérer Noé et Jésus comme des voies que Dieu propose à l'humanité? Ne devrions-nous pas commencer à voir dans ce double engagement d'alliance comme un élément constitutif du peuple de Dieu? Telles sont les questions que nous nous posons en ce qui concerne l'élection de Noé et notre élection propre.
L'appel d'Abraham
Dans le chapitre 12 de la Genèse, voilà qu'un homme, Abram, devient "partenaire' de Dieu qui l'appelle à changer de conduite et de vie et lui promet une terre particulière; il devient un partenaire de l'alliance avec Dieu. C'est d'Abram et de Serai que naftront les ancêtres fondateurs du peuple juif. Abram releva le défi, et suivit l'ordre de Dieu. Il traversa le Moyen-Orient, rencontra des rois, mena des combats et s'accoutuma peu à peu à une attitude religieuse particulière, la disponibilité à Dieu. Cela explique le changement des noms: Abram devint Abraham et Serai devint Sarah, deux créations nouvelles. Etre touché par Dieu, appelé par Lui, c'est devenir différent de ce qu'on était. On ne devient "partenaire" de l'alliance que par une transformation intérieure.
Abraham reçoit l'ordre de marcher devant Dieu, ce qui implique une manière d'être, de manifester la présence divine. De Noé il est dit qu'il marchait "avec Dieu" (Gn 6,9). Rashi, fameux commentateur juif de la Bible, explique que Noé avait besoin d'un appui pour le soutenir dans la voie de la justice, mais marcher "devant Dieu", c'est proclamer qu'on a confiance en Lui et être digne de confiance, c'est vivre une existence particulière, de solitude parfois, mais jamais à l'écart, c'est vivre et partager avec d'autres une spiritualité qui donne à la vie quotidienne un sens créatif.
L'histoire d'Abraham et celle de Noé suggèrent que l'élection comporte une responsabilité particulière. Elles présentent un homme qui choisit d'entrer en relation particulière avec Dieu en tant que "partenaire, et un autre qui ne fait pas ce choix. Noé a été incapable de relever le défi, Abraham le sera. Il quittera sa famille et son pays, suivant la voie que Dieu lui indiquera en sanctifiant sa vie quotidienne. Abraham est un modèle de réponse à Dieu dans la foi. Il obéit à son commandement et il est appelé à devenir un homme complet. Cette vocation et cette expérience unique vont influer sur sa vie entière, comme elles devraient le faire sur la nôtre si nous désirons vivre authentiquement en relation avec Dieu.
L'essentiel de cette relation d'alliance, c'est la réponse donnée à l'appel divin, sous toutes ses formes, dans toutes ses nuances, un appel exigeant l'écoute de l'être humain et son acceptation du choix divin. Abraham accepte d'être choisi, d'entrer en relation avec Dieu, et cette acceptation ne le rend ni supérieur aux autres ni meilleur; elle l'engage seulement à un changement intérieur, à une recherche de perfection. L'expérience d'Abraham nous incite à une réflexion très actuelle. Devons-nous accepter Dieu seulement parce que cela nous est imposé? Devons-nous l'accepter seulement du fait d'une longue histoire et d'une ancienne tradition? Je sais personnellement, comme tant d'autres personnes religieuses le savent aussi, que ma réponse à Dieu est une réponse à un appel; il peut être fondé sur des traditions familiales, des habitudes ou des rites religieux, mais il est un appel personnel: je réponds à la réalité de mon appartenance au peuple choisi en acceptant l'élection divine. Il me faut prêter l'oreille à l'appel divin, à cette Présence qui donne sens et but à ma vie. Il me faut reconnaître Dieu, l'accepter et croire en Lui. Cette foi est un lent processus de maturation nous amenant à dépasser les conceptions enfantines de Dieu qui semblent encore marquer l'adolescence. Nous acceptons l'idéed'évolution quand il s'agitdeconnaissances scientifiques ou culturelles, mais quand il s'agit de Dieu, nous en restons toujours à l'image du bon vieillard barbu. Pourquoi ne pas imaginer Dieu comme une femme pleine de sollicitude, le prototype de la mère juive? Il nous faut, en grandissant devant Dieu, aller au-delà des images pour découvrir notre responsabilité personnelle. Saisir Dieu dans notre existence, c'est saisir notre être dans sa totalité, le sens de la création humaine et son propos; c'est mettre de l'ordre dans l'anarchie des luttes quotidiennes, c'est le sens prévalant sur la vanité. Il s'agit d'une recherche difficile qui nous paraît parfois insignifiante, mais qui peut être aussi, à chaque instant, une réalité. Judah Halevi décrit, dans l'un de ses poèmes, cette sorte de suspension du temps et de l'espace:
Dieu, où te trouverai-je?
Elevé et caché en ton lieu;
Et où ne te trouverai-je point?
Le monde est rempli de ta gloire.
J'ai recherché ta proximité,
de tout mon coeur, je t'ai appelé,
et quand je suis sorti pour te rencontrer,
je t'ai trouvé venant vers moi.
Subitement, Dieu devient notre source, notre paix, Celui dont nous partageons l'espérance. Nous ne prêtons attention à Dieu que lorsque nous cessons de nous occuper de nous-mêmes; cela ne signifie pas que nous nous renions nous-même, mais que nous nous perdons dans l'émerveillement et dans la joie. Cette reconnaissance de Dieu est ce que la tradition biblique appelle la "crainte de Dieu" (Viret Adone Il s'agit de bien plus que d'une crainte: c'est accueillir Dieu avec respect, vénération, le point de départ d'une vocation, une perfection humaine dont la source est la communion avec Dieu.
Ce n'est pas sans douleur que nous acceptons d'examiner notre âme en quête de silence intérieur, un silence qui s'exprime en prière. Comme Abraham, il me faut écouter dans le silence l'appel divin, être attentif au choix de Dieu, accepter d'être choisi. L'appel m'invite à considérer et reconsidérer ma vie intérieure. Il s'agit d'un processus s'enracinant dans la tradition mais s'insérant dans le cadre de la condition humaine contemporaine. L'acceptation du choix divin marque une étape importante dans la vie de foi, une étape que nous n'avons nous-mêmes franchie qu'après une suite d'exils et de retours.
Le livre de l'Exode et de l'alliance
Le livre de l'Exode, dans son style imagé, met en relief cet aspect de l'élection. Le coeur humain doit se purifier des séquelles de l'esclavage d'Egypte, de la servitude (avodah) sous le joug d'un tyran, pour se préparer au service (avodah) de Dieu, Celui qui rachète de l'esclavage. L'Exode est une expérience-clef: c'est une période de transformation, une étape fondamentale pour la relation entre Dieu et le peuple d'Israël. L'Exode va former le caractère du peuple et préparer ce dernier à l'engagement qu'il doit prendre.
Ce poème épique marque la transition entre l'expérience personnelle de Dieu et l'expérience d'un appel communautaire et national; la communauté se transforme en un peuple agissant dans le concret d'une histoire qui vient parfaire l'oeuvre de la création. Dieu est accueilli avec joie comme libérateur, mais II est aussi partenaire dans la conclusion de l'alliance au Sinaï, et c'est là une des réalités à laquelle le peuple libéré de l'Egypte aura le plus de peine à faire face. Il fallut l'expérience d'une génération dans le désert pour apprendre à répondre au commandement divin. Il faut une expérience personnelle de désert, de solitude et de lutte intérieure pour devenir capable d'accepter le choix divin. avec ce qu'il implique dans la vie personnelle. Il s'agit d'une coupure dans la réalité quotidienne permettant d'accueillir ce que Malin Buber a appelé une 'Insertion verticale de l'éternel dans l'histoire". Cette coupure concerne la vie à la fois personnelle et sociale.
Cette expérience de coupure joue un rôle très important dans la vocation juive, la compréhension du choix divin. Il y a des moments d'éloignement et de retrouvailles, d'exil et de retour. Ce mouvement, inauguré par l'exil et la servitude en Egypte, suivis du retour en Terre promise après le Sinaï, se retrouve lors de l'expérience de "exil à Babylone suivi du retour à Jérusalem sous la conduite d'Esdras et Néhémie, et aussi lors de l'exil du Temple en 70 de notre ère suivi d'un retour aux sources, sous l'influence des rabbins approfondissant de nouveau le sens de l'alliance. L'exil et le retour sont des temps de crise, occasions pour encore unefois examiner, considérer, méditer le sens de l'alliance, un sens qui est en perpétuelle mutation (Jr 31.31). De nos jours mômes, nous avons connu l'exil et le retour, l'expérience de mort de la Shoa et le retour en Terre promise. La création de l'Etat d'Israël ouvre une ère nouvelle de l'histoire juive et du témoignage que le peuple juif est appelé à rendre à Dieu. Le 20ème siècle a marqué une coupure, une réinterprétation de la réalité de l'alliance sur laquelle devra s'exercer encore longtemps notre réflexion dans les jours à venir, pour découvrir de nouvelles dimensions à cette alliance entre Dieu et Israël qui, je le répète, conduit de l'esclavage à la liberté.
Exil et retour: formes de la Ileshuvah" dans l'histoire
L'Exode, l'exil et le retour marquent les débuts de notre existence historique. Leo Baeck affirme que "dans le mystère et le commandement divins, dans l'alliance à laquelle il s'est engagé, le peuple a trouvé son fondement ..., s'est reconnu comme peuple historique, tout en se considérant aussi comme un peuple métaphysique" (This people Israel. The meaning of Jewish existence). Cette conscience d'être appelé à servir Dieu et le prochain dans l'histoire est à mettre en lien avec la reconnaissance de la souveraineté de Dieu et avec l'alliance reconnue comme une source de rédemption. Dieu est considéré et accepté comme le partenaire d'un traité, l'alliance du Sinaï, et l'histoire acquiert de ce fait un sens et un but. L'élection consiste à entrer dans l'alliance en tant que partenaire, avec les obligations mutuelles et l'engagement humain que celle-ci implique.
Chacun des récits bibliques d'exil et de retour comporte une expérience de transformation intérieure. Cette réalité historique ressortclairementdu récit de l'exil à Babylone. Les juifs sont emmenés captifs et doivent vivre en Babylonie, loin de Jérusalem et de la Terre promise. Les livres de Jérémie et d'Ezéchiel, certains Psaumes aussi, témoignent de l'angoisse d'un peuple qui se demande s'il peut encore garder la foi et rendre un culte à Dieu hors de Jérusalem. Jérémie, au chapitre 29, fait savoir aux exilés que Dieu leur demande de susciter une vie nouvelle, de laisser leurs enfants se marier, de relever le défi de l'exil en construisant des temples intérieurs.
A la fin de l'exil, le roi Cyrus va permettre aux exilés de retourner vers Jérusalem et vers la Terre promise; ce sera le retour, et le peuple juif devra de nouveau traverser un désert, mais un désert spirituel dont Esdras va les aider à sortir pour les conduire à cette Terre promise qu'est l'approfondissement de l'alliance avec Dieu. Nous lisons dans le livre de Néhémie (chapitre 8) que le scribe Esdras est prié d'apporter le rouleau de l'enseignement de Moise (nous pensons qu'il s'agissait du livre du Deutéronome) afin de le lire et d'en expliquer le sens àtous les hommes ettoutes les femmes présents à Jérusalem. Esdras ne se contentait pas de lire le texte, il l'expliquait, l'interprétait, élargissait le sens de cette Torah: théologien par excellence, il est à
gine d'un mouvement spirituel qui permit à la Parole de Dieu de rejoindre l'expérience contemporaine. Vivant cette expérience et interprétant le sens du texte, les juifs devinrent capables de comprendre le sens de leur histoire et de vivre concrètement leurs relations d'alliance. Nous pourrions trouver là une réponse à l'exil spirituel qui est le nôtre: il s'agit de remonter à la source, de suivre un chemin.
Un chemin de Dieu
C'est ce qu'a fait, historiquement, le commentaire d'Esdras, complété par l'oeuvre des Hassidim à la période hellénistique, puis par celle des Pharisiens il y a 2.000 ans. On a donné à ces commentaires M nom de Halakha, mot qui dérive de la racine "halakh", "aller, et qui en décrit bien le sens véritable, la manière dont la parole de Dieu s'adapte à la situation quotidienne du peuple juif. Etre quelqu'un de religieux, c'est une manière d'être et de marcher dans la vie, c'est accepter que la réalité quotidienne soit transformée par l'expérience faite de Dieu, par Son appel, Son choix. [explication halakhique d'un texte embrasse à la fois le sens existentiel et le sens rituel du texte biblique, permettant au peuple juif d'intégrer la voix prescriptive dans leur vie quotidienne. L'alliance requiert un "chemin", une manière de décrire Dieu et l'existence selon l'alliance.
Cette interprétation halakhique n'est pas suivie par tous les juifs à l'époque moderne. Si beaucoup ont continué à la suivre sous tous ses aspects, d'autres l'ont rejetée en tout ou en partie; beaucoup d'autres estiment que la halakha est un processus historique qui a besoin de s'adapter. Celui-ci ne se termine pas avec la codification des rabbins, mais il se poursuit jusqu'à nos jours et continuera dans le futur. On ne peut comprendre actuellement la Halakha sans un sérieux examen, une "teshuva", une nouvelle réflexion sur le chemin qui nous mène à Dieu.
Le chemin de la halakha, en tant que tentative humaine inspirée par Dieu, doit être ré-examiné afin que Dieu agisse effectivement dans nos vies. C'est une teshuva, mot hébreu qui a le sens de "repentir", mais qui signifie bien plus que cela: c'est un processus de renouveau spirituel, un changement intérieur qui suppose des moments de crise et un retour à Dieu. La racine du mot est "shuit, "retourner, et la teshuva est un simple "retournement", un retour qui suppose une série d'événements, d'étapes dans la vie intérieure personnelle des membres de la communauté. La teshuva est un processus graduel, avec diverses phases: reconnaissance de la faute, examen de conscience, réelle prise de conscience des erreurs commises et, finalement, une réponse. Cette dernière entraîne un changement du coeur: prière, aveu, et aussi action. Le baal teshuva, celui qui retourne à Dieu et à lui-même en tant que membre du peuple de l'alliance, est un bel exemple de spiritualité juive, en ce sens qu'il reconnaît à la fois Dieu et ses fautes passées. La personne humaine ne peut se repentir qu'après avoir reconnu toute sa faute et en avoir fait l'aveu, intégrant celle-ci dans sa conscience et manifestant la douleur qu'il en a dans la réalité concrète de sa vie quotidienne. Le baal teshuva est un être transformé du fait de son retour à Dieu, appelé à un nouveau destin fondé sur l'alliance. Sa vie va être en quelque sorte illuminée, elle va prendre un sens différent.
Le processus de teshuva exige, de nos jours, que je réfléchisse sur le fait d'être un homme religieux en cette fin du 20ème siècle, sur ma relation à Dieu, la notion de "peuple élu". C'est une réflexion personnelle que je dois faire sur l'appel et sur l'élection.
Différentes réponses sont données à ces questions intérieures que nous nous posons. Le processus de teshuva peut être décrit comme un itinéraire allant de l'extérieur vers l'intérieur. de la culture occidentale ou de notre société vers le Sinaï et vers l'alliance. Il peut aussi être vu comme un itinéraire allant de l'extérieur, de la société occidentale vers une sorte de ghetto, cherchant à retrouver le genre de vie qui fut celui de l'Europe de l'Est il y a 200 ans. Le premier est un retour à l'alliance, intégrant dans notre spiritualité les valeurs culturelles de l'Occident; le second est aussi un retour à l'alliance mais qui rejette toutes les valeurs culturelles et la vie contemporaines. De ce dernier nous trouvons l'exemple dans certains courants du mouvement des baalei-teshuva qui, dans leur désir de retour aux sources, jugent nécessaire d'adopter dans leur existence quotidienne, le genre de vie des juifs d'Europe orientale du 19ème siècle. C'est, en quelque sorte, quitter le ghetto doré de la culture occidentale pour reproduire de manière imaginaire l'existence religieuse de l'Europe de l'Est. La teshuva que nous avons à faire doit correspondre à l'histoire du 20ème siècle, à mon histoire, ma vie avec Dieu, avec les doutes qu'elle comporte, les questions impossibles que je me pose, l'image qui demeure en moi d'une terre ravagée, des horreurs d'Auschwitz.
La teshuva après Auschwitz
J'évoquai, au début de cet article, ma visite à Auschwitz et mes réflexions au sujet de l'élection. J'y songe encore actuellement, particulièrement en ce jour anniversaire de la Kristallnacht, événement qui s'est produit il y a 49 ans, en pleine civilisation chrétienne occidentale. Cette question de l'élection, après la Shoa, ne cessera de me hanter jusqu'à la fin de mes jours; mais je dois y répondre dans ma situation présente, en tenant compte de ce que je vis dans le monde contemporain.
La teshuva implique un nouvel examen de nos consciences, trop longtemps sous le charme de la culture occidentale. Nous devons nous demander ce que l'Occident nous a apporté, en tant que peuple, depuis les temps modernes: c'est par la tolérance que l'Occident a tenté de réparer des siècles de persécutions ecclésiastiques ou séculières et de ségrégation du peuple juif, tenu à l'écart de la vie européenne. Nous avions été des citoyens de seconde classe depuis le temps de Constantin, mais des citoyens qui tentaient d'obtenir une citoyenneté normale en s'intégrant dans la vie européenne. Mais si la tolérance reconnaissait l'existence des juifs et du judaïsme, elle ne les a jamais acceptés. Il existe une différence entre tolérance et pluralisme: la première reconne, la seconde accepte des engagements différents. Nous avons été pris par les illusions de la culture occidentale, par l'illusion de ce que nous pensions être une acceptation, par une fausse espérance qui a conduit le peuple juif aux fours crématoires. Le regard nouveau que nous portons sur l'Occident ne signifie nullement que nous niions les valeurs et la culture occidentales: il signifie pour nous la nécessité de ré-évaluer toutes les concessions que nous avons faites au sécularisme occidental dans l'espoir de nous faire accepter. Il signifie aussi que par notre interprétation de la halakha, ce chemin qui est nôtre et inspiré par Dieu, nous devons accepter, adapter le cadre culturel occidental, y entrer pour y vivre librement, mais sans jamais renoncer aux valeurs, traditions et convictions qui sont propres à notre alliance avec Dieu.
La teshuva implique un ré-examen de la notion de Peuple choisi; ou plutôt, en ce temps où nous examinons nos consciences, je préférerais parler (comme le fait Eugène Borowitz) plutôt d'alliance que d'élection, alliance en ce sens qu'on se trouve associé à la rédemption. Faire teshuva, c'est reconnaître l'appel de Dieu, et aussi son silence apparent dans la Shoa, la présence de Dieu à Jérusalem, et ici aussi, sa présence dans nos prières et dans la vie quotidienne. C'est dans cette compréhension de l'alliance que nous avons à découvrir le sens de 'am segula, de peuple avec une vacation propre.
Nous vivons un temps de crise qui interpelle notre foi, une foi qui se demande: "suis-je vraiment choisi ?" Oui, je le suis. J'ai fait un choix, j'ai choisi Dieu et j'ai accepté l'alliance. J'ai choisi de m'examiner et de réfléchir sur l'appel de Dieu. Je désire avec impatience notre rédemption qui tarde tant à venir; je la désire ardemment parce que j'y travaille. Voilà ce que signifient le choix et la responsabilité qui nous incombent en tant que membres du peuplede Dieu. Nous sommes un peuple qui a pour vocation de vivre et d'actualiser l'alliance du Seigneur, dans l'enfer des camps de concentration, mais aussi dans ce qu'a de bon notre société pluraliste.
De manière courante, les juifs se considèrent comme "le peuple choisi". Je préférerais parler d'un peuple choisi: depuis l'époque de la Bible, certains peuples ont découvert d'autres chemins vers Dieu, et mon chemin n'est pas l'unique. Il est seulement le mien et celui de mon peuple. C'est un chemin fondé sur quelques milliers d'années d'histoire et de tradition, et sur les expériences et recherches intérieures du monde contemporain.
Je crois que tout peuple qui vit une vraie vie religieuse et qui a choisi Dieu devient à son tour peuple de Dieu. Si nous pouvions chacun accepter la vocation religieuse de l'autre, nous attaquerions à son origine môme le mal qui infeste notre monde; et n'y aurait-il pas alors l'espoir de voir le Royaume promis par Dieu devenir une réalité? Peut-être est-ce en vue d'une telle tâche, celle du Royaume, que nous avons 14115 été choisis.
Rabbi Léon Klenicki est directeur du Département des Affaires interreligieuses de l'Ami-Defamation League of B'nai B'rith et professeur de théologie juive au Immaculate Conception Seminary, Mahwah, NewJersey. Il est l'auteur de nombreux livres, articles ou conférences visant a promouvoir le dialogue entre juifs et chrétiens. Nous présentons ici, traduite de l'anglais, la conférence donnée par L. Klenicki au 10eme National Workshop on Jewish-Christian Relations, aux Etats-Unis.