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"Toi qui es juif" (Jn. 4,9): Questions sur la judéité de Jésus
Michel De Goedt, O.C.D.
1. DÉSAVOUÉE
Deux ans après la « nuit de cristal », à la tombée d'une autre nuit qui allait durer cinq ans, un exégète qui n'était pas de la dernière pluie, W. Grundmann, publiait une étude intitulée, « Jésus le Galiléen et le judaïsme ». Au terme de cette étude, l'Auteur s'estimait fondé à conclure que Jésus n'était pas juif, mais qu'il appartenait à une famille de « confession juive » (sic!), confession qu'il avait « pourfendue sans relâche » '• L'ouvrage de Grundmann paraissait dans une collection au libellé très « engagé »: « Publications de l'Institut pour la recherche de l'influence juive sur la vie ecclésiastique allemande ». Grundmann permettait aux chrétiens allemands de respirer: à l'origine de leur foi, l'influence juive avait été nulle: Jésus n'était pas juif, et il n'avait cessé de s'opposer au judaïsme. Usant d'arguments sophistiqués, l'exégète ne faisait qu'étoffer une thèse déjà soutenue par E. Hirsch (1939), R. Seeberg (1918) et d'autres auteurs plus éloignés dans le temps. Personnellement, je me souviens d'avoir entendu un psychanalyste, qui a joué un rôle important dans l'introduction de la psychanalyse en France, affecter un ton badin pour lancer, au cours d'un congrès, une sorte de sorite dans lequel des assonances auraient tenu lieu de propositions: Jésus Galiléen, Galate, Gaulois. Sous le saugrenu de l'expression, quel effort tragiquement vain chez ce psychanalyste pour s'affranchir des juifs dont il était le fils adoptif. Par le détour de l'anecdote, nous touchons peut-être à ce qui se trahit dans le besoin de nier la judéité de Jésus: la dénégation de l'origine —ce sont des juifs qui, les premiers, ont reconnu en l'un des leurs, Jésus de Nazareth, l'Envoyé de Dieu, et qui ont reconnu aux nations, non sans drame, certes, le droit de cité en Israël (Ep. 2, 12.19).
2. RÉAFFIRMÉE
Un intérêt renouvelé pour la judéité de Jésus se manifeste de nos jours, intérêt soutenu par le besoin de retrouver ce qu'il est convenu d'appeler les racines du christianisme. Notons que cet intérêt n'a que des liens fort lâches avec la question du rapport entre le Jésus « pré-pascal » et le Christ confessé comme Seigneur et Sauveur par la communauté des baptisés, question qui semblerait, pourtant, devoir lui fournir son cadre naturel. Dans les lignes qui suivent, nous n'avons l'intention, ni de contribuer à la recherche, ni d'en dresser un état. Nous voudrions plutôt essayer de repérer certaines questions concernant les présupposés de cette recherche et son enjeu.
a. approche historique: ses problèmes
Au-delà du simple fait, indubitable, que Jésus était juif, qu'attend-on de l'histoire? Il nous faut dénoncer ici certaine conception positiviste de l'accès au Jésus « historique ». La reconstitution de la figure de Jésus, aussi critique se veuille-t-elle, relève d'une historiographie précritique. L'historien d'aujourd'hui sait un peu mieux que ses devanciers qu'il ne peut donner voix au passé, ni substituer la présence à l'absence. Nous ne posons jamais au passé que les questions que le présent nous permet de lui poser, les questions dont son absence travaille le présent sans lui laisser le loisir d'en tirer au clair tous les présupposés. Le passé n'est pas un cadavre que l'historien se proposerait de réanimer ou d'embaumer. Du passé, il ne nous reste que les traces d'un passage. Sur la foi de ces traces, nous cherchons à déterminer une certaine distance qui permette au présent de se défaire de la fausse présence du mort. Armé de procédures qu'il emprunte aux domaines les plus divers, l'historien construit des modèles, attentif aux écarts que leur application révèle. Démographe, il pose des questions « révélatrices » dont le passé n'avait cure, ni conscience. Économiste, il braque son projecteur sur le jeu de forces auxquelles il sera tenté de réduire l'ensemble des « productions » culturelles d'une époque. S'inspirant, à ses risques et périls, de la psychanalyse, il parlera en termes de désaveu, de déplacement, de forclusion, mais il n'y aura, ni transfert, ni résolution de transfert, puisque, contrairement à l'adage, le défunt ne parle plus. Ainsi, le passé nous manque. L'historien cherche moins à combler ce manque qu'à se laisser interroger par lui, contribuant à libérer le présent d'une négation totale de l'héritage reçu, comme de la fascination narcissique de l'origine retrouvée.
Dans un ouvrage marqué au coin d'une érudition hors ligne et d'un respect profond et sans faille pour la personnalité de Jésus, G. Vermès affirme son désir de découvrir « le sens historique primitif, véritable, des paroles et des événements rapportés par les Évangiles », de « rechercher les faits et la réalité »2. Il conclut son introduction en ces termes: « Si, après avoir fait son chemin à travers le livre, le lecteur reconnaît que cet homme, aussi déformé par le mythe chrétien que par le mythe juif, n'était en fait ni le Christ de l'Église ni l'apostat et le croquemitaine de la tradition populaire juive, ce sera un petit pas de fait vers une justice qu'on aurait dû lui rendre depuis déjà longtemps. » 3 Dans un post-scriptum, l'Auteur reproche au « christianisme orthodoxe » d'avoir été « incapable d'établir et d'admettre le sens historique des paroles conservées par les évangélistes »; il présente son étude comme « un premier pas dans ce qui semble être la direction de l'homme réel » 4. Sens historique primitif, véritable, homme réel, on peut se demander si G. Vermès n'ajoute pas à ce qu'il appelle le mythe chrétien et le mythe juif de Jésus un troisième mythe: le mythe positiviste de Jésus « tel qu'il a été ». Ce mythe couvrirait bien ce qu'il est convenu d'appeler la Heimholung de Jésus, retour de Jésus au bercail, réintégration de Jésus dans son « chez soi » naturel, Heimholung dont Z. Werblowsky définit clairement le propos: « l'activité de Jésus lui-même et de ses disciples est regardée aujourd'hui par la plupart des chercheurs juifs comme faisant partie non pas de l'histoire du christianisme mais de l'histoire du judaïsme.
C'est tout simplement un aspect des mouvements « sectariens » du judaïsme au premier siècle .»6 Comme les Évangiles nous offrent une « documentation religieuse », et non une « documentation historique »6, il va falloir les « déchristianiser » pour retrouver le Jésus véritable, dont il est exclu « a priori » qu'il ait apporté le principe d'une « crise » (au sens johannique du terme). La mort de Jésus n'est qu'une mort parmi d'autres; les ruptures et drames qui l'ont suivie sont le fait d'une méprise radicale de disciples en mal d'interprétation et de justification. Un tel Jésus, libéré de disciples encombrants, ramené au bercail, rendu à sa personnalité véritable (qu'on pourra même déclarer exceptionnelle), n'est qu'une reconstitution qui ne doit rien à l'historiographie moderne. Un « a priori » est respectable, surtout quand on l'avance pour récupérer ce qui est considéré comme un bien de famille; mais c'est un « a priori ».
b. l'attente du chrétien: un Jésus « vivant »
Chez les chrétiens, l'espoir de retrouver le Jésus juif tel qu'il fut, exerce un attrait qui a besoin d'être clarifié d'un autre point de vue. La sécurité d'une origine livrée aux prises de l'imaginaire ne peut être qu'illusoire. Le croyant « vient », pour nous exprimer en termes johanniques, à Jésus, et à Jésus fait Seigneur, non pour satisfaire sa curiosité au sujet des « faits » qui ont marqué la vie de son Sauveur, mais pour recevoir de lui les paroles de vie éternelle. Et ces paroles ne déploient leur espace de vérité qu'à la faveur d'une pratique, l'Esprit rappelant le passé, non « tel qu'il a été », mais tel qu'il faut l'entendre dans l'imprévu du présent, guidant vers la vérité entière, une vérité qui est donc plus objet de visée que de souvenir, dévoilant ce qui vient, c'est-à-dire, le passage du Christ à son Père et la part que nous y prenons. Il est remarquable que, dans le quatrième Évangile, les questions d'origine sont objet de méprise. « De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon? », se demande Nathanaël (Jn. 1,46; cf. 7, 40-44). « Comment connaît-il les lettres sans avoir étudié? » (Jn. 7,15). Jésus lui-même invite à ne pas se laisser enfermer dans la fascination des questions d'origine historique, alors que l'attention doit se porter sur une parole et le témoignage vivant qui s'y donne à entendre: « Vous me connaissez et vous savez d'où je suis; et pourtant ce n'est pas de moi-même que je suis venu, mais il m'envoie vraiment, celui qui m'a envoyé. Vous, vous ne le connaissez pas » (Jn. 7,28). Quand Pilate demande à Jésus: « D'où es-tu? » (Jn. 19,9), il ne reçoit aucune réponse. L'origine historique, quand on prétend en obturer le manque dans le présent, distrait de ce qui, en celui-ci, nous laisse démunis et, par là même, ouverts à un appel. La ipsissima vox Jesu (la voix même de Jésus), à supposer qu'elle soit « matériellement » identifiable, ne s'adresse au croyant que si l'Esprit la fait vibrer à ses oreilles au coeur d'une tradition vivante; sinon, elle n'est qu'une assurance archéologique, fascinante peut-être, mais, en fin de compte, stérile.
3. QUESTION THÉOLOGIQUE
La question de la judéité de Jésus ne se laisse pas réduire aux dimensions des questions d'historiographie ou de psychologie. Même si ce n'est pas inscrit en termes formels dans le credo, nous confessons que Jésus était juif. Il ne suffit pas de dire qu'il était fils d'Israël et qu'il est venu accomplir les Écritures. Jésus était un juif, qui a reçu les Écritures de son peuple, le peuple juif, qui en a entendu la lecture et le commentaire dans les synagogues, dont la prière fondamentale a été, comme pour tout juif, le Shemd Israël. Craignons d'abuser de certaines formules abstraites: Jésus envoyé par Dieu à son peuple, accomplissant les divines prophéties, sinon les divins oracles... Jésus est apparu, non pas au sein d'un Israël biblique irréel, mais au sein du peuple juif et du judaïsme tels qu'ils se sont formés et développés au cours des siècles qui ont suivi le retour de l'exil. Saint Paul dit que c'est « d'eux — les juifs — que le Christ est issu selon la chair » (Rm. 9,5). Le quatrième Évangile met dans la bouche de Jésus cette réponse à la Samaritaine qui vient de faire allusion à l'opposition entre l'adoration sur le Mont Garizim et l'adoration à Jérusalem: « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des juifs. » (Jn. 4,22). Littéralement, le salut est des juifs, c'est-à-dire, est d'origine juive. La préposition ek, qui indique l'origine, est celle-là même que Paul emploie dans le passage cité ci-dessus. Il y a une vérité historique de l'Incarnation qui n'est reconnue que si on rappelle et souligne que Jésus était juif. Faute de quoi, une espèce de docétisme commence à contaminer la foi chrétienne. La judéité de Jésus n'est pas d'abord une donnée livrée aux investigations de l'historien, mais un élément essentiel de confession de foi.
L'universalité de Jésus
Il est vrai que cet élément joue en opposition avec une autre affirmation. Saint Paul, après avoir rappelé que Jésus est issu des juifs selon la chair, ajoute: « lequel est au-dessus de tout », comme pour marquer le passage d'une particularité à une seigneurie universelle.
La même opposition joue au début de l'Épître: « son Fils, issu de la lignée de David selon la chair, établi Fils de Dieu avec puissance selon l'esprit de sainteté, par sa résurrection des morts, Jésus Christ notre Seigneur » (Rm. 1,3-4). L'entretien de Jésus avec la Samaritaine, auquel nous avons déjà renvoyé le lecteur, contient peut-être les indications les plus riches sur notre sujet. Notons d'abord que le seul passage du nouveau Testament où Jésus soit formellement qualifié de juif se trouve dans ce chapitre de Jean: « Comment! toi qui es juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine? (Jn. 4,9) ». L'appellation « juif » apparaît ici en opposition avec celle de « samaritaine ». Cette opposition est comme thématisée théologiquement (vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous adorons ce que nous connaissons. Cf. Jn. 4,22), mais elle ne l'est qu'à la lumière d'un dépassement dont l'annonce précède: « Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. » (Jn. 4,21). Le salut est « des » juifs, mais il va au monde: « ... nous l'avons nous-mêmes entendu et nous savons que c'est vraiment lui le sauveur du monde. » (Jn. 4,42) Nous ne connaissons plus le Christ selon la chair, affirme saint Paul (2 Corinthiens 5,16). En Christ, les croyants sont création nouvelle. Il reste que nous continuons et continuerons à confesser que le Verbe s'est fait chair, et qu'il s'est fait chair parmi les juifs. C'est là faire mémoire, non pas au sens d'un renvoi à un fait passé, mais au sens du rappel qu'on se fait à soi-même, que l'Esprit donne à l'Église de se faire à elle-même, d'une vérité advenue dans un passage dont le terme ne cesse de s'actualiser en nous.
Conclusion
S'il n'y a ni retour historique de la foi à Jésus « tel qu'il a été », ni passage historique de Jésus redécouvert en sa judéité au Christ de la foi 7, il n'en faut pas moins maintenir que tout ce qui aide la foi à faire mémoire de la judéité de Jésus doit être mis en valeur avec force et franchise. Il y va de la vérité de notre action de grâces à Dieu pour les voies qu'il a voulu prendre pour venir à nous. Le charisme de saint François d'Assise nous apprendra toujours plus sur la béatitude des pauvres que tous les commentaires réunis; mais la vérité de notre écoute de cette béatitude serait mutilée si nous n'acceptions pas de la situer dans la tradition juive. Jésus est apparu au cours de l'histoire de cette tradition, faisant preuve, « sous la Loi », d'une souveraine liberté. Quand nous faisons mémoire de cette apparition, et de manière aussi concrète que possible, nous n'enjambons pas le temps de la foi pour retrouver de l'historique, nous célébrons la foi même en son cheminement. Ce n'est pas sans danger. On peut « soumettre » l'Évangile à la tradition juive, et en éliminer subrepticement ce qui ne se laisse pas réduire à cette tradition. On peut aussi se contenter d'une sorte de vue extrinsèque des choses, le Strack-Billerbeck fournissant à point l'écrémeuse de textes. Ici comme ailleurs, le discernement est affaire de pratique, de foi et de prière et non pas de définition abstraite. « Comment! toi qui es juif... sauveur du monde » (Jn. 4, 9, 42). Le passage de l'un à l'autre a eu lieu une fois pour toutes. Si bien même qu'il nous surplombe et que nous ne cesserons d'en méditer la portée « jusqu'à ce qu'il vienne ».
N.B. - Nos citations scripturaires sont empruntées à 8 Sur Jésus dans le judaïsme, on peut lire: P. Lapide, la Bible de Jérusalem, édition Minor, Paris, 1975.
1 Jesus der Galiliier und das Judentum (Ver5ffentlichungen des Instituts zur Erforschung des judischen Einflusses auf das deutsche kirchliche Leben), Leipzig, 1940, p. 175.
2. Jésus le Juif. Les documents évangéliques à l'épreuve d'un historien (Jésus et Jésus-Christ, 4) traduit de l'anglais (Jesus the Jew. A historian's reading of the Gospels, Glasgow, 1973), Paris, 1978, p. 18.
3. Ibid., p. 19.
4. Ibid., p. 295.
5. Jésus devant la pensée juive contemporaine (Les grandes religions, 36), Interview des 10 et 13 mai 1978, publié par le Service des transcriptions et dérivés de la Radio, Maison de Radio-Canada, Montréal, s.d., p. 4.
6. Ibid., p. 3.
7. Nous voulons dire que l'historiographie ne peut conclure formellement à la vérité de la foi, et que la foi ne trouve pas de vérification formelle de son objet dans l'historiographie.