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Revista SIDIC XXVII - 1994/1
Judaïsme et Christianisme: influences réciproques (Páginas 02 - 08)

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L'Epître de Jacques pour les Juifs et pour les Chrétiens
John McDade

 

L'Epître de Jaques retient peu l'attention des lecteurs du Nouveau Testament mais, selon John McDade, elle a une importance unique en ce sens qu'elle constitue pour l'Eglise un témoignage du caractère juif de la communauté chrétienne primitive et de son enseignement:
« Voici un juif chrétien qui parle à ses frères juifs avec le sentiment d'appartenir à une tradition de foi ininterrompue. C'est cette dimension qui fait de l'épître de Jacques un témoignage si précieux de la brève période pendant laquelle des juifs observant la Torah, et d'autres juifs que leur foi en Jésus ne séparait pas des leurs, partageaient un même horizon ».

Il s'agit donc d'un document important pour ceux qu'intéresse la tâche de réévaluer la relation entre judaïsme et christianisme, et de repenser ce que signifie essentiellement que d'être disciple du Christ.

L'Epître de Jacques a beau avoir sa place assurée dans le canon du Nouveau Testament, elle a été critiquée plus souvent qu'elle n'a été admirée. Elle a rarement échappé au soupçon d'être marginale, par rapport à la fois à ce que nous savons de l'Eglise primitive et aux impulsions essentielles qui continuent à façonner la pensée et l'identité chrétiennes. Aujourd'hui encore, rares sont ceux qui la mettent sur la liste de leurs écrits préférés du Nouveau Testament, alors que c'est une Epître en or qui nous fait entendre, presque autant que le Sermon sur la Montagne, les accents authentiques des enseignements de Jésus. La présence de l'Epitre dans le Canon chrétien des Ecritures est pour le moins une invitation à la prendre au sérieux, comme un texte qui continue à témoigner, pour l'Eglise, de manières fondamentales de penser et de sentir qui, dans le contexte primitif, étaient considérées comme normatives de l'identitié chrétienne.

On ne peut même pas prétendre qu'elle a cessé d'être à la mode: elle n'a acquis son statut canonique dans les premiers siècles que lentement, sans enthousiasme, et l'Eglise d'Occident ne l'a reconnue comme canonique qu'au 3ème Concile de Carthage, en 397 de l'ère chrétienne. Elle semble avoir eu peu d'impact sur l'Eglise primitive, et il faut attendre Origène, un peu avant 253 de l'ère chrétienne, pour en avoir une citation directe. Si, donc, on situe l'origine de l'Epître à Jérusalem, dans les décades qui ont précédé la chute de la ville en 70 de l'ère chrétienne, cela veut dire que pendant les presque 200 ans qui ont suivi sa composition elle n'a eu, en tant que témoignage apostolique, qu'un rayonnement et un impact limités.

Les raisons de cette situation marginale ne sont pas difficiles à trouver. Il n'y est pas fait mention de thèmes chrétiens centraux tels que le titre messianique de Jésus, la valeur salvifique de sa mort et sa justification par le Père dans la résurrection. Il n'y est pas question du rôle du Saint Esprit. Le nom de Jésus figure dans l'Epître seulement au commencement de la lettre et dans les versets qui ouvrent le second chapitre.

En fait, l'Epître porte plus d'attention à la vie d'Abraham, de Rahab et d'Elie qu'à celle de Jésus. Elle a le ton d'une exhortation morale plutôt que celui de la théologie, elle est un exemple de la prédication primitive plutôt qu'une réflexion se développant au coeur de l'expérience des chrétiens de l'époque. Elle fait appel non à l'intellect, mais

l'expérience des lecteurs et à l'instinct qui les porte à mener une vie droite. Il n'est pas surprenant que son caractère même d'oeuvre chrétienne ait été mis en doute: en 1896, Spitta a suggéré que l'oeuvre était originellement un échantillon de l'enseignement moral juif, modifié ensuite par un écrivain chrétien. Cette théorie ne manque pas de partisans influents, voici ce que pense Bultmann:
Toute trace de compréhension des idées chrétiennes, telle celle d'un « entre-deux », y est absente. Le moralisme de la tradition synagogale fait son entrée ici, et il est possible que Jacques ne se situe pas dans le contexte général de cette tradition, mais que l'auteur ait repris
un document juif et y ait seulement apporté de légères retouches
(1).

« Une épître de paille »?

Même si l'Epître est reconnue, comme elle doit l'être, pour une oeuvre authentiquement chrétienne, profondément enracinée dans le judaïsme du ler siècle de l'ère chrétienne, des réserves ont été faites, en particulier par la tradition protestante, quant à la qualité de son enseignement: celui-ci, en effet, ne semble apporter qu'une faible réponse, dans son légalisme, à l'insistance de Paul sur la priorité de la justification par la foi (2,1) (2). Depuis la Réforme, on s'est efforcé de défendre l'Epître contre la condamnation de Luther qui la qualifie d'« épître de paille », parce qu'opposée à l'enseignement de Paul affirmant que nous sommes justifiés non par nos oeuvres, mai par la foi. La simple affirmation: « C'est par les oeuvres que l'homme est justifié et non par la foi seule » (2,24) a paru aux Réformateurs apporter une caution scripturaire peu valide à la « religion des oeuvres » catholique, et contredire l'affirmation de Paul que l'on obtient « la justification par la foi au Christ et non par la pratique de la loi » (Ga 2,16).

Dans le contexte des controverses de la Réforme, les lecteurs de Jacques 2,14-26 ont opposé un Jacques « catholique », « judaïsant » et semi-pélagien à un Paul « réformé », évangélique, offrant la liberté de la foi. Luther estimait que Jacques n'enseignait « rien au sujet de la foi, mais que la loi seule », et que même si c'était un bon ouvrage, il n'aidait pas pour le salut, car ne pas prêcher la mort et la résurrection de Jésus était un manquement grave au devoir apostolique (3). Aussi longtemps que la justification par la foi a été considérée comme le coeur du message Mo-testamentaire, le message de Jacques, différent mais également chrétien, n'a été qu'à peine toléré — et cela seulement parce qu'il se trouvait dans le Nouveau Testament — mais on le passait habituellement sous silence avec embarras.

Un texte en faveur de la Libération?

Récemment, l'Epître a semblé moins marginale par rapport à la vie chrétienne sous l'influence de la Théologie de la libération qui l'a mise en vedette, en portant toute l'attention sur sa critique radicale des relations entre riches et pauvres et sur l'exploitation commerciale des sans-voix (2, 1-7, 14-15; 5,1-6). Dans cette perspective, Jacques devient le « Amos du Nouveau Testament », un exemple de la praxis chrétienne de la libération, avec ce résultat que l'essentiel de l'Epître semble être plus prophétique au plan social qu'il ne l'est en réalité. Jacques, pas plus que Jésus, n'expose un évangile social: certes leurs paroles peuvent avoir des implications sociales, mais leur enseignement commun est avant tout religieux. L'éthique, et donc les relations sociales, n'apparaît que comme une expression concrète de l'amour de Dieu.

Les Réformateurs font de l'Epître une lecture négative à la lumière de la justification par la foi, et les partisans de la théologie de la libération en font une lecture positive, à partir de la place centrale donnée à l'option pour les pauvres. Ni les uns ni les autres n'ont raison. En effet, si l'Ecriture est lue à la lumière d'un critère particulier, certains textes qui ne satisfont pas l'interprète sont écartés, tandis que d'autres sont utilisés pour faire prévaloir des positions particulières. Alors, toute la gamme de lumières qu'offre l'Ecriture est soumise soit à une sélection (« le canon dans le canon »), soit à un rétrécissement idéologique (une préférence pour des thèmes « socialement mobilisateurs »). Or l'ampleur du canon chrétien des Ecritures signifie que la foi chrétienne est complexe en elle-même, qu'elle offre un éventail de thèmes et d'expériences et qu'elle est soumise à des transformations complexes. Aucun point de vue n'est une nonne permettant de déterminer ce qui est une « vérité chrétienne acceptable » (4).

Juifs et Chrétiens

Ceci concerne la lecture de l'Epître: si elle provient d'une période pendant laquelle la fidélité la Torah pouvait aller de pair avec le messianisme chrétien, elle parlera difficilement à une communauté chrétienne qui s'est habituée à opposer les deux traditions. D'où, par exemple, la difficulté qu'a Bultmann à l'accepter comme chrétienne, précisément parce qu'elle a l'air si « juive ». A ses yeux, sa « judéité » implique qu'elle ne peut pas être profondément « chrétienne » - position étrange quand elle est formulée avec tant de raideur, mais préjugé qui n'est pas rare. Parce que l'Epître est en même temps profondément juive et profondément chrétienne, elle a eu du mal à trouver une place dans la culture chrétienne dont la réaction instinctive est d'opposer l'une à l'autre les deux traditions de la Loi et de l'Evangile.

Sa réception pourrait être différente dans une communauté chrétienne qui a commencé à prendre conscience du besoin de renouer avec l'expérience de la foi juive et de dépasser la vision négative de la Torah juive, héritière du passé. L'Epître peut être récupérée, pour l'Église contemporaine, si elle est lue non dans le contexte des débats de la Réforme et de la Libération, dont les présupposés sont à mon sens entachés de partialité, mais en raison de la nécessité pressante qu'il y a de réévaluer les relations entre judaïsme et christianisme au premier siècle de l'ère chrétienne. Notre siècle a connu une explosion d'intérêt — aux ni veaux de la recherche et de la vulgarisation —pour les racines communes et enchevêtrées du judaïsme « moderne » et du christianisme, au cours du premier siècle, et pas seulement du point de vue historique. Les écrits prédominants du Nouveau Testament — Jean, Paul et l'épître aux Hébreux — ont été composés à un moment où s'était rompue l'harmonie qui existait auparavant entre la foi juive et la croyance messianique: ils devaient, de diverses manières, affirmer la continuité — parce que la révélation de Dieu doit être unitaire — mais ils mettaient davantage l'accent sur la séparation et la rupture entre la vie juive et l'identité chrétienne naissante. L'Epître ele Jacques, elle, ignore cette rupture — d'où sa valeur unique pour une Eglise chrétienne qui a commencé à repenser sa relation aux racines juives, et à la foi juive qui s'est développée par la suite.

Le nouveau Catéchisme

Une étape importante de ce processus de réflexion vient d'être franchie dans le nouveau Catéchisme publié récemment par le Vatican. Dans ce document qui fait autorité, on a particulièrement pris soin d'éviter « l'enseignement du mépris » qui a défiguré la réflexion chrétienne surle judaïsme. Lorsqu'ils suivaient cet enseignement, les chrétiens considéraient la Torah comme un fardeau accablant, un légalisme dont Jésus les avait libérés. Le Catéchisme, lui, présente délibérément Jésus comme un juif parfaitement observant, le seul Juste, soumis à la Torah et seul capable de l'accomplir dans ses enseignements et dans sa vie. Le passage vaut la peine d'être cité assez longuement:
Jésus, le Messie d'Israël, le plus grand donc dans le Royaume des cieux, se devait d'accomplir la Loi en l'exécutant dans son intégralité, jusque dans ses moindres préceptes selon ses propres paroles. Il est même le seul à avoir pu le faire parfaitement.
Ce zèle religieux, s'il ne voulait pas se résoudre en une casuistique « hypocrite », ne pouvait que préparer le peupleà cette intervention de Dieu inouïe que sera l'exécution parfaite de la Loi par le seul Juste, à la place de tous les pécheurs.
L'accomplissement parfait de la Loi ne pouvait être l'oeuvre que du divin Législateur, né sujet de la Loi en la personne du Fils. En Jésus, la Loi n'apparaît plus gravée sur des tables de pierre, mais « au fond du coeur » du Serviteur qui, parce qu'il apporte fidèlement le droit, est devenu « l'alliance du peuple ». Jésus accomplit la Loi jusqu'à prendre sur lui « la malédiction de la Loi » encourue par ceux qui ne « pratiquent pas tous les préceptes de la Loi », car la mort du Christ a eu lieu pour « racheter les transgressions de la première Alliance »
(578-80).

Selon le Catéchisme, l'évangile de Jésus n'élève pas de frontière entre ce qui sera plus tard l'identité chrétienne et la Loi juive, puisqu'il jaillit du « coeur du Serviteur » dont l'obéissance à Dieu est le sommet de l'observance de la Torah. De même dans l'Epître, aucune frontière entre le judaïsme et le christianisme n'est indiquée: les chrétiens se retrouvent encore dans une « synagogue » (2,1) où les chefs de la communauté, nommés « maîtres » (3,1) ou « aînés », sont appelés à prier sur les malades et à leur donner l'onction (5, 14 ss). 11 n'y a pas davantage trace, dans l'Epître, du problème qui troublait la communauté de Jérusalem à la veille du concile de Jérusalem (Ac 15): les Gentils devaient-ils être admis dans la communauté chrétienne et à quelles conditions? Voici un juif chrétien qui parle à ses frères juifs avec le sentiment d'appartenir à une tradition de foi ininterrompue. C'est cette dimension qui fait de l'Epître de Jacques un témoin, si précieux, de la brève période pendant laquelle des juifs observant la Torah et d'autres juifs, observant la Torah et que leur foi en Jésus ne séparait pas des leurs, partageaient un horizon commun.

Judaïcité chrétienne

L'enseignement que présente cette Epître est celui de cette brève période de judaïcité chrétienne qui a pris fin, d'une part avec la consolidation du judaïsme pharisaïco-rabbinique à la veille de la destruction du Temple, en l'an 70 de l'ère chrétienne, et de l'autre avec la vision renouvelée de l'identité chrétienne dûe au succès de la mission auprès des Gentils.

Même si Jacques est une voix isolée avant « la séparation des voies », il est l'un des témoignages les plus anciens, les plus précieux par conséquent, des enseignements propres aux juifs chrétiens, avant que la continuité vécue avec la vie juive ne se transforme en opposition et en exclusion mutuelles entre Evangile et Torah, ce qui provoquera une déchirure entre les deux traditions (Ga 2, 15-16; 5, 1-6). Adamson affirme ceci:
Tous les indices prouvent que l'Epître émane d'un groupe de juifs pieux de Jérusalem, ayant pour guide le frère du Seigneur... un groupe qui, lié à des gens ordinaires d'une piété profonde, vivait selon la tradition d'Israël. Pénétrés du respect profond de la justice qui est propre aux juifs, même s'ils accueillaient l'Evangile, ils ne pouvaient le faire sans continuer à révérer la loi juive (5).

Le mieux, semble-t-il, est de comprendre l'Epître comme un traité offert aux « douze tribus de la diaspora » (1,1), aux juifs vivant hors de Palestine, venus peut-être à Jérusalem pour les fêtes. Robert Murray suggère qu'elle a peut-être été écrite avec l'intention de présenter aux pèlerins juifs un enseignement du genre de celui que les juifs chrétiens de Jérusalem recevaient comme instruction hebdomadaire. Peut-être veut-elle dire à ces auditeurs: « Voici le genre d'enseignement juif que nous proposons, nous, les juifs chrétiens, Comme vous le voyez, il est parfaitement conforme à nos traditions. Parce que nous sommes disciples de Jésus, nous sommes à même de répondre aux exigences de la Torah » (6).

Si le propos de l'ouvrage était de s'adresser à des frères juifs, cela expliquerait pourquoi n'y sont pas exposés des enseignements « plus élevés »: ceux-ci viendraient plus tard, et le devoir de « réserve » — fixant les limites dans lesquelles on peut donner à des étrangers des instructions détaillées sur la foi chrétienne — interviendrait aussi en ce cas.

Loi et Evangile

Il est évident que le groupe de Jérusalem existait avant l'époque des tensions auxquelles Paul fait face, de manière si déconcertante, mettant en antithèse la foi dans le Christ et l'observance de la Loi. La polémique soi-disant « antipaulinienne » de 2, 18-26 n'est pas dirigée contre Paul, mais contre des slogans affirmant la priorité du don de la foi sur les oeuvres de l'amour. Il n'y a pas de conflit réel entre Jacques et Paul au sujet des oeuvres, puisqu'ils utilisent le mot dans des sens tout à fait différents: Quand Paul critique les « oeuvres », il parle de ce qu'il considère comme des formes d'observance fermées la perspective d'un accomplissement de la Torah dans le Messie, Jésus; Jacques, au contraire, considère « les oeuvres » comme l'expression de l'amour du prochain, c'est-à-dire du second grand commandement, et aussi comme l'application concrète de l'amour de Dieu dans tous les aspects de la vie, ainsi que l'enseigne Jésus, l'interprète de la Torah. Paul, écrivant à la communauté de Corinthe, très différente, parle de la condition chrétienne comme étant « sous la loi » du Christ (ennomos Christou) (1Co 9,21), et c'est une expression qui s'accorde avec la perspective de l'Epître de Jacques. La discussion de Jacques sur « la foi et les oeuvres » est entièrement en accord avec le jugement de Paul que seule compte « la foi opérant par la charité » (Ga 5,6): de la foi découlent les actes, inspirés par les dons d'en-haut (Je 1,17; 3,17).

La discussion de Jacques sur la relation entre « la foi et les oeuvres » se rapproche cependant davantage de Matthieu, en particulier du contraste que celui-ci souligne entre « écouter » et « mettre en pratique » dans le Sermon sur la Montagne (Mt 7, 24 26), et dans les paraboles des deux Fils (Mt 21,28 ss.) et du Jugement dernier (Mt 25,31 ss). L'Epître rappelle souvent les enseignements des Synoptiques: Davids indique 36 parallèles entre celle-ci et les Evangiles synoptiques, dont 25 avec le Sermon sur la Montagne, et plusieurs liens thématiques importants avec Luc (7). Même si Jacques ne cite pas explicitement Jésus, il nous présente, pense Rendall, « une éthique révisée et faisant autorité, qui découle de l'enseignement de Jésus et qui, comme chez Jésus, s'exprime dans une manière nouvelle de considérer la Loi juive » (8). Mais alors que Matthieu présente l'enseignement de Jésus comme « une nouvelle Torah », comportant une critique sévère des juifs (ex. 20 1-16; 21, 33-41; 22, 1-14), Jacques présente un enseignement chrétien exempt d'un tel jugement négatif sur les pratiques et la foi juives.

Un épitomé

A la fin du Sermon sur la Montagne, il nous est dit que la bonne réaction aux enseignements de Jésus est d'« écouter et de faire » (Mt 7, 24-27): la connaissance acquise doit s'exprimer en actes, de sorte que « la vraie connaissance » peut être mise en contraste avec le genre d'« oeuvres mauvaises » qui sont le fait des collecteurs d'impôts, des pharisiens, des scribes et des païens. Betz décrit le Sermon sur la Montagne comme un résumé (épitomé) de la théologie de Jésus, et cela d'une manière qu'on peut appliquer aussi à l'Epître de Jacques:
La fonction de « l'épitomé » est de fournir au disciple de Jésus les outils nécessaires pour qu'il devienne un théologien de Jésus. « Ecouter et mettre en pratique » les paroles de Jésus permet donc au disciple d'élaborer une théologie créative dans la ligne de la théologie du maître. Pour le dire nettement, le Sermon sur la Montagne est... une théologie à faire sienne intellectuellement et à intérioriser, afin de l'appliquer de manière créative dans les circonstances ordinaires de la vie (9).

Si nous avons raison de penser que l'Epître représente une collection d'enseignements qui, comme les compilations synoptiques des paroles de Jésus, nous rapprochent de la piété de la première communauté chrétienne et des formes de traditions orales qui sous-tendent les Evangiles synoptiques, il s'ensuit alors que la composition de celle-ci s'explique par les mêmes motifs que les sermons de Jésus dans Matthieu et dans Luc. L'Epître aussi a le caractère d'un « épitomé », bien qu'incomplet, venant de Jacques et non de Jésus: on peut la considérer comme un résumé de principes fondamentaux pour la vie pratique de juifs chrétiens, pour qui la Torah est interprétée et accomplie dans l'enseignement messianique de Jésus. L'Epître, en particulier, souligne davantage que les Synoptiques l'appel à « écouter et faire », en tant que caractéristique de la vie du disciple, dans le cadre de la « loi royale » donnée à Moïse et interprétée par Jésus.

Une Halakha chrétienne

L'accent, dans l'Epître, est mis naturellement sur le côté pratique: comment vivre dans les épreuves (1,2), dans la tentation (1,12), avec unité d'intention (1,8); en priant avec ferveur (5,17 ss); en confessant ses péchés les uns aux autres (5,16); en respectant les pauvres (2,2 ss) et en portant sur la condition des riches un regard juste (5,1 ss); avec patience (5,7 ss); en exerçant sur sa langue le contrôle qui convient (3,3 ss) et avec une sagesse qui vient d'en-haut (3,13 ss). Mais l'enseignement central est qu'il est nécessaire que la foi s'exprime par des actes (2, I 4ss): une croyance intellectuelle en Dieu est insuffisante — même les démons peuvent confesser que « Dieu est un! » (2, 19). « La foi elle-même, si elle n'a pas les oeuvres, est morte » (2, 17). La vraie piété, tout à l'opposé, vient au secours des malheureux, des orphelins et des veuves dans leur détresse, et se garde à distance de toute mauvaise action (1, 27). Voilà une théologie qui n'est pas celle des expériences intimes, mais des mains et du corps en tant que locus de l'observation religieuse. Elle considère que la foi est à vivre de façon pragmatique, existentielle, et que la conduite morale façonne le coeur. Ace point de vue, elle a un caractère éminemment juif, c'est un texte de sagesse halakhique, une instruction juive traditionnelle sur la piété et la conduite à suivre qui évite les dimensions spéculative et mystique de la religion. Jacob Neusner décrit ainsi les caractéristiques de ce type d'enseignement halakhique:
On traduit normalement halakha par « loi », car la halakha est pleine de règles normativessur ce qu'on doit faire et ne pas faire dans toutes les situations de la vie et à tout moment de la journée. Mais le mot halakha vient de la racine halakh qui veut dire « aller », et ce serait mieux de le traduire par « la voie ». La halakha est la « voie ». La voie selon laquelle l'homme mène sa vie; la voie lui permettant de transformer sa routine quotidienne en un modèle de sainteté; la voie pour suivre la révélation de la Torah et obtenir la rédemption. Pour la tradition juive, cette « voie » est absolument centrale (10).

On peut raisonnablement considérer l'Epître comme une Halakha chrétienne, une description de la manière dont la Torah interprétée par Jésus doit être vécue. L'Epître enseigne comment vivre dans l'obéissance à l'intérieur de ce que l'auteur appelle « la loi parfaite, la loi de liberté », la « loi royale » (1,25; 2,8): celle-ci ne peut être que la Torah expliquée par Jésus, la loi du Royaume de Dieu. Ce que l'Epître offre est une instruction sur la Halakha chrétienne ou la manière d'être disciple: les termes sont interchangeables, et à juste titre, car si nous nous demandons ce que c'est que d'être disciple du Christ, cela ne peut être qu'adopter un modèle de vie dont la norme régulatrice est la manière dont Jésus a lui-même observé la Torah; c'est la Halakha de sa pratique religieuse qui devient la loi définitive du Royaume (2,8).

Jacques parle sans détours, avec le sens du lien qui unit les deux traditions, et nous gagnerions à l'écouter avec plus d'attention en cette période où nous sommes de l'histoire de l'Eglise. C'est dire l'importance que son oeuvre continue à avoir pour notre Eglise, qui a grand besoin d'affermir son identité, en s'engageant plus profondément dans la ligne des impulsions premières qui furent celles de sa fondation. L'Epître de Jacques, loin d'être périphérique quand on a conscience de cette nécessité, pourrait bien être en fait l'un des témoignages les plus significatifs et les moins polémiques de cette dimension de l'Eglise que nous appelons l'ecclesia ex circumcisione, dimension trop souvent ignorée.


Notes
* John McDade est un jésuite qui enseigne la théologie au Heythrop College (Université de Londres). Il est aussi l'éditeur de la revue The Monde. Cet article est traduit de l'anglais.

(1) R. Bultmann, Theology of the New Testament, SCM, 1955, p. 143.
(2) Une excellente discussion au sujet des sentiments soi-disant hostiles à Paul de cette section se trouve dans James B. Adamson, The Man and his message (Eerdmans, 1989, pp. 195-227). Cf. aussi le jugement de Davids: « Jacques emploie les termes significatifs de pistis, erga et dikaiosuné dans un sens différent de Paul, un sens plus « primitif ». Il semble préférable de comprendre Jacques comme essayant de réfuter une tentative judéo-chrétienne de minimiser les exigences de PEvangile, et non comme une mauvaise interprétation du paulinisme »: Peter Davids, The Epistle of James, Paternoster Press, 1975, p. 21.
(3) Selon Luther, Jacques « met les choses pêle-mêle de façon si chaotique, qu'il semble avoir été un homme pieux et bien intentionné ayant pris quelques paroles dites par les disciples et les ayant mises n'importe comment sur papier. Ou bien le texte peut avoir été écrit par quelqu'un s'inspirant de son enseignement ». On trouve d'autres références aux opinions de Luther dans M. Dibelius, James: A Commentary on the Epistle of James, révisé par M. Greeven, Fortress Press, 1975, pp. 54ss.
(4) Les réserves faites par Newman sur la tentative d'établir un « centre » de la foi chrétienne sont encore valables: « Il ne faut pas qu'un aspect de la révélation en exclue ou en obscurcisse un autre; le christianisme est tout à la fois dogme, dévotion, pratique; il est ésotérique et exotérique; il est indulgent et strict; lumière et nuit; il est amour et crainte »: The Development of Christian Doctrine, I ,3. Jacques est pratique!
(5) Adamson, op. cil. p. 34.
(6) Robert Murray, SJ, « Jews, Hebrews and Christian: some Needed Distinctions », Novum Testamentum XXIV (1992), pp. 194-208 (p. 204). C.L. Milton fait une suggestion analogue: « L'huître a été écrite pour des juifs chrétiens visitant Jérusalem qui voulaient conserver un document des enseignements caractéristiques de Jacques pour le rapporter,chez eux, à d'autres chrétiens »: The Episile of lames, XXX,I966, p. 9.
(7) P. Davids, op. cit. pp. 47ss.; cf. aussi Adamson, op. cit. pp. 169ss.; W.D. Davies commente: « Les paroles de Jésus se font entendre (dans PEpitre) plus souvent que dans aucun autre texte en dehors des Synoptiques, mais en même temps elles sont condensées dans un principe unique, la loi d'amour »: The Setting of Me Sermon on Me Mount, Fortress Press, 1985, pp. 1516ss'
(8) G.H. Rendall, The Epistie of James and Judaic Christianity, 1927, p. 66.
(9) Cf. Hans Dieter Betz: Essays on Me Sermon on the Mount, Fortress Press, 1985, pp. 15-16ss.
(10) J. Neusner, The Way of Torah, Behnont, 1979, p. 51.

 

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