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Discours au centre Sidic de Rome - 10ème anniversaire de la déclaration Nostra Aetate
Cardinal J. Willebrands
Italia (1975/11/12)
Dans l'intimité et l'amitié de cette réunion, nous voulons fêter le dixième anniversaire de la déclaration conciliaire Nostra Aetate. Ma joie de participer à cette rencontre est d'autant plus grande que j'ai vécu personnellement — aux côtés du regretté cardinal Bea — toute l'histoire du document et que j'ai eu l'expérience directe de toutes les péripéties, des discussions privées et publiques, des étapes et des votes successifs qui ont conduit le Concile depuis le projet de décret « De Judaeis », distribué à la commission centrale préparatoire au Concile de juin 1962, jusqu'à la promulgation de la « Déclaration sur les religions non chrétiennes » dont le numéro 4 est consacré à la « religion juive «. Je pense qu'il est superflu de revenir devant cette assemblée sur les détails d'une histoire compliquée. Je rappellerai simplement le vote final où le texte fut accepté par le ' placet » de plus de quatre vingt seize pour cent des votes exprimés. Rappelons les paroles du Pape Paul VI, dans son homélie au Concile, le jour même, c'est-à-dire le 28 octobre 1965, il y a un peu plus de dix ans, quand il évoque la promulgation de ce document dans l'avant-dernier paragraphe:
« Que s'en réjouisse la communauté universelle du clergé, des religieux, des fidèles, comme pour une nouvelle expression de charité; c'est à cela, en effet que le Christ a ordonné le ministère hiérarchique. Et nous voulons dans cette manifestation du visage rendu plus beau de l'Eglise catholique ... tourner notre regard vers les fidèles des autres religions, au milieu de tous ceux à qui nous unit la paternité d'Abraham, spécialement les Juifs, non pas objet de réprovation et de méfiance, mais bien de respect et d'amour et d'espérance ».
On note comment dans ces déclarations officielles, en référence à la déclaration Nostra Aetate dans son ensemble, le Saint Père précise maxime Hebraei, après avoir mentionné la filiation d'Abraham; il met ainsi volontairement en évidence les liens tout spéciaux qui unissent Juifs et Chrétiens, non seulement en référence à leur histoire commune, mais plus encore dans la foi et la connaissance du Dieu qui s'est révélé à Abraham. Il suggère ainsi avec quelle attention et quelle profondeur doivent être comprises et vécues les relations des fidèles catholiques avec les Juifs. Dans le cadre plus large d'une fraternité spirituelle en Abraham, nous nous trouvons ici devant une proximité particulière qui ne saurait être minimisée.
Bien entendu — il faut le souligner — ce cas unique ne devrait pas nous faire oublier les autres cas et donc nous faire négliger les musulmans ni par ailleurs les fidèles des autres religions. L'un des grands enseignements de la Bible, parfois difficile à admettre par nos mentalités modernes tellement elles sont imbues d'un égalitarisme souvent simpliste, est que, dans le dessein de salut de Dieu, chacun occupe une place propre et doit jouer un rôle particulier. Dans ce plan, l'antériorité et les préférences, bien loin d'être l'expression d'une injustice arbitraire, sont, au contraire, l'application concrète d'une justice transcendante. De fait, ces priorités et ces choix représentent le moyen choisi par le Tout Puissant, souverainement fidèle, mais aussi souverainement libre, d'offrir à l'humanité entière les voies du salut par des médiations humaines. Celles-ci, pour être bien adaptées à la nature de l'homme, sont nécessairement individualisées et localisées dans l'espace et dans le temps. Ce sens du concret des réalités humaines et donc également du plan de Dieu est l'un des fruits que nous, chrétiens, pouvons recueillir de nos relations amicales et attentives avec les Juifs, relations que la déclaration Nostra Aetate nous invite précisément à développer ou même à commencer en vérité, car jusqu'à présent bien peu de choses ont été réalisées.
Certes, dans certains pays, surtout dans ceux qui comptent un plus grand nombre de Juifs dans le contexte national d'une majorité chrétienne, du moins en ce qui regarde le milieu culturel (je pense, par exemple, aux Etats-Unis d'Amérique, au Canada, à l'Argentine, au Brésil et à la France) des groupes spontanés d'amitié judéo-chrétienne, mais aussi les autorites elles-mêmes de l'Eglise catholique et les dirigeants des communautsés juives locales, ont déjà apporté leur concours au développement de ces relations et à la création d'un climat nouveau qui permettra à ces relations de se déployer dans le proche avenir. Un véritable dialogue s'est instauré dans les pays que nous venons de mentionner, et chaque fois, selon le style particulier du pays, mais également dans d'autres pays, comme par exemple l'Espagne. Il faut espérer que ce dialogue, ainsi que d'autres formes de collaboration, jugées opportunes de part et d'autre, se développe toujours davantage, car dans ce domaine des relations judéo-chrétiennes, comme d'ailleurs dans celui de l'oecuménisme proprement dit, ce sont les relations sur le plan local qui finiront par modifier la mentalité et permettront l'instauration réelle et concrète d'un nouveau rapport d'ensemble entre l'Eglise et le Judaïsme.
Ce qui peut se réaliser sur le plan universel n'est pas moins important. D'une part, les relations au sommet ou sur le plan mondial sont un stimulant utile pour les communautés locales et les situent aussi par rapport aux instances dont elles relèvent. D'autre part, elles ont, en elles-mêmes, leur importance et leur nécessité, car elles engagent l'Eglise entière du côté chrétien et d'autre part les grandes organisations juives qui s'intéressent à la tradition religieuse et dont la sphère d'influence va au-delà des particularismes locaux et des courants divers qui peuvent exister dans le judaïsme.
Vous savez tous que depuis plusieurs années existait au sein du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens un bureau spécialisé dans les relations avec le judaïsme et dont le professeur Rijk, aujourd'hui directeur de Sidic, a assuré, dès le début, le fonctionnement avec coeur et compétence ce dont je veux lui exprimer encore une fois aujourd'hui, publiquement, ma sincère gratitude. Ce bureau il y a un an, a été promu au statut de "Commission pour les relations religieuse avec le judaïsme". C'est la réalisation d'un projet élaboré déjà depuis plusieurs années. Cette transformation constitue en soi un progrès, un pas en avant en ce sens que cette mutation administrative représente non seulement un signe, mais aussi une nouvelle possibilité de dialogue et d'initiative au sein de l'Eglise catholique.
Il s'agit maintenant de mettre à profit ces nouvelles possibilités de façon à faire passer les enseignements de Nostra Aetate dans la sensibilité, dans l'esprit et dans les actions des chrétiens. Dans la ligne de la mise en oeuvre de Nostra Aetate, il faut évidemment, à l'occasion de la célébration d'aujourd'hui, souligner aussi la publication des Orientations et suggestions pour l'application de Nostra Aetate n. 4 qui ont paru au début de 1975.
Avec la création de la nouvelle Commission, la publication de ce document offre elle aussi de nouvelles possibilités de progrès, car elle impose à tous les chrétiens une nouvelle responsabilité, une obligation en ce qui concerne leurs rapports avec les Juifs. Dans l'introduction des Orientations et suggestions il est proposé ceci: " Il est nécessaire en particulier, que les chrétiens cherchent à mieux comprendre les composantes fondamentales de la tradition religieuse juive et qu'ils apprennent par quels traits essentiels les Juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue." »
Il faut bien réfléchir à la portée de ces paroles.
Je ne voudrais ni ne pourrais entrer aujourd'hui dans le détail. En soulignant que la déclaration s'adresse aux Catholiques, je voudrais demander que tous les Catholiques et pas seulement ceux qui sont engagés dans ledialogue avec les Juifs, se rendent compte du sérieux des suggestions faites et qu'ils fassent leurs les orientations générales indiquées par ce document. Dans ce cas on pourra espérer des résultats positifs et importants. Dans la phrase citée en introduction Il est question de la • tradition religieuse juive » et du Selbstverstândnis des Juifs toujours à la lumière de leur expérience religieuse vécue. Vous savez bien que notre Commission a été chargée de traiter les rapports religieux avec les Juifs. Il s'est trouvé que parfois, l'indication spécifique de l'aspect religieux a été interprétée comme une limitation de la responsabilité de cette Commission, et même comme une limitation qui rend pratiquement impossible le plein développement du dialogue.
Les Juifs se comprennent avant tout comme un peuple. On peut se demander aussitôt: pourquoi? En quel sens sont-ils un peuple? Quels sont les facteurs qui ont déterminé l'origine et le création de ce peuple? Ne serait-ce pas précisément la religion juive qui a créé ce peuple? Nous aussi, comme chrétiens, nous nous présentons comme un peuple, pour nous aussi le peuple chrétien est constitué par sa religion. Pour nous chrétiens cependant il est clair que nous ne sommes pas un peuple au sens précis de nation. Si sur ce point nous remarquons une différence entre le peuple juif et le peuple chrétien, il n'est reste pas moins vrai que le facteur religieux est l'élément déterminant pour se comprendre soi-même comme un peuple.
Dans cette perspective, on comprend aussi le fait que le document Orientations et suggestions ne parle pas de l'Etat d'Israël. Nous connaissons tous les problèmes liés à l'existence de l'état d'Israël. L'Etat comme tel est un fait politique. Du point de vue juif, on souligne souvent le lien qui unit tout juif, individuellement ou collectivement à l'Etat d'Israël. Le problème politique comme tel ne relève pas de la compétence de notre Commission et ne devait pas entrer dans le document. L'aspect religieux, qui existe pour de nombreux Juifs, même dans le lien qui unit le peuple à l'Etat, et plus particulièrement au territoire d'un Etat, n'a pas été discuté en profondeur entre Catholiques et Juifs. Cet aspect religieux dans le Selbstverstândnis des Juifs et d'autre part, également, dans la conception et l'interprétation chrétienne, serait plutôt un problème religieux et d'une certaine façon également théologique. Sous cet aspect particulier, ce point ne peut être exclu du dialogue entre Juifs et Chrétiens. Cependant l'élément politique qui entre ici en jeu, nous le laissons à d'autres qui ont des responsabilités dans le domaine politique.
C'est dans ce sens que le cardinal Kônig dit: « Il faut se rappeler que les Orientations ne sont pas un document politique mais religieux ». Parlant de l'Etat d'Israël, le cardinal Kônig continue: " Il s'agit d'un problème très discuté même chez nos interlocuteurs Juifs. Il est donc évident que l'Eglise catholique est encore moins en mesure de prendre position ".
Un autre point qui a surpris et soulevé aussi quelques difficultés est la coexistence, dans le document de l'affirmation du dialogue et du devoir qui est fait aux chrétiens de témoigner de leur foi. La difficulté que quelques-uns ont eu à comprendre que les deux affirmations sont compatibles entre elles, manifeste à quel point un dialogue entre nous est urgent.
Si dans la rencontre de deux personnes, l'une se manifeste à l'autre comme elle est, si elle ouvre son coeur à l'autre, si elle s'explique, c'est vraiment à ce moment là qu'elle rend à l'autre un témoignage d'elle-même et de ses convictions. Une ouverture de ce genre réclame une confiance — et oserai-je le dire —une fraternité, parce qu'il faut être assuré d'être écouté et accepté avec la même confiance avec laquelle on se communique soi-même. Cette communication peut aussi être appelée témoignage. Et c'est vraiment dans ce sens de communication de soi-même et de ses principes que le document Orientations et suggestions parle du témoignage quand il dit: « Les catholiques devront avoir soin de vivre et d'annoncer leur foi dans le plus rigoureux respect de la liberté religieuse, comme elle est enseignée par le Concile Vatican 11 ».
Certes, le dialogue entre Catholiques et Juifs porte le poids de l'histoire et des rapports mutuels et nous devons être heureux qu'actuellement le dialogue dans la confiance et dans le respect soit devenu possible. De notre côté, c'est sans aucun doute, la déclaration du Concile Vatican II qui a ouvert la voie. Le nouveau document pour l'application de la déclaration conciliaire donne de nombreuses précisions concrètes pour le développement de ce dialogue. D'autre part, le Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens avait déjà publié en 1970 une déclaration sur le dialogue: « Réflexions et suggestions concernant le dialogue oecuménique ». Le problème de la loyauté et du lien entre dialogue et témoignage n'est pas nouveau. Ce problème se pose au coeur de toute relation de type oecuménique et se présente d'une manière toute particulière dans le dialogue entre Catholiques et Juifs.
J'ai parlé du poids de l'histoire. Si un certain prosélytisme a causé des dommages spirituels au cours des siècles à toutes les confessions cela a certainement nui à ceux qui s'en sont rendus coupables. Nous espérons que dans les relations entre Juifs et Chrétiens, les erreurs et les négligences soient éliminées à l'avenir. Ceci impose la renonciation à un certain type de témoignage qui vraiment ne saurait être qu'une caricature du véritable témoignage et finalement sa négation.
Pour conclure, je voudrais former le souhait qu'unvéritable dialogue sur des bases religieuses et une véritable collaboration enrichisse réciproquement Juifs et Chrétiens, tous engagés, quoique de façon différente, dans la réalisation de l'espérance eschatologique de l'instauration définitive du règne du Tout-Puissant. Cette espérance constitue précisément un élément essentiel de notre foi commune et confère à notre dialogue sa consistance et sa personnalité propre.
Un dernier mot. Je viens de dire que la déclaration conciliaire Nostra Aetate est déjà entrée en application depuis plusieurs années dans certaines réalisations sur le plan local et international. Parmi ces réalisations, il faut citer Sidic qui nous reçoit aujourd'hui et à qui je souhaite un avenir fécond en collaboration avec la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme.
En effet, notre réunion de ce soir a également pour but de célébrer le dixième anniversaire de la fondation de Sidic, Service International de Documentation Judéo-chrétienne. Dans la mesure où, dans le passé, les relations entre Juifs et Chrétiens ont souffert d'ignorance mutuelle et de manque d'information, le centre Sidic a déjà joué un rôle important. Je sais qu'une collaboration fructueuse sur le plan de l'information a commencé à s'instaurer entre Sidic et la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme. Je m'en réjouis et j'espère que, dans une pleine indépendance réciproque, cette collaboration se développe encore plus à l'avenir.
Sidic n'est pas seulement un centre, ou un service d'information. C'est aussi un lieu de rencontre dont le caractère non officiel devrait faciliter l'accès, dans un climat de liberté et de sérieux. Je voudrais souligner ceci car, par son activité, Sidic sert la cause qui tenait tant à coeur au Concile Vatican II. Que le Seigneur bénisse cette activité.