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Le concept d'élection dans la tradition chrétienne
Gregory Baum
L'idée d'« élection » occupe une place centrale dans le christianisme. On pourrait même soutenir à bon droit que le thème du « choix divin » résume tout le message chrétien. Celui-oi se présente lui-même comme la « Bonne Nouvelle »; il proclame que Dieu agit pour le bonheur de l'homme. Ce ne sont pas, d'abord, les hommes qui cherchent le Dieu invisible; mais c'est Dieu qui choisit les hommes et qui vient à eux en Jésus-Christ. L'élection est en relation avec l'Alliance, ce qui implique une initiative divine à base de miséricorde, aussi bien dans la tradition chrétienne que dans la tradition juive.
Mais, au cours de l'histoire de l'Église, différents aspects de cette élection ont été dégagés. Je voudrais en mentionner trois. Tout au début, à l'époque du nouveau Testament et immédiatement après, la jeune communauté chrétienne s'est comprise comme la continuation du peuple d'Israël; elle s'est appliqué à elle-même la conscience qu'avait Israël d'être le peuple élu. Et ce fait, comme je le montrerai bientôt, eut pour la communauté juive des conséquences préjudiciables. L'Église chrétienne tendait à se définir comme le « nouveau » peuple de Dieu, le « vrai » peuple de Dieu; elle pensait donc remplacer Israël dans le plan de Dieu.
Durant la seconde période, qui s'étend des premiers siècles aux temps modernes, l'Église s'intéressa de plus en plus à l'histoire personnelle de chaque individu en marche vers le salut. Dans ce contexte, le mot # élection » se rapportait au choix gratuit que Dieu faisait de ses fils et de ses filles. Il y avait, je suppose, des raisons sociologiques à ce déplacement d'intérêt. Au début les chrétiens constituaient une petite communauté, menacée dans son existence, incertaine de sa survie. La situation étant telle, ils mettaient au centre de leur compréhension d'eux-mêmes l'appel de Dieu et l'élection permanente de cette communauté qui, seuls, assuraient à la jeune Église sa place dans l'histoire. Plus tard, cependant, quand le christianisme devint la religion d'État de l'Empire, il connut la sécurité; en même temps, il assimilait le pessimisme romain quant à l'avenir. L'Église alors se concentra de plus en plus sur la destinée individuelle de chaque chrétien, sus son salut, sa foi, son élection divine. Et cet accent prédomina jusqu'aux temps modernes.
Il existe pourtant une façon plus contemporaine de comprendre l'élection divine. Apparue au XIXe siècledans certains écrits protestants, elle a influencé l'enseignement publiquement donné par les Églises. Aujourd'hui elle est examinée sérieusement par des théologiens catholiques et protestants. Nous expliquerons plus loin cette nouvelle position.
L'élection de l'Église
Commençons par la doctrine primitive de l'élection. Les premiers chrétiens regardaient Jésus comme celui qui avait été choisi, comme celui qui avait été envoyé pour sauver le peuple. En lui étaient accomplies les antiques promesses; en lui la rédemption était mise à la portée de toute la race humaine. Jésus, en tant que le « Choisi », avait souffert, était mort et ressuscité — et il avait été accompagné dans ce drame par toute la communauté de ses disciples. Celle-ci croyait que les promesses s'accomplissaient en elle. Elle avait conscience qu'un nouvel âge avait surgi, que les temps messianiques avaient obscurément commencé avec elle; et elle attendait impatiemment le retour de Jésus, retour qui mettrait fin à l'histoire pour toujours. Cet ardent désir de la fin des temps caractérisait l'Église primitive.
Dans ce contexte, il fallait que l'Église clarifie sa relation à l'ancien Israël, le peuple juif. C'est une histoire pénible à relater. Car les diverses positions adoptées dans le nouveau Testament au regard du peuple juif lui ont toutes fait du tort. Quand l'Église ne comptait qu'un petit nombre de croyants, son enseignement n'avait pas de conséquences sociales; mais quand elle devint puissante, quand elle eut réussi culturellement, ses opinions vis-à-vis du peuple juif eurent des effets dévastateurs au plan social et au plan politique. Disons pourtant que, depuis la grande horreur, depuis l'Holocauste, les Églises chrétiennes ont commencé à relire et à réinterpréter leur enseignement passé. J'y reviendrai au moment voulu.
Il y a dans le nouveau Testament plusieurs théories au sujet du lien qui unit l'Église et l'Israël ancien. Dans l'Évangile de Luc et dans les Actes des Apôtres, la communauté chrétienne se comprend comme l'Église des juifs et des gentils. L'Église ici se compose de personnes issues de deux groupes distincts: les juifs et les gentils; et la réconciliation entre ces deux portions distinctes de l'humanité symbolise pour les croyants la rédemption de toute l'humanité. La tension qui existait entre chrétiens hébreux et chrétiens grecs, pourrait-on ajouter, donnait à l'accent mis sur la réconciliation une grande importance pastorale pour l'Église. Elle-même se voyait comme le peuple nouveau, comme la troisième race transcendant juifs et gentils. Cette position déniait implicitement tout avenir au peuple juif et à l'empire païen: seule l'Église était destinée à demeurer.
Le second point de vue, exprimé surtout dans l'Évangile de Matthieu, était encore plus préjudiciable au peuple juif. Il s'agit de l'opinion que l'Israël ancien a été infidèle à l'Alliance, qu'il a péché, qu'il a souvent rompu l'Alliance et que cette infidélité a atteint son sommet dans le rejet de Jésus. L'Alliance divine a été dissoute: le peuple d'Israël n'est plus le peuple de Dieu. Dans sa miséricorde, Dieu a établi en Jésus une nouvelle alliance qui s'étend à tous ceux qui croient en son nom. L'Église est le nouveau peuple de Dieu; elle prend la place de l'Israël ancien; elle seule est l'héritière des promesses et des bénédictions données à Israël.
Cet enseignement rappelle la position hostile adoptée par certaines sectes juives au Ier siècle. Nous savons, en particulier, que la communauté de Qumran jugeait corrompu le judaïsme officiel, rejetait le mouvement général de la piété juive, réclamait la conversion à une vie nouvelle et se regardait comme l'héritier authentique de l'Alliance, le véritable Israël en fait.
L'enseignement de Matthieu se répandit largement dans l'Église. Il se reflète en d'autres endroits du nouveau Testament — dans le quatrième Évangile par exemple —; il influença les Pères de l'Église, les grands écrivains chrétiens de l'antiquité et il entra dans la conception que les chrétiens- du Moyen Age avaient d'eux-mêmes. Nous avons une représentation artistique de cette doctrine dans l'art médiéval: l'Église et la Synagogue y sont vues comme deux femmes; la Synagogue a les yeux bandés et tient une houlette brisée; l'Église a un regard royal et sa houlette est triomphante. Cette doctrine de substitution, hélas! a pénétré profondément dans la conscience chrétienne.
Il y a une troisième position dans le nouveau Testament. Dans la lettre aux Romains, Paul propose une théorie de l'histoire bien différente. Il y introduit la vieille idée prophétique du a reste ». Au milieu de toutes les épreuves et tribulations, il y aura toujours en Israël ttin« reste » fidèle. Les promesses de Dieu s'accomplissent d'abord dans ce reste d'Israël, et à travers ce reste elles s'étendront au monde entier. Le reste fidèle, dit Paul, c'est Jésus lui-même et, avec lui, la communauté des croyants. C'est à cette communion dans l'Alliance que les gentils sont introduits à présent par la conversion et par le baptême. Dans l'Église, l'Israël véritable, les promesses faites à l'Israël ancien sont étendues aux gentils. Paul utilise un certain nombre d'images pour décrire cette théologie de l'histoire. Il parle d'Israël comme de l'olivier franc planté par Dieu. Le salut n'estprésent qu'en lui. Quand l'Évangile est prêché, quelques branches — les juifs — se trouvent coupées de l'arbre à cause de leur incrédulité et les gentils sont greffés à leur place. Mais, ajoute Paul, les branches coupées ne seront pas perdues pour autant. Quand le nombre des gentils sera complet, ces branches seront réintégrées à l'olivier. Paul enseigne que le peuple juif demeure le peuple élu; que, malgré son rejet de Jésus, il ne peut être perdu en ce monde, parce que le choix de Dieu est indéfectible; et plus tard dans l'avenir, avant la fin du Inonde, les juifs seront réconciliés avec l'Église de Jésus. Quand Paul affirme avec insistance qu'Israël demeure le peuple choisi de Dieu, il ne veut pas dire, cependant, que Dieu continue d'être présent dans la communauté juive et reste pour elle une source de grâce. Selon Paul, Dieu ne fait qu'empêcher Israël de se perdre jusqu'à ce que, au jour de son choix, il reconnaisse Jésus comme le ç Saint d'Israël ».
Ce sont là trois façons dont les premiers chrétiens ont essayé d'expliquer la relation de l'Église au peuple juif. Il y en eut peut-être d'autres. Mais ces trois-là ont, c'est clair, porté grand préjudice au peuple juif. Une fois que l'Église eût conquis le pouvoir politique et culturel, la négation spirituelle d'Israël se traduisit d'elle-même en termes concrets et sociaux: les juifs devinrent, dans le monde chrétien, les proscrits du sacré.
Après l'Holocauste, les Églises chrétiennes commencèrent à réfléchir de façon critique sur cet enseignement. Bien que l'anti-sémitisme nazi n'ait eu aucune racine chrétienne directe, il lui fut cependant possible d'établir une certaine continuité avec les polémiques anti-juives de l'Église dans la tradition chrétienne du passé; il put utiliser les symboles antijuifs de l'Église. A cause de cela, il put également compter sur l'appui de beaucoup qui n'admettaient pas pour autant les principes nazis, Après la deuxième guerre mondiale, les Églises étaient prêtes à affronter leur propre passé. Elles reconnurent les tendances antijuives de leur prédication et essayèrent de purifier leur enseignement de ces taches. Mais comment des religions peuvent-elles changer un enseignement si ancien? Leurs membres conservateurs s'y opposent. Malgré cela, bien des Églises croient qu'à travers la grande horreur Dieu leur a parlé. Dieu les a condamnées. Dieu a exigé d'elles qu'elles se repentent et reformulent leur doctrine dans la ligne de l'amour divin manifesté en Jésus-Christ. Mais comment cela peut-il se faire?
Une doctrine était apparue dans la vie de l'Église, qui devait se révéler très aidante en ceci. Se basant sur quelques textes bibliques et sur l'enseignement de quelques anciens Pères, des penseurs chrétiens soutinrent l'idée que la grâce salvifique de Dieu est opérative partout dans le monde. Partout où il y a des hommes Dieu est présent et accessible. Les moyens de salut ne manquent à aucun homme. Oui, c'est vrai, l'humanité est pécheresse; mais l'appel de Dieu s'adresse à tous les hommes dans toutes les religions et hors de toute religion; et la puissance de Dieu leur est présente aussi. Cette doctrine aida les Églises à devenir plus positives dans leur approche des religions du monde, et en particulier dans leur approche du judaïsme.
Au deuxième Concile du Vatican (1962-1965), l'Église catholique affirma clairement que la grâce divine est réellement opérative dans l'humanité tout entière. Le Concile affirma aussi que les juifs sont le peuple choisi de Dieu, le peuple bien-aimé selon le choix divin; que Dieu est présent dans le culte et dans la vie de la Synagogue, et que l'Église est unie au peuple juif par des liens d'amour et d'amitié. Le Concile demande aux catholiques d'entrer en dialogue et de coopérer avec les juifs; de purifier l'enseignement chrétien donné dans la prédication, la catéchèse et la théologie de ses tendances antijuives, de ses multiples façons de déprécier la religion juive, des mythes destructifs qui dénigraient les juifs. Je ne puis discuter ici dans quelle mesure les demandes du Concile ont été appliquées. Il est même possible de poser la question: la religion chrétienne est-elle réellement capable de se dépouiller de son antijudaïsme? L'Église peut-elle dépasser la théorie matthéenne de la substitution? Le sujet réclamerait une longue discussion. Je me contente poux l'instant de souligner le fait que l'Église catholique, au sommet de sa hiérarchie, a corrigé l'enseignement que proposaient les livres du passé; elle a reconnu que, selon les Écritures, les juifs demeurent le peuple choisi de Dieu. Le Concile a laissé aux théologiens le soin d'examiner comment l'élection d'Israël peut se concilier avec l'élection de l'Église chrétienne.
L'élection des âmes
Tournons-nous à présent vers la deuxième phase historique au cours de laquelle la doctrine de l'élection divine s'est transformée. Quand l'Église se trouva fermement établie dans l'Empire, sans plus avoir à se soucier de survivre, elle fut du même coup soumise à l'influence du pessimisme culturel de cet Empire; elle dirigea alors son attention sur la vie des individus. Ce qui compta dès lors, ce fut le chemin personnel de chaque chrétien vers le salut. Dans ce contexte, la doctrine du choix divin fut appliquée à la manière dont la grâce de Dieu gouverne les existences individuelles. L'homme a la possibilité d'entrer dans la foi, dans la grâce et dans le salut final parce que Dieu l'a choisi. De toute éternité Dieu a choisi ceux qu'il aime. L'homme entre dans la voie de la sainteté, non de par sa propre force, mais de par la force de Dieu. Avant que la personne humaine puisse faire aucun choix, le choix de Dieu s'empare de la personne, l'appelle et lui donne le pouvoir de mener une vie nouvelle. La bonne nouvelle est que notre avenir n'est pas en nos propres mains; il est dans les mains de Dieu qui a manifesté en Jésus-Christ sa bienveillance envers nous.
J'ignore s'il y a dans la théologie juive des tendances semblables, qui rapportent l'élection à la vie personnelle. Je n'en serais pas surpris, étant donné la richesse et la variété de la pensée juive. Il n'en reste pas moins que le problème du salut personnel n'a pas préoccupé les juifs religieux. Pour les chrétiens, cette question du salut est devenue cruciale et, en conséquence, la vieille doctrine du choix divin s'est trouvée au centre de l'attention. Certains textes bibliques devinrent très importants pour la communauté des croyants. Jésus avait dit aux Apôtres: « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis ». Mots qui étaient compris comme le résumé des relations entre Dieu et l'homme. Tout part de l'initiative divine. Dieu choisit et agit le premier, et toute action humaine agréable à Dieu est une réponse à la grâce divine. Aux V' et VIe siècles, un groupe de chrétiens, qu'on appela plus tard Pélagiens, voulut accentuer davantage le pouvoir de la volonté et l'initiative personnelle. Ils enseignaient que l'aide de Dieu était, certes, nécessaire; mais que le chemin du salut dépendait de l'effort personnel de chacun. C'était notre affaire. Cette doctrine fut condamnée comme hérétique par l'Église. C'est le choix de Dieu qui est premier: tout ce que les individus peuvent faire pour favoriser leur salut et pour grandir en sainteté ne se déclenche qu'en vertu d'un appel antérieur de Dieu. Cette insistance a conduit à la fameuse doctrine de la prédestination. De toute éternité Dieu a prédestiné ses saints. Cette doctrine a préoccupé l'imagination de l'Église durant de longs siècles, depuis l'époque de saint Augustin jusqu'en plein âge de la Réforme.
Les théologiens qui défendaient la doctrine de la prédestination étaient parfois amenés, par la logique même de l'argument, à affirmer que Dieu prédestine certains au salut éternel et d'autres à la damnation éternelle. Cette formulation outrancière a toujours été rejetée par l'Église. Mais la doctrine de la prédestination positive à la foi, à la grâce et à la gloire a été adoptée comme étant la position officielle de l'Église.
Parmi ceux qui examinent l'enseignement chrétien, H s'en trouve aujourd'hui pour penser que cette doctrine de l'élection divine en particulier est par trop sombre et qu'elle encourage une passivité malsaine dans la communauté chrétienne. Ces deux opinions sont totalement injustifiées, à mon point de vue du moins. D'un côté, la doctrine du choix divin est censée être une bonne nouvelle; elle a poux but de libérer les gens de toute préoccupation quant à leur avenir, de les convaincre que l'avenir est entre les mains de Dieu et que Dieu a pris leur vie en charge si puissamment que toutes leurs fautes n'y peuvent rien. Dieu s'est lié à son peuple par une alliance. En second lieu, cette doctrine de l'élection ne dispense personne d'agir et de se donner du. mal pour façonner sa propre vie. Au contraire, la grâce antécédente de Dieu est vue comme étant ce qui permet à l'homme d'agir, ce qui le guide dans son action. Dieu, pense-ton, déverse puissance et énergie dans la personnalité humaine, de sorte quh une grâce abondante correspond une richesse personnelle d'engagement, d'aventure et d'audace. Le sociologue Max Weber a montré que les fortes doctrines de la prédestination n'avaient pas rendu les gens passifs mais actifs. Cela se vérifie spécialement dans la communauté calviniste où cette doctrine a fini par occuper une place centrale. Selon Weber, l'esprit entreprenant des Puritains et leur morale du travail sont à rattacher â cette doctrine.
Qui donc était élu selon l'enseignement chrétien? Après la Réforme il devint commun à toutes les Églises (catholiques et protestantes) de souligner que l'élection avait lieu à l'intérieur de la communauté des chrétiens. Mais au Moyen Age l'Église catholique avait des vues plus larges. Elle croyait que le mystère de Dieu était opératif dans la vie de tous les hommes; Dieu s'adressait à tous. A tous il offrait le salut. Cette position est exprimée et défendue dans un texte classique, celui de la Somme de saint Thomas d'Aquin où le grand penseur chrétien examine la façon dont les enfants entrent dans l'âge de la conscience. Thomas s'appuie sur une vue ancienne de la psychologie dérivée d'Aristote. Il croit qu'à un certain moment, peut-être à l'âge de 7 ans, l'enfant entre dans l'âge de raison. Mais comment cette entrée en conscience se produit-elle? Thomas pense, avec les Pères de l'Église, qu'une personne est, soit en état de péché, soit en état de grâce; il n'y a pas de moyen terme. Il suppose pour cette raison qu'au moment où l'enfant atteint l'âge de raison, Dieu lui adresse un appel intérieur caché. Si l'enfant l'accueille, son entrée en conscience se fait dans l'état de grâce; s'il rejette l'appel, elle se fait dans l'état de péché. Ce qui nous intéresse dans cet enseignement, c'est l'universalité de la grâce divine. Le salut n'est pas offert seulement dans l'Église; il se produit, en fait, partout où il y a des hommes.
L'élection de l'humanité
Qu'il me soit permis de rappeler les deux concepts de la divine élection que nous avons examinés. Dans la primitive Église, le choix divin se référait à la place de l'Église dans l'histoire, tandis que durant la longue période qui va de l'antiquité aux temps modernes, l'élection avait trait, avant tout, à l'histoire des personnes. Les chrétiens n'étaient plus intéressés par leur destinée historique; ils se concentraient davantage sur leur salut personnel. A une époque plus récente, cependant, nous trouvons chez des théologiens chrétiens un effort consistant pour réintroduire l'histoire dans la théologie de l'élection. Ils veulent dépasser la préoccupation individuelle pour redécouvrir l'Évangile comme un message qui se rapporte à la destinée historique de l'homme. C'estainsi que le nouveau Testament avait compris le message chrétien. Certains penseurs protestants du XIXe siècle à la suite de Neige et un bon nombre de penseurs catholiques du XXe ont essayé de retrouver cette perspective historique: l'élection divine ne regarde pas seulement une liste interminable d'individus mais un peuple, une communauté que Dieu appelle à l'intérieur de son histoire et destine au salut. Qui est ce peuple choisi par Dieu? C'est l'Église; c'est aussi le peuple juif, comme nous l'avons dit plus haut; en dernier ressort, c'est la famille humaine tout entière. Selon un récent développement doctrinal dans l'Église catholique, l'histoire humaine est le lieu théologique de la grâce divine, et l'humanité comme telle est destinée au salut et à la gloire.
Pour rendre plus clair ce développement doctrinal, laissez-moi comparer brièvement l'enseignement du Pape Pie XII avec celui de Vatican II. Pour Pie XII, l'Église était avant tout « /e Corps Mystique du Christ ». Cette expression peu usitée se référait à tous les liens que le Christ avait donnés, pensait-on, à son Église quant à la grâce, aux sacrements, au pouvoir de gouvernement; liens par lesquels il continue d'agir dans cette Église et maintient ses disciples unis à l'intérieur d'une communauté vivante. Panant de cette image, Pie XII pouvait réfléchir sur l'Église en l'isolant du reste de l'humanité. De ce point de vue l'Église apparaissait comme le cercle fermé du salut, au sein d'un monde noir et pécheur. Au Concile Vatican II, le concept du peuple de Dieu devint le centre de l'ecclésiologie. L'Église est le peuple de Dieu. Mais les documents du Concile nous répètent que l'Église est solidaire de toute la race humaine, et que, en fait, c'est l'humanité entière qui est le peuple de Dieu. Dieu a choisi l'humanité. L'histoire est le lieu théologique de la grâce divine. Mais, quelle est la relation entre l'Église et l'humanité, si l'une et l'autre méritent le titre de « peuple de Dieu »? Il apparaît, dans les documents conciliaires, que l'Église, en tant que peuple de Dieu, est appelée et destinée à servir le règne de Dieu dans toute l'humanité. Elle est appelée à la solidarité avec tous les hommes; elle est appelée à porter avec eux leurs fardeaux, à coopérer avec eux pour construire un monde plus humain et devenir servante des hommes, comme Jésus-Christ fut serviteur. L'Église, ici, est priée de rendre témoignage à la Bonne nouvelle: Dieu a choisi et appelé tous les hommes; la grâce de Dieu est opérative dans les luttes des hommes pour la justice, dans leurs efforts pour une communauté fraternelle; en cherchant à établir un ordre social plus humain les hommes se laissent en fait conduire par Dieu et agissent selon le dessein de Dieu.
Ce développement doctrinal a plusieurs conséquences pratiques: la mission de l'Église y est envisagée d'une autre manière. Ajoutons ici que les grandes Églises chrétiennes ont abandonné toute intention de convertir les juifs au christianisme. Elles l'ont abandonnée en raison surtout d'un sentiment de culpabilité. Après l'effroyable histoire de l'humiliation et de la persécution juive, ce sont les chrétiens qui ont besoin de se convertir. Quelques Églises ont même justifié par une base théologique ce refus de se faire missionnaire des juifs. L'Église catholique a déclaré que les juifs constituaient réellement le peuple bien-aimé de Dieu; que le choix divin ne les a pas délaissés; que, par conséquent, leur religion devant Dieu est biblique et qu'elle mérite amour et respect; et que le devoir de l'Église vis-à-vis des juifs est d'entrer en dialogue avec eux et de travailler avec eux pour que le dessein de Dieu sur le monde puisse s'accomplir. Parmi les Églises évangéliques et les sectes il se trouve encore des chrétiens qui veulent convertir les juifs, mais il n'en est pas ainsi dans les grandes Églises.
Le nouveau concept de mission qui relie en fin de compte l'Église à toute l'humanité, introduit les chrétiens dans une nouvelle éthique. Redisons-le, tout ceci est basé sur les documents du Concile Vatican II et sur l'enseignement plus récent de l'Église. Vatican II a blâmé les vues chrétiennes trop individualistes. Ce qui compte aujourd'hui, c'est la solidarité avec la communauté, spécialement avec les pauvres et les exploités; ce qui compte à présent, c'est une prise de conscience neuve et critique qui nous rend capables de voir les structures de domination qui existent en ce monde, et aussi notre propre participation institutionnelle à ces structures; ce qui compte; c'est un sens nouveau de responsabilité sociale qui nous fait reconnaître que nous sommes tous en fait responsables collectivement de ce que nous serons dans l'avenir; ce qui compte, c'est une sensibilité neuve au mystère divin présent dans l'humanité, dans les interactions des hommes et dans leurs luttes pour pénétrer plus profondément dans leur propre humanité. Dans les Églises nous ne faisons que commencer l'exploration de cette nouvelle expérience religieuse et, en relation avec elle, de cette nouvelle compréhension du choix divin. Il devient clair, dans cette perspective, que, lorsque, les chrétiens parlent d'« incarnation », ils n'affirment pas seulement que Dieu s'est uni à Jésus dans une union sans parallèle, mais que, d'une certaine façon, Dieu s'est uni à toute la race humaine.