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Abraham en Islam et en Christianisme
Robert Caspar
L'article qui suit est celui d'un Père Blanc qui étudie depuis des années la tradition musulmane et qui la connaît bien*. Son point de vue est celui d'un chrétien et aussi d'un orientaliste. Dans une première partie, il retrace la figure et le rôle d'Abraham selon le Coran, et nous sommes frappés, de prime abord, de retrouver bien des éléments bibliques comme aussi certains détails qui rejoignent les récits midrashiques rapportés plus haut par E. Toaff.
L'auteur, qui ne traite d'ailleurs que de l'aspect islamo-chrétien, souligne les points communs, les valeurs religieuses et spirituelles se cristallisant autour de la figure d'Abraham qui est sans doute la plus marquante des «figures bibliques», ces lieux privilégiés de rencontre pour les fidèles des trois grandes religions monothéistes; mais il nous met aussi en garde contre « un syncrétisme facile », contre un oecuménisme qui tend à estomper les dillérences, contre « certaines initiatives qui ne sont pas toujours exemptes d'ambiguïté ». Comme il le dit, son propos est de «reprendre ici le portrait coranique d'Abraham et son sens religieux selon l'Islam, afin de percevoir les valeurs auxquelles nous (chrétiens) pouvons et devons communier sans trahir le sens biblique et chrétien de ce grand Patriarche».
Abraham selon le Coran
Abraham (Ibrâhim ou Brahim) est un des principaux prophètes du Coran, avec Moïse, Jésus et Mohammed. Le Coran lui consacre environ 200 versets, sur plus de 6.000. Si l'on regroupe les données sur sa vie, réparties dans 25 sourates, en tenant compte de la progression chronologique de la révélation coranique, qui dénote une notable évolution de la figure et du rôle d'Abraham, on peut esquisser la courbe de vie suivante:
Abraham monothéiste, contre son père et son peuple idolâtres
Abraham, dans sa jeunesse, fait partie d'un peuple qui adore des idoles (statues ou pierres dressées) et sans doute aussi prend les astres pour dieux. En observant le lever et le coucher de la lune, du soleil et des étoiles, il en conclut que ces êtres qui disparaissent ne peuventêtre des dieux et qu'il n'y a qu'un seul Dieu, créateur de tous les êtres (6, 75-79; cf. 37, 88-89). Désormais, convaincu du pur monothéisme, Abraham entreprend d'y convertir tous les siens. Et d'abord son père, que le Coran appelle Azar (6, 74). Mais celui-ci refuse de le croire, lui reproche d'abandonner la tradition des ancêtres et menace de le lapider. Abraham se sépare de lui (19, 42-49; cf. 6, 74-84) et demande à Dieu pardon pour son père; mais, dans les dernières révélations médinoises, il se reconnaîtra impuissant à obtenir ce pardon et se désolidarisera de lui (19, 47; 20, 86 et 9, 114; 60, 4). A son peuple comme à son père, Abraham prêche le monothéisme et veut les convaincre de la vanité des dieux qu'ils adorent (6, 80-83; 19, 48-49; 21, 52-56; 26, 69-104; 29, 16-25; 37, 83-96; 43, 26-28; 60, 4-6). Devant leur refus et leurs menaces, il use d'un stratagème: il s'introduit, de nuit, dans le temple aux idoles, les brise toutes, sauf la plus grande, et s'en va. Les Commentaires du Coran brodent en disant qu'il avait brisé les idoles avec une hache et avait planté la hache dans les bras de la plus grande en s'en allant. Le matin, les païens arrivent, constatent le désastre, soupçonnent Abraham d'en être l'auteur, l'arrêtent et l'accusent. Il se défend en indiquant que c'est la plus grande statue, indemme, qui a brisé les autres. (Et pourquoi pas) Si, comme vous le prétendez, ces dieux sont vivants!) (21, 51-70; cf. 37, 91-96). Les païens, furieux, jettent Abraham dans un brasier; mais Dieu l'en délivre en ordonnant au feu: « Sois froidure et salut pour Abraham » (21, 68-69; 29, 24; 37, 97-98). En conséquence, le « peuple d'Abraham » fait partie des peuples châtiés pour n'avoir pas cru au prophète qui leur était envoyé (9, 70; 22, 43).
Dans le ligne de la foi monothéiste d'Abraham, le Coran mentionne aussi sa croyance en la résurrection des morts et la preuve miraculeuse que Dieu lui en donna à sa demande: quatre oiseaux coupés en morceaux qui sont placés sur des collines séparées reviennent à la vie et accourent à l'appel d'Abraham (2, 260).
Abraham et les anges annonçant la naissance d'Isaac et la destruction du peuple de Lot; le sacrifice du fils
Après avoir échappé à son peuple impie, Abraham s'en éloigne, sous la guidance de Dieu. Parvenu à un âge avancé (comme sa femme qui n'est pas nommée dans le Coran mais dont les commentateurs connaissent le nom: Sarah), et sans enfants, Abraham demande un fils à Dieu (37, 100). Un jour, il voit venir à lui des « envoyés » divins. Ils se saluent et Abraham leur offre un veau rôti. Mais ils refusent d'en manger. Il s'effraie de ce refus de l'hospitalité traditionnelle, niais comprend sans doute qu'il s'agit d'anges. En tout cas, les « envoyés » le rassurent et lui annoncent la bonne nouvelle de la naissance d'un enfant, Isaac, « et de Jacob après Isaac ». Sa femme rit, n'y croyant pas. Mais les envoyés affirment qu'à Dieu tout est possible (11, 71-73; 15, 53-56; 37, 112; si, 26-30).
Dans la même scène, Abraham s'enquiert de la mission de ces envoyés, Ils lui annoncent qu'ils sont chargés de porter au peuple de Lot le châtiment de leur péché, l'impiété et la sodomie. Abraham alors intercède pour ce peuple, du moins pour Lot et sa famille. Les envoyés promettent que ceux-ci seront sauvés, sauf la femme de Lot restée en en arrière (11, 74-76; 15, 57-60; 29, 31-32; 51, 31-37).
Quelques armées après, lorsque le fils né miraculeusement fut assez grand pour accompagner son père, celui-ci lui dit un jour qu'il s'était vu en songe en train de l'immoler et lui demanda ce qu'il en pensait. L'enfant lui répondit qu'il était prêt à suivre l'ordre de Dieu. Ils se « soumirent » alors tous les deux (Ialammd aslamii) et Abraham plaça l'enfant front contre terre. Mais Dieu intervint, prenant acte de la foi d'Abraham en la vision, qui n'était qu'une épreuve, et « racheta l'enfant contreune victime solennelle » (un bélier, précisent les commentateurs), perpétuant son souvenir dans les âges à venir (37, 102-109).
Trois remarques sur ce passage important. D'abord, le nom du fils à immoler: le Coran ne le nomme pas, mais il est clair qu'il s'agit d'Isaac, car Ismaël n'apparaît pas, à cette période (début de la deuxième période mekkoise), en relation avec Abraham, et les premières générations de musulmans et de commentateurs n'ont pas douté que ce fils soit Isaac. Ce n'est qu'au VIIIè/IXè siècle que les musulmans, pour mieux se différencier des Juifs se réclamant d'Abraham par Isaac, se rattachèrent à Abraham par Ismaël et en firent le fils à immoler, et encore l'unanimité fut loin d'être acquise pendant longtemps. La mention de l'annonce de la naissance d'Isaac après ce texte, y. 112, n'est pas une difficulté, compte tenu du genre littéraire du Coran, qui revient souvent sur un même fait pour insister sur son importance. Ensuite, on sait que c'est cet événement de la vie d'Abraham que les musulmans commémorent â la « Grande Fête », l'Aïd el-Kèbir, en immolant un mouton, en union avec les pèlerins de la Mekke qui répètent le geste d'Abraham au cours des cérémonies du pèlerinage. Enfin, c'est dans ce texte qu'apparaît pour la première fois, selon l'ordre chronologique des sourates établi par les orientalistes, le verbe « se soumettre » à Dieu, et on verra que les mots tirés de ce verbe aslama: islam, muslim, musulman, se réfèrent à l'attitude d'Abraham en cette circonstance et en tirent leur signification profonde.
Un des pères de la lignée prophétique
Abraham est choisi par Dieu comme prophète et figure comme tel dans les listes de prophètes du Coran. Tantôt, il n'est qu'un nom dans une longue liste (3, 84; 4, 163; 6, 84-89), tantôt il fait partie d'un groupe plus restreint de prophètes plus éminents: Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Mohammed, avec qui Dieu a fait alliance et pour qui il a tracé une loi religieuse (19, 58; 33, 7; 42, 12-13). Peu à peu, la doctrine coranique sur la succession des prophètes se précise et semble se définir ainsi: commencée dès Adam, la lignée prophétique dans l'humanité se transmet à travers la descendance (dhurriyya) de quelques chefs de file, autour desquels sont groupés les autres prophètes. Ce sont surtout Noé, Abraham, Moïse et Jésus. Ainsi, la « famille d'Abraham » (Al-Ibraiim) comprend habituellement: Isaac, Jacob-Israël, Joseph, auxquels s'ajoutent à Médine Ismaël, qui prend la première place, et les « tribus » d'Israël (2, 140; 3, 33; 6, 84; 12, 6-38; 21, 72; 29, 27; 38, 45). Deux textes, en outre, affirment que Dieu a établi la Prophétie et l'Ecriture dans la descendance d'Abraham (29, 27), dans la descendance de Noé et d'Abraham (57,26, cf. 4, 54). Enfin, deux autres textes de la première période de la prédication à La Mekke parlent en termes vagues de « feuillets d'Abraham et de Moïse » (53, 36-37; 87; 18-19). Mais, ensuite, lorsque la doctrine coranique de l'Ecriture se précise, on ne parle plus d'une Ecriture révélée spécialement à Abraham, comme c'est le cas pour Moïse, Jésus et Mohammed. On peut conclure de tout cela qu'Abraham est un des jalons les plus importants dans la lignée prophétique et scripturaire de l'humanité, mais sans jamais avoir l'exclusivité d'aucun des rôles privilégiés dans cette transmission.
Comme les autres prophètes aussi, Abraham représente un certain nombre de vertus que les croyants devront imiter. Il a le coeur pur (37, 84); il est juste (19, 41), humble, longanime et sans cesse faisant retour à Dieu (9, 114; 11, 75). Mais son plus beau titre est d'avoir été pris par Dieu pour ami (khalil 4, 125). Ce titre lui restera dans la tradition musulmane, et l'on sait qu'Hébron, où il fut enterré, s'appelle encore aujourd'hui Al-Khali'. Enfin, il est le chef de file (imam) des monothéistes intransigeants comme des « soumis à Dieu », et Dieu perpétuera ce monothéisme dans sa descendance; mais ce pacte de fidélité ne vaudra pas pour les injustes (2, 124; 14, 40; 43, 28).
Abraham fondateur du culte mekkois et de l'Islam
C'est à Médine que la figure et le rôle d'Abraham vont prendre un aspect particulier, qui lui donnera son sens définitif. Cette évolution se situe dans le cadre de la polémique entre Mohammed et les « Gens de l'Ecriture », les juifs surtout. Avant d'arriver à Médine, Mohammed pouvait se croire en parfaite continuité avec les religions de l'Ecriture, les juifs et les chrétiens, qu'il ne connaissait que de loin. A Médine, il se trouve face à trois tribus juives fortement organisées et repliées sur elles-mêmes, et une délégation de chrétiens de Najrân viendra le rencontrer. Or ces juifs et ces chrétiens font preuve d'exclusivisme en matière de salut. Il faut être juif ou chrétien pour entrer au Paradis (2,111. 135...). Ils refusent de le reconnaître comme prophète (3, 73; 4, 53-9, 29) et refusent son Coran comme Ecriture (2, 89-101; 3, 70, 112; 5, 59) et se prétendent seuls héritiers d'Abraham 3, 62.
C'est alors que Mohammed, ayant complété ses connaissances sur l'histoire prophétique, prend conscience qu'Abraham n'était a ni juif, ni chrétien » (2, 140; 3, 67), car la Thorah révélée à Moïse et l'Evangile révélé à Jésus sont à l'origine du judaïsme et du christianisme, et Abraham, ainsi qu'Ismaël, Isaac, Jacob et les « Tribus », leur sont largement antérieurs (3, 65). Abraham était un « hardi » et non pas un polythéiste-associateur. Ce titre de hanîf pose un problème. Selon les traditionsmusulmanes, le mot (1) désignerait un pur monothéiste, par oppostion à toutes les sortes de paganisme polythéiste et aussi au monothéisme déformé des juifs et des chrétiens. Abraham en serait le type, et, au temps de Mohammed, un certain nombre d'arabes de la région de La Mekke, et même dans la famille du Prophète, auraient été des « hanihs » (hunnafâ'), des «monothéistes indépendants », ayant rejeté le polythéisme sans pour autant adhérer au judaïsme ou au christianisme. C'est dans ce milieu que la prédication coranique aurait trouvé des premiers adeptes. Mais les orientalistes récents mettent en doute cette interprétation du mot bailli (2). Quoi qu'il en soit, le sens du mot et son rôle sont clairs dans le Coran: l'Islam se définit comme le « Hanafisme», la religion d'Abraham, qui était un pur monothéiste sans être ni juif ni chrétien, donc le seul vrai monothéisme.
Ce sens est précisé, à la même période médinoise, par la relation nouvelle mise par le Coran entre Abraham (et son fils Ismaël qui surgit ainsi brusquement de son anonymat des sourates mekkoises) et le Temple de La Mekke, la Ka'ba. Abraham a prié Dieu de faire de La Mekke une ville sûre (anfin; ville de refuge) et a établi une partie de sa descendance dans sa vallée aride, près de son Temple (14, 35-37)(3). Bien plus, Dieu a révélé à Abraham et à son fils hune" l'emplacement de ce Temple (22, 26), leur a ordonné de le purifier du culte idolâtrique qui s'y pratiquait et de le reconstruire comme premier Temple (monothéiste) construit sur la terre. C'est encore Dieu qui a révélé à Abraham les cérémonies à y accomplir désormais et a prescrit à tout croyant de s'y rendre en pèlerinage (Han), s'il en a les moyens (2, 125-128; 3, 96-97; 22, 26-29). D'ailleurs, actuellement encore, on y trouve l'emplacement où se tenait Abraham lorsqu'il construisit (ou reconstruisit) la Ka'ba avec l'aide de son fils Ismaël, la pierre appelée « Maqâm Ibrâhim » (4), qui est devenue « un lieu de prières » (2, 125; 3, 97).
On a beaucoup discuté pour savoir d'où venait cette croyance que c'est Abraham qui a construit la Ka'ba de La Mekke et inauguré le pèlerinage. On a supposé que, dès avant Mohammed, la légende existait dans la région. Selon certains, elle aurait été inventée par des juifs d'Arabie voulant se concilier les Mekkois. Selon d'autres, et plus probablement, ce seraient des arabes mekkois convertis au judaïsme qui auraient ainsi concilié leur dévotion ancestrale à la ka'ba et leur nouvelle adhésion la religion issue d'Abraham. En tout cas, c'est bien le sens qu'elle a dans le Coran et dans l'intention de Mohammed, qu'il ait simplement adopté une tradition trouvée sur place ou qu'il l'ait inventée lui-même.
En effet, Mohammed a commencé sa vie religieuse, dans son enfance, par le culte de /a ka'ba, alors polythéiste (5). C'était le culte traditionnel de ses ancêtres et de sa patrie. Lorsqu'il découvre le monothéisme, grâce à la tradition biblique, et y adhère, il n'entend pas fonder une nouvelle religion, mais réformer la religion mekkoise dans le sens du monothéisme biblique. Refusé par les Mekkois et contraint d'émigrer à Médine, il gardera la hantise du retour à sa patrie, La Mekke, et à son culte enfin réformé. On sait qu'il y réussira à la fin de sa vie. Mais comme les Mekkois ne cessent de lui reprocher d'abandonner la « religion (polythéiste) de leurs pètes » (Coran, 5, 104; 7, 28; 11, 62, 87; 31, 21; 53, 23..), il leur répond que l'authentique tradition des pères est le monothéisme d'Abraham, leur premier ancêtre et le fondateur du culte mekkois. Ainsi, cette légende permet à Mohammed de concilier son attachement à la ka'ba avec son adhésion au monothéisme abrahamique, et de justifier celui-ci face aux contestations des Mekkois.
Dès lors, Abraham peut être revendiqué comme le « père des musulmans » (22, 78) Abraham lui-même, selon le Coran, a prié Dieu de faire surgir de sa descendance une « Communauté musulmane » (Umma muslima) 2, 128-133. /I ne semble pas que le Coran songe à une liaison proprement généalogique et raciale entre les arabes mekkois et Abraham, surtout pas par Ismaël (6). Il se réfère plutôt à la qualité de la foi d'Abraham: son monothéisme intransigeant et indépendant (voir le terme &Mn et sa *soumission» (isldm) admirable, lors du sacrifice ébauché de son fils. C'est Dieu lui-même qui a donné ce nom de muslimûn (musulman) bien avant la fondation de l'Islam (22, 78). Bien plus, Abraham aurait annoncé l'apparition future du Prophète Mohammed et prié pour sa venue (2, 129). Et lorsque Mohammed commence sa prédication, c'est Dieu qui lui enjoint de « suivre la religion d'Abraham », hanif et muslim (6 161; 16, 123). Dès lors, l'Islam, qui prend alors son sens sociologique de religion monothéiste issue d'Abraham mais distincte du judaïsme et du christianisme, se présente comme la « religion d'Abraham » (millat Ibrdhîm): 2, 125130; 3, 95; 4, 125; 6, 161; 14, 123; 22, 78) héritière de son testament de monothéiste indépendant (2, 132-133; 4, 125). Il est la religion « la plus proche » d'Abraham (3, 68) et finalement la seule version authentique de religion qui soit « agréée » par Dieu (5, 3), qui l'a fondée, lui a donné son nom, l'a rendue parfaite et complète (5, 8; cf. 9, 32; 42, 8; 61, 8, 66, 8) pour qu'elle domine sur toutes les religions (9, 38, 48, 28; 61, 9).
Convergences et divergences entre l'Abraham biblique et l'Abraham coranique
Je crois inutile de rappeler l'histoire, la figure et le sens d'Abraham dans la Bible, dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament. On pourra se référer aux divers Vocabulaires de théologie biblique... D'ailleurs, les traits essentiels apparaîtront dans la comparaison entre les deux figures d'Abraham, la biblique et la coranique.
L'histoire d'Abraham
Le Coran parle, comme la Genèse, d'Abraham quittant son peuple à l'appel de Dieu (Coran 19, 42-49; 21, 51-70; 37, 91-98), mais les motifs sont différents. Dans le Coran, c'est à cause de leur polythéisme, car Abraham, comme tous les prophètes cités par le Coran, prêche déjà le strict monothéisme qui sera celui de Mohammed. Dans la Genèse, le monothéisme n'est pas au premier plan (7), mais la soumission, dans la foi, à l'ordre de Dieu et l'espérance en la promesse d'une terre et d'une postérité bénies (Genèse 11, 31: sortie d'Ur avec son père Térah, et 12, 1-5: sortie de Haran après la mort de Térah). Notons en passant que, dans la Genèse, Abraham ne se sépare pas de son père Térah, qui meurt à Haran entouré des siens, tandis que le Coran oppose le père, qu'il appelle Azar, et son fils Abraham.
L'épisode d'Hagar et d'Ismaël, chassés au désert (Gen. 16 et 21), si important dans la Bible (le cadet toujours préféré à l'aîné) est totalement absent du Coran. Ce sont les traditions musulmanes, reprises par certains orientalistes chrétiens à la suite de L. Massignon, qui feront le lien entre ce récit biblique et les allusions coraniques à la construction de la kaiba par Abraham et Ismaël: le désert où fut chassé Ismaël (Hagar disparaît) serait le désert d'Arabie, et précisément La Mekke. Abraham serait parti l'y rechercher et c'est là que Dieu lui aurait révélé de construire la kaiba.
Par contre, l'annonce de la naissance miraculeuse d'Isaac par les hôtes mystérieux accueillis royalement par Abraham se retrouve dans le Coran comme dans la Genèse, avec des détails et des formules très proches, parfois littéralement identiques. Même ambiguïté sur la nature de ces hôtes (anges ou hommes?); même réflexe de crainte d'Abraham, même rire de Sarah... (Coran 11, 69-76; Genèse 18). Et cette annonce est suivie, dans les deux textes sacrés, de l'annonce du châtiment des villes prévaricatrices (Sodome et Gomorrhe, non nommées dans le Coran) et de l'intercession d'Abraham en faveur de la famille de Lot (Coran 11, 74-76; et Gen. 18, 23-33). On peut même y ajouter les épisodes de la tentative de sodomie sur les hôtes de Lot et de la punition de la femme de Lot (Coran 11, 77-83 et Gen. 19).
De même, le sacrifice du fils, demandé par Dieu à Abraham, est parallèle dans les deux traditions, bien que, dans le Coran (37, 101-113), le récit soit beaucoup plus bref et allusif que celui de la Bible (Gen. 22), si coloré et émouvant. Mais l'essentiel y est: la foi de « soumission » d'Abraham et de son fils, type même de la foi de tout vrai croyant. Et c'est justement à cet épisode que se réfère le nom même d'Islam et de musulman, ainsi que le rite du Pèlerinage (hajj) et la fête de l'Aïd el-Kébir. Cependant, le symbolisme de ce sacrifice inachevé, préfigurant, pour les chrétiens, le sacrifice complet du Fils unique sur la Croix (Romains 8, 32; Hébreux 2, 14-17; 11, 19) est évidemment exclu du Coran.
Enfin, l'épisode des oiseaux dépecés et revivifiés comme preuve de la résurrection des morts (Coran 2, 260) est sans doute un écho du rite du sacrifice scellant l'Alliance de YHWH avec Abraham (Gen. 15, 8-11), mais avec des détails et surtout un symbolisme différent. On peut ajouter que le titre si beau d'Abraham « ami de Dieu » (lehard Allah), (Coran 4, 125) se retrouve dans la Bible (Isaïe 41, 8; Daniel 3, 35; épître de Jac. 2, 23).
Par ailleurs, des épisodes coraniques mais non bibliques de la vie d'Abraham sont tirés de la tradition juive post-christique: la réflexion d'Abraham sur les étoiles (Coran 6, 67-79) vient du Midrash Bereshit Rabbah; de même l'épisode d'Abraham briseur d'idoles (Coran 21, 5563); tandis que celui d'Abraham jeté au feu et sauvé par Dieu (Coran 21, 68-69) est tiré du Talmud de Jérusalem.
La signification d'Abraham
Le thème de la Promesse et de l'Alliance, essence même de la figure biblique d'Abraham, se retrouve bien dans le Coran, mais avec un sens profondément différent. Abraham est certes, avec Noé, Moïse, Jésus et Mohammed, un des quatre grands prophètes avec qui Dieu a fait alliance (mith4q) (Coran 33, 7). Ce mithaq consiste revivifier le monothéisme dans l'humanité qui l'oublie sans cesse, bien que tout homme ait contracté dans l'éternité, avant même sa naissance sur terre, un pacte de monothéisme avec Dieu (7, 172-173). De plus, Abraham, dans le Coran, est le père du vrai monothéisme et de la foi de soumission. Mais cette paternité se restreint progressivement aux seuls musulmans, seuls vrais monothéistes.
Dans la Bible, Abraham est l'homme de la Promesse et de l'Alliance parce que son départ de Haran est un put acte de foi dans la promesse d'une terre et d'une descendance « aussi nombreuse que les grains de poussière de la terre » (Gen. 13, 16) et que « les étoiles du ciel » (Gen. 15, 5-6; 17; Hébreux 11, 12). Le peuple juif, un peu comme l'Islam, a vu dans ces paroles divines la promesse de fécondité et de prospérité pour eux-mêmes, par descendance généalogique à partir du grand Patriarche. Jésus a formellement récusé cette conception juive (et a fortiori musulmane) d'une filiation charnelle comme gage de salut (Mt 3, 9; Lc 16, 24 ss; Jn 8, 37, 44...). Seule, la filiation spirituelle compte. C'est en Jésus que se concentre la filiation spirituelle d'Abraham (Mt I, 1; Gal. 3, 16; cf. Jn 8, 56; lx 1, 54 à 73). C'est en lui que se concentre la Promesse, pour que, en lui et par lui, elle s'étende à tous les hommes. C'est la vie « dans le Christ », implicite par toute vie droite ou explicite avec /a foi en Jésus-Christ, qui rend fils d'Abraham et héritier de sa Promesse (Romains 4, 11-25; Gal. 3, 14; 28-29...).
De plus, pour le Coran, Abraham annonce Mohammed et l'Islam. C'est là son rôle principal. Pour la Bible lue à la lumière de l'Evangile, Abraham prépare et annonce le Christ, parce qu'il est à l'origine du peuple qui portera la promesse et engendrera le Christ selon la chair; et par sa foi de soumission et le symbolisme du sacrifice du fils de la promesse, Abraham est réellement le Père des croyants », non pas au sens coranique de père des musulmans, mais au sens chrétien de père de tous ceux qui adhèrent au Christ, visiblement ou invisiblement. On pourrait formuler cela encore mieux, en reprenant le sens originel du mot muslim dans les premières sourates coraniques: Abraham est le père spirituel de tous /es « soumis » à la volonté de Dieu, car sa soumission extraordinaire, quand Dieu lui demande de sacrifier son fils, est le type et l'origine de la « foi de soumission» (islâm) aux volontés souvent paradoxales de Dieu sur nous, que les musulmans adhèrent, implicitement que c'est justement dans cet « islâm », dans cet acte d'abandon confiant dans la volonté inconnue de Dieu sur nous, que les musulmans adhèrent, implicitement mais réellement, au mystère de l'Incarnation rédemptrice, qu'ils rejettent pourtant explicitement, en général à travers sa caricature. Car l'Incarnation rédemptrice est précisément ce que Dieu a voulu pour sauver le monde et le faire participer à sa propre vie, à sa communion d'amour. Ainsi les musulmans, comme tous les vrais croyants, seront réellement les fils d'Abraham, non pas par descendance charnelle, et encore moins par Ismaël ou par un pur rattachement à la communauté musulmane, mais dans la mesure où ils vivront leur foi en muslim », soumis à /a volonté de Dieu, quelle qu'elle soit, et dans la mesure où elle se révèle à eux. Ils reproduiront ainsi en eux la foi du Père des croyants », telle que nous la décrit l'épître aux Hébreux 11, 8-12 et 17-19.
Et c'est justement dans ce sens de type de la vraie foi de soumission que le Concile Vatican II a voulu situer la place d'Abraham par rapport à l'Islam. Une formule avait été proposée par certains évêques, sollicités par quelques islamologues chrétiens, pour les textes concernant l'Islam (9). Elle disait que le « Fils d'Ismaël » (les musulmans, précisait une note) ne sont pas étrangers à la Révélation biblique, car ils reconnaissent Abraham pour père et professent la foi au « Dieu d'Abraham ». Le Concile a trouvé que cette formule semblait trop favoriser une interprétation généalogique de cette filiation d'Abraham, et par Ismaël! Et il a choisi des formules qui placent cette filiation dans la valeur de modèle de la foi d'Abraham: « les musulmans cherchent à se soumettre aux décrets de Dieu, même s'ils sont cachés, comme s'est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi musulmane se réfère volontiers ».
Conclusions
On voit dès lors comment nous pouvons situer Abraham dans le dialogue et les rapports entre chrétiens et musulmans.
1. Plusieurs initiatives visent à regrouper les trois grandes religions monothéistes sous le signe d'Abraham, leur père commun: « Fraternité d'Abraham », etc.. Pour éviter toute confusion, tout syncrétisme, on se rappellera d'abord qu'Abraham a un sens profondément différent dans les trois religions: pour le judaïsme, il est l'ancêtre du peuple juif (y compris Jésus et Marie), mais de lui seul. Pour les musulmans orthodoxes, il est le père des musulmans, et d'eux seuls. Pour les chrétiens, il est le père spirituel de tous ceux qui adhèrent au Christ implicitement ou explicitement. De même pour la conception à se faire des rapports entre ces trois religions: pour le judaïsme, l'histoire du salut continue de passer par le peuple juif, et le christianisme comme l'islam n'en sont que des excroissances erratiques. Pour le christianisme, le peuple juif donne naissance au Christ, qui est à reconnaître par tous les hommes, y compris les juifs et les musulmans. Pour l'islam, le judaïsme a été remplacé et assumé par le christianisme et celui-ci, à son tour, a été assumé et remplacé par l'islam, seule vraie religion universelle; le judaïsme et le christianisme sont bien des religions révélées (« célestes »: samawiyya), des « religions de PEcriture » (ahl al-kitâb) car leurs Ecritures, la Thora et l'Evangile, viennent bien de Dieu; et à ce titre, elles sont bien distinctes des paganismes polythéistes et forment, avec l'islam, le groupe des trois « religions célestes ». Mais leurs Ecritures ont été « falsifiées » par leurs détenteurs, et elles ont été rendues caduques par l'apparition du Coran et de l'Islam, seule édition authentique de l'Ecriture éternelle et seule religion universelle et salvifique, à laquelle tous les hommes doivent adhérer, y compris les juifs et les chrétiens. Ainsi aucune des trois religions ne peut accepter d'être mise sur le même plan que les deux autres. Au lieu d'un schéma faisant naître d'Abraham trois lignées parallèles et plus ou moins équivalentes, il faudrait adopter un schéma linéaire, par substitutions successives.
2. Par contre si on se place au plan des valeurs religieuses, il est certain que les trois religions se réclamant d'Abraham ont en commun des valeurs essentielles qui les distinguent de toutes les autres religions. En plus de leur filiation historique, il s'agit de la foi en un seul Dieu, et un Dieu personnel (par opposition aux autres religions asiatiques), qui a parlé aux hommes par des prophètes, leur a révélé une Ecriture qui est Parole de Dieu (pour le christianisme, c'est le Christ qui est la Parole de Dieu). Elles croient que le monde est créé par Dieu et va vers lui au jour du Jugement, de la résurrection des morts et de la rétribution selon les actes. Pour elles, le monde, le temps et l'histoire ont donc un sens très voisin, celui de la marche vers la rencontre de Dieu. On est loin du temps cyclique et désespérant des anciens grecs et des hindouistes.
3. C'est dans cette ligne qu'Abraham pourra être appelé notre père commun. Non pas dans un sens généalogique, sur lequel nous avons des vues contradictoires, et qui, de toutes façons, n'a pas de valeur religieuse. Mais dans le sens de type de notre foi d'adhésion amoureuse à la volonté de Dieu sur nous et sur le monde.
Notes* Cet article est tiré de la revue «Comprendre » No. 11/8 du 9 janvier 1973, revue éditée en France dont le but est de promouvoir le dialogue islamo-chrétien et qui a pris depuis quelques années le nouveau titre de «Se comprendre » (20 rue du Printemps - 75017 Paris). Il existe des correspondants en anglais: « Encounter »; en espagnol: « Encuentro »; en hollandais: « Begrip ».
1. L'origine du mot est discutée. Il semble venir du syriaque hanpo, où il signifiait un païen, non-hébreu ou non-chrétien. A la suite de l'adoption du mot par le Coran, les exégètes musulmans lui trouvent une étymologie arabe, à partir de la racine HNF, incliner, dévier, donc sortir du polythéisme pour adhérer au monothéisme.
2. Voir W.M. Watt, article hdnif dans l'Encycl. de l'Islam, 2e édition.
3. Ces versets se trouvent dans une sourate mekkoise. Mais les critiques orientalistes Blachère...) y voient une interpolation, ou du moins une refonte, datant de Médine; cf. 2, 125-126.
4. C'est une pierre de 60 sur 90 cm, avec un creux en son milieu, qui serait l'emplacement des pieds d'Abraham. Il l'aurait utilisée pour se surélever à mesure que montaient les murs de la ka'ba. Elle est aujourd'hui placée sous une coupole, près de la ka'ba, et vénérée lors du Pèlerinage.
5. Ce point est évident, et le Coran en témoigne (108, 2), ainsi que les traditions qui nous montrent Mohammed participant au culte de la ka'ba, alors polythéiste, même après le début de la révélation, et y subissant des avanies. Mais la tradition musulmane, dans son ensemble, se refuse à croire que Mohammed ait pu être polythéiste à un seul moment de sa vie, et le fait monothéiste dès sa naissance.
6. Un exégète aussi classique que Baydâwi connaît les deux interprétations et les note à la suite selon son habitude, mais en mettant la filiation spirituelle avant la filiation charnelle: Abraham est le père des musulmans, parce qu'il est le père du Prophète, et donc il est comme le père de la communauté musulmane, du fait qu'il est la cause de leur vie éternelle et de leur existence escomptée dans l'au-delà; ou bien parce que la plupart des arabes sont de sa descendance et qu'ils l'ont emporté sur les autres (musulmans non arabes) ». Baydâwi in Coran 22, 78.
7. Certains exégètes chrétiens doutent même qu'Abraham ait été un strict monothéiste, sinon un énothéiste. En tout cas, il est curieux que Rachel, l'épouse de son petit-fils Jacob, ait dérobé les « dieux » (téraphim) de son père Laban (Genèse 31, 19 et 30).
8. Voir Proche-Orient Chrétien, 1969, pp. 162-193 et Comprendre, série bleue n° 61 du 13-2-1970.
9. Lumen Gentium n° 16 et Nostra Aetate n° 3. Pour une explication plus développée de ces textes importants et de cette discussion, voir mon commentaire dans Les relations de l'Eglise avec les religions non chrétiennes.
C. Vatican II. Unam Sanctam n° 61, Cerf 1966, pp. 201236, surtout pp. 203-207 et 213-216.
FLORILEGE
Abraham, le rocher sur lequel repose le monde• Prêtez attention au roc dont vous avez été tirés, regardez Abraham votre Père et Sara qui vous a enfantés. »
Isaïe 511-2
On peut comparer cette destinée à l'histoire d'un roi qui ne trouva que marécages et bourbiers tandis qu'il creusait pour aménager des fondations. Quand enfin rencontra le roc, il dit: Ici, le bâtirai. Ainsi Dieu, lorsqu'il fut sur le point de bâtir le monde, eut la prescience de la génération pécheresse d'Enoch — quand l'homme commença de profaner le nom du Seigneur — et des générations pécheresses de l'époque du déluge. Il dit: Comment créerai-je le monde, alors que sans aucun doute ces générations me provoqueront par leurs crimes et leurs péchés. Mais quand il s'aperçut qu'un four Abraham se lèverait, il dit: Volet l'al trouvé le roc sur lequel le bâtirai et fonderai le monde •.
Sefer Aggada cité par J. Gadetain
Le sein d'abraham« Due le Christ qui t'a appelé te reçoive et que les anges te conduisent dans le sein d'Abraham. »
Liturgie romaine des défunte (Subvenue)UNE FO SANS DEFAILLANCE
t Espérant contre toute espérance, Il crut et devint ainsi père d'une multitude de peuples, selon qu'il fut dit: telle sera ta descendance. C'est d'une fol sans défaillance qu'il considéra son corps déjà mort et le sein de Sara, mort également; devant la promesse de Dieu, l'incrédulité ne le fit pas hésiter, mals sa fol l'emplit de puissance et il rendit gloire à Dleu dans la persuasion que ce qu'Il a une fois promis, Dieu est assez puissant pour l'accomplir.»
Rom. 4,18-21
L'humanite suit deja le verbe de Dieu« En Abraham, l'humanité avait commencé à prendre l'habitude de suivre le Verbe de Dieu. Abraham en effet, ayant suivi dans la foi le commandement du Verbe de Dieu, offrit généreusement comme victime à Dieu son fils unique et bien-aimé, afin qu'il plaise à Dieu d'offrir pour toute sa descendance son Fils Unique et Bien-aimé en sacrifice pour notre salut.•
St Irénée, Adv. Haer. 91,5,5
L'ami de Dieu
« Oui est donc meilleur, en religion, que celui qui s'est soumis à Dieu tout en pratiquant la bienfaisance et qui suit la religion d'Abraham, car Dieu a pris Abraham pour ami.•
Cioran, Sour. 4,125