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Targum et Nouveau Testament
Le Déaut, Roger
Quand Jésus, dans la synagogue de Nazareth, est appelé par le chef de la communauté à lire le rouleau d’Isaïe et qu’il le commente (Luc 4, 16-28), il joue le rôle, bien connu de l’assemblée, du lecteur-commentateur et son annonce du royaume est directement greffée sur l’authentique tradition synagogale. Nous avons là un exemple type de ce qu’a été le passage de la Bible juive à la Bible judéo-chrétienne. C’est en lisant les Ecritures, en les expliquant à la Lumière des événements contemporains que Jésus a inauguré l’exégèse chrétienne comme il l’a fait pour les disciples d’Emmaüs. La démarche pédagogique des évangélistes est directement issue de la méthode d’enseignement du Rabbi de Nazareth. C’est dans les textes, lus, traduits, médités, commentés par une longue tradition synagogale, qu’il s’agit pour eux de découvrir et de montrer Jésus, annoncé par les prophètes, de lire sa vie et son action dans la trame du tissu biblique traditionnel.
Il suffit d’ouvrir les évangiles pour se convaincre de cette continuité essentielle entre la tradition juive et la tradition chrétienne. Mais ce qui est moins bien connu c’est la part importante que peut jouer le Targum dans cette transmission des traditions bibliques, écrites et orales, qui sous-tendent les textes évangéliques, les épîtres et l’apocalypse. Nous citons donc ici quelques exemples où il est bien clair que le Targum aide à comprendre tel ou tel verset du Nouveau Testament . (1)
Ainsi on peut comparer Luc 11, 27 « Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés ! » avec le Targum palestinien de Genèse 49, 25 : « Bénies soient les mamelles que tu as sucées et le ventre où tu as reposé! » La tradition juive semble avoir souligné cette expression (cf. Genèse Rabba sur 49, 25) et l’avoir même utilisée comme un proverbe. La femme juive, qui, du milieu de la foule, s’émerveille devant l’enseignement de Jésus, cite ce proverbe et se souvient sans doute de l’avoir entendu à la synagogue au moment de la lecture et du commentaire de Genèse 49, 25.
Luc 6, 36 a un parallèle exact dans le Targum de Lv 22, 28 : « Mon peuple, enfants d’Israël, comme votre Père est miséricordieux dans le ciel, soyez miséricordieux sur la terre ».
Quand Jésus répond rudement, nous semble-t-il, à la femme cananéenne en Matthieu 15, 26, ses paroles trouvent leur portée véritable à la lumière d’un passage du Targum Neofiti d’Exode 22, 30 où on peut lire : « Vous serez un peuple de saints pour mon nom ; vous ne mangerez point la chair arrachée à une bête tuée dans la campagne ; vous la jetterez aux chiens ou bien vous la jetterez à l’étranger païen qui est comparable aux chiens ».
Cette manière de parler est donc simplement le reflet, dans la bouche de Jésus, d’une formule, péjorative certes, mais reçue toute faite de la tradition. Jésus la répète parce que c’est un cliché populaire et probablement sans y mettre l’accent polémique que pourrait suggérer le texte de l’évangéliste.
Le fameux dicton : « De la mesure dont vous mesurez on usera pour vous » (Mt 7, 2) est bien attesté dans le Targum (comme à Genèse 38, 26 ou Lv 26, 43).
Trois fois, dans l’évangile de Jean, nous lisons que le fils de l’homme doit être « élevé » (Jean 3, 14 ; 8, 28 ; 12, 32-34). Jésus explique que par cette expression il rassemble en un seul mot, sa mort, sa résurrection et son élévation dans la gloire : « ‘Et moi élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi’. Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir... ». Le terme grec utilisé par l’évangile de Jean est assez étrange dans ce sens ( ) et si l’on veut prouver que le commentaire de Jean 12, 32-34 reproduit vraiment un débat entre Jésus et les juifs, il faut trouver, dans la tradition, un mot araméen à double sens que Jésus aurait vraisemblablement pu employer. Comme l’a montré M. McNamara (op. cit., 147-149) le Targum de Nombres 11, 26 apporte un éclaircissement : « Voici que Moïse, le prophète, est enlevé du milieu du camp... » ; et plus loin, en Nombres 21, 1 : « Le Cananéen, roi d’Adad, qui habitait dans le sud, apprit qu’Aaron était mort (littéralement : avait été enlevé)... que Miryam, la prophétesse, était morte (littéralement : avait été enlevée) ». On voit que, dans les trois cas, il s’agit de justes, Moïse, Aaron et Miryam, et que leur mort est un « enlèvement » selon la signification première du terme réservé à cet emploi précis.
Enfin, parmi beaucoup d’autres exemples, soulignons celui du rapport entre le Logos de l’évangile de Jean et le Memra ( = la Parole ) du Targum. Ce terme araméen est une sorte « d’attribut » que le Targum utilise pour désigner Dieu, ou sa présence créatrice ou libératrice. Son emploi est comparable à celui de dabar, « parole », de ruah haqodesh, « esprit saint » ou de iqar, « gloire » dans la Bible hébraïque, de shekinah, « présence », dans les écrits rabbiniques. On le constate dans de nombreux passages du Targum, par exemple dans le Pseudo-Jonathan d’Exode 15, 25 : « ... le Memra de YHWH lui imposa le précepte du sabbat »... ; ou 15, 26 : « ... Si tu écoutes le Memra de YHWH ton Dieu et si tu fais ce qui est juste devant lui... », et encore 16, 3 ; « ... Les enfants d’Israël lui dirent : ‘Plût au ciel que nous soyons morts par le Memra de YHWH au pays d’Egypte’ ». Aussi quand le prologue de Jean associe en une seule phrase les trois termes : parole, demeure, gloire en disant : « ...et le Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous, et nous avons vu sa gloire... », il faut remonter au sens de ces expressions dans le Targum, qui justement les utilise pour parler de Dieu lui-même, pour comprendre la portée que cette triple affirmation pouvait avoir, en résonnant aux oreilles des judéo-chrétiens.
Conclusion
Ce dernier exemple nous aide, en conclusion, à mesurer à la fois la richesse d’une lecture du Targum, comme étape indispensable entre le Nouveau Testament et la Bible hébraïque et la complexité de cette lecture si l’on étudie les questions nouvelles que ces comparaisons de textes font apparaître.
Ce qui paraît acquis désormais c’est la lumière que, bien souvent, le lecteur du Nouveau Testament peut trouver dans une connaissance du Targum pour mieux comprendre les méthodes exégétiques, les genres littéraires, ou les schèmes de pensée des évangélistes. Il apparaît alors que l’apport de la culture grecque n’a pas fait disparaître l’héritage traditionnel de l’expérience religieuse juive et de la lecture juive de la Bible dans la communication du message chrétien. C’est bien au confluent de ces deux courants, le grec et le juif, que sont nés les textes du Nouveau Testament.
Mais ce qui soulève un problème fort complexe, c’est le fait que la tradition juive et la tradition judéo-chrétienne, issues d’une même souche et complémentaires à l’origine, en soient arrivées si vite, comme en témoignent les écrits de Paul et de Jean, à une opposition aussi radicale. N’y aurait-il pas à reconsidérer, à l’aide du Targum et de la tradition juive, l’histoire de la religion au temps de Jésus ? Ne faudrait-il pas aborder, à cette lumière, des questions brûlantes, comme par exemple la relation Dieu-homme et la façon dont Jésus a vécu cette expérience et l’a annoncée à son auditoire juif ? N’arriverait-on pas à approcher davantage le mystère de la rupture entre juifs et chrétiens, en constatant que chacune des parties en présence et en particulier la secte pharisienne et la secte chrétienne ont abordé ces problèmes en mettant l’accent sur des aspects distincts mais complémentaires ? Les deux religions, qui s’accordent sur des croyances fondamentales comme l’origine du monde, la fin des temps et la résurrection finale, n’ont-elles pas encore à s’interroger et à s’éclairer mutuellement sur la mystérieuse présence de Dieu en ce monde, sur la Shekinah de la tradition juive, sur le Memra du Targum et sur le Logos et l’Esprit saint de la Bible judéo-chrétienne ?
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* Le Père Roger Le Déaut, de la Congrégation des missionnaires du Saint Esprit, est décédé en 2000. Il a enseigné de longues années, de 1964 à 1994, comme professeur de langue et de littérature araméennes à l’Institut biblique pontifical à Rome. Il est l’auteur de plusieurs livres dont La nuit pascale : essai sur la signification de la Pâque juive à partir du targum d’Exode XII, 42, ainsi que Liturgie juive et Nouveau Testament : le témoignage des versions araméennes, et Introduction à la littérature targumique, etc. Il a publié de nombreux articles dans des revues spécialisées, dont l’article « Judaïsme » du Dictionnaire de spiritualité. Il a été longtemps consultant de la revue Sidic qui lui doit beaucoup.
Le texte ci-dessus est la dernière partie de l’article : « Les Targums, ou versions araméennes de la Bible » publié dans Sidic, IX, n 2 (1976).
1. M. McNamara, The New Testament and the Palestinian Targum to the Pentateuch, chapitre V, pp. 126-154.