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Le silence d'Auschwitz
A. Neher
«Après Auschwitz... »
La philosophie est-elle déjà mûre pour une appréciation de l'événement d'Auschwitz parmi les catégories universelles de la souffrance? A en juger d'après les réactions intellectuelles suscitées depuis bientôt vingt ans, on peut en douter, tant celles-ci sont restées superficielles, discrètes et souvent étourdies. La plupart des analyses actuelles de la souffrance oublient la référence à Auschwitz; certaines préfèrent substituer à la souffrance d'Auschwitz celle d'Hiroshima, voire celle de Dresde (1); rares sont les méditations philosophiques qui tentent d'interroger Auschwitz de plein front (2).
Or Auschwitz, c'est, avant tout, le silence. C'est ce que les poètes ont sans doute mieux compris que les philosophes, car le silence les habite dès qu'ils disent: Auschwitz. L'un d'entre eux, Uri Zvi Grinberg, essayant de ramasser en un seul mot le thème par lequel les martyrs d'Auschwitz se singularisent dans le temps et dans l'éternité, choisit le mot silence: les martyrs d'Auschwitz sont les Martyrs du Silence (3). Et Elie Wiesel construit l'ensemble de son oeuvre sur le silence: ses récits sont comme des variations perpétuelles sur le thème du silence (4).
Silence d'abord de la cité concentrationnaire, repliée sur elle-même, sur ses victimes et sur ses bourreaux, séparés du monde extérieur par des cercles concentriques de Nuit et de Brouillard. Cette première forme de silence, cette coupure entre Auschwitz et le monde, aussi infranchissable que l'abîme, jamais elles ne devraient être oubliées lorsque l'on évoque Hiroshima ou Dresde ou Coventry à côté d'Auschwitz, dans une même phrase ou dans la même haleine. Ni la comparaison, ni le parallèle ne tiennent; rien ne peut associer Auschwitz à quoi que ce soit, car là-bas, à Hiroshima, Dresde ou Coventry, les faits ont été bruyants et le vacarme de la douleur a immédiatement atteint et saisi le monde entier; les communiqués de guerre s'en sont fait gloire ou reproche; des témoins libres étaient sur place; des secours, efficaces ou inutiles, peu importe, ont du moins accouru instantanément, — alors qu'à Auschwitz tout s'est déroulé, accompli, consommé, durant des semaines, des mois et des années, dans le silence absolu, à l'écart et à la dérive de l'histoire.
Silence ensuite des quelques-uns qui avaient fini par saisir et qui se sont cantonnés, eux aussi, dans un repli de prudence, d'incrédulité, de perplexité. C'est le silence des spectateurs, violant la loi de granit du premier verset du 5e chapitre du Lévitique.
Silence, enfin, de Dieu, qui persiste au-delà de la rupture des autres cercles de silence et qui, par là même, n'en est que plus grave et plus alarmant. Les approches de ce triple silence conduisent sinon à l'impasse, du moins au renversement intégral des valeurs, dont aucune ne peut plus prétendre exprimer la réalité en tant que telle, sauf à changer intégralement de signe, en obligeant l'homme à la chercher là où rien ne peut être découvert. C'est ce qu'a remarquablement mis en relief Theodor W. Adorno, l'un des premiers philosophes utilisant des formules de ce genre: « après Hegel et Auschwitz... », mais le titre de son livre est significatif: Negative Dialektik, le rapport entre les choses ne pouvant plus, après Auschwitz, s'établir qu'en terrain vague, en une sorte de no man's land philosophique (5).
Auschwitz est comme un passage fatal entre les récifs: l'aventure millénaire de la pensée humaine y a subi son échec intégral, tous feux éteints, et sans que la lueur d'aucun phare n'en balise la trace. C'est un retour au chaos, où il faut d'abord avoir le courage de pénétrer si l'on éprouve la volonté d'en sortir. Sinon, il ne peut s'agir que de fausses sorties et d'une pensée factice sans prise sur le réel. Mais peut-être aussi la pénétration en Auschwitz invitera-t-elle la pensée à s'y fixer en demeure et l'incitera-t-elle à se renouver du dedans, à réaliser enfin ce premier pas — le seul qui soit absolument libre — et qui consiste à se créer à partir du néant. Le monde n'a-t-il pas surgi d'un tel acte créateur, ex nihilo? La première démarche, après Auschwitz, semble donc bien être celle qui nous place à l'instant précis ou rien n'est plus, mais où tout peut être à nouveau. C'est l'instant du Silence, de ce Silence qui, jadis, aux origines du monde étouffa la Parole, pour n'en être pas moins la matrice; de ce silence qui, naguère, à Auschwitz, s'identifia avec l'histoire du monde.
Un échec brut
Car Auschwitz est un échec brut, la déréliction d'hommes tout simplement, d'hommes, de femmes, de vieillards, d'enfants, morts d'une mort toute mortelle, d'une mort portant dans ses limites mêmes le signe de l'échec.
C'est ce qui rend l'expérience juive à Auschwitz tellement imprescriptible. Rien, en effet, n'est venu compenser Auschwitz. Les six million; d'êtres humains qui sont morts à Auschwitz, à Treblinka, à Maydanek, à Bergen-Belsen, sont morts dans la réalité la plus inexorable de ce terme. Le raffinement brutal et planifié de la mort concentrationnaire a inauguré, dans l'histoire de l'humanité, une catégorie inédite de la mort. La mort d'Auschwitz ne souffre de comparaison avec aucune autre forme de mort connue jusqu'ici depuis les origines de l'histoire. Jusqu'au XXe siècle, une telle mort était impensable. Et elle restera indéfiniment in-compensable.
Auschwitz est un échec brut, dont l'âpreté absolue est soulignée par ce qu'il eut d'universel. La participation métajuive à la mort d'Auschwitz, — participation physique de tout le peuple des Tziganes, de tant d'individus non juifs, chrétiens ou marxistes, qui moururent avec les Juifs, de la mort des Juifs; participation morale de l'humanité entière par la densité de ce qui fut innové, par Auschwitz, dans l'histoire — cette participation fonde le caractère universel de l'échec d'Auschwitz.
Or, de l'Echec d'Auschwitz a jailli l'Espérance, une Espérance, selon la belle expression de Theunissen, « pleinement humaine, engrangée pour le jour J de notre détresse », et l'étonnement devant l'unicité de l'Echec d'Auschwitz ne devrait avoir d'égal que l'émerveillement devant l'unicité de l'Espérance que les Juifs ont fait surgir d'Auschwitz comme un printemps né sur les ruines.
De cette surrection, deux grands Livres, composés en face d'Auschwitz, témoignent jusque dans leurs titres: Nous de l'Espérance d'Edmond Fleg et le Principe Espérance d'Ernst Bloch (6).
Nous de l'espérance: Edmond Fleg et Ernst Bloch
On pourrait méditer des heures sur le contraste de ces deux livres que tout oppose: le format, l'intention, l'écriture, l'idéologie sous-jacente, l'objectif ultime. D'un côté, une plaquette d'Ile-de-France, une histoire racontée par un grand-père à son « petit-fils inconnu », une transposition de l'aventure réaliste par touches impressionnistes et lyriques, une foi religieuse que l'épreuve et la révolte durcissent davantage, un rêve vertical dont les dernières images paraissent s'effilocher en Dieu. De l'autre, deux gros volumes, taillés dans les rocailles de la langue germanique, une réflexion solitaire et orgueilleuse, un style chaotique empruntant ses discordances et ses bruits plaqués à la musique abstraite et sérielle, une conviction matérialiste qu'une excellente connaissance de la Bible cimente davantage, une utopie horizontale dont les derniers mots s'implantent en Kark Marx. Et pourtant ces deux livres antithétiques s'emboutissent dans la charnière ESPERANCE.
Ne faut-il pas voir dans la rencontre ex-extremis de deux hommes aussi faits pour se contredire qu'Edmond Fleg et Ernst Bloch, le signe même d'une option juive commune à tout homme juif, — l'option juive de l'Espérance? Mais pas de n'importe quelle espérance, — de l'espérance juive, cueillie au coeur de l'échec, l'espérance de Jérémie qui, dans l'écroulement chaotique du monde, voit soudain surgir la Genèse, mais une Genèse qui ne serait pas au début, mais à la fin, « un rêve vers l'Avant » selon l'expression d'Ernst Bloch, ou, comme le précise Edmond Fleg, un incessant « Retour vers le Futur », une espérance-défi, dirons-nous, parce qu'elle a sa racine dans « l'une des notions les plus effrayantes inventées par la terrible et dure logique de la théologie juive: la liberté de l'homme » (Hermann Broch).
L'effrayante liberté: Margarete Susman et Hermann Broch
Derechef, ce sont deux livres, aussi remarquables par leur titre que par leur contenu, qui illustrent le poids du thème de la liberté dans toute réflexion juive sur le silence d'Auschwitz. Ces deux livres sont, cette fois-ci, d'un seul et même auteur, Margarete Susman, mais dont l'expérience juive a été marquée comme celles d'Edmond Fleg et d'Ernst Bloch, par l'échec d'Auschwitz.
Serait-ce un hasard, disions-nous, que l'apocalypse de 1939 à 1945 ait suscité deux grands livres qui portent dans leur titre le nom de l'Espérance? Serait-ce un hasard, nous demandons-nous maintenant, qu'une disciple de Martin Buber et de Georg Landauer, accroche, au lendemain de 1945, sa méditation sur « le destin d'Israël » au thème biblique de Job, mais que dix années plus tard, cherchant la clé unificatrice de l'ensemble de sa pensée, elle donne au recueil des textes principaux, rédigés par elle à travers un demi-siècle d'aventure juive, le titre significatif suivant: le Secret de la Liberté? (7).
Job et la Liberté! Ne faut-il pas voir dans cette rencontre, plutôt qu'un hasard ou qu'une association littéraire d'idées générales, un retour organique à la Bible, aussi organique que celui de Fleg et de Bloch à travers l'Espérance?
Car si l'espérance est dans la Bible, la liberté y est également. Elle y constitue même l'élément le plus original qu'inventa la pensée juive biblique. Elle y aboutit à une conception révolutionnaire de l'homme. Hermann Broch a rappelé, en une page trop splendide pour ne pas être transcrite intégralement, le caractère unique —et,_ du même coup, « effroyable et fantastique » — de cette invention de la liberté humaine par l'Ancien Testament: « Lorsqu'il y a trois mille ans fut conçue et rédigée la proposition de portée universelle selon laquelle "Dieu a créé l'homme à Sa ressemblance"... cette proposition contenait par avance toute la philosophie idéaliste de l'Occident, depuis Platon jusqu'à Descartes et jusqu'à Kant... Sans aucun doute, avec la formulation de ce principe, l'idée prométhéenne fut élaborée jusqu'à des conséquences ultimes, que la mythologie grecque eût été à jamais incapable d'atteindre.
« C'est une idée effroyable et fantastique, parce qu'elle place le feu de l'illimitée liberté divine dans le terrestre, avec une logique aussi terrible et dure que l'est l'idée même du Dieu de l'Ancien Testament. Et par cette logique rigoureuse, quelque chose de prométhéen est accordé à l'homme, qu'aucun être animal ne possède, la tension vers une liberté absolue, qui le place au dessus de la nature créée et de ses lois, quoique, par son être physique, il leur reste soumis sans pouvoir leur échapper et quoiqu'elles ne soient manifestes que par la vertu de sa connaissance: indompté reste de feu dans la nature terrestre, restent le volcan et l'éclair, reste perpétuellement leur adversaire, et indomptée reste la liberté dans l'âme de l'homme; elle est, elle aussi, volcan et éclair, de telle sorte qu'à ce feu, lui, le gardien du feu, se consume sans cesse, car ce feu est tout à la fois sa malédiction et sa grâce. Aucun droit naturel ne pouvait assurer une telle dialectique, où la malédiction et la grâce vont de pair. Seul en avait la possibilité le droit divin » (8).
L'improvisation faite chair et histoire
En créant l'homme libre, Dieu a introduit dans l'univers un facteur radical d'incertitude, qu'aucune Sagesse divine ou divinatoire, qu'aucune mathématique, qu'aucune prière même, ne peuvent ni prévoir, ni prévenir, ni intégrer dans un mouvement préétabli: l'homme libre, c'est l'improvisation faite chair et histoire, c'est l'imprévisible absolu, c'est la limite contre laquelle viennent se heurter les forces directrices du plan créateur, sans que nul ne puisse dire par avance si cette limite consentira à se laisser franchir ou si, par la puissance du barrage qu'elle leur oppose, elle n'obligera pas ses forces créatrices à rebrousser chemin, mettant en danger, par ce choc en retour, le plan créateur dans son ensemble. L'homme libre, c'est le partage des eaux divines: désormais, les eaux d'en bas, séparées de celles d'en haut, vivent de leur vie propre.
Le moment de naissance de ce risque divin, la lecture juive l'aperçoit dans la curieuse interpellation: naasé adam, Faisons l'homme, au verset 26 du premier chapitre de la Genèse. A qui s'adresse Dieu à l'instant solennel de cette délibération, où le projet de l'homme ne semble pas pouvoir se concevoir sans la coopération d'une autre force à la force créatrice divine? Aux Anges, au Monde, à Lui-même? Sans écarter a priori aucune de ces hypothèses, la tradition juive indique finalement que l'appel divin s'adresse à l'homme, à cet Adam-en-puissance qu'embrasse le projet divin mais qui ne pourra surgir que d'une coopération entre l'homme et Dieu. Faisons l'homme, ensemble, — toi, l'homme, et Moi, Dieu — et cette Alliance fonde, pour toujours, la liberté de l'homme, dont elle a fait, pour toujours, le partenaire de Dieu.
Dès lors, les phases successives et dramatiques de l'histoire, dans ses premières manifestations, sont autant de moments d'apprentissage de la liberté. Tout se passe comme si Dieu tentait l'homme, l'obligeant à tremper sa liberté tel un acier résistant. Tout se passe comme si Dieu voulait mettre à l'épreuve cette créature qu'il venait d'équiper libre et, la faisant passer par le creuset, s'ingéniait à la durcir davantage, à l'identifier plus fortement encore avec sa liberté. Le grand risque, c'était d'en arriver au point que l'homme et sa liberté ne fissent qu'un, et que désormais, avec toutes les conséquences que cela devait fatalement entraîner, l'accès à la nature de l'Ange, comme à celle de la Bête, fussent définitivement barrés à l'homme. Le grand défi, selon la lumineuse remarque de Maïmonide (9), c'etait que la liberté devînt la loi physique de l'homme, non plus seulement en puissance, mais en acte; que cette liberté rêvée par Dieu pour l'homme, revêtit l'homme d'un habit réel et concret, qu'elle l'habitât quotidiennement, qu'elle l'accompagnât dans sa pensée, dans sa passion et dans son histoire, et que l'homme ne fût plus déterminé que par une seule contrainte, celle, précisément, d'être libre. Dans le cosmos, où chaque créature possède sa loi, et ne peut en suivre ni en obtenir d'autre que la sienne, l'homme a pour loi d'être libre: il constitue, dans l'infini paysage de la Création, la réserve de liberté. Indéracinable, à l'abri de toute autre force que la sienne, cette réserve peut infiniment vivre cloîtrée sur elle-même, en un vase clos pacifique.
Mais elle peut aussi déborder, à n'importe quel moment, rompre des barrières, exploser et, jusqu'à la fin des temps et jusqu'à la limite des espaces, menacer d'envahir la Création, de l'anéantir ou de la sublimer, de l'arracher à Dieu par un geste brutal ou de la Lui ramener en un printemps absolument nouveau, de l'offrir à la damnation ou à la rédemption. Et c'est ce risque, ce grand risque de confier à l'homme, et à lui seul, les clés du choix redoutable, au fur et à mesure où Il interpelle l'homme, au fur et à mesure où, d'Adam à Abraham et à Moïse, se noue, se dénoue et se renoue l'essence tâtonnante du dialogue, au fur et à mesure où, selon la forte expression d'Ernst Bloch, Dieu attend des hommes qu'ils soient les aiguilleurs de l'histoire.
Nous remercions les éditions du Seuil de nous avoir autorisés à reproduire ce remarquable chapitre du très beau livre d'André Neher: « L'exil de la parole », Paris, Seuil, 1970.
(1) Formulant dans son volumineux livre sur la Parousie (sous-titre: Hoffnung und Prophetie, Heidelberg, 1960) l'angoissante question de savoir si « le christianisme est resté débiteur de son Message d'Espérance? » (p. 489), le théologien protestant Paul Schutz argumente sa réponse sur l'arrière-plan du conflit politique et idéologique Ouest-Est, sans que soit mentionnée l'hypothèse d'Auschwitz comme témoin de l'échec de l'Occident.
(2) Relevons celle, remarquable, du penseur catholique Gerd H. Theunissen, Zwischen Golgotha und Auschwitz, Cologne, 1959.
(3) Uri Zvi Grinberg, Rehovot Hanahar, Jérusalem, 1956.
(4) Elie Wiesel, cf. infra p. 230, sq.
(5) Theodor W. Adorno, Negative Dialektik, Francfort, 1967.
(6) Edmond Fleg, Nous de l'Espérance, Angers, 1949, repris dans Vers le Monde qui vient, Paris, 1960. Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung, 2 vol., Francfort, 1959.
(7) Margarete Susman, Das Bach Hiob und das Schicksal des jüdischen Volkes, Zurich, 1946. Das Geheimnis der Freiheit, Darmstadt, 1965.
(8) Hermann Broch, Gesammelte Werke, vol. 7, Erkennen und Handeln, Zurich, 1955.
(9) Moïse Maïmonide, Mishné Thora, le Livre de la Connaissance, V, 5, 4.