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Le jubilé biblique
Tommaso Federici
Prémisses
L'exposé qui suit est fatalement schématique. Il postule autant la nécessité d'une lecture immédiate des textes bibliques cités, selon une bonne version moderne, qu'une lecture continue, lectio continua, de la Bible dans son intégralité. De fait, c'est seulement une lecture ininterrompue, patiente, amoureuse de la Bible, dans le prolongement de la lecture officielle de la sainte liturgie, qui permet de recueillir les résonnances infinies des thèmes bibliques de l'ancien et du nouveau testament. C'est seulement ainsi, pour une part au moins, que l'on peut affronter cette mentalité diffuse qui se reflète dans de nombreuses expressions de la presse, en particulier dans la chronique superficielle des quotidiens, mais aussi dans de simples réflexions journalières qui sont l'écho d'une défiance, d'une mésestime, d'une incompréhension, d'une refus déclaré ou d'une aversion hostile à l'égard de « l'année sainte ». Ou bien on en perçoit seulement les aspects historico-populaires (comme on le sait, le Moyen-Age offre un matériel infini qui n'appelle pas l'approfondissement); ou bien, et c'est peut-être l'aspect le plus grave, on restreint le « phénomène année sainte » au seulaspect « spirituel » pris dans un sens désincarné dans l'histoire et dans la société; on l'individualise comme un problème à résoudre « dans le secret de la conscience de chacun, voire du libre arbitre personnel », comme l'auteur de cet article l'a entendu avec effroi dans un milieu catholique de laïcs engagés et hautement qualifiés, en réaction à son exposé sur la doctrine biblique du jubilé, dans l'ancien et le nouveau testament.
Quand effectivement les chrétiens prendront conscience qu'Israël peuple de Dieu et l'église du nouveau testament, nouveau peuple de Dieu, se sont trouvés, par la grâce de Dieu, dans le vécu permanent du jubilé — c'est précisément ce que cherche à montrer l'exposé qui suit — on se demandera peut-être comment on a pu évacuer l'importante substance de vie biblique et chrétienne que représente le jubilé. Quand les fidèles du Seigneur réussiront finalement à retrouver aussi cet aspect, ils s'apercevront que le Seigneur est venu donner un accomplissement définitif à la fois historico-social et liturgico-spirituel — et, concrètement, pas l'un de ces éléments sans l'autre — au jubilé préparé dans l'ancien testament; ceci est la base constitutive nécessaire et le fondement permanent du peuple de Dieu et donc de toutes les autres fraternités dans le monde et dans l'histoire.
C'est pour cela qu'il faut lire les textes bibliques et qu'il faut s'opposer à ce que l'on y introduise (sous peine de leur faire subir une violence indue) des catégories non bibliques, même s'il se trouve qu'elles soient spécieusement qualifiées de « modernes »: la théologie avant tout, puis la philosophie, la psychologie, la politique, la sociologie, l'économie... sciences toujours incapables, au long des siècles, et pourtant utilisées par de trop nombreux chrétiens dans ce sens, de distinguer, de percevoir, de comprendre, d'enseigner à vivre et à prendre au sérieux les richesses de la parole de Dieu.
Certes, l'auteur, comme tout bibliste authentique, ne refuse pas, car ce serait un a priori inadmissible et la fermeture d'un esprit non cultivé, tout le sérieux de l'apport des sciences modernes (surtout la critique historique et littéraire) pour une meilleure compréhension de la Bible. Du reste, un double postulat s'impose: a) aucun théologien, philosophe, psychologue, politique, sociologue, économiste n'accepterait jamais d'étudier sa propre discipline en y introduisant de force des catégories bibliques. b) la Bible, parole divine vivante, pour vaincre la stupidité humaine, fruit du péché et de l'ignorance, exige rigoureusement des hommes la « conversion du coeur » unique condition permanente et authentique pour accueillir la divine sagesse.
C'est même le jubilé biblique, valable toujours et partout, qui exige « cette conversion du coeur ». La rage forcenée qu'il soulève à travers le monde le montre bien.
Le jubilé dans l'ancien testament
A) Les textes et leur contexte.
1) Contexte principal
le « jubilé » ou « année du jubilé » ou «année des cinquante ans » se trouve traité en divers passages de l'ancien testament, parmi lesquels le principal est de loin le Lévitique, dans les chapitres 25,8-22 et 27, 16-25. D'importants rappels se trouvent aussi dans Nombres (Nb 36,4); dans Jérémie (Jr 34,9); Isaïe (Is 61,1-3); Ezéchiel (Ez 46,17). D'autres renvois, suggestions ou allusions seront indiqués dans le courant du développement.
Voyons d'abord le contexte général des deux passages fondamentaux. Le Lévitique dans la structure du Pentateuque telle qu'elle se présente du sixième siècle au cinquième siècle avant. J. C. est le troisième livre de ce recueil. Le Pentateuque, ou Torah, « l'enseignement » (la traduction habituelle « loi » est erronée) est la description programmée du fondement constitutif du peuple de Dieu. « Fondement », parce que le récit de l'expérience historique d'Israël est posé comme ayant valeur également pour la suite de son histoire. Et donc « constitutif » parce que la formation primitive du peuple de nomades et de semi-nomades, à titre de communauté authentique, enchaîne et détermine la formation future de ce même peuple, formation qui est projetée comme un fait en devenir et qui connaîtra un long futur.
Le Lévitique occupe dans le Pentateuque, dans l'ancien testament et dans l'ensemble de la Bible, une place à part. C'est un document assez complexe, fruit d'un travail de compilation et de rédaction (qui recouvre plusieurs dizaines d'années, pendant et après l'exil, donc aux sixième et cinquième siècles av. J. C.) de l'école théologique sacerdotale indiquée par le sigle « P » (de Priesterkodex, code ou écrit sacerdotal, terme de la critique allemande de 1800 et resté en usage). L'école (ou tradition, ou document, ou source, ou écrit) « P » recueille et codifie avec fidélité et amour des faits, des récits ou des mémoires d'ordre historique, théologique, juridique, coutumier, liturgique et communautaire remontant souvent à une antiquité exceptionnelle, impressionnante, exactement comme c'est le cas pour la tradition du jubilé. L'école « P » conçoit tout ce complexe comme une formidable description dans la perspective de « l'histoire du salut », dont le moment constitutif, le motif, le noeud et le caractère spécifique est la sainteté reflétée dans le culte liturgique et dans la vie du peuple de Dieu tout entier; car le Seigneur lui-même lui communique, selon des temps et des aspects divers, sa sainteté ineffable. Le Lévitique résonne souvent de l'ordre péremptoire qui met en relief la vie vécue: « Soyez saints parce que je suis saint! » (par exemple, Lev 19,2).
Ainsi vraiment la vie sociale reçoit sa sanction et son intégration de ce qui peut être regardé comme sa source immédiate: la liturgie de la communauté, le culte de l'unique Seigneur. Du culte dérivent immédiatement des obligations morales et sociales rigoureuses et inéluctables, qui sont toujours dans l'ordre de la communication et du vécu de la sainteté: la justice-charité, jamais l'une sans l'autre, ni l'une avant l'autre, mais l'une et l'autre en co-existence.
Et puisque le Seigneur saint interpelle sans fin son peuple en disant: « Je suis le Seigneur ton Dieu » cette formule comme on le verra plus loin, révèle le nom divin, celui qui a été révélé par Moïse sur le Sinaï (Ex 3,14) c'est-à-dire le tétragramme YHWH, lu « Adonaï », en grec xiiewç, c'est-à-dire « Le Seigneur-toujours - présent - et - agissant - dans - l'histaire - concrète -de - son - peuple - et - dans - le - monde » c'est-à-dire l'Immanuel. Ce Seigneur a libéré Israël d'Egypte, l'a constitué comme peuple particulier, lui a fait vivre « l'événement pascal », l'a lié à lui par une alliance, lui a confié un décalogue et des normes morales, sociales et religieuses, l'a introduit dans la terre promise, lui a donné le préceptedu culte, de l'amour du Seigneur lui-même et de l'amour des hommes. Bref, Israël est lié pour toujours à « l'événement pascal » et doit continuer à vivre, selon ces normes reçues, cet événement historique et existentiel au long des générations. On comprend alors que le précepte ultime fait à Israël soit celui de la justice-charité à l'égard du Seigneur et des hommes, et tout ceci repose sur l'unique fondement: avoir vécu une fois pour toutes la Pâque en présence du Seigneur et vouloir continuer à la vivre toujours, parce que seule la Pâque est libération, salut et vie. Le premier texte sur le jubilé, Lev 25,8-22, qui est du reste le plus important, se trouve faire partie du « Code de sainteté » à savoir Lev 17,26. A partir de bases sérieuses, les critiques estiment que c'est la partie la plus ancienne du Lévitique. Il comporte divers « enseignements » c'est-à-dire des certitudes et des normes. C'est seulement en assimilant les convictions et en actualisant les normes reçues qu'Israël se disposera à recevoir la sainteté divine; c'est seulement dans la « purification » continuelle qu'il pourra vivre une histoire réelle et porteuse de salut menée devant son unique Seigneur, qui est précisément « le saint » par excellence. Le contexte le plus proche du jubilé est donc liturgique et social.
Lev 23,24 fête et liturgie du peuple: le sabbat, la Pâque, la Pentecôte, le jour de l'an, l'expiation, les tentes, la liturgie du chandelier d'or et des « pains de proposition »;
Lev 25,27 en vision grandiose: décrets sur la sainteté du peuple, qui est donc la véritable dimension sociale de cette communauté historique.
Et si l'on veut détailler:
Lev 25,1-22 Statut sur les deux « années saintes » c'est-à-dire sur la mise en oeuvre de cette sainteté dans le concret de la vie sociale;
Lev 25,1-7 l'année sabbatique;
Lev 25,8-22 le jubilé actualise et distribue harmonieusement les actes à poser: vv. 32-24, le rachat de la terre; des personnes; vv. 35-38, l'emprunt; vv. 39-55, esclavage et affranchissement.
Suivent des compléments:
Lev 26,1-2 contre l'idolâtrie;
Lev 26,3-13 bénédiction pour ceux qui observent les prescriptions;
Lev 26,14-15 malédiction contre les transgresseurs (remarquer la disproportion entre le positif et le négatif de la sanction: en effet, ceux qui transgressent sont toujours plus nombreux que ceux qui observent!);
Lev 27,1-8 les voeux sont modifiables, s'ils sont trop pesants;
Lev 27,9-12 voeux sur les animaux;
Lev 27,14-15 voeux sur l'habitation personnelle;
Lev 27,16-25 voeux sur les champs que l'on possède;
Lev 27,26-27 loi sur le rachat des premiers-nés;
Lev 27,28-29 consécration de biens au Seigneur;
Lev 27,30-33 dîmes consacrées au Seigneur —et donc à distribuer aux pauvres.
2) Le texte de base: Lev 25,8.22
Division des thèmes:
y. 12 recouvrement de la propriété (cf y. 10);
y. 14-16 achats et ventes temporaires seulement;
y. 17 motivation: Dieu et le prochain;
v. 18-19 observance du jubilé et sécurité, abondance et paix;
y. 20 crainte et perplexité de l'israélite;
y. 21 assurance divine: la bénédiction de la sixième année;
y. 22 assurance renforcée: cette bénédiction durera jusqu'à la fin de la neuvième année.
Une version littérale directement traduite de l'hébreu donne ceci: (1)
Compte pour toi les années septennales,
sept années, sept fois,
ce sont pour toi les jours de sept shabbats d'années: quarante neuf ans.
Fais passer le shophar en fanfare le septième mois, dans la décade du mois,
au jour des absolutions
faites passer le shophar en toute votre terre Consacrez l'année des cinquante ans:
proclamez la liberté sur la terre, pour tous ses [habitants. C'est pour vous le jubilé:
chaque homme retourne à sa possession
chaque homme retourne à son clan.
C'est le jubilé, c'est l'année des cinquante ans, n'ensemencez pas,
ne moissonnez pas ses regains,
ne vendangez pas les raisins de l'abstinence, c'est le jubilé.
Il est pour vous sacrement. Mangez la récolte du champ. En cette année du jubilé, chacun revient à sa propriété.
Quand vous vendez, une vente à ton prochain, ou achetant de la main de ton prochain, ne vous lésez pas l'un l'autre.
Selon le nombre d'années qui restent après le [jubilé, tu achètes de ton prochain.
Il te vend d'après le nombre des années de récoltes. Selon le grand nombre des années, la valeur de son bien croît; selon le petit nombre des années,
la valeur de son bien diminue.
Car il te vend le nombre des récoltes.
Ne vous lésez pas, l'un l'autre.
Et frémis de ton Elohim.
Oui, moi-même YHWH, votre Elohim.
Accomplissez mes règles.
Gardez mes jugements
faites-les:
et vous demeurerez sur la terre en sécurité.
La terre donnera son fruit:
vous le mangerez à satiété,
et vous demeurerez sur la terre en sécurité.
Quand vous direz:
« Que mangerons-nous la septième année? Voici, nous ne semons pas,
nous ne ramasserons donc pas notre récolte. » J'ordonnerai pour vous ma bénédiction, dans la sixième année,
elle fera une récolte pour trois ans.
Vous sèmerez la huitième année,
vous mangerez de l'ancienne récolte,
jusqu'en la neuvième année.
Jusqu'à l'arrivée de sa récolte,
vous mangerez l'ancienne.
On peut noter la forme apodictique de la prescription: c'est un ordre absolu (par opposition à tout genre de prescription casuistique: « si... »). On remarque aussi le passage typique de la deuxième personne du pluriel à la deuxième du singulier: le destinataire des normes est soit le peuple tout entier soit le peuple dans la personne des chefs de famille.
3) L'étymologie?
Le terme « jubilé », en hébreu Yobel, a déjà été expliqué mainte fois selon quatre étymologies:
Yobel signifie bélier, et, par extension, corne de bélier (shofar), instrument typique pour annoncer que le Yobel, jubilé, devait être célébré (cf Lev 25,10-12, 15, 28, 40, 50, 52, 54; 27,17-18, 23-24; Ex 19,13; Nb 36,4; Jos 6,4-6,8,13; et encore Lev 25,30-33; 27,21).
Yobel, par dérivation, indiquait le bruit de fête, donc, éventuellement, le jubilé festif, l'acclamation spontanée et joyeuse.
Yobel, en outre était compris comme un dérivé du verbe jabal, apporter, et donc revenu agraire, produit agricole, récolte: Lev 26, 4,20; Deut 11,17; 32,22; Jg 6,4; Job 20,28; Ps 67,7; 78,46; 85,13; Ez 34,27; Ha 3,17; Ag 1,10; Za 8,12.
Enfin puisque la Bible grecque des Septantes traduit le verbe et le substantif par dcpfintt, rétablir, libérer et -CicpsaLg, rémission, liberté, on peut trouver aussi ces différents sens sous-jacents pour traduire l'hébreu Yobel.
Il est évident que les quatre étymologies ne sont pas incompatibles: la première et la seconde se compénètrent 'et la troisième peut être ramenée aux deux premières puisque l'objet ultime du son festif — de la corne de bélier — indique précisément, à la date indiquée, le jubilé de rémission-libération. La quatrième étymologie, bien qu'elle ne soit pas à écarter sans approfondissement, jouit d'une moins grande faveur parmi les experts.
B) Le contenu du jubilé
1) L'énoncé dans sa simplicité
En fait, tout le jubilé consiste en prescriptions peu nombreuses: Lev 25, 8-22 prescrit une mesure religieuse et sociale qui doit être appliquée tous les sept fois sept ans, c'est-à-dire quarante-neuf ans, probablement en comptant quarante-neuf plus un, c'est-à-dire jusqu'à l'accomplissement de sept années sabbatiques (y. 8). D'abord les champs: ils retourneront à leurs anciens et premiers propriétaires. Puis les personnes: elles retourneront en liberté à leurs familles où elles retrouveront leur propriété reconstituée (y. 10).
Pendant cette période extraordinaire de l'existence, on ne sème pas, on ne travaille pas, c'est comme un immense sabbat du Seigneur; c'est le Seigneur lui-même qui pourvoira aux besoins de tous ses fils, tous en sécurité mangeront à leur faim (vv. 11-13 et 20-22). En prévision du jubilé tout contrat d'achat et de vente doit tenir compte de l'échéance de l'année de la restitution, et ainsi le prix sera élevé dans la mesure où le jubilé sera encore éloigné, et plus bas à l'approche de la rémission générale (vv. 14-16).
Au-dessus de toute autre prescription, il est proclamé au verset 17: « que personne n'ose faire de tort à son frère »; simplement parce que Dieu se présente comme l'unique qui puisse affirmer être tel: « Je suis le Seigneur, c'est-à dire le Seigneur de la Pâque et par conséquent 'votre Dieu' ».
L'observance immédiate des préceptes divins obtiendra à la communauté d'Israël la bénédiction divine, c'est-à-dire abondance assurée et paix dans la sécurité (vv. 18-19).
Sous-jacente à cette simplicité de l'énoncé se trouve une autre simplicité encore plus abrupte: l'affirmation nette, ultime, sans conteste que « les hommes sont à Dieu » (Lev 25, 42) et que « la terre est à Dieu » (Lev 25, 23-24). Demandons-nous ce que cela signifie.
2) » Car la terre m'appartient » (Lev 25, 23b)
Nous, chrétiens, nous sommes habitués en général à « spiritualiser » c'est-à-dire à nuancer, à rendre abstraites et lointaines les prescriptions et doctrines les plus concrètes, comme, par exemple, cette déclaration pourtant bien nette de Paul: « A vous appartiennent toutes les choses — vous appartenez au Christ — et le Christ appartient à Dieu » (1 Cor 3, 23), ce qui signifie que Dieu est le souverain divin et universel.
Dans l'ancien testament, Dieu est le souverain universel: le cosmos, en tant qu'il subsiste en soi, depuis les êtres inanimés jusqu'à la vie humaine, appartient sans exception au créateur divin, qui, de son côté laisse à tout ce qui existe une divine liberté, immense, illimitée.
Alors le jubilé, dans ce texte exceptionnel (Lev 25, 23-24), quand il proclame que « la terre » — c'est-à-dire la Palestine historique en tant que destinée à Israël — est la propriété exclusive du Seigneur, au sens réel et non métaphysique, doit provoquer une réflexion approfondie sur ce thème; thème qui, exploré à son tour, permet de découvrir des réalités bibliques décisives.
a) Cependant, tout l'univers, « le ciel et la terre » (expression idiomatique: les deux extrémités opposées expriment la totalité: ainsi « le bien et le mal », « la droite et la gauche », « l'Orient et l'Occident ») appartiennent à titre personnel, original et exclusif au Seigneur Dieu, créateur et souverain. Qu'on relise en ce sens des textes comme: livres historiques: Gen 1-2; Ex 9,29; Nb 14-21; 2Chr 7,20; Neh 9,6; livres sapientiaux: Job 12,9; 41,2; Sag 1,7; Prov 8,31; Eccli 16,18; les psaumes traitent d'une façon toute spéciale ce grand thème: Ps 8; 19; 29; 33; 46-48; 50; 65-67; 76; 77; 82; 83; 85; 87; 92; 93; 96-100; 103-108; 111-114; 121; 135; 136; 145-150; tous résumés pour ainsi dire dans le très beau psaume 24,1: « Au Seigneur appartiennent la terre et ses étendues, le monde et ceux qui l'habitent » livres prophétiques: Isaïe 66, 1-2; Jer 23, 24; Ab 2,14. Les textes peuvent s'aligner à l'infini.
Tout ceci est réaffirmé dans le précepte divin du sabbat: comme les hommes et les animaux, la terre aussi devra se reposer parce qu'elle appartient à Dieu (Ex 20, 8-11). Voir dans le nouveau testament: Mt 5, 34-35; Actes 7,49; 17, 24,28; 1 Cor 10, 26.
b) Mais, en particulier, « la terre », la Palestine historique est le domaine absolu et la propriété exclusive du Seigneur. Il faut relire ici tous les textes de la Pâque, vraiment innombrables, dans lesquels le Seigneur affirme constamment: « la terre que j'ai juré à vos pères de vous donner », où l'on voit bien que, outre les trois articles de l'histoire du salut et de la foi: les pères (la promesse), la Pâque (réalisation) la terre (application), c'est seulement comme souverain et propriétaire que le Seigneur peut donner la terre. Ensuite il y a des textes décisifs: Exode 19, 5b, au moment de l'alliance du Sinaï; Isaïe 6, 1-3 la vision de la gloire qui remplit la terre et les séraphins qui chantent: « Saint, Saint, Saint! »; Osée 9,3; Joël 2,18; 4,2.
c) Conséquence inéluctable: dans la « terre de Dieu » les israélites par un décret divin original se retrouvent comme « des hôtes de passage » ou « des pèlerins et des étrangers » Lev 25, 23c. Mais on voit là encore une longue et durable tradition: Gen 12, 4-8-9 (cf Hb 11,9); 13,3; 17,8; 23, 4, textes portant tous sur Abraham errant en Palestine; 35,27; 47,9 sur Jacob, le père des douze tribus (mais son nom est aussi Israël, et il indique le destin du peuple issu de lui); Deut 26,5b où précisément Jacob est de nouveau évoqué par le chef de famille hébreu dans le « petit credo historique » (vv. 5b-9): « mon père était un araméen errant », un vagabond sans patrie avant l'actualisation du plan de Dieu; I Chr 29, 15; Ps 39, 13; 105, 12; 119, 19-54.
Dans le nouveau testament, cette tradition se poursuit avec encore davantage de raisons. Jésus dit en parlant de lui-même: « Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête » (Mt 8,20), sinon la croix! (Jn 19,30); pour lui il n'y a pas de place dans le caravansérail (Luc 2,7), même pas une tombe, sinon empruntée (Jn 19, 41-42); il erre sans arrêt: en Egypte, en Galilée, à travers la Palestine, en Judée; il invite à adorer le Père, non pas dans une patrie établie, mais dans le monde entier, comme le Père le veut (Jn 4, 21-24). La réalité de notre pèlerinage sor la terre est encore affirmée dans Act 7,5; Hb 11,9 en parlant d'Abraham; 11,13 de tous les pères; 13,14 de tous les chrétiens; Eph 2, 19 des chrétiens qui viennent du paganisme, cf y. 12; 1 Petr 2,11 des chrétiens dans leur dernière agonie.
d) conséquence finale: Israël est le locataire de Dieu, et locataire amovible, que l'on peut déloger de « sa » terre, selon qu'il observe ou non les commandements de Dieu (l'exil, cas résolu par la négative).
e) conséquence immédiate: dans le sein d'Israël, dans la terre, les hébreux peuvent procéder à des transactions commerciales normales, ils peuvent vendre des portions de territoire, mais ils doivent toujours se réserver le droit, inliénable à cet effet, du rachat dans le temps.
Le Seigneur ordonne avec sécheresse: pas même le nassi, le futur « prince » de son peuple, au retour de l'exil, ne dépouillera le peuple de Dieu de cette possession: « Qu'ils ne chassent pas de sa propriété fût-ce un seul membre de mon peuple » pour toujours (Ez 46,18; cf v. 17, c'est précisément l'année de libération des esclaves).
3) Terre, famille, égalité
Les effets économiques du jubilé, presque évidents, sont la taxation générale des prix des terrains qui, puisqu'ils doivent être restitués, ne peuvent coûter des sommes « définitives » c'est-à-dire fortes. Par ailleurs, une certaine envie d'acheter à un prix relativement accessible, et de profiter intensément du terrain acquis, à cause de la durée limitée dont on dispose. Effets négatifs possibles: personne n'a intérêt à acheter pour un laps de temps déjà établi, et à faire valoir une terre qui est « ressentie » comme non acquise personnellement.
Mais certes l'effet principal du jubilé était la reconstitution de la famille sur la propriété originelle; l'égalité de toutes les familles, et la liberté des personnes dans le cercle de famille et dans la propriété.
De fait, le précepte de l'inaliénabilité de la propriété privée est expliqué dans Lev 27,24: au sein de la communauté d'origine de chacun (tribu, sous-tribu) on recevait l'attribution d'une propriété foncière.
Puisque chacun la reçoit de la communauté, la possession des biens n'est pas aliénable à perpétuité. Au contraire l'israélite, homme libre par définition, est prêt à mourir plutôt qu'à céder son lopin de terre; ce lot reçu de la communauté et donc du Seigneur, est vraiment « sacré et inviolable ». C'est ce qui advint au fier Naboth, qoi refusa de vendre « sa » vigne au roi Abab.
Naboth fut lynché, sous prétexte de lèse-majesté et grâce à de faux témoins, par les ordres de l'idolâtre reine Jézabel, femme d'Ahab. C'est par ce sacrilège que ce dernier s'empara de cette vigne de sang dans la fertile plaine de Jesréel à l'Orient du mont Carmel; cf 1 Rois 21, 1-6, en particulier les versets 2 et 3, le refus de Naboth au roi, et ses motivations; 21, 17-24: puis la terrible colère du Seigneur contre le roi et l'annonce de l'inévitable châtiment par la bouche du prophète Elie; 22, 29-40, premier châtiment: Ahab; 2 Rois 9, 1-37: achèvement du châtiment à l'encontre de Jézabel qui meurt d'une fin ignominieuse.
La grande propriété, plaie éternelle du monde rural de tous les temps, était ainsi entravée, et avec elle la concentration de la propriété des sources de matière première, les monopoles de l'exploitation de ces ressources la production de biens de consommation inutiles, le cumul de capitaux. On comprenait mieux comment les biens de la communauté sont destinés par le Seigneur à la vie de la communauté toute entière.
Nous pouvons maintenant noter une quadruple série de normes qui, à l'occasion du jubilé et des autres institutions sociales (cf plus bas), permettait la reconstitution périodique, d'une part, du noyau familial désagrégé par la mise en service du travail de chacun, et, d'autre part, du lot de biens à cultiver.
a) La souveraineté illimitée du Seigneur, comme on l'a vu.
b) Un critère d'humanité plus profonde qui anime toute la législation hébraïque en face de celle de l'ancien Orient: et ce trait était propre au seul Israël en tant qu'il était l'unique peuple à vivre « une vie avec Dieu ».
c) La liberté de base en Israël, peuple libre par définition.
d) Déracinement vigoureux de tout égoïsme (nous reviendrons bientôt sur ce point).
La liberté fondamentale d'Israël est un aspect sous-estimé. Dès l'origine, Israël était un groupe humain, appelé par le Seigneur, constitué commepeuple libre, et formé par la libre association de douze tribus semi-nomades. Celles-ci, comme les amphictyonies de la Grèce antique autour des sanctuaires nationaux, se réunissaient soit dans les lieux de culte des patriarches en Palestine, soit par la suite dans le voisinage du sanctuaire, en suivant ses déplacements. Chaque tribu avait un patrimoine communautaire et à intervalles réguliers (voici donc ce « jubilé ») la communauté elle-même, en parfaite équité, tirait au sort les biens de chaque « famille » particulière; il s'agissait d'ailleurs plutôt d'une « famille élargie » autour d'un ancien avec tous ses fils, petis-fils, parents et personnel de service; mais ceci se passe toujours dans un circuit social immédiat puis national (cf encore Lev 27,24).
Le patrimoine, et donc les lots particuliers, distribués mais inséparables de l'ensemble, étaient ressentis et fonctionnaient réellement comme des instruments vitaux pour la survivance, la paix et la prospérité de la communauté. Chacun, certes, disposait d'un certain patrimoine « personnel » mais était avant tout en lien avec les autres frères, le « prochain »; pas trop de référence aux autres, mais pas trop peu non plus. Bref, selon la haute moralité des semi-nomades, d'une façon juste et équitable, dans la solidarité de la justice-charité.
Les transactions commerciales temporaires, selon les contingences du marché étaient donc admises et tolérées; mais puisque, malheureusement, l'ancien Orient était déchiré par une crise multi-millénaire sur le plan économique, l'égalité originaire de la famille avec son lot propre devait être reconstitué d'une façon péremptoire. Malheur à qui s'y oppose! (Lev 26, 14-46).
Voilà pourquoi « l'esclave » devait retourner libre, et même avec son gain, dans sa famille et sur sa terre. Malheur à qui s'y oppose! (Lev 26, 14-46).
C'est ainsi qu'apparaît plus clairement le décret de Lev 25,10:
a) franchise des territoires: les biens pour la propriété de la famille (v. 10c);
b) affranchissement des esclaves: les personnes pour la famille sur sa propriété (v. 10d).
La vie de famille est vraiment le fondement du jubilé, protégée comme elle l'est par le retour des échéances jubilaires — et de nombreuses autres, que nous verrons plus loin — et propriétaire inamovible d'un minimum de patrimoine pour vivre dignement en présence de son Seigneur sur la terre du Seigneur.
4) Déraciner l'égoïsme
C'est encore une fois le rappel de la prescription centrale du jubilé en Lev 25, 17:
Ne vous lésez pas, l'un l'autre.
Et frémis de ton Elohim.
Oui, moi-même IHWH, votre Elohim
(traduction A. Chouraqui).
Cette prescription unit indissolublement le Seigneur à ses fidèles, mais aussi les fidèles -du Seigneur entre eux. Donc il y a pour ainsi dire deux points d'appui du jubilé:
— la Pâque motive le jubilé;
— le « prochain » en est le centre.
De fait toute la Bible analyse sans cesse avec force et colère comment le « prochain » c'est tout homme, et comment ce « prochain » est de plus en plus maltraité!
C'est pourquoi le jubilé, comme les autres institutions religieuses, juridiques et sociales qui seront étudiées ensuite, sert à protéger et à dédommager ce « prochain » toujours exploité. Et pour quelle autre raison le Seigneur revendiquerait-il comme dirigées contre lui toutes les infractions à la volonté divine? C'est bien parce qu'elles tournent toujours inévitablement au détriment des hommes: l'idolâtrie, l'impiété inique, le blasphème, la violation de la fête font du tort au pauvre peuple balloté par les vagues successives des orgueilleux idolâtres — l'idolâtrie antique, comme celle d'aujourd'hui, coûte fort cher — des profiteurs, des riches dévots d'une civilisation de l'orgie, comme tous les riches de tout temps — et l'orgie coûte fort cher. C'est le peuple qui fait toujours les frais de tous ces désordres. Comme illustration de ceci, on peutlire une liste des infractions classiques aux chapitres 18 et 20 d'Ezéchiel.
En fulminant contre les égoïsmes concrets, contre l'abus des personnes, la détention des biens, le jubilé oeuvre dans ce sens.
a) il relativise les biens par rapport aux personnes de ceux qui possèdent moins, et que la Bible considère comme les hommes les plus importants devant le Seigneur;
b) il oblige les riches à renouer avec les pauvres — et « l'esclave » et le paysan sans terre ne sont rien d'autre — précisément au point névralgique de friction et de coupure violente entre les « classes » sociales: la possession de biens, le plus souvent usurpés de mille façons, la limitation de la liberté personnelle.
c) donc il les force à sortir de leur égoïsme de classe, fermé parfois jusqu'au paroxysme (une grande partie du message prophétique a pour objet ce point précis).
d) il oblige les propriétaires temporaires de biens et de main d'oeuvre — ou plutôt qui ont l'illusion d'être tels puisque seul le Seigneur l'est en fait: Lev 25, 23 sur la terre; 25, 42 sur les personnes! — à se situer dans un rapport réévalué, un rapport avec « d'autres » hommes égaux et également importants. Et ceci au moment même de l'achat du terrain ou du travail de l'esclave et jusqu'au jubilé suivant.
Outre ces autres mesures que nous mettons en relief, la Bible contraint les possesseurs de biens et de main-d'oeuvre humaine à sortir du centre de la réalité où ils se croient situés, et donc des égoïsmes instinctifs, de la fermeture, de l'aliénation, de l'envie, du soupçon, de la haine, de la séparation partisane, de la malveillance.
Il y a dans le jubilé une exigence précise de justice: reconnaître le prochain, le frère, l'autre. De fait, comme on le verra, il est demandé à tous les milieux de donner « avec le coeur ».
5) L'année sabbatique
Mais il existait et on appliquait aussi une autre institution grandiose, l'année sabbatique:
divers textes de l'ancien testament l'étudient, parmi lesquels les plus importants sont les suivants:
— Exode 21, 2-6 (de la tradition élohiste, sigle E, neuvième siècle av. J.C.); cette tradition recueille les plus anciennes traditions autour du personnage de Moïse et les codifie tout le long du Pentateuque: les esclaves, sauf s'ils désirent rester comme membres de la famille du patron, doivent être libérés la septième année après le commencement de leur service; toutefois, la norme générale sur l'esclavage est que la septième année après le commencement de leur service les esclaves soient de toute façon libérés;
— Ex 23, 10-11 (tradition élohiste) les champs sont laissés incultes et les produits sont la propriété des pauvres. Ces deux textes sont intégrés dans le « code de l'alliance » (Ex 20, 22-23, 19);
- Dt 15, 1-6 sur l'année sabbatique elle-même et la rémission des dettes générales (vv. 2-3): 7-11 sur le devoir de donner avec son coeur; 12-13 sur la liberté reconnue à l'esclave mais avec générosité;
— Dt 31, 9-13 prescrit de terminer l'année sabbatique à l'ouverture du cycle septennal de la très solennelle proclamation liturgique de la parole de Dieu, la Torah. Il s'agit du cycle liturgique continu, dont la tradition se poursuit également dans les églises chrétiennes. La date de ce commencement est la fête des cabanes (ou tabernacles), le 15 de Tishri (septembre-octobre);
— Neh 5, 1-14; 10,32: en signe de reprise après la catastrophe de l'exil, avec les quatre rites principaux décrits aux chapitres 8-10, on trouve aussi l'année sabbatique: terre laissée inculte en faveur des pauvres, abolition de toute dette;
— 1 Mac 6, 49-54: le roi Antiochus Eupator épargne Bet Sur affamée par l'année sabbatique (v. 49); même Jérusalem assiégée par lui est à toute extrémité quand revient l'année sabbatique (y. 53);
— Ez 46, 17 et 18 dans la vision du nouveau peuple eschatologique.
Que signifie: « année sabbatique ».
Les termes principaux sont shabbat, interruption de toute activité; deror, en grec Cicpscag, libération et liberté de la terre et des personnes; shemittah, en grec dcpscaç, amélioration générale.
La réalité de l'année sabbatique est tellement décisive que Lev 25, 1-7 la reprend, la précise et la place exactement comme une introduction et un modèle pour le jubilé lui-même (Lev 25, 8-22).
C'est donc l'année religieuse et liturgique par excellence; la libération générale de la terre, des esclaves, des animaux produisait aussi des effets bénéfiques pour tous:
a) la terre laissée inculte pendant un an, ses fruits appartiennent aux pauvres (cf Ex 23, 10-11); les animaux doivent se reposer comme la terre. Le Seigneur pourvoit à la nourriture des hommes pendant la sixième année, qui sera d'une abondance exceptionnelle, et ensuite aussi, spécialement la huitième année, qui est celle de la reprise des semailles et la plus difficile (cf Lev 25, 18-22). Le Seigneur demandait donc que tous les sept ans tout le peuple retourne à des formes de vie « comme au commencement », semi-nomades, comme au temps du désert et de l'exode, « à la manne, à l'eau de la roche, aux cailles ». C'est un grand morceau de la « théologie du désert », certes, réfutée à priori par la civilisation de consommation d'alors comme par celle d'aujourd'hui;
b) les hommes, les esclaves, seront libres, la septième année, de leur forme d'engagement, qui était d'ailleurs vente du travail et non pas servitude jusqu'à la mort comme dans le reste du monde antique; ils retournent dans leur fa mille et dans leur propriété. L'année sabbatique a une finalité ouvertement religieuse, libertaire, jus ticiaire ;
c) les dettes sont abolies, les créanciers doivent donner shemittah, Cicpscrts, « bonification » ou rémission. C'est la grande nouveauté apportée par Dt 15, 2-3: personne ne peut exiger de son frère le paiement de dettes au delà de la septième année. La grande, exceptionnelle, cause de cette nouveauté radicale c'est précisément cette rémission; le texte grec de Dt 15, 2-3 parle d' acpecaç, rémission et de ôcpético, être débiteur; et justement, quand le Christ prononcera le notre père, dans la formule de la prière dominicale, Mt 6, 12, la dernière demande est celle-ci:
« et pardonnez pcpe0 - nous nos offenses ( ôcpeLliwata ) comme nous les remettons aussi ( ticpiixatev) à nos débiteurs (betlètaLg) ».
Le verbe ecepiipu (d'où vient eicpscuç ) remettre, gratifier, je gratifie, je fais des largesses, domine la vision de l'ancien testament aussi bien que celle du nouveau testament.
Dans le contexte de Dt 1.5 qui traite de l'année sabbatique, il y a donc des débiteurs, qui sont, répétons-le, les pauvres par définition. Et voici que Dt 15 annonce et promet que si les commandements de Dieu sont exécutés par tout le peuple, il n'y aura plus de pauvres (v. 4; cf ensuite la réalisation dans Actes 4, 34; et infra). Mais d'autre part, avec beaucoup de réalisme il annonce et avertit avec sévérité que malheureusement les pauvres existeront toujours (y. 11) et toujours pour la même raison, à cause de la désobéissance au précepte divin de la justice et de la charité. Même ici il n'est pas surprenant de constater que le Seigneur Jésus, au moment où il va affronter l'heure suprême pour les péchés de beaucoup, c'est-à-dire de tout le peuple, dit la même chose aux disciples avares, dans l'épisode de l'onction de Béthanie (Mt 26,11; Jn 12,8; avec un rappel direct de Dt 15,11);
d) enfin l'année sabbatique, comme on l'a souvent remarqué, en ouvrant le cycle des lectures de la Torah (Dt 31, 10-11), utilisait ce grand et bienfaisant instrument de la parole pour rassembler un peuple que les égoïsmes, les haines, les trahisons, les idolâtries tendaient à aliéner d'une façon continue dans les divisions internes et les déchirements: ainsi un peuple dispersé était appelé, à l'écoute de l'unique parole de communion, à devenir une communauté de vie et de culte autour de l'unique Seigneur.
Mais pour cela il fallait déjà avoir actualisé la justice-charité! Il y a des preuves historiques de l'application effective de l'année sabbatique jusqu'à 70 après J.C., année de la destruction du temple et de la dispersion nationale des Hébreux. Philon en parle, De septenario, 8; des historiens dignes de foi en parlent aussi, par exemple Flavius Josèphe Antiquités juives 12, 9,5; 13,8,1; 14,6,2; 14,10,6; Guerre juive 1, 2-4; Tacite, Livres des histoires, 5,6.
Mais la meilleure preuve historique se trouve dans les appels véhéments des prophètes pour que l'année sabbatique ne soit pas entravée. En effet, puisque les fruits de l'année sabbatique étaient positifs pour les pauvres, les égoïsmes des riches tendaient à l'entraver, avec le prétexte que l'on donne habituellement pour ne pas opérer les réformes nécessaires, « ne pas troubler l'ordre établi » de l'économie normale, même si cet ordre est effectivement un désordre maléfique. Qu'on lise à ce sujet la terrible réclamation de Jérémie 34, 8-16 parce que les an ciens n'ont pas observé l'année de libération générale, et la terrifiante sanction promise: l'exil (vv. 17-22). L'observance de l'institution sabbatique est tellement centrale dans la vie du peuple de Dieu, que si elle n'est pas respectée — évidemment ceci est ajouté à d'autres griefs — elle produira pour ce peuple la catastrophe de l'exil. Voilà pourquoi, revenus de l'exil (après 538 av J.C.) les Hébreux s'empressent d'observer de nouveau l'année sabbatique: Neh 10, 32 ne se comprend bien que dans ce contexte historique concret. Mais année sabbatique et année jubilaire, ces deux véritables « années saintes » bibliques, n'étaient pas suffisantes pour mener à bien cette immense opération de justice-charité: celle que le Seigneur entendait et entend encore aujourd'hui mettre en oeuvre en faveur de son peuple et de tous les hommes, même contre l'enracinement de la volonté humaine dans l'égoïsme et le mal. Il existe un « système » biblique qu'il faut connaître autant pour sa complexité et son originalité pour son efficacité.
C) Le système du « ratissage » exercé contre les « réserves »
La Bible dispose, dans l'ancien comme dans le nouveau testament, d'un véritable système de « ratissage » pour dépouiller ceux qui possèdent d'une façon exclusive des réserves de biens qui augmentent sans cesse, et qui devraient, au contraire, être continuellement remis en circulation, pour être redistribués avec équité.
On trouve donc, dans le cadre de la législation bénéfique du jubilé, les compléments nécessaires pour comprendre la portée sociale sans prix du message biblique - puisse ceci aider les malheureux chrétiens qui se réunissent bourgeoisement en congrès pour renoncer à la doctrine sociale de la Bible et de l'Evangile (que d'ailleurs ils ne connaissent guère) et pour adopter des idéologies modernes catastrophiques!
Une série de « ratissages » est donc prévue pour « déraciner » du « coeur », c'est-à-dire selon la Bible de l'intelligence des hommes qui forment le peuple de Dieu, l'égoïsme, l'avidité, le profit, l'avarice, l'orgueil: bref la nleove5Ca, l'enrichissement forcené et effrené aux dépens des autres; c'est ce que le génie de saint Paul définit textuellement par Eib(olccreia, adoration des idoles, l'éternel Mammon, l'Intérêt, âme et ressort de toute bassesse, désir honteux, impudique de soustraire aux autres pour être seuls possédants, adoration de la « confiance en soi » (Eph 4,19; 5,3; Col 3,5; Rom 1,29).
Le système de « ratissage » est:
1) quotidien: avant le coucher du soleil, son salaire doit être remis à l'ouvrier qui l'a gagné plus que justement, sinon le cri de douleur de celui qui peine monte jusqu'au Seigneur qui punira implacablement le profiteur (Dt 24, 14-15; Lev 19, 13; Jer 22, 13; Tob 4, 15; Eccli 34, 25-26 etc...); avant le coucher du soleil, le gage du pauvre doit lui être restitué, autrement, ici encore, le cri du pauvre déchaîne la colère irrépressible du Seigneur contre les profiteurs (Ex 22, 25-27; Dt 24, 10-13, 17; Job 22, 6; 24, 3, 9; Prov 20, 16; 22, 27 Ez 18, 7; Am 2, 8). Du reste, même la colère ne doit pas voir passer le soir, Eph 4, 26.
2) hebdomadaire: le sabbat apporte le bienfait d'un repos universel et général, et donc une juste restauration de ceux qui travaillent, des étrangers, des serviteurs et des esclaves, des animaux même (Ex 20, 8-11). De fait, ce n'est rien de moins que le troisième commandement du décalogue que nous avons tellement défiguré dans notre pâle énoncé! Pour s'en convaincre il suffit de le comparer avec les textes parallèles!
3) annuel: les prémices de tout fruit de la terre, exactement comme les « premiers-nés » des hommes et des animaux (Ex 13, 1-2, 11-16; 22, 28-29; 34, 19-20) sont la propriété exclusive du Seigneur (Ex 22, 28; 23, 19; 34, 26; Lev 2, 12-14; 23, 10-14, 17; Dt 18, 4). Ces prémices doivent lui être offertes et consacrées, et - conséquence directe - doivent être offertes aux pauvres, aux pauvres de toujours, c'est-à-dire aux lévites et aux étrangers dans une grande liturgie communautaire (Dt 26, 1-11). Comme on le sait, les lévites par décret divin ne doivent rien posséder, leur « lot » héréditaire c'est le Seigneur et son service (Nb 18, 20, 23-24; Dt 10, 9; 12, 12; 14, 27, 29; 18, 1-8; Jos 13, 33, distribution des terres; 14, 3; 18, 7; Ez 44, 28 au sein du nouveau peuple de la nouvelle terre et de la nouvelle alliance; Ps 16, 5; Lam 3, 24). Les lévites doivent être soutenus par la communauté qui est la première bénéficiaire de leur service divin. Ainsi la tradition « P » leur concède-t-elle la dîme annuelle (Nb 18, 27)!
4) triennal: tous les trois ans les dîmes de toutes les récoltes sont apportées au sanctuaire et ensuite distribuées aux pauvres de toujours: le lévite, l'étranger, l'orphelin et la veuve (Dt 26, 12-19; 14, 22-29 etc.).
5) septennal: l'année sabbatique verra tous les sept ans la suspension de tous les travaux; les travailleurs seront au repos, les esclaves libres; les champs même reçoivent le bienfait de la jachère, toutes les dettes sont remises et abolies.
6) Tous les cinquante ans: le jubilé. C'est le « ratissage des ratissages » des éventuelles « réserves des réserves ». Dans ce système génial que nous venons de schématiser, on voit que l'action est continue dans le temps et dans l'espace et que l'année sabbatique, l'année des dîmes, l'échéance annuelle de toute prémice, le sabbat et chaque jour ne laissent place pour aucune réserve. Le jubilé est en référence avec tous ces temps forts et les récapitule chacun en particulier et tous ensemble. Mais en plus la propriété retourne au premier propriétaire; les dettes sont abolies, les esclaves, tous, recomposent le noyau familial dans la paix: bref, tous et tout jouissent de la liberté!
Jubilé: Pâque et liturgie
1) Jubilé et Pâque
Le jubilé ne se comprend pas vraiment dans son intensité si l'on n'est pas attentif au fait qu'il est un aspect important de la Pâque elle-même. Si, de fait, on analyse le verset central de la prescription du jubilé: Lev 25, 17: « Aie la crainte de ton Dieu, car c'est moi le Seigneur votre Dieu », on voit se profiler les éléments suivants.
a) « Aie la crainte de ton Dieu »: en face des décrets du jubilé, Israël doit se comporter vraiment comme, au premier moment de la révélation de l'Exode, au buisson ardent, Moïse a commencé à le faire quand il cache sa face dans sa terreur de la présence de Dieu (Ex 3, 6); comme Israël lui-même l'a fait quand il voit les « signes » de Moïse et Aaron qui accréditent leur mission divine (Ex 3, 31); ou encore comme a fait Israël quand « il vit et reconnut les signes » opérés par le Seigneur au passage de la mer Rouge (Ex 14, 31) exactement comme il l'avait annoncé {Ex 14, 15-18);
b) « parce que je suis le Seigneur »; c'est la même motivation pascale du Décalogue (Ex 20, 1-2): celui qui commande est le Seigneur (YHWH, nom ineffable, Adonaï, wieLoç, cf supra) qui s'est révélé au Sinaï au buisson ardent (Ex 3, 14) et qui depuis lors a accompli la Pâque pour son peuple;
c) « Votre Dieu »: le possessif indique une ecclésiologie précise. Le Seigneur de la Pâque, Seigneur d'Israël et souverain d'une communauté, établie dans le désert en tant qu'assemblée liturgique permanente, avec des devoirs et des droits religieux et sociaux; une assemblée fortement contrainte par la nouvelle réalité. Et cette nouvelle réalité n'est autre qu'avoir vécu l'événement pascal une fois pour toutes. Le Seigneur, dans l'événement pascal, s'est révélé et a oeuvré pour son peuple, bien plus lui-même « a vécu la Pâque » en union avec son peuple. Donc la Pâque provoque une relation unique: qui l'a vécue, vit au sein d'une communauté, connaît son « prochain », « l'autre » qui a vécu la même Pâque avec lui, dans et en vertu de la communauté, ou « l'Autre » qui a vécu la même Pâque avec cette communauté et en se servant de sa médiation.
De cette façon la relation pascale, qui est la morale de l'alliance pascale entre le Seigneur et son peuple, est tellement universelle qu'elle exclut toute tentation individualiste. La communauté et l'individu, de fait, sont fonctionnellement en connexion.
Le jubilé est une part assez significative de cette réalité pascale et communautaire: il se trouve dans la ligne de l'accomplissement pascal, qui est de reformer continuellement une véritable communauté pour le Seigneur. Mais ceci ne peut se réaliser que dans une liturgie.
2) Jubilé et liturgie
La loi suprême de la Pâque est celle qui a été annoncée par le Seigneur à Moïse dans Exode 3, 12:
« Alors (le Seigneur) dit (à Moïse): "Car je suis avec toi (Immanuel!)
"Et ceci est pour toi le signe de ce que, moi, je t'ai envoyé:
"quand tu feras sortir de Mitsraïm le peuple,
"vous servirez l'Elohim,
"sur cette montagne". »
(Traduction Chouraqui)
La liturgie en l'honneur du Seigneur est donc « un signe » biblique, c'est-à-dire une réalité concrète efficace qui actualise toute promesse divine.
Et tout d'abord signe de liberté: un peuple en adoration est un peuple vraiment libre; non pas qu'un peuple libre ou libéré rende volontiers un culte au Seigneur: il doit d'abord se convertir, et la conversion est difficile. Mais la vraie liberté doit déboucher sur la louange et l'action de grâces à l'égard du Seigneur.
Or le jubilé est une suprême liberté de tout un peuple: il est action de grâces. Et cette action de grâces s'incarne dans une liturgie, ou alors elle n'est pas.
Déjà cependant la grande péricope de Lev 25, 8-22 contient de nombreux et lumineux passages liturgiques.
1) le nombre sept et sa relation au carré: sept multiplié par sept. Le sept est l'élément sabbatique, à savoir du sabbat hebdomadaire, avec sa liturgie propre; et également de l'année sabbatique, avec sa liturgie, dont l'aspect principal est le commencement du cycle septennal de la lecture biblique de la Torah: v. 8;
2) le dix du mois. C'est le jour où, dans la Bible, surviennent les grands événements soit de la révélation, soit de l'actualisation de la révélation; par exemple le dix du premier mois on choisit l'agneau du sacrifice qui sera consommé comme Pâque (Lev 12, 3 dans la tradition sacerdotale): au dix du septième mois on célèbre la grande purification, Kippourim (singulier Kippour) y. 9;
3) le septième mois. C'est le mois important des trois fêtes d'automne, premier de l'an, purification (ou, moins bien expiation) et cabanes. C'est le mois liturgique et communautaire par excellence; autrefois c'était le premier mois de l'année; mois de rean LœrCa pour le rassemblement final; y. 9;
4) la corne: instrument liturgique par excellence parmi les instruments musicaux, important comme le psaltérion (instrument à cordes pour accompagner le chant des psaumes) c'est lui qui « signale » (cf le texte grec) les grandes fêtes et les grands moments liturgiques et nationaux du peuple de Dieu (comme les cloches dans le temps de l'église) y. 9a;
5) le Yom-hakippurim, (grand) jour de la purification, quand tout le peuple au cours de la plus grande cérémonie pénitentielle de l'année invoque de son Seigneur le pardon des péchés et la bénédiction de l'avenir: v. 9b;
6) le sec impératif: « vous sanctifierez la cinquantième année » avec le verbe qadash, sanctifier (sens premier: rendre brillant, resplendissant de pureté et donc de sainteté: communiquer la sainteté divine; recevoir cette sainteté et rendre au Seigneur une « sanctification de son nom ». Bien qu'elle soit erronée, il est malheureusement impossible d'éliminer l'étymologie « séparer » « rendre sacré » qui vient d'un préjugé de docteurs-ès-religions de 1800 et qui fonde une fausse science du sacré, du profane et de la désacralisation) y. 10a;
7) tout le jubilé est « saint » (encore qadash) y. 12. Mais en particulier: le premier « signe » liturgique est le son du yobel-shofar, le grand « signe » liturgique est la liturgie des Kippurim, le plus grand « signe » c'est tout le peuple, convoqué par le shofar pour célébrer kippour et donc pour former une assemblée liturgique d'hommes libres et libérés (cf Ex 3, 12) sur une terre libérée, pendant une année entière de liberté sainte.
Mais alors la liturgie communautaire doit intégrer le système du « ratissage » pour le mettre en relief et lui donner sa valeur. La liturgie et le social sont indissolublement unis même d'une manière fonctionnelle, si bien qu'il est possible de présenter le tableau ci-contre:
Le jubilé lui-même voit chaque jour la prière tamîd c'est-à-dire perpétuelle; chaque sabbat de cette année est une liturgie sabbatique solennelle; les liturgies très solennelles sont Pâque, la Pentecôte et les Cabanes. A la fin du jubilé on commence le cycle septennal des lectures bibliques. Quel énorme cumul liturgique!
Voilà pourquoi la liturgie précède, accompagne et suit les réalisations sociales, « les ratissages ». Qu'on relise à cette lumière deux psaumes liturgiques typiques, Ps 15 et 24, 3-6. On verra comment peuvent seulement comparaître devant le Seigneur, les « purs de coeur », ceux qui ont débarassé leur vie de toute entrave à la justice et à la charité à l'égard de leurs frères. Et qui ose paraître devant le Seigneur sans avoir fait la justice-charité est déjà condamné: cf des épisodes comme ceux qui sont racontés dans 1Sam 2, 12-17, 22-36, au sujet des fils d'Elie; les prêtres qui dépouillent les pauvres jusque dans le sanctuaire, sont marqués au fer rouge. La punition pour les deux, Ophnie et Phinée, ne tarde pas (3, 11).
3) Liturgie du don comme liturgie de purification
Mais dans la profonde vie religieuse de l'ancien testament existent pour ainsi dire deux Kippour: celui qui est décrit dans les rubriques de Lev 16 et de Eccli 50, 1-26, où l'on voit un peuple entier affliger son propre coeur pour ses propres péchés, et l'expiation-purification qui vient du don, donc de l'année sabbatique et du jubilé en tant qu'ils sont les grands moments de la rémission et du don. La purification des Expiations ouvre la voie du don et lui confère une valeur liturgique. Le don rend véridique le geste liturgique qui le précède; il lui confère réalité et crédibilité.
Il existe une sage « pédagogie du don » que nous allons schématiser ici. Le Seigneur la révèle, la dispense et la développe petit à petit, jusqu'à lui conférer une vertigineuse puissance de vie.
a) Le Seigneur a déjà fait don de tout. Or l'objet du don reste sien tout entier - la loi « de Dieu », la terre « de Dieu », le peuple « de Dieu » - et devient aussi réellemnt la propriété de celui qui le reçoit et l'accepte: la loi d'Israël, la terre d'Israël, le peuple d'Israël. Ainsi le don devient instrument c'est-à-dire « sacrement » réel de communion entre Bienfaiteur et bénéficiaires (cf Dt 26).
b) Le peuple de son côté doit donner au Seigneur « de tout coeur » généreusement. Ceci est répété sans arrêt: Ex 25, 2 pour le sanctuairedans le désert; 35, 5, 21, 29; 36, 2, 3; encore pour le sanctuaire, au point que la collecte est trop élevée!...; Juges 5, 2, 5 pour la guerre de libération; 2Rois 12, 5 pour le temple de Jérusalem et tous ses ornements sacrés; de même 1 Chr 29, 2, 5, 9, 17; de même pour la reconstruction du temple après l'exil: Esd 2, 68; 3, 5: 7, 16; Neh 7, 70-72; 11, 2.
c) Les membres du peuple doivent absolument donner au prochain; le cas limite est l'aumône (Tab 4, 7-11), véritable bénédiction pour qui la donne; le cas normal est celui qui est exposé dans le grand texte, cité à mainte reprise, Dt 26, 1-10, 11-19: le don que fait Dieu de la terre, du terrain cultivable, des prémices a précédé; l'israélite doit l'échanger avec le lévite et l'étranger; de même pour les dîmes, on les échange avec les précédents, puis avec l'orphelin et la veuve; et l'on donne gratuitement, sans avoir participé à des cultes orgiaques.
d) Le sommet: donner au « prochain » qui est le pauvre c'est cependant donner au Seigneur lui-même, comme dit une sentence de Prov 19, 17:
« Est créancier du Seigneur celui qui a pitié du pauvre
Et son salaire c'est (Lui) qui le lui verse ».
Bien plus: il faut donner aux pauvres, même sous forme de « prêt », même si l'année de la rémission est proche qui n'autorise pas le recouvrement; donc, donner sans intérêt légal, avec un coeur joyeux (Déjà dans Eccli 29, 2, puis Mt 5, 39-48; Luc 6, 27-38, en particulier le ver» set 35; cf aussi Lev 25, 3, 6; Neh 5, 9). Le Seigneur aime celui qui donne avec joie (Prov 22, 8a; 2 Cor 9, 7). C'est juste le contraire de l'impie: Ps 37, 21a. L'homme juste et pieux donne: v 21b; Ps 112, 5-9; 37, 25-26.
Bien plus, donner est au fond l'unique moyen qu'a l'homme pour se convertir: le don a la fonction réelle de sacrifice expiatoire, dit un grand texte tardif avec une maturité consciente de la révélation divine de l'ancien testament: Eccli 35, 1-10. Peut-être déjà cependant en Dt 14, 29, cf Isaïe 1, 13-15. Le Seigneur veut tout le coeur des hommes!
4) Peut-on rapprocher la liturgie et la justice?
Il est clair que pour trop d'entre nous, chrétiens, il est difficile d'associer même mentalement deux réalités aussi différentes que la liturgie et la justice, et même finalement la liturgie et la charité.
Mais dans la Bible de l'ancien testament et du nouveau testament, il n'existe pas de « liturgie » qui ne soit en même temps justice-charité rendue à tous les autres hommes, exactement comme il n'existe pas de justice-charité à l'égard de tous les autres qui ne soit aussi une liturgie. Le Seigneur qui accepte la liturgie est toujours celui qui exige la justice-charité de ses adorateurs mêmes. C'est le sens du précepte du jubilé: « Pour cela vous sanctifierez l'année des cinquante ans » (Lev 25, 10a).
De fait seule une liturgie communautaire peut vraiment conférer une valeur permanente à la justice-charité que les fidèles doivent rendre à tous les autres hommes, et donc aux frères, au Seigneur et, en fin de compte, à eux-mêmes. En réalité la liturgie communautaire en rendant un culte au Seigneur « sanctifie » les hommes, les rassemble et les réunit, les réconcilie dans une amélioration générale et inconditionnée:
a) elle réconcilie le frère avec le frère, mais aussi le fidèle avec l'étranger dont la nationalité et la foi sont différentes: dimension « interhumaine », « horizontale »;
b) ces frères réconciliés, devenus ainsi et finalement un peuple véritable qui est seul une assemblée libre permanente et liturgique, sont aussi réconciliés avec leur unique Dieu et Seigneur (Dt 26 entier): dimension « verticale ».
Dans la Bible, il n'existe pas, pour employer une expression imprécise et banale du langage moderne, de dimension « horizontale » qui ne débouche sur une dimension « verticale » vers le Seigneur. De même aucun « verticalisme » n'est accepté du Seigneur s'il n'a pas été précédé et s'il n'est pas suivi d'une réconciliation, d'une fraternité et d'une communion entre les frères humains.
Ceci est répété jusqu'à la monotonie. De laparticipation à la communauté liturgique découlent des obligations qui, d'autre part, la constituent: une communauté qui, jusqu'à son dernier membre, n'a pas rendu la justice-charité n'est pas communauté parce qu'elle ne peut pas vivre, devant le Seigneur, son histoire de salut dans le monde et dans l'histoire, et elle ne peut pas non plus se présenter devant le monde comme la communauté du Seigneur — hélas! elle s'y présente, mais de la façon grotesque que l'histoire décrit ensuite, déjà dans l'ancien testament puis ensuite dans l'ère chrétienne. Et les chrétiens ont encore de la peine à le comprendre!
Dans le nouveau testament, les apôtres ont exhorté à l'opération justice-charité d'une façon passionnée. Par exemple, Paul fait découler cette obligation de Dieu du fait que la communauté prend part à la Cène du Seigneur. Les rassasiés de toujours, qui laissent leurs frères avoir faim, sont déjà condamnés, s'ils n'ont pas déjà fait justice avant de participer à l'assemblée eucharistique: qu'on relise par exemple la grande péricope de 1 Cor 11, 17-34 sur l'iniquité incurable de quelques membres de la communauté de Corinthe.
Un tel discours aujourd'hui, temps privilégié de réforme liturgique et de réformes sociales, mériterait un traité biblique et liturgique long et documenté.
Mais, en outre, pour la Bible, rendre justice au frère et à « l'étranger », c'est rendre un culte au Seigneur; c'est en quelque sorte un acte unique en différents contextes. Le texte classique d'Osée 6, 6, comme ceux de tant d'autres prophètes, demande par la bouche du Seigneur que les fidèles fassent d'abord la hesed, la justice, la charité-fidélité, le pardon envers le frère, puis qu'ensuite ils viennent rendre leur culte au Seigneur. Pas l'un sans l'autre.
Ce n'est certainement pas par hasard que dans le nouveau testament, le Seigneur Jésus cite exactement ce texte à deux reprises: Mt 9, 13 et 12, 7; donc, en se l'appropriant pleinement et comme une « relance ».
Le jubilé, année de la rémission générale est donc une immense liturgie de justice-charité, et, comme telle, elle est élevée par Dieu à la dignité de solennité du Seigneur. Et, pour cela, le Seigneur lui-même réclame que ses fidèles sanctifient cette année, et donc eux-mêmes, par la pénitence et le pardon communautaire (Lev 25, 10) qui est source d'amour communautaire et par là rémission sociale générale. Voilà la liturgie, voilà la justice!
C'est tout le peuple qui est engagé, pas seulement les activistes au sein d'une masse inerte comme nous sommes habitués à le voir aujourd'hui. Le rappel de Lev 25 s'adresse à tout le peuple qu'il vient clouer, pour ainsi dire, à ses responsabilités devant le Seigneur et devant les hommes.
Après ce rappel, personne ne peut plus concevoir de maléfiques desseins de profiteur: les limites temporelles (ces nombreuses limites déjà énumérées et que le jubilé assume à nouveau et relance) rappellent tout le monde à la réalité.
De là prend sa source un réel retour à la communication et à la réconciliation entre tous ceux qui participent à l'alliance, qui se sentent insérés dans une vraie vie commune, qui se reconnaissent en rapport avec tous les frères et avec la communauté comme telle, au lieu de se faire centre et sommet de la réalité quand ils sont libres de poursuivre dans l'anarchie de sordides intérêts matériels.
5) Les étrangers: un aspect oecuménique du jubilé
Mais cette liturgie qui est en même temps justice-charité ne dépasserait pas les limites irrémédiablement étroites d'une communauté finalement assez maigre — c'est ainsi en effet que peut apparaître le peuple de Dieu d'hier et d'aujourd'hui dans sa dispersion — si elle ne refluait pas aussi et abondamment, à parité de droits et d'une façon illimitée, vers les « étrangers ».
Pâque est la motivation suprême: les étrangers seront traités comme des frères parce qu'Israël aussi a été étranger et esclave en Egypte (Dt 5, 15; 15, 15, contexte de l'année sabbatique; 16, 12; 24, 18, 22). Et seule la toute-puissance pascale du bras de Dieu (et non uneautre force humaine) a délivré Israël de l'Egypte, terre d'exploitation et d'idolâtrie.
De fait, l'ancien testament a une attitude particulière d'humanité, d'ouverture qui est exceptionnelle dans le monde oriental antique, à l'égard des étrangers, en particulier des gerim toshavim ou étrangers résidents. Il s'agit de tous ceux qui par suite de circonstances historiques ont été arrachés à leur patrie et à leur famille. Dans le monde antique c'était la mort. Mais Israël accepte leur présence, bien plus leur confère des privilèges: certains droits leur sont acquis à eux et aux lévites avant tout autre catégorie de pauvres: soit les prémices de la terre (Dt 26, 11) soit les dîmes triennales (Dt 26, 12; 14, 28-29). Ils peuvent jouir de la justice distributive égalitaire et bienfaisante qui découle de la législation de l'année sabbatique (Lev 25, 6) car les fruits spontanés de cette année sont aussi destinés à l'étranger qui habite avec l'israélite.
Donc, même pendant le jubilé, année de fruits spontanés puisque la terre reste inculte, la distribution est en vigueur en faveur de l'étranger.
Celui-ci peut aussi prendre part à l'assemblée liturgique d'Israël, à part entière et avec parité de droits et de devoirs; il peut même faire offrir par le prêtre « son » sacrifice dans le sanctuaire. L'unique limite est la célébration de la Pâque: l'étranger qui voudra y participer devra se faire circoncire (cf Ex 12, 43-49).
Avec l'année sabbatique et avec le jubilé donc, toute forme de particularisme et d'éventuelle suprématie raciste et religieuse disparaît.
E) Le jubilé, événement historique?
« La civilisation de l'orgie » qui, malgré les prophètes, régnait pendant si longtemps même à Jérusalem et en Samarie a fait tout ce qu'elle a pu pour empêcher l'application soit de l'année sabbatique, soit du jubilé. Les prophètes ont combattu pour leur application, en hérauts infatigables de la justice sociale. Ils ont toujours vu d'une façon aiguë l'association naturelle, le néfaste mariage qui unit l'irréligiosité et l'injustice sociale, l'idolâtrie et l'iniquité. Ils ont, et Paul à leur suite, souligné le cercle vicieux d'engendrement réciproque que provoquent l'idolâtrie, l'exploitation sociale, l'immoralité. Les classes dominantes de la société antique, comme de celle d'aujourd'hui, se sont toujours livrées à l'adoration des idoles les plus variées, à l'exploitation du peuple de toutes les manières possibles, à la pratique d'une orgie triomphante au sein des nations repues. Or pour mener ces trois formes d'existence il faut avoir beaucoup d'argent: le peuple le donnera donc.
On comprend alors que le jubilé ait été intolérable. Sa justification et son application, la théologie aussi bien que la vie sociale qu'il propose, constituent la destruction de la civilisation de l'orgie. Il aurait pu empêcher pour toujours la lèpre de la grande propriété, le commerce des esclaves, le cumul de capitaux morts à consacrer aux dépenses privées ou non utiles à la communauté (industries de bien superflus, vie de luxe) et l'exclusivité d'initiatives dites privées, c'est-à-dire égoïstes.
Y a-t-il des textes de la Bible qui parlent de l'application du jubilé, dans les faits?
En apparence, aucun; en réalité, ils sont nombreux.
Des traces certaines apparaissent parfois chez les prophètes: chronologiquement Jer 34, 9; Isaïe 61, 1-3; Ez 46, 17, textes antérieurs à la rédaction de Lévitique 25. Quant à Lev 25 lui-même on le considère en faveur de l'historicité du jubilé:
a) les textes de la tradition « P » recueillent en général les souvenirs les plus anciens de la Bible;
b) Lev 25 reflète des conditions de vie encore rurales, sinon semi-nomades, et en tout cas on n'y trouve pas une civilisation « urbaine ». En fait, il reflète les conditions de vie qui pouvaient exister en Palestine jusqu'au douzième et quatorzième siècle avant J.C. avant l'avènement de la monarchie (Saül premier roi vers 1040 av. J.C.) c'est-à-dire quand la division en tribus, que l'on peut voir dans le contexte du jubilé, était encore un événement vécu;
c) anciennement, une forme de jubilé avait probablement pu être mise en oeuvre dans les tribus d'Israël qui, à échéances précises, redistribuaient le patrimoine commun entre leurs affiliés;
d) la tradition P (sixième et cinquième siècle av. J.C.) en rassemblant les récits anciens, veut y intégrer les autres traditions (yavhiste, élohiste, deutéronomiste, prophétique, sapientielle): si, dans la rédaction finale du Pentateuque, la Torah, le livre saint, « P » a osé proposer de nouveau et proclamer hautement une institution ancienne — en admettant même que les conditions historiques aient empêché sa mise en oeuvre pendant longtemps — précisément quand la domination perse limitait la théocratie en Israël, c'est un signe important;
e) « P » le proclame aussi soit pour vaincre les oppositions des classes bourgeoises, soit parce qu'il sait bien que c'est une des grandes institutions qui forment l'assise constitutive du peuple de Dieu;
f) le Pentateuque, comme charte de cette assise, est à son tour le fondement constitutif permanent du peuple de Dieu, fondement que le Christ lui-même est venu non abolir, mais accomplir.
F) Le jubilé est un don de Dieu et une bénédiction
On peut conclure brièvement et dire que le jubilé est présenté comme un don de la bienveillance et de la miséricorde de Dieu.
Il est prévu pour persuader et convaincre des hommes durs de coeur, chaque jour, chaque semaine, année après année, tous les trois ans, tous les sept ans, tous les sept fois sept ans...
Le jubilé s'adresse à tous les membres du peuple de Dieu et pas dans l'abstrait, mais bien à leur intelligence concrète, historique (« le coeur »). Ce coeur est toujours sollicité par tous les moyens, appelé à donner et surtout à restituer ce qui a été injustement pris au prochain, à donner toujours.
Ce précepte, le plus grand commandement de la Bible, dérive des deux autres, eux aussi absolus, qui commandent « d'aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur » (Dt 6, 5; notons la motivation: parce que c'est lui, l'unique Seigneur y. 4) et « le prochain comme toi-même » (Lev 19, 18, dans le « Code de sainteté »; et notons la motivation: parce que le Seigneur est saint, y. 2 et passim). Les trois préceptes: le don, l'amour à l'égard du Seigneur et l'amour à l'égard du prochain forment un précepte unique (cf supra les versets sur le don).
Ce n'est pas par hasard que « donner généreusement », « avec le coeur » résonne comme un coup de fouet dans Dt 15, 7-11 à propos de l'année sabbatique, et aux vv. 12-18 pour la libération de l'esclave, la septième année. L'esclave une fois libre n'ira pas dans sa famille les mains vides, mais avec un don généreux (C'est une « liquidation » au sens propre, véritable, substantielle, prise sur le « bien » de l'ex-patron).
Et voilà pourquoi l'institution du jubilé est accompagné d'une bénédiction du Seigneur, solennelle, majestueuse, définitive, abondante, pleine d'amour. Le Seigneur a engagé sa personne même quand il a promis:
« J'ai déjà préparé ma bénédiction
Pour vous à la sixième année (Lev 25, 21b) ».
Le verbe hébreu, tsivah, prescrire, disposer évoque un serment irrévocable du Seigneur. La bénédiction, hébreu berakab, grec ei>loy fa indique que la bénédiction du Seigneur est une acceptation et un agrément des personnes qui font le jubilé ainsi que de leurs actions.
Le jubilé dans le nouveau testament
Déprécier l'ancien testament, c'est s'empêcher de bien voir le nouveau, alors que le Seigneur a pourtant sèchement ordonné: « Scrutez les Ecritures », c'est-»-dire l'ancien testament, pour le comprendre lui-même On 5, 39). En effet, le jubilé est au centre du nouveau testament qui en parle sans cesse: il faut le redécouvrir.
1) Le jubilé de Dieu
Le jubilé est un don de Dieu sous la forme d'un précepte exigeant et bienfaisant pour tout le peuple de Dieu. Mais, si l'égoïsme des hommes fait qu'il reste lettre morte, le Seigneur lui-même n'abandonne pas l'initiative et la relance sans fin. Ainsi, il prépare, puis envoie un protagoniste pour l'accomplissement définitif: son oint consacré, le Messie.
Il y a un texte, extraordinaire, du Trito-Isaïe (Is 61, 1-3) qui dans une version très proche du texte dit ceci:
L'esprit du Seigneur, de l'Eternel, repose sur moi, puisque l'Eternel m'a conféré la mission de porter un heureux message aux humbles; il m'a délégué pour guérir les coeurs brisés, pour annoncer la liberté aux captifs et la délivrance à ceux qui sont dans les chaînes;
pour proclamer une année de grâce de la part du Seigneur
un jour de revanche de la part de notre Dieu, pour consoler tous les affligés;
pour présenter aux affligés de Sion
et leur remettre une parure remplaçant les cendres, une huile d'allégresse remplaçant le deuil,
un vêtement de triomphe remplaçant l'abattement de l'esprit:
alors on les appellera térébinthes du salut, plantation de l'Eternel dont il se fait gloire.
(Traduction du rabbinat français)
Le Messie est chargé de cette proclamation divine universelle, spécialement adressée aux pauvres: ceux qui souffrent, les prisonniers de guerres injustes et de guerres soi-disant « justes », tous les détenus. Lui seul peut apporter la consolation, la paix, la miséricorde et la justice: c'est pour cela qu'il accueillera le don permanent de l'Esprit de Dieu, Esprit de consolation et de liberté. Et l'Esprit prendra possession de sa personne (Is 11, lss; 32, lss; 61, lss).
Le « signe » suprême du Messie est donc cette « évangélisation des pauvres » par la puissance de l'Esprit de Dieu. « Evangéliser » veut dire que dans « l'année de grâce de la part du Seigneur », dans le jubilé, maintenant devenu éternel, le Seigneur est avec les pauvres, il leur annonce son amour indéfectible, remet le royaume entre leurs mains, de sorte que ceux qui veulent appartenir au royaume déjà sur la terre doivent se convertir aux pauvres, se mettre à leur service, leur rendre l'hommage qui leur est dû parce qu'ils sont libérés par le Seigneur, et donc réellement libres, et que le Seigneur est en eux. Mais nous sommes encore dans l'ancien testament: il est difficile de réaliser ainsi le jubilé. Et c'est alors que survient l'action de l'Esprit de Dieu, plus que jamais nécessaire, qui s'ajoute à celle du Messie.
2) Jésus-Christ, unique protagoniste du jubilé de Dieu
Jésus, dans la synagogue de Nazareth, un jour de sabbat, lit précisément à ses concitoyens le grand texte messianique d'Isaïe (61, 1-3) et se l'applique à lui-même (Luc 4, 14-21).
Dans ce texte, au v. 1 on parle de rouah, Esprit, ava [La, de deror, a tg, liberté; au v. 2 de l'année jubilaire accordée par Dieu; et ensuite de rétribution. Le texte grec est plein de termes fondamentaux: y. 18 nverlIcc; nu», oindre d'où Xcnardg, oint; simyys?,gojtat., évangéliser; nuozd L, pauvres; xyl craw proclamer, d'où xrkunta, et d'autres termes.
On comprend comment Jésus s'applique à lui-même le grand texte. 11 est le Messie, et le « signe » de sa venue est vraiment l'évangélisation des pauvres, lui-même étant et restant un pauvre authentique.
Jésus, à la synagogue, ajoute également à Isaïe 61 un autre texte jubilaire, Isaïe 58, 1-9:
Crie à plein gosier, ne te ménage point! Comme le cor, fais retentir ta voix!
Et expose à mon peuple son iniquité,
à la maison de Jacob ses péchés.
Jour par jour ils s'adressent à moi
et manifestent le désir de connaître mes voies; à la façon d'un peuple pratiquant la justice, qui n'aurait jamais trahi la loi de son Dieu.
« Pourquoi jeûnons-nous sans que tu t'en aperçoives?
Mortifions-nous notre personne sans que tu le remarques? »
C'est qu'au jour de votre jeûne vous poursuivez vos intérêts et tyrannisez vos débiteurs.
Oui, vous jeûnez pour fomenter querelles et [dissensions, pour frapper d'un poing brutal;
vous ne jeûnez point à l'heure présente pour que votre voix soit entendue là-haut. Est-ce là un jeûne qui peut m'être agréable, un jour où l'homme se mortifie lui-même? Courber la tête comme un roseau,
se coucher sur le cilice et sur la cendre, est-ce là ce que tu appelles un jeûne,
un jour bienvenu de l'Eternel?
Mais voici le jeûne que j'aime:
c'est de rompre les chaînes de l'injustice, de dénouer les liens de tous les jougs,
de renvoyer libres ceux qu'on opprime,
de briser enfin toute servitude;
puis encore de partager ton pain avec 'affamé, de recueillir dans ta maison les malheureux sans
quand tu vois un homme nu, de le couvrir[, asile; de ne jamais te dérober à ceux qui sont comme
[ta propre chair!
C'est alors que ta lumière poindra comme l'aube, que ta guérison sera prompte à éclore;
ta vertu marchera devant toi,
et derrière toi la majesté de l'Eternel fermera
[la marche.
Alors tu appelleras et le Seigneur répondra, tu supplieras et il dira:
« Me voici! ».
( traduction du Rabbinat français)
Le Seigneur, à Nazareth, cite en particulier le y. 6 sur l'oppression des pauvres. Il apporte le deror, af3pE6 tç, la liberté, il inaugure l'année agréable au Père, il apporte la rétribution. Il possède l'Esprit qui apporte l'évangile aux pauvres, l'annonce ( rrhruwa) du salut.
Lui seul est le vrai don jubilaire du Père dans la mort et la résurrection avec l'effusion de l'Esprit. Voilà sa mission: « Il m'a oint — il m'a envoyé ». Il a inauguré la dernière « année » jubilaire, l'année eschatologique. Il sauve du péché et de la mort, du mal et de la douleur.
Mais du jubilé du Christ découlent des conséquences qui s'imposent.
3) Jésus-Christ pauvre et esclave
Il a tout donné; il a réalisé son deror, sa shemittah, son acpEa Lg suprême. Saint Paul répète que sa condition divine ne l'a pas empêché de se donner aux hommes en devenant comme eux: 2 Cor 8, 9;- Phil 2, 6-11, en particulier 6-7, en les enrichissant infiniment.
Dans sa vie historique, le Christ pauvre a abandonné tout bien pour servir son peuple: le fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (Mt 8, 20), on ne sait où le mettre à sa naissance (Luc 2, 7: même verbe: reposer, poser), après qu'il « ait reposé la tête » dans la majesté de la mort (Jn 19, 30) on ne trouve pas davantage un sépulcre qui lui appartienne pour le « déposer » (Jn 19, 41), et Joseph d'Arimathie doit intervenir.
En réalité, selon la mission que le Père lui destine, il est venu « pour servir, non pour être servi » (Mt 20, 28).
Sa vie est donc un immense jubilé de libération universelle, et aussi de louange et de remerciement au Père dans la plus pure tradition jubilaire. Il a inauguré le vrai jubilé, celui de l'amour, de la bonté et de la justice pour tous. Non pas une bonté faible, utopique et romantique comme on a voulu le croire, mais forte et mâle. Une justice qui n'est pas en paroles verbeuses et en idéologie sanguinaire, mais une justice véritable et authentique parce que totale et désintéressée.
Et à nous, que nous a-t-il enseigné sur le jubilé?
4) La doctrine du nouveau testament sur le jubilé
Nous indiquons seulement quelques pistes. Le Seigneur Jésus a repris toute la perspective de l'ancien testament et l'a relancée d'une manière incomparable. Pour lui aussi le jubilé est liturgie et justice. Il a aboli l'échéance des cinquante ans, comme il a aboli l'échéance septennale de l'année sabbatique, puisque maintenant le jubilé demeure:
1) Chaque jour: prière du « notre Père » (Mt 12, 6):
Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien et remet-nos nos dettes
comme nous les avons déjà remises à nos débiteurs.
Chaque jour on prie, chaque jour on donne et on pardonne, on s'améliore, on se donne;
2) Chaque semaine: dans la )(n'ami fatée, le jour du Seigneur, le dimanche, selon le précepte du Seigneur, les chrétiens célèbrent la cène à laquelle ils se présentent après avoir déjà rempli la justice-charité à l'égard des pauvres; qu'on relise à ce sujet le texte déjà signalé de 1 Cor 11, 17-34;
3) L'année des prémices de tout produit, les trois années des dîmes, les sept ans de l'année sabbatique, l'année jubilaire sont absorbés dans le fait que, chaque jour, 6crcixtg, chaque fois (1 Cor 11, 26) que les chrétiens se réunissent et célèbrent la mort et la résurrection du Seigneur, acpung sCo'v Ccilavndiv, la rémission des péchés et donc chaque jour, Ciacixtg, ils doivent déjà avoir accompli 1' ticpecag des frères;
4) C'est toujours le jubilé: saint Pierre demande combien de fois par jour il faut « faire la rémission-jubilé » et le Seigneur lui répond: « soixante-dix sept fois sept fois » par opposition à l'antique péché (Gen 4, 23-24) c'est-à-dire sans limite (Mt 18, 21-23, puis il ajoute la parabole du serviteur qui doit dix mille talents, qui lui sont remis, et qui, à son tour, ne remet pas sa dette à un autre qui lui devait cent deniers, vv. 24-35);
5) C'est toujours l'année sabbatique: le Seigneur nous invite à nous confier à la providence sans nous occuper de la nourriture et du vêtement, mais en cherchant le royaume et sa justice (Mt 6, 25-34, dans le contexte du « notre Père »; Luc 12, 22-31) et à donner sans intérêt. Bien plus il faut donner sans demander de retour: Luc 6, 30, dans le contexte du discours sur la montagne repris par Paul: « La charité ne recherche pas son interêt! » (1 Cor 13, 5).
Ici encore le Père a déjà donné l' ôtcpeaLg, la rémission, dans l'eucharistie de la mort et de la résurrection du Fils avec le don de l'Esprit. Les fidèles ont seulement à répondre avec docilité à l'initiative de Dieu.
On peut relire avec attention 1 Jn 3, 11-24, péricope qui commence avec la grande annonce, ayyelice (y. 11) qu'est 1' etydnyi, l'amour, et qui se termine avec le don (verbe 8(8w p) de l'Esprit que le Père offre en permanence à ses fils pour qu'ils aiment (y. 24).
5) Le jubilé réalisé dans le nouveau testament
La doctrine du Seigneur n'est pas restée lettre morte. L'idéal eschatologique du jubilé de Dieu inauguré par le Christ a été aussitôt mis en pratique par les disciples avec générosité. La vie commune, l'abandon des professions, la vente des biens pour en donner le produit aux pauvres, la distribution de tout à tous, la mise en commun de tout pour tous étaient déjà contenus dans l'ancien testament dans des textes comme Isaïe 62, 2; 63, 4; 58, 1-9; Jer 34, 8-9; Ez 46, 17. La communauté apostolique a vécu tout cela, comme on peut le lire dans les « raccourcis » des Actes: 2, 41-47, en particulier 44-45; 4, 32-37. On peut noter que, dans ces textes, l'assiduité à la liturgie commune est toujours mise en corrélation avec la distribution des biens. Dans Actes 4, 34 est réalisée la promesse de Dt 15, 4: une communauté jubilaire, il n'y a plus de pauvres.
Il y a encore, certainement, des tensions et des difficultés, comme le montre bien l'épisode d'Ananie et de Saphire (Actes 15, 1-16). Mais les premiers chrétiens ont une conscience très affinée des actes et des enseignements du Maître et ils n'hésitent pas à les appliquer intégralement.
Voici un exemple très fort. Saint Paul « fait communier » (7coivwv(a ) les églises païennes avec les juives dans une grande collecte pour faire face à la famine de l'année 51 (cf 2 Cor 9,1-15): la terminologie est la suivante: la Staxov Ca aux saints; dloy la, bénédiction; leiroveyia, liturgie; ei,Laptcrréco, rendre grâces au Seigneur; 6goloyla, de l'évangile, c'est-à-dire
confession de l'évangile du Christ; xot,voyvi,a, communion; Sweed don. Saint Paul cite deux textes précieux: au y. 7, il cite Eccli 35, 11: « Dieu aime celui qui donne avec joie; au y. 9 il cite le Ps 112, 9: « Il a distribué, donné aux pauvres, sa justice-charité demeure pour les siècles ».
Il est évident que l'église primitive a rencontré des refus et des oppositions violentes: c'est seulement ainsi que l'on comprend la très violente malédiction de l'apôtre Jacques contre les riches qui se refusent au prochain (Jacques 5, 1-6; 2, 1-13); pour ceux-là sont préparés les charbons de feu de la colère de Dieu.
6) Et avant 1300?
La plupart des chrétiens ont probablement oublié la doctrine et l'histoire du jubilé, qu'il s'agisse de l'enseignement ou de l'exemple vital qui jaillissent sans cesse du nouveau testament (en soi et en tant que relecture et accomplissement plénier de l'ancien testament).
Nous ne pouvons pas faire le procès historique des frères qui nous ont précédés. Il est pourtant certain que de nombreux groupes ont dû « faire l'année sabbatique et le jubilé » selon l'invitation du Maître. Ils ont remis les dettes, cédé leurs biens, se sont adonnés à une vie de pauvreté et de service. Ainsi ont agi les moines des premiers temps. Ainsi l'a fait saint François. Ainsi l'a fait quiconque s'est fait le serviteur des autres, a prêché et accompli la justice et l'amour qui sont indissolublement liés au culte de l'unique Seigneur. Quiconque a voulu « spiritualiser » le jubilé en lui enlevant sa dimension concrète et sa globalité religieuse et sociale, s'est donc fourvoyé.
Conclusion
Il est inutile de conclure longuement.
Si, en face de ce jubilé 1975, les chrétiens réagissent mal, les tendances sont sans doute multiples.
a) ou bien on va à la chasse à la « nouveauté »: « Comment réinventer aujourd'hui un jubilé pour notre temps? ». Rendre le climat humain plus humain, pour que l'homme puisse y grandir en « condition de libération » et se sente « vraiment homme ». On entend répéter ceci jusque dans la bouche des dogmaticiens. Il s'agit de chronique, souvent journalistique, et qui ne laisse pas de trace, comme toute chronique.
b) ou encore c'est le fait de bien-pensants, de producteurs, prisonniers des structures de l'égoïsme, qui écrasent d'autres hommes pour produire et ensuite consomment ou épargnent pour cacher ce produit. Trop de gens refusent de voir dans le jubilé un fait universel et global, et ils le voient soit en termes liturgico-spirituels, soit en termes sociaux; ils donnent la préférence au « spirituel », qu'ils entendent dans un sens individualiste et vivent dans la fermeture d'une existence personnelle.
Ces deux tendances et bien d'autres sont à rectifier. C'est à juste titre et jamais assez vigoureusement que l'on met l'accent sur la réconciliation comme élément essential du jubilé:deror, shemittah, acpscnç, amélioration, dit la Bible.
Mais sur quelle réalité faut-il se réconcilier? Quelle est la réalité qui, aujourd'hui, est une ennemie pour les hommes?
Ce sont les conditions iniques de l'injustice, du profit, de l'oppression politique et idéologique des dictatures de toute couleur. Les chrétiens sont appelés à se réconcilier avec leur prochain à tous les niveaux. S'ils sont bourgeois, c'est-à-dire détenteurs du pouvoir à un niveau quelconque (économique, social, culturel, politique), ils sont tenus au changement, il leur faut déposer les armes. Et comment attendre des « autres » qu'ils déposent les armes, si nous ne les déposons pas nous-mêmes, si nous en avons?
A ceux qui vont à la recherche d'une nouveauté passagère, il est très sévèrement rappelé de « retourner aux sources », à la Parole de Dieu, qui délivre toujours et partout, pour nous chrétiens, une vérité toujours vivante, neuve, jeune.
Si par une sorte de myopie ou quelqu'autre refus, donc par lâcheté, les chrétiens, comme individus et comme communauté, font échouer pour la énième fois un jubilé de Dieu, ils auront également commis la trahison la plus monstrueuse: celle de l'évangile. Une trahison qui atteint à la fois nos frères humains et Dieu lui-même.
(1) D'accord avec l'auteur de cet article, nous proposons ici, au lieu d'une transposition française de sa traduction personnelle en italien, la traduction d'André Chouraqui qui vient de paraître chez Desclée de Brouwer.