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Dieu - la question éthique fondamentale après l’Holocauste
John T. Pawlikowski
Pawlikowski affirme que l’Holocauste représente le plus grand défi du vingtième siècle à une époque capable de provoquer une destruction sans précédent aussi bien que d’éveiller un espoir inégalé. Il souscrit aux remarques de Victor Ferkis, Hans Jonas Buckminster Fuller selon lesquelles l’homme semble avoir la capacité de poser des actes jadis considérés comme du domaine exclusif de Dieu. Ses réalisations scientifiques et techniques l’ont placé à la charnière de l’utopie et de l’oubli. De ce fait, la question de fond que soulève l’Holocauste tient à la perception différente que nous avons de la relation entre Dieu et l’homme et aux incidences de ce changement sur notre comportement moral.
Parmi les diverses tentatives juives visant à tirer les conséquences essentielles de l’Holocauste quant à la part de responsabilité de l’homme et de Dieu dans le gouvernement du monde, Pawlikowski retient le point de vue de Irving Greenberg sur la relation d’alliance après l’Holocauste et y réagit : « Si, après la destruction du Temple, l’homme a cessé d’être un partenaire mineur pour devenir un véritable partenaire, alors, après l’Holocauste, le peuple juif est appelé à assumer en adulte majeur son rôle de partenaire» (1) Pour Greenberg, il serait immoral et, en fait, sans doute fatal pour l’humanité d’abandonner sa quête de pouvoir après l’Holocauste.
Estimant que Greenberg a exagéré l’impuissance de Dieu en faisant de lui le «partenaire mineur», Pawlikowski opte pour la relation plus égalitaire de co-création. Tout en réaffirmant avec subtilité le rôle de l’action divine et en ajoutant une mise en garde sur la nécessité de l’humilité humaine, il remplace le paradigme d’un Dieu tout-puissant par la notion plus nuancée d’un Dieu contraignant dont le message convainc plutôt qu’il ne détermine et commence à élaborer une christologie axée sur la vulnérabilité divine.
Pour réussir à concilier l’abus que fait l’homme de son pouvoir avec un paradigme de co-création, il nous faut réintroduire dans la conscience humaine et, en particulier, dans les sociétés fortement sécularisées qu’ont engendrées les Lumières et leur héritage révolutionnaire, le sens aigu d’un Dieu contraignant. C’est ce Dieu contraignant, dont nous devons parvenir à faire l’expérience à travers une rencontre symbolique à la fois personnelle et culturelle, qui nous apportera la guérison, l’appui, l’assurance capables d’étouffer tout désir d’affirmer notre humanité, de tenter de «dominer» le Dieu créateur à la manière des Nazis, par un usage destructeur, voire mortel, du pouvoir humain.
Nous devons maintenir l’idée d’un Dieu contraignant à la fois au niveau de notre conscience personnelle et au niveau de notre conscience collective. Je partage le sentiment de Donald Dietrich lorsqu’il écrit: «De même que les théologiens chrétiens se sont trouvés, après l’Holocauste, face à un monde marqué par la dégradation de l’environnement, la brutalité politique et l’oppression sociale ... de même une conception du mal articulée sur la relation individuelle à Dieu semble insuffisante, parce qu’elle ne peut expliquer le mal à l’échelle du macrocosme... La condition humaine et ses valeurs fondatrices sont intimement liées au contrôle exercé par le cadre institutionnel... Du point de vue socio-psychologique, la réalité paraît montrer qu’il faut d’abord comprendre l’interaction cruciale de l’individu et de la société pour pouvoir procéder à l’élaboration d’une grille morale.» (2)
L’importance de restaurer le sens d’un Dieu contraignant dans la culture ambiante pose un problème particulier à ceux d’entre nous qui souscrivent en général à l’idée de la séparation de l’Eglise et de l’Etat vénérée dans les démocraties occidentales et élevée, pour ce qui est du catholicisme, au rang de principe théologique par le concile Vatican II dans sa Déclaration sur la liberté religieuse.(3) Néanmoins, nous devons également prendre au sérieux la Déclaration de Vatican II sur l’Eglise dans le monde moderne, qui souligne fortement la centralité de la culture dans la morale contemporaine. Si l’on ne réussit pas à intégrer dans la conscience collective occidentale le sens d’un Dieu contraignant, sans verser dans le fondamentalisme mais de manière à disposer d’un véritable baromètre moral, la conscience personnelle d’un Dieu contraignant se révélera en soi inefficace pour éviter à l’homme d’abuser de son pouvoir de co-création. Il serait facile d’aboutir à une «souveraineté de la nudité». (4)
Parler de Dieu après l’Holocauste, c’est inévitablement, pour les chrétiens, parler du Christ après l’Holocauste. Si l’on reconnaît dans le ministère de Jésus une émergence de la perception plus vive de l’intimité entre l’homme et Dieu due à la révolution opérée par les Pharisiens dans le judaïsme du second Temple (5), les revendications christologiques faites par l’Eglise dans sa réflexion sur ce ministère peuvent être perçues comme des tentatives visant à faire naître un nouveau sens de la profonde insertion de l’humain dans le divin. L’ultime signification de la christologie ainsi comprise tient au fait qu’en révélant la grandeur de l’homme elle apporte par là-même l’infléchissement nécessaire au paternalisme réducteur qui a souvent caractérisé la relation entre Dieu et l’homme dans le passé. En ce sens, toute christologie authentique est, en dernière analyse, une anthropologie théologique.
A mon avis, c’est à la peur et au paternalisme liés dans le passé à la définition de la relation entre Dieu et l’homme qu’il faut imputer, du moins en partie, la tentative nazie de réaliser un total renversement du sens et des valeurs humaines, pour reprendre les termes d’Uriel Tal. Une christologie de l’Incarnation peut nous aider à comprendre que la personne humaine partage la vie et l’existence même de Dieu. La personne reste créature: le fossé entre l’humain en l’homme et l’humain en Dieu n’est pas totalement comblé. La lutte de l’homme face au Dieu créateur - source de l’abus du pouvoir humain dans le passé - est achevée dans son principe, même si son achèvement plénier est encore à venir. Ainsi, nous pouvons vraiment affirmer que le Christ apporte à l’humanité le salut au sens radical du terme: l’intégrité.
C’est en comprenant correctement le sens de l’événement chrétien que l’on peut parvenir à surmonter le péché originel d’orgueil, ce désir de supplanter le Créateur dans sa puissance et son statut, qui était au coeur du nazisme. Pour ce faire, il importe d’avoir le sens de l’auto-limitation que Dieu a, comme l’a souligné Jurgen Moltmann, manifestée au Calvaire. On trouve aussi ce sens de la limitation ou de l’auto-restriction divine dans la littérature mystique juive. La notion de «vulnérabilité divine», symbole christologique puissant sur le plan moral, nous rappelle qu’il n’est pas nécessaire d’exercer un pouvoir ou une domination pour être «divin».
Pour pouvoir nous servir ainsi de cette notion de «vulnérabilité divine», il nous faut la dépouiller de tout lien direct surtout avec la souffrance juive, mais aussi avec la souffrance des autres victimes du nazisme. La souffrance de Jésus doit être perçue comme volontaire et rédemptrice. Or, on ne peut en conscience en dire autant des souffrances subies par les Juifs et les autres victimes du nazisme.
Je soutiens que l’Holocauste représente l’expression extrême et de la liberté et de la malignité humaine, les deux éléments étant intimement liés. L’ultime affirmation de la liberté humaine par rapport à Dieu que représente l’Holocauste peut en fait marquer le début du règlement définitif du conflit entre la liberté et le mal. Lorsque l’humanité reconnaîtra enfin la destruction qu’elle peut provoquer en rejetant totalement sa dépendance vis-à-vis de son Créateur - comme elle l’a fait dans l’Holocauste - lorsqu’elle se rendra compte que ce rejet est une perversion et non une affirmation de sa liberté, peut-être la conscience humaine sera-t-elle au seuil d’une nouvelle étape. Peut-être parviendrons-nous enfin à prendre le mal à sa racine. Le pouvoir du mal ne s’émoussera que lorsque l’humanité aura acquis, non seulement le sens profond de la dignité qui lui vient de son rapport direct à Dieu, mais un sens égal de l’humilité, né de la découverte cruciale des ravages qu’elle peut causer lorsqu’elle est livrée à son seul discernement.
John T. Pawlikowski, o.s.m., docteur en philosophie, est professeur d’éthique sociale au Catholic Theological Union, Chicago. [Texte traduit de l’anglais par C. Le Paire].
1. Irving GREENBERG, “The Voluntary Covenant”, in Perspectives # 3 (New York: National Jewish Resource Center, 1982): 17-18.
2. Donald J. DIETRICH, God and Humanity in Auschwitz: Jewish-Christian Relations and Sanctioned Murder (New Brunswick, NJ et Londres: Transaction Publishers, 1995), p. 295.
3. Cf. John T. PAWLIKOWSKI, «Catholicism and the Public Church: Recent US Developments», in D.M. YEAGER (ed.), The Annula of the Society of Christian Ethics (Washington: Georgetown University Press, 1989), p. 147-165; et «Walking with and beyond John Courtenay Murray», in New Theology Review Vol 9, août 1996, p.20-40.
4. Cf. Clyde L. MANSCHRECK, «Church-State Relations - A question of Sovereignty», in C.L. MANSCHRECK and B. BROWN ZIKMUND (eds), The American Religious Experiment: Piety and Practicality (Chicago: Exploration Press, 1976), p. 121.
5. Cf. John T. PAWLIKOWSKI, Jesus and the Theology of Israel (Wilmington, DE: Michael Glazier, 1989) et «Ein Bund oder zwei Bunde?», Theologische Quartalschrift, Gegrunder 1819, 176. Jahrgang 4, Heft 1996, p. 325-340.