Enseignante à Jérusalem de 1965 à 1993

par Sr Carmen Farrugia

J’enseignais depuis près de cinq ans dans une école paroissiale du nord de Londres, lorsqu’on m’a demandé de rejoindre la province méditerranéenne de Sion à l’Ecce Homo, dans la Vieille Ville de Jérusalem.

L’Ecce Homo est construit sur le Lithostrotos, où la tradition veut que Pilate ait jugé Jésus. Chaque jour, des milliers de pèlerins, parlant diverses langues, venaient visiter ce lieu saint, et beaucoup d’entre eux séjournaient dans notre maison d’accueil pour pèlerins.

Les sœurs dirigeaient également une école pour filles, de la maternelle au lycée. Les langues enseignées à l’école étaient le français, l’anglais et l’arabe. Les élèves appartenaient principalement à la population arabe locale, mais un certain nombre d’entre elles venaient également des pays arabes voisins : Jordanie, Liban et Koweït. Celles qui venaient d’en dehors de Jérusalem étaient pensionnaires.

Je suis arrivée pendant la Semaine Sainte de 1965. J’ai immédiatement été affectée à l’enseignement de l’anglais dans plusieurs classes. J’assurais aussi les visites du Lithostrotos, en anglais pour les pèlerins. J’ai également commencé à apprendre l’arabe.

J’étais très heureuse de me trouver à Jérusalem

J’étais très heureuse de me trouver à Jérusalem et de vivre avec des sœurs, pour la plupart d’origine française. Nos élèves étaient chrétiennes (catholiques, orthodoxes et protestantes) ainsi que musulmanes. Elles suivaient les mêmes cours, mais lorsqu’il s’agissait des cours de religion, les Musulmanes passaient l’heure de cours à la bibliothèque.

Au fur et à mesure que je m’installais et que je me familiarisais avec la vie et l’enseignement dans cette école de Sion à Jérusalem, j’ai pris conscience de la situation politique et de l’antagonisme de certaines filles à l’égard de ce qu’elles appelaient leur ennemi.

J’étais remplie de gratitude parce que les filles écoutaient attentivement

Mon éducation à Malte pendant la Seconde Guerre mondiale et la formation que j’ai reçue à Sion m’ont incitée à vivre le charisme de Sion du mieux que je pouvais. J’ai donc partagé cette histoire de mon enfance avec certaines des filles qui parlaient d’ennemis :

J’étais assise dans l’atelier de mon père lorsqu’un prisonnier de guerre allemand d’un camp voisin lui faisait des compliments au sujet d’une machine fabriquée en Allemagne, que mon père utilisait. Après le départ du prisonnier, j’ai demandé à mon père : « Pourquoi parles-tu à notre ennemi ? » Mon père m’a répondu : « Ma fille, ce soldat n’a pas choisi de venir nous bombarder, c’est son gouvernement qui l’a envoyé. Lui aussi a une femme et des enfants, comme moi. »

J’ai conclu l’histoire en disant que mon père m’avait donné l’une des leçons les plus importantes de ma vie. Au fond de moi, j’étais remplie de gratitude parce que les filles écoutaient attentivement et ne faisaient pas d’autres remarques.

J’ai continué à enseigner à l’école et à découvrir Jérusalem pendant les deux ans et demi qui ont suivi, jusqu’à ce que la guerre des Six Jours éclate, en juin 1967. Très rapidement, les parents de certaines filles sont arrivés de Jordanie pour les ramener à la maison. En quelques heures, nous nous sommes retrouvées avec 35 filles qui ne pouvaient pas rentrer chez elles. Les sœurs et les élèves se sont réfugiées au sous-sol du Lithostrotos, jour et nuit.

Enseigner dans les deux écoles m’a appris à bien connaître les Arabes et les Israéliens

L’école a ensuite continué de fonctionner pendant un an, uniquement pour les filles de Jérusalem, Bethléem et Ramallah, puisque les frontières du pays avaient changé. Il était d’usage que chaque classe ait un enseignant responsable de la formation personnelle. Avant le début des cours, j’avais donc l’habitude de lire à ma classe un texte littéraire ou inspirant. Un matin, deux filles sont arrivées en courant et en appelant : « Ma sœur, ma sœur ! » « Que se passe-t-il ? » ai-je demandé. Elles m’ont répondu : « Sur le chemin de l’école, deux Juifs nous ont demandé si nous étions Musulmanes et nous avons répondu ‘non’. Ils nous ont ensuite demandé si nous étions Chrétiennes. Nous avons répondu ‘non, l’une est Chrétienne et l’autre Musulmane’ ». C’est ainsi que les Arabes de Jérusalem-Est ont commencé à découvrir les Juifs, et inversement. A l’Ecce Homo également, après la guerre des Six Jours, l’Université hébraïque de Jérusalem a créé un oulpan – une école de langues du soir, enseignant l’hébreu aux Arabes et l’arabe aux Israéliens. J’y étais à la fois étudiante et animatrice pour les Israéliens qui apprenaient l’arabe.

En 1971, après avoir suivi un oulpan plus intensif pour apprendre l’hébreu et poursuivre mes études, j’ai trouvé un poste d’enseignante dans un lycée municipal israélien de Jérusalem-Est, toujours en tant que professeur d’anglais. Cette école accueillait 1 600 filles palestiniennes de Jérusalem-Est et des villages voisins. Toutes les filles étaient musulmanes. Notre équipe comptait environ 90 enseignants. L’école préparait les élèves au Tawjihi, le diplôme jordanien requis pour entrer dans une université arabe, et proposait des filières scientifiques, littéraires, et d’autres consacrées au secrétariat et aux travaux ménagers. Bien que le programme d’anglais soit identique, il fallait faire preuve de créativité pour traiter les sujets dans les différentes filières.

Enseigner dans ces deux écoles m’a appris à bien connaître les Arabes et les Israéliens, mais aussi, et surtout, à vivre le charisme de Sion dans une situation de conflit.