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Chances et limites du dialogue entre les religions abrahamiques (conférence) - Extraits
Lehmann, Karl
Alemanha (2006/09/19)
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Le lien indissoluble entre christianisme et judaïsme
IV. Ces réflexions valent finalement pour toutes les religions. Cependant le christianisme est situé par rapport aux diverses religions du monde dans une proximité différente, ce qui ne peut pas rester sans influence sur le dialogue. Judaîsme, christianisme et islam sont ainsi dans une relation réciproque d'une manière particulière. D'un point de vue régional et historique, ils sont issus d'un tronc commun. En partie, ils se réfèrent aux mémes expériences et aux mémes traditions orales. Abraham est vénéré par tous comme 1'ancétre de la foi. Le christianisme a accueilli la tradition juive comme premier livre de sa Bible. i.islam se rapporte à la tradition des patriarches et des prophètes, et reconnaît aussi Jésus comme un prophète. Les trois religions professent la foi au Dieu unique, qui a créé le monde et qui se présente aux hommes comme sauveur miséricordieux, mais aussi comme juge.
Malgré ces traits communs entre les trois religions, le christianisme est et reste cependant lié au judaisme d'une manière fondamentalement différente qu'à l'islam. Déjà Paul était conscient que lorsque les chrétiens contestent la fidélité de Dieu à l'égard d'Israél comme peuple élu, ils détruisent le fondement de leur propre foi (cf. Rm 11). LEglise est liée par un lien indissoluble au judaisme. Elle est constitutivement enracinée dans le judaisme. L'origine de Jésus au sein du judaisme n'est pas un hasard, mais détermine son identité, et par-là aussi d'une certaine manière celle des chrétiens. Le Dieu de Jésus est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob – le Dieu du peuple élu. Les chrétiens n'ont pas un Dieu différent. LEglise catholique est aujourd'hui convaincue que l'alliance de Dieu avec le peuple d'Israél n'a pas été supprimée par la « nouvelle alliance » fondée dans le Christ. Ceci a aussi des conséquences sur la question de ce qu'on appelle la « mission du judaisme ». Il n'est pas non plus surprenant que Jean-Paul II, qui a oeuvré énormément pour un nouveau comportement de 1'Église à l'égard du judaisme et en méme temps a parlé avec une grande émotion des crimes dont les chrétiens se sont rendus coupables au fil des temps à l'égard des juifs, ait pu désigner ceux-ci comme les « frères aînés » des chrétiens.
Un tel lien de parenté n'existe pas entre le christianisme et l'islam. Il existe cependant une proximité entre les deux religions, qui résulte déjà du fait que Mahomet a formulé sa doctrine en opposition à l'Église et par-là émit la prétention de purifier le message de Jésus de ses falsifications par les chrétiens. Mais la relation à l'islam ne peut jamais atteindre pour l'Église une signification
constitutive, théologique au sens proprement de fondamentale. Telle est la différence décisive.
Abraham en commun
V. Les trois religions ont en commun la vénération d'Abraham (dans la tradition musulmane nommé Ibrahim). Du point de vue de 1'histoire des religions, celui-ci marqua l'origine du monothéisme, la foi au Dieu un et unique. La Bible tout comme le Coran rapportent comment Abraham contesta les « idoles », les multiples divinités qui étaient vénérées dans sa famille et dans son entourage. Pour la tradition, ce qui fut essentiel, c'est la disponibilité inconditionnelle d'Abraham d'accorder une confiance absolue à la Parole du Dieu unique qui s'est adressé à lui, et de s'y soumettre. Ceci trouva une expression particulièrement dramatique dans le fait qu'il est prét, sur l'ordre de Dieu, à sacrifier méme son fils Isaac (dans la tradition musulmane peut- étre Ismaél, 1'ancétre des Arabes) – un récit à niveaux multiples qui traite aussi de la fin des sacrifices humains dans les religions monothéistes. Précisément comme « père des croyants », en qui devient visible ce que signifie croire, Abraham appartient à ce qui est commun à la tradition juive- chrétienne et musulmane. C'est ce qu'a exprimé le Pape Jean-Paul II en 1985 dans un discours devant de jeunes musulmans à Casablanca : « Abraham est pour nous un modèle de la foi en Dieu, de l'abandon à sa volonté et de la confiance en sa bonté ».
Pour le dialogue des juifs, chrétiens et musulmans, Abraham n'est pas seulement important parce que les religions découvrent en lui ce qui leur est commun. Au regard de la signification théologique d'Abraham, apparaissent bien plus aussi entre les religions des différences qui devraient étre prises en compte dans le dialogue, si l'on veut rendre possible une compréhension et un enseignement communs. Pour la signification juive d'Abraham, la pensée de la migration et de la promesse passe au premier plan. On lit au livre de la Genèse (12, 1-5) : « Le Seigneur dit à Abraham : "Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom. Sois en bénédiction [ . . . ] En toi seront bénies toutes les familles de la terre" ». La religion, la relation des hommes avec Dieu, est par-là, quels que soient les changements d'espace et de temps, ouverte sur une histoire. Abraham est appelé à la migration, au mouvement. Sur son chemin vers un avenir qui lui a été ouvert et lui reste ouvert, Dieu demeurera proche de lui.
Il en va autrement dans l'islam. Là, la véritable religion est déjà pleinement révélée par Dieu à Adam, le premier homme. Quelque chose d'intrinsèquement nouveau, une nouvelle forme ou une nouvelle qualité de la relation de Dieu avec les hommes est par-là exclue a priori. Par- là, l'histoire ne signifie pas la mise en route vers de nouveaux horizons dans la confiance en Dieu, qui accompagne ces chemins. Elle est bien plutót caractérisée par la chute toujours nouvelle de la foi monothéiste et l'appel de Dieu toujours recommencé de revenir au pacte initial. C'est en ce sens que sont précisément interprétées la figure et la fonction d'Abraham dans le Coran.
De méme, entre juifs et chrétiens, il existe des différences dans i'interprétation théologique de la figure d'Abraham et de sa piace dans le dessein historique de Dieu. Il est décisif que, au regard du Nouveau Testament, le peuple d'Israél avec la référence généalogique à Abraham a cessé, avec l'événement du Christ, d'étre le porteur exclusif de la révélation de Dieu. C'est ce que veut dire Jean Baptiste quand, dans 1'évangile de Matthieu (3, 9), il avertit les pharisiens : « Ne vous avisez pas de dire en vous-mémes : Nous avons pour pere Abraham ! Car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham ». La promesse de bénédiction à la totalité des peuples, qui est associée au nom d'Abraham, passe, avec le refus de Jésus par la majorité des juifs, à 1'Église composée de tous les peuples et de toutes les langues, méme si l'alliance avec Israèl n'est pas supprimée.
Sur la question de la compréhension de l'histoire, juifs et chrétiens sont en revanche proches les uns des autres, alors que chrétiens et musulmans disposent ici de modèles fondamentaux qui sont structurellement différents. Il y a là autre chose qu'un thème académique. On peut pour le moins pressentir que la conception musulmane de l'histoire rend difficile une confrontation productive de l'islam avec le monde moderne et en tous les cas la réalisation d'une synthèse solide entre la modernité et les orientations traditionnelles dans certains pays musulmans. À cela se rattachent aussi la compréhension du Coran comme expression historique de l'inaccessible Parole de Dieu, et la conception de la loi musulmane, la Sharia, comme valeur littérale et inchangeable.
Un dialogue entre chrétiens, juifs et musulmans doit se saisir de telles questions fondamentales. On voit ici une fois de plus que le dialogue officiel, fonctionnel, entre les communautés religieuses manquerait son thème propre et son but s'il se laissait uniquement guider par la simple actualité. Le dialogue interreligieux doit suivre son propre agenda et son propre rythme. Il doit étre développé par des croyants comme un échange sérieux et qui va au fond des choses – et non comme une rencontre routinière de managers de la foi, qui répondent au calcul d'intérét de sa propre communauté et qui veulent marquer des points dans l'opinion publique. Un tel spectacle de dialogue reste vide et stérile. Il n'est finalement utile à personne.
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[Extrait de La Documentation Catholique, 2373 (2007) 134-137]