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Auschwitz: les défis actuels
Stanislaw Krajewski
Auschwitz nous lance actuellement un défi, du fait qu'il est devenu un symbole: tout d'abord le symbole de la Shoa, de l'Holocauste, mais pas seulement de cela, et je vais y revenir plus loin. On peut se demander si Auschwitz est le symbole le meilleur de la Shoa. Il y a certes des arguments pour: tout d'abord l'échelle de l'entreprise (la mort « planifiée »), la perfection de l'organisation (les transports, les chambres à gaz, les « douches »), l'inventivité technique (le cyclon B). On peut néanmoins se demander si Auschwitz était prédestiné à être le symbole exclusif de la Shoa, puisque ce fut en même temps un camp de travail et que son « produit » n'était pas seulement la mort, mais aussi le travail, ce qui a permis à un nombre relativement élevé de personnes de survivre. On peut se demander si Treblinka, qui fut uniquement un camp de la mort, avec un nombre de victimes comparable à celui d'Auschwitz, et dont il n'y eut presque pas de survivants, n'aurait pas été un meilleur symbole de la Shoa; mais, au point où nous en sommes, la question ne se pose pratiquement pas. Les symboles, en effet, ne sont pas délibérément créés, ils s'imposent d'eux-mêmes. Le rôle symbolique joué par Auschwitz vient justement du nombre des survivants et des oeuvres littéraires remarquables (comme celles de Tadeusz Borowski et de Primo Levi) qui sont des témoignages de survivants. On ne peut rien changer au fait qu'Auschwitz soit devenu le symbole de la Shoa, et des fours crématoires; mais on ne peut de même nier le second aspect symbolique d'Auschwitz: celui de la souffrance des Polonais pendant l'occupation allemande. Ce second aspect a un fondement solide puisque le camp a joué un rôle très spécial dans la politique hitlérienne d'oppression des Polonais. La bonne volonté exige donc qu'on accepte les deux symbolismes. Et nous voilà devant le premier défi: ces symboles doivent coexister et non pas se faire concurrence. Je pense que l'importance symbolique du camp ne va faire qu'augmenter; mais plus Auschwitz sera chargé de symboles, plus ilsera occasion de controverses. Ces derniers temps, c'est l'affaire du couvent des Carmélites qui a défrayé la chronique. Je soutiens pleinement l'accord de Genève qui prévoit de transférer le cloître un peu plus loin, ce qui (à ce que j'entends dire) permettrait aux Carmélites de réaliser leur noble intention de chasser par la prière l'ombre funeste qui plane sur ces lieux. Toutefois, pour autant que je le sache, les soeurs voient les choses d'un oeil différent. Je n'ai toutefois pas protesté contre l'emplacement original du cloître, cela premièrement parce qu'Auschwitz n'était pas uniquement un camp juif; deuxièmement, parce que le camp est devenu un lieu de tourisme de masses et qu'il convient, donc, qu'une dimension spirituelle y soit représentée; enfin, parce que le bâtiment transformé en cloître se trouve à l'extérieur des barbelés.
Ne protestant pas contre l'emplacement du cloître, j'ai partagé néanmoins entièrement les craintes et inquiétudes qui, à ce que je comprends, furent à l'origine de l'opposition de la partie juive. Elles portaient sur trois points: la « déjudaïsation », la christianisation et l'anonymat. C'étaient, et ce sont toujours, des défis réels que nous lance Auschwitz.
La déjudaïsation
La déjudaïsation de l'exposition du Musée a duré des années entières. On faisait le silence sur le fait que la majeure partie des victimes étaient juives et que, de plus, elles étaient persécutées pour le seul motif d'être juives. Il s'agit là d'une falsification indigne, mais relativement facile à rectifier: il suffit de suppléer l'information manquante concernant les juifs dans les guides et dans l'exposition. On a déjà beaucoup fait en ce sens au cours des trois dernières années et, connaissant la bonne volonté des employés du Musée, je crois qu'on arrivera à compléter ce qui manque. Cela n'élimine pas, cependant, la dimension profonde du problème. C'est aux pouvoirs communistes, et non à l'Eglise, qu'incombe la responsabilité d'avoir occulté la dimension juive d'Auschwitz. J'ai pensé, et je pense encore que les juifs qui veulent rétablir la vérité sur la tragédie d'il y a 50 ans peuvent trouver des alliés justement parmi les hommes d'Eglise de bonne volonté, y compris ceux qui veulent souligner la présence de l'Eglise dans ce camp. Dans le long différend à propos des épitaphes qu'on voulait mettre sur le monument de Birkenau, je me suis prononcé, avec d'autres juifs et chrétiens, pour une citation de la Bible qui introduit une autre dimension. D'autres juifs, anciens prisonniers de ce camp, s'y sont opposés. Il s'agissait là d'un problème de nature théologique, et non d'un problème entre les juifs et l'Eglise.
La christianisation
Je vois néanmoins la christianisation comme une menace. Elle constitue un défi auquel il est difficile de faire face, parce qu'il n'est pas l'effet d'une mauvaise volonté de la part de l'Eglise, comme le croient certains juifs, mais d'une manière différente de commémorer le souvenir. Mettre une croix ou des images de saints, c'est un réflexe naturel de la part de chrétiens; réflexe que je respecte mais qui, quand il s'agit d'Auschwitz, s'oppose à mon approche juive qui est de désirer que chacun prie à sa manière en ce lieu, mais que le lieu reste à l'abri de tout signe, de tout étendard. Planter là une croix, c'est pour moi un signe de l'expansionisme chrétien. Une manifestation de bonne volonté de la part de l'Eglise pourrait être d'une grand aide: il n'est pas nécessaire de placer des croix et des images dans l'enceinte des camps.
L'anonymat des victimes
Cela ne règle pas toutefois un problème plus grave. Le défi d'Auschwitz auquel il nous est particulièrement difficile de faire face est celui de l'anonymat des victimes. Le million et demi de ces victimes constitue une masse sans visages: nous voyons la foule mais nous n'en distinguons pas les traits. C'est là le triomphe effrayant de l'hitlérisme. L'Eglise catholique a relevé ce défi de la manière qui lui est propre et, c'est ma conviction,sans aucune mauvaise volonté. Elle a béatifié le Père Kolbe et la Carmélite Edith Stein. Je ne remets pas en question le droit de l'Eglise à une telle démarche, mais j'en conteste le résultat qui est effrayant.
Ces deux personnes font figure de représentantes des victimes d'Auschwitz, et pourtant ce ne sont pas des victimes typiques: un prêtre et une juive baptisée prêtent leur visage à des victimes dont l'identité est très éloignée de la leur. Ce serait déjà choquant, même si le nom de l'un des deux n'évoquait pas des publications antisémites et l'autre, le rejet du judaisme. Le problème n'est pas facile à résoudre. La seule chose que je puisse souhaiter, dans une telle situation, c'est que tous ceux qui promeuvent le culte de Saint Maximilien rappellent à ceux qui les écoutent le reste des victimes d'Auschwitz, si différentes.
Deux attitudes devant la mort
Il existe enfin un autre défi auquel il est difficile de faire face, en supposant même un maximum de bonne volonté: c'est la différence des approches, chrétienne et juive, de la souffrance, et donc du sens à donner au camp. La perspective chrétienne donne à la souffrance un sens de rédemption qu'on ne retrouve pas dans la tradition juive, ou alors avec moins de force et d'évidence. L'interprétation chrétienne prête donc au martyre des juifs dans les chambres à gaz un sens bien plus large que ne le fait l'approche la plus courante parmi les juifs. Ces subtilités théologiques peuvent influencer l'exposition d'Auschwitz.
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Les questions les plus difficiles qui se poseront dépassent toutefois les distinctions entre juifs et chrétiens, Polonais et Allemands, etc... Les expositions et les commentaires destinés aux jeunes des générations à venir doivent poser la question: « Qu'auraient-ils fait, en tant qu'êtres humains, s'ils s'étaient trouvés alors en ce lieu? Comment se seraient-ils comportés en tant que prisonniers? ou en tant que gardiens? » Ce sont des questions difficiles, et je me demande si nous avons le droit moral de les poser aux visiteurs... ou aux autres; mais je me demande aussi: « A-t-on le droit de ne pas les poser? ».
Stanislas Krajewski est co-président du Conseil des Chrétiens et des Juifs fondé récemment en Pologne