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Thomas d'Aquin lit Maïmonide
Francisco Catão
Parmi les auteurs juifs que Thomas d'Aquin (1225-1274) a connus, Moïse Maïmonide (11351204) est sans doute le plus important, non seulement parce qu'il le cite très souvent, mais surtout parce que le Guide des égarés, oeuvre maîtresse de Maïmonide, est un premier effort de conciliation entre la révélation biblique et la pensée aristotélicienne et, à ce titre, l'une des sources de solutions que Thomas d'Aquin, le siècle suivant, a proposé pour ces mêmes problèmes.
D'ailleurs, depuis le début de sa carrière d'étudiant, le jeune Thomas a été en contact direct avec Maïmonide. En effet, le Guide, dont la rédaction finale se situe entre les années 1185 et 1190, faisait déjà autorité, cinquante ans après, surtout dans les milieux du midi de l'Italie. Il répondait à sa façon aux besoins concordistes de la cour de Frédéric II (1194-1250), appuyés principalement par la Faculté des Arts et par le couvent des dominicains. Le premier commentateur du Guide, Moïse de Salerne, est en rapport avec Pierre l'Irlandais, dominicain, professeur au Studium de Naples et maître de Thomas d'Aquin entre les années 1240 et 1244. Enfin, il est important de le souligner, le Guide professe une fidélité absolue à la révélation biblique et se propose de fournir les éléments d'une lecture d'Aristote sans préjudice pour la foi mosaïque. Maïmonide, dont l'influence prépondérante se fait sentir dans le sud de la France et en Italie, est dans une position presque aux antipodes de celle d'Averrhoès, qui influence surtout les milieux aristotéliciens de Paris et propose une tout autre « lecture » du philosophe, sans aucun égard pour la foi mosaicochrétienne. Or, il ne faut pas l'oublier, Thomas d'Aquin deviendra plus tard le messager de la « lecture » napolitaine d'Aristote auprés des parisiens, pour défendre la foi contre les attaques averrhoistes. On a pû écrire qu'il a trouvé dans le Guide le modèle idéal de sa propre synthèse entre la philosophie aristotélicienne et la foi révélée » (1).
A l'occasion donc du septième centenaire de la mort de Thomas d'Aquin, il n'est peut-être pas déplacé de revenir sur ce lien de parenté de pensée et de dépendance historique, d'autant plus que l'examen de certains passages où ce lien est plus évident pourrait nous aider à mieux comprendre la portée de ce que nous appelons aujourd'hui « le dialogue théologique judéo-chrétien », puisqu'il nous en propose un exemple éminent.
1. « Le Guide des égarés »
Moïse, fils de Maïmon, est né à Cordoue, en Espagne, le 14 Nisan 4895, qui correspond au 30 Mars 1135 du calendrier chrétien. Sa jeunesse n'a pas laissé de trace importante, mais nous savons qu'il a été élevé dans une atmosphère de lutte entre chrétiens et musulmans, d'opposition de plusieurs sectes musulmanes entre elles et de répression religieuse aux dépens des juifs. En 1148, par exemple, Cordoue est tombée aux mains d'Almohade et leur chef a imposé un très dur régime d'intolérance à l'égard des juifs, tous obligés à la conversion à l'Islam. C'est dans ce contexte que Moïse, tout en s'occupant de plus en plus de la Torah, commença à écrire vers 1158 un commentaire de la Mishnah qu'il ne terminera que dix ans plus tard, en Egypte, où sa famille dût s'exiler en quittant Cordoue.
Nous retrouvons la famille de Maïmon à Fostat, en Egypte. Tandis que le fils aîné, David, s'occupe du commerce de pierres précieuses, Moïse se consacre de plus en plus aux études et aux affaires de la communauté juive; il est ainsi chargé d'un abondant courrier dont il nous reste certaines lettres intéressantes. Par ailleurs sa production littéraire de commentaires religieux se développe également et nous le voyons jouer des rôles de responsabilité à l'intérieur de la communauté juive. En outre, il étudie à fond la philosophie aristotélicienne et la médecine; il devient même médecin à la cour d'Alfadhel, vizir de Saladin au Caire.
A cinquante ans accomplis, ayant ainsi partagé sa vie entre l'étude, la publication d'ouvrages religieux, l'exercice professionnel de la médecine et les soucis de la communauté juive, Maïmonide qui pouvait vérifier les difficultés où se trouvaient beaucoup de ses correspondants, amis et disciples, s'est vu incité à la composition d'un ouvrage qui résoudrait les contradictions entre la Bible et la philosophie aristotélicienne. Le Guide des égarés ou des perplexes se présente donc comme une aide aux croyants qui, ayant accès à une formation philosophique, se trouvent dansl'embarras et ne savent plus exactement quel poids donner aux expressions de la révélation, en particulier sur Dieu, la création et le monde des anges.
Voici comment l'auteur lui-même présente son ouvrage:
...« L'objet de ce traité est d'éclairer un homme religieux qui a été élevé dans la foi à la vérité de notre sainte Loi, qui en remplit consciencieusement les prescriptions morales et religieuses, et qui en même temps est compétent dans le domaine philosophique. La raison humaine l'attire et il voudrait demeurer dans sa sphère. Il éprouve de la difficulté à accepter comme juste l'enseignement basé sur une interprétation littérale de la Loi et spécialement celle que lui-même et d'autres font dériver des homonymes, des métaphores ou des expressions hybrides. Il se trouve alors égaré dans la perplexité et l'anxiété. S'il se laissait guider seulement par la raison et s'il renonçait à ses vues précédentes qui sont basées sur ces expressions, il penserait avoir rejeté les principes fondamentaux de la Loi; et même s'il retient les opinions issues de ces expressions, et si, au lieu de suivre sa raison, il abandonne en même temps ce guide, on s'apercevrait encore que ses convictions religieuses ont subi une perte et un dommage. Et il se retrouve alors avec ces incertitudes qui donnent naissance à la peur, à l'anxiété, à une inquiétude constante et à une grande perplexité.
Cet ouvrage vise également un second objectif. Il cherche à expliquer certaines images qui se présentent chez les prophètes et qui ne sont pas distinctement spécifiées comme images (...). Même les personnes bien informées restent dans la confusion si elles comprennent ces passages au sens littéral, mais elles sont tout à fait délivrées de leur perplexité quand on leur explique l'image ou simplement si l'on suggère que ces termes sont des images. C'est pour cette raison que j'ai appelé ce livre le Guide des égarès... » 2.
Le Guide a été écrit en arabe, avec des caractères hébreux, mais immédiatement traduit en hébreu, sous le contrôle de Maïmonide lui-même par un de ses amis, Rabbi Samuel Ibn Tibbon. La traduction latine n'a pas tardé. Nous savons qu'elle a été faite dans le sud de l'Italie, à la cour de Frédéric II, et qu'elle était déjà connue d'Alexandre de Hales ( 1245) et de Guillaume d'Auvergne ( + 1248), avant les années 1240. Cette traduction a été, de fait, un des principaux points de rencontre entre juifs et chrétiens à Naples, à l'époque des études de Thomas d'Aquin.
Sans entrer dans le détail de l'analyse du Guide, signalons simplement qu'il se compose d'une introduction où l'auteur explique ses intentions, et de trois parties: la première partie étudie les expressions employées par l'Ecriture pour parler de Dieu et de ses attributs; elle constitue un ensemble logique où, parfois, les chapitres prennent l'aspect d'un vrai lexique des termes bibliques et des explications philosophiques qu'ils peuvent impliquer. La deuxième partie constitue une étude sur Dieu, à commencer par la preuve de son existence et de celle du monde: c'est le Ma'aseh bereshit; tandis que la troisième partie, le Ma'aseh mercabah, analyse certains sujets liés au gouvernement divin (problème du mal, fin de la création, science et providence divines), propose une théologie des commandements de Dieu, et s'achève sur une étude du culte divin. Ces trois parties sont également importantes pour la confrontation de la révélation biblique et de l'aristotélisme: la première partie utilise davantage la logique d'Aristote, les deux autres font valoir les doctrines bibliques sur Dieu, la création et la vocation divine de l'homme dans le cadre des théories métaphysique, cosmologique et éthique d'Aristote.
Rien qu'à regarder cet ensemble, nous y retrouvons déjà curieusement la structure des oeuvres plus personnelles de Thomas d'Aquin comme la Somme contre les Gentils ou la Somme théologique, sans qu'on puisse parler pour autant d'une dépendance dans le plan de conception: il s'agirait plutôt du développement logique des questions qui se posaient alors aux auteurs aussi bien juifs que chrétiens, particulièrement face aux thèmes de la philosophie d'Aristote. Cependant il est certain que Thomas d'Aquin a emprunté maintes suggestions à Maïmonide, en les incorporant purement et simplement ou en les critiquant dans les quelque quatre-vingt citations qu'il fait du Guide au cours de ses différents ouvrages. Maïmonide qui avait trouvé beaucoup d'opposants dans les milieux religieux, rencontre en Thomas d'Aquin un interlocuteur favorable.
Nous savons peu de choses de Maïmonide après la publication du Guide. Il s'est encore occupé lui-même, comme nous l'avons déjà dit, de la traduction de son ouvrage en hébreu faite par l'un de ses amis, Ibn Tibbon, mais dans sa correspondance, il est davantage question des maladies qui causèrent sa mort à l'âge de soixante-dix ans, le 20 Tebet 4965, c'est-à-dire le 5 janvier 1204 du calendrier chrétien.
2. Thomas d'Aquin et le « Guide »
Ce fut donc dès sa première jeunesse intellectuelle que Thomas d'Aquin a pris connaissance de l'oeuvre de Maïmonide: il l'appelle couramment le Rabbi Moyses, en indiquant parfois qu'il s'agit d'un juif (3) d'Egypte (4). Pour un habitué de l'oeuvre de Thomas d'Aquin, la simple lecture du Guide évoque à chaque page un souvenir et il serait long, mais extrêmement facile, de souligner la proximité des deux auteurs, même en dehors des innombrables citations indirectes. En réalité Thomas d'Aquin ne semble se souvenir explicitement de Maïmonide que dans une quinzaine de problèmes plus saillants, où il fait parfois directement appel à son opinion, soit pour la critiquer, soit pour mieux se définir lui-même dans le cadre des opinions en cours.
Du premier livre du Guide, par exemple, Thomas d'Aquin retient surtout deux passages, qui sont d'ailleurs les plus importants et que nous allons étudier plus en détail: ils concernent le caractère pédagogique du langage biblique et la théorie des attributs de Dieu.
Face au second livre Thomas d'Aquin adopte une position moins aristotélicienne que Maïmonide à propos du nombre des anges (5), mais confirme absolument son assertion à propos de la création, comme preuve par excellence de l'existence de Dieu (6), ainsi que sa doctrine sur les divers degrés de la prophétie (7), héritée sans doute de la tradition rabbinique.
Dans le troisième livre enfin, pour n'indiquer toujours que les rappels les plus importants, Thomas d'Aquin s'accorde avec Maïmonide sur la fin de la création (7), mais dispute avec lui sur la connaissance qu'a Dieu des choses individuelles (8) et de la façon dont les individus tombent sous l'action du gouvernement divin (9). Tout le traité de la Loi Ancienne dans la Somme théologique (10) est pleine d'éléments puisés dans le Guide à ce point qu'on peut presque dire que le Guide aurait représenté la source directe où Thomas d'Aquin prenait plus facilement contact avec la tradition rabbinique.
En indiquant ces quelques exemples nous avons volontairement laissé de côté maint passage, en particulier de caractère cosmologique, où Thomas d'Aquin se souvient de Maïmonide dans la recherche d'un certain concordisme entre les cosmologies en vogue à l'époque, surtout avec l'apport des théories aristotéliciennes. Citons par exemple: « Le ciel est pour le monde ce que le coeur est pour l'animal » (11); ou encore: « la nature de la chose qui est en devenir n'est pas la même que celle de la chose arrivée à la perfection » (12) etc.
Au fond, ce ne sont pas les thèmes empruntés ni la ressemblance des solutions proposées qui constituent le lien de continuité le plus important entre Maïmonide et Thomas d'Aquin. L'examen de l'ensemble des citations explicites ainsi que la méditation d'un lecteur de Thomas d'Aquin sur le Guide induisent à penser que nous nous trouvons devant deux auteurs issus de la même tradition biblique, ayant un discernement semblable sur les possibilités métaphysiques de l'aristotélisme et engagés à la recherche des voies pour parler convenablement des « réalités divines » Leur langage, avec toute la technicité désirable, cherche à traduire, sans le trahir, l'enseignement des prophètes en termes philosophiques. Pour le démontrer d'une façon satisfaisante il faudrait pousser assez loin l'étude des oeuvres de Thomas d'Aquin par rapport au Guide, cependant nous ne croyons pas inutile, pour donner déjà une certaine consistance à nos premières convictions, d'approfondir deux thèmes qui constituent d'ailleurs les charnières du premier livre du Guide et les bases logiques du traité thomiste de la connaissance de Dieu: le caractère pédagogique du langage biblique, ou de la foi, selon Thomas d'Aquin, et la portée de notre discours sur Dieu, la théorie des attributs essentiels, selon Maïmonide.
3. Le caractère pédagogique du langage biblique
Les trente premiers chapitres du Guide présentent un certain nombre d'« homonymes », c'est-à-dire de mots que l'Ecriture utilise pour parler de Dieu, mais qui en fait, tout en gardant un sens pour nous, ne désignent pas la même « réalité » lorsqu'ils sont employés en parlant du monde, de l'homme, des anges et de Dieu. Ainsi, par exemple, « Elohim » est un homonyme qui peut désigner Dieu, les anges, les chefs de pays» (13) etc. Maïmonide élabore dans ces premiers chapitres un genre de lexique ouvert, une espèce de memento théologique:
Sache que toutes les fois que nous t'expliquons, dans ce traité, l'homonymie d'un certain nom, nous n'avons pas pour but seulement d'éveiller l'attention sur ce que nous mentionnons dans le chapitre même, mais nous voulons ouvrir une porte et attirer ton attention sur les divers sens du nom en question, qui sont utiles par rapport à notre but, et non pas par rapport au but de ceux qui parlent un langage vulgaire quelconque *. C'est à toi à examiner des livres prophétiques et les autres livres composées par les savants, à considérer tous les noms qui y sont employés et à prendre chaque nom homonyme dans l'un des sens qui puisse lui convenir par rapport au discours (où il se trouve) 14.
* L'auteur veut dire que, dans l'explication des mots, son but est uniquement d'en indiquer les divers sens philosophiques, et qu'il ne s'occupe pas des explications philologiques, ou des diverses acceptions des mots dans le langage vulgaire.
Au lieu d'homonymie, Thomas d'Aquin parle plutôt d'équivocité, ou, dans certains cas très particuliers, mais aussi très importants, d'analogie, pour exprimer cette loi inhérente au langage humain, à laquelle l'Ecriture elle-même ne peut échapper:
Tu connais déjà leur sentence relative à toutes les espèces d'interprétation se rattachant à ce suiet, savoir: que l'Ecriture s'est exprimée selon le langage des hommes. Cela signifie que tout ce que les hommes en général peuvent comprendre et se figurer au premier abord a été appliqué à Dieu 15.
En lisant donc l'Ecriture, il faut bien tenir compte qu'elle s'adresse à tous les hommes, c'est pourquoi son langage s'adapte aux limites propres de notre intelligence et aux habitudes prises dans la connaissance courante du monde et des choses environnantes. D'ailleurs, pour être initié à la connaissance divine et à la perfection, l'homme doit commencer nécessairement par la connaissance des choses sensibles, ainsi que par les 'images et les figures de la prophétie, avant d'en venir aux considérations purement métaphysiques, sens dernier des Ecritures:
« Sache qu'il serait très dangereux de commencer (les études) par cette science, je veux dire par la métaphysique; de même (il serait dangereux) d'expliquer (de prime abord) le sens des allégories prophétiques et d'éveiller l'attention sur les métaphores employées dans le discours et dont les livres prophétiques sont remplis. Il faut, au contraire, élever les jeunes gens et affermir les incapables selon la mesure de leur compréhension; et celui qui se montre d'un esprit parfait et préparé pour ce degré élevé, c'est-à-dire pour le degré de la spéculation démonstrative et des véritables argumentations de l'intelligence, on le fera avancer peu à peu jusqu'à ce qu'il arrive à sa perfection, soit par quelqu'un qui lui donnera l'impulsion, soit par lui-même 16 ».
Cette nécessité est en fait très importante, puisque c'est elle qui permet de comprendre le sens des images et des figures dont se servent les Ecritures pour parler des choses divines. Ces images et ces figures ne sont commandées ni par une exigence de l'objet qui les transcende, ni par un dessein de voiler en mots chiffrés des mystères dont le sens ne serait accessible qu'aux initiés. Bien au contraire, c'est la condition même de l'ensemble des hommes, dont le langage n'est compréhensible que par rapport aux réalités sensibles et aux expériences immédiates, qui détermine la façon de parler des Ecritures. Dans la mesure où la Parole de Dieu s'adresse à tous les hommes, elle doit être accessible à tous et intelligible par tous. Elle ne se propose pas comme l'expression humainement la plus parfaite possible des choses divines, mais comme un langage éminemment pédagogique, dont la lecture et l'étude, cependant, sont capables d'amener à la connaissance de Dieu, connaissance que les philosophes essaient de traduire dans leur langage métaphysique.
L'insistance avec laquelle Maïmonide souligne la nécessité, pour l'homme d'un langage au niveau de son expérience proprement humaine, et donc d'un langage universel, expression des choses divines, montre bien comment il conçoit les Ecritures: c'est pour lui un livre ouvert à tous les hommes et un chemin vers la connaissance de Dieu, un pédagogue qui nous mène aux degrés supérieurs de la connaissance des choses divines. En effet, Maïmonide indique cinq raisons qui expliquent pourquoi il ne faut pas parler à tous les hommes et dès le début le langage de la métaphysique et comment la façon humaine de parler des Ecritures est une étape nécessaire dans l'initiation à la connaissance des choses divines:
« La raison pour laquelle il est interdit d'instruire les masses selon la véritable méthode spéculative, et de les mettre à même, de prime abord, de se former une idée de la véritable nature des choses, et pourquoi il est absolument nécessaire qu'il en soit ainsi et pas autrement, (tout cela) je veux te l'expliquer dans le chapitre suivant 17 ».
Puis, il reprend dans le chapitre suivant:
Les causes qui empêchent d'ouvrir l'enseignement par les sujets métaphysiques, d'éveiller l'attention sur ce qui mérite attention, et de présenter cela au vulgaire, sont au nombre de cinq.
La première cause est: la difficulté de la chose en elle-même, sa subtilité et sa profondeur, — comme on a dit: Ce qui existe est loin (de notre conception); ce très profond, qui peut le trouver (Ecclésiaste, VII, 24)? et comme il est dit encore: Et d'où trouvera-t-on la sagesse (job, XXVIII, 12)? — Il ne faut donc pas commencer, dans l'enseignement, par ce qu'il y a de plus difficile à comprendre et de plus profond. Une des allégories répandues dans (les traditions de) notre nation est la comparaison de la science avec l'eau; les docteurs ont expliqué cette allégorie de différentes manières, et (ils ont dit) entre autres: Celui qui sait nager tire des perles du fond de la mer, mais celui qui ignore la natation se noie; c'est pourquoi celui-là seul se hasarde à nager, qui s'y est exercé pour l'apprendre 18.
Cette première raison prise du côté de l'objet, est certainement fondamentale: étant donné la transcendance des choses divines, l'instruction ne peut la viser, au début, qu'à travers les images et les figures, dont le rôle est de faire progresser notre intelligence qui est pauvre au départ et lente dans l'acquisition de ses connaissances, comme le font valoir les deux raisons suivantes:
« La deuxième cause est: l'incapacité qu'il y a d'abord dans l'esprit des hommes en général; car l'homme n'est pas doué, de prime abord, de sa perfection finale, mais la perfection se trouve dans lui en puissance, et dans le commencement il est privé de l'acte (comme dit l'Écriture): Et l'homme naît comme un ânon sauvage (Job, XI, 12). Mais lorsqu'un individu possède quelque chose en puissance, il ne faut pas nécessairement que cela passe à l'acte; au contraire, l'individu reste quelquefois dans son imperfection, soit par certains obstacles, ou faute de s'exercer dans ce qui fait passer cette puissance à l'acte. Il est dit expressément: Il n'y en a pas beaucoup qui deviennent sages (Ibid., XXXII, 9); et les docteurs ont dit: "J'ai vu les gens d'élévation, niais ils sont peu nombreux *;" car les obstacles de la perfection sont très nombreux et les préoccupations qui l'empêchent sont multiples, et quand donc peut-on obtenir cette disposition parfaite et ce loisir (nécessaire) pour l'étude, afin que ce que l'individu possède en puissance puisse passer à l'acte?
* Ces paroles sont attribuées à R. Siméon ben-Iohay. Voy. Talmud 'de Babylone, traité Succâh, fol. 45 b; Synhedrin, fol. 97 b.
La troisième cause est: la longueur des études préparatoires; car l'homme éprouve naturellement un désir de chercher les points les plus élevés, et souvent il s'ennuie des études préparatoires ou il les abandonne. Mais sache bien que, si l'on pouvait arriver à quelque point élevé (de la science) sans les études préparatoires qui doivent précéder, ce ne seraient point là des études préparatoires, mais ce seraient des occupations inutiles et de simples superfluités. (...) Salomon déjà a déclaré que les études préparatoires sont absolument nécessaires, et qu'il est impossible de parvenir à la véritable sagesse, si ce n'est après s'être exercé; il a dit: Si le fer est émoussé et qu'il n'ait pas les faces polies, vaincra-t-il des armées? mais il faut encore plus de préparation pour (acquérir) la sagesse (Ecclésiaste, X, 10); et il a dit encore: Écoute le conseil et reçois l'instruction, afin que tu deviennes sage à la fin (Prov., XIX, 20) 19 ».
Enfin les deux dernières raisons se fondent, non pas précisément sur les limites de l'intelligence humaine dans sa nature d'intelligence rationnelle, mais sur ce qui limite l'exercice même de l'intelligence rationnelle et qui provient de ses conditions d'existence: l'ordre interne du sujet, pacification morale, et la liberté à l'égard des autres soucis de la vie, pacification externe:
La quatrième cause est dans les dispositions naturelles; car il a été exposé et même démontré que les vertus morales sont préparatoires pour les vertus rationnelles, et que l'acquisition de véritables (vertus) rationnelles, je veux dire de parfaites notions intelligibles, n'est possible qu'à un homme qui a bien châtié ses moeurs et qui est calme et posé. (...) Car cette science, comme tu sais, n'est ni de la médecine, ni de la géométrie, et, par les raisons que nous avons dites, tout le monde n'y est pas préparé. Il faut donc la faire précéder de préparations morales, afin que l'homme parvienne à une rectitude et à une perfection extrême; car l'Éternel a en abomination celui qui va de travers, et son secret est avec ceux qui sont droits (Prov., III, 32).
La cinquième cause est dans l'occupation que donnent les besoins du corps formant la perfection première, particulièrement lorsqu'il s'y joint l'occupation que donnent la femme et les enfants, et surtout lorsqu'il se joint à cela la recherche des superfluités de la vie, qui, grâce aux usages et aux mauvaises habitudes, deviennent un puissant besoin naturel. En effet, même l'homme parfait, tel que nous l'avons décrit, quand il s'occupe beaucoup de ces choses nécessaires, et à plus forte raison (quand il s'occupe des choses) non nécessaires et qu'il les désire ardemment, ses aspirations spéculatives s'affaiblissent et se submergent, et il ne les recherche plus qu'avec tiédeur et mollesse et avec peu de sollicitude; et alors il ne perçoit même pas ce qu'il a la faculté de percevoir, ou bien il a une perception confuse, mêlée de perception et d'incapacité 20.
En conclusion, et d'une manière un peu décevante, qui est peut-être réaliste, mais qui nous paraît tout de même un peu trop élitiste, Maïmonide exclut de la métaphysique le commun des gens et ceux qui ne sont pas encore initiés aux mystères divins:
C'est en raison de toutes ces causes que les sujets en question conviennent à un très petit nombre d'hommes d'élite, et non au vulgaire; c'est pourquoi on doit les cacher au commençant et l'empêcher de les aborder, de même qu'on empêche un petit enfant de prendre des aliments grossiers et de soulever des poids 21.
C'est dire que l'Ecriture oriente tous les hommes vers la connaissance de Dieu dans le seul langage accessible à tous, langage cependant dont la profondeur, qui échappe d'abord à l'intelligence humaine, ne peut être atteinte qu'au bout d'etudes prolongées, dans le contexte d'une vie pure et dégagée d'autres soucis temporels. Il s'agit là d'une pédagogie nécessaire à plusieurs titres qui explique, d'une part, le caractère imagé et figuratif du langage biblique et, d'autre part, l'orientation et l'acheminement de l'intelligence humaine vers des vérités plus hautes, soutenues par ces mêmes images et figures que l'Ecriture utilise.
Thomas d'Aquin a connu ce texte, l'a sans doute admiré dans sa systématique rigoureusement aristotélicienne, l'a cité plusieurs fois, mais en y introduisant toujours une précision théologique qui n'est pas sans importance. Lisons le dans un passage classique de ses oeuvres:
« Même dans cette vie l'homme peut arriver à une connaissance plénière des choses divines, mais bien qu'elles soient démontrables et effectivement aient été démontrées par certains, il a été nécessaire de les proposer aussi à la foi, à cause de cinq raisons indiquées par le Rabbi Moyses:
D'abord à cause de la profondeur et de la subtilité du sujet, car les choses divines sont obscures pour l'intelligence humaine. C'est pourquoi, pour que l'homme ne les ignore pas complètement, on a fait de façon à ce qu'il y croit, "profond, profond, qui le trouvera?» (Qo 7, 24).
Deuxièmement à cause de l'imperfection initiale de l'intelligence humaine qui n'arrive que progressivement à sa perfection. Pour qu'il ne lui manque jamais, à aucun moment, la connaissance divine, elle a besoin de la foi, à travers laquelle l'homme possède cette connaissance divine dès le départ.
Troisièmement à cause des innombrables présupposés indispensables à la connaissance rationnelle de Dieu. Presque toutes les sciences sont nécessaires, puisqu'elles ont toutes, pour fin, la connaissance des choses divines. Or, ils sont très peu nombreux ceux qui arrivent à la connaissance de tous ces présupposés et pour que les hommes en général ne restent pas écartés de la connaissance divine, la foi a été nécessaire.
Quatrièmement, comme beaucoup d'hommes ne sont pas capables d'arriver à la perfection de l'intelligence par le chemin de la raison, la foi a été mise à leur disposition pour qu'ils ne restent pas sans la connaissance des choses divines.
Cinquièmement à cause des soucis multiples dont il faut s'occuper, il était donc impossible à tous d'arriver par la raison à la connaissance indispensable de Dieu. C'est pourquoi le chemin de la foi a été trouvé afin que tous puissent croire aux réalités que certains sont capables de connaître par démonstration » 22.
La précision théologique qu'apporte Thomas d'Aquin à Maïmonide dans cette transcription du Guide consiste dans l'explicitation de ce qui est effectivement nécessaire aux hommes en général pour jouir d'une certaine connaissance des choses divines: la foi et la « doctrine sacrée », c'est-à-dire, l'instruction qui en dérive. Tandis que Maïmonide reste dans un certaine ambiguité; il n'arrive pas à compléter sa pensée et s'arrête à la nécessité d'images et de figures dont l'objet n'est finalement pas indiqué. Thomas d'Aquin pointe clairement vers la foi et l'instruction concomitante que visent, d'une part, les images et les figures des Ecritures et qui constituent, d'autre part, une perfection initiale de l'intelligence, un besoin de connaissance plus parfaite, — « la foi à la recherche de l'intelligence », comme il le dit à la suite des scolastiques depuis Anselme de Canterbury ( 1109) et même d'Augustin d'Hippone ( 430), — c'est-à-dire, connaissance rationnellement perfectionnable dans cette vie et orientée elle-même vers la vision de Dieu dans l'autre.
4. Les attributs essentiels en Dieu
En revenant au Guide, après l'étude de quelques expressions bibliques sur Dieu, nous voyons se structurer un petit traité des attributs divins visant surtout à expliquer comment la pluralité des attributs, en particulier des attributs essentiels, ne gêne en aucune façon l'unité de Dieu. Maïmonide commence par une belle déclaration sur la foi, qui n'est pas uniquement la proclamation d'une doctrine, mais la connaissance même de la réalité de Dieu, de la Vérité:
« Sache, ô lecteur de mon présent traité, que la croyance n'est pas quelque chose que l'on prononce seulement, mais quelque chose que l'on conçoit dans l'âme, en croyant que la chose est telle qu'on la conçoit » 23.
Ce poids de vérité attribué à la profession de foi est à l'origine du problème qui va nous occuper maintenant, à savoir, la réalité des attributs divins en Dieu. En effet:
« Si donc, lorsqu'il s'agit d'opinions vraies ou réputées telles, tu te contentes de les exprimer en paroles, sans les concevoir ni les croire, et, à plus forte raison, sans y chercher une certitude, c'est là une chose très facile; et c'est ainsi que tu trouves beaucoup d'hommes stupides qui retiennent (dans la mémoire) des croyances dont ils ne conçoivent absolument aucune idée. Mais si tu es de ceux dont la pensée s'élève pour monter à ce degré élevé, (qui est) le degré de la spéculation, et pour avoir la certitude que Dieu est un, d'une unité réelle, de sorte qu'on ne trouve en lui rien de composé ni rien qui soit virtuellement divisible d'une façon quelconque, il faut que tu saches que Dieu n'a point d'attribut essentiel sous aucune condition, et que de même qu'on ne peut admettre qu'il soit un corps, de même il est inadmissible qu'il possède un attribut essentiel » 24.
Le problème est ainsi bien énonçé dès le départ: du moment qu'on reconnaît une réalité à la profession de foi, comment admettre des attributs, en particulier des attributs essentiels, en Dieu, sans violer son Unité, sa Simplicité?
« Celui qui croirait qu'il est un, possédant de nombreux attributs, exprimerait bien, par sa parole, qu'il est un, mais, dans sa pensée, il le croirait multiple »
Autrement dit, l'opposition entre l'un et le multiple rend évidente la non-existence en Dieu d'attributs essentiels: son essence est simple et rien ne s'y ajoute. Il s'agit là pour Maïmonide (26), d'une vérité évidente, qui pourtant est tellement contraire à nos habitudes de penser, qu'il faut bien essayer de la faire voir, de l'expliquer. Dans ce but, il adopte dès l'origine une méthode logique par exclusion, en écartant toute pluralité en Dieu, soit au niveau de l'essence, soit au niveau des autres catégories aristotéliciennes, en particulier celles qui pourraient donner lieu à quelque confusion, à savoir, la qualité, la relation et l'action. La seule pluralité admissible des attributs, conclut Maïmonide, est la pluralité dérivée de la pluralité des effets, parce que dans notre façon de parler nous sommes portés à voir en Dieu des qualités, des relations, ou des actions diverses qui correspondent à la diversité des effets produits:
« En résumé donc, on a exposé dans ce chapitre que Dieu est un de tous les côtés, qu'il n'y a en lui point de multiplicité ni rien qui soit joint à l'essence, et que les nombreux attributs de sens divers employés dans les livres (sacrés) pour désigner Dieu indiquent la multiplicité de ses actions, et non pas une multiplicité dans son essence. Quelques uns (sont employés) pour indiquer sa perfection par rapport à ce que nous croyons être une perfection » 28.
Dans le chapitre suivant, Maïmonide se réfère à des auteurs qui défendent la réalité des attributs et posent leur pluralité en Dieu à partir des Ecritures abusivement interprétées. Ce sont, pourrait-on dire, les « attributistes »:
« Dans tout attribut qui, dans l'opinion de celui qui croit aux attributs, est essentiel en Dieu, tu trouveras l'idée de la qualité, quoique (les prophètes) ne s'expriment pas clairement à cet égard, assimilant (tout simplement les attributs de Dieu) à ce qui leur est familier des conditions de tout corps doué d'une âme vitale; et de tout cela il a été dit: "L'Ecriture s'est exprimée selon le langage des hommes". Le but de tous les attributs de Dieu n'est autre que de lui attribuer la perfection (en général) et non pas cette chose même qui est une perfection pour ce qui d'entre les créatures est doué d'une âme. La plupart sont des attributs venant de ses actions diverses; car la diversité des actions ne suppose pas l'existence d'idées diverses de l'agent » 29.
Après avoir fourni un certain nombre d'exemples, comme celui du feu, qui dans son unité produit différents effets — blanchit, noircit, brûle, fait bouillir, durcit et ramollit — et des facultés humaines, intelligence et volonté qui étant uniques produisent des actions si diverses, Maïmonide résume sa pensée:
Tout attribut qu'on trouve dans les livres divins désigne son action, et non son essence, ou indique une perfection absolue, (et il ne s'ensuit) nullement qu'il y ait là une essence composée de choses diverses — [car il ne suffit pas de ne pas parler expressément de composition, pour que l'essence douée l'attributs n'en implique pas l'idée] 30.
Une fois réglée la question des attributs qui qualifient l'action divine, reste encore celle des attributs qui expriment l'essence divine elle-même, antérieurement à toute action, les attributs essentiels. Ce sont les expressions les plus hautes de la perfection divine: l'existence, la vie, la puissance, la sagesse et la volonté. Selon les « attributistes » ce ne sont pas des actions, mais de vrais et propres attributs essentiels existant réellement en Dieu. L'effort de Maïmonide tend au contraire à montrer qu'existence, vie, puissance, sagesse et volonté ne correspondent en Dieu à aucune réalité qui ne soit pas l'essence de Dieu, Dieu lui-même, dans son unité indivisible et « incomponible ». Le fait que nous pensons Dieu comme existant, vivant, puissant, sage et aimant se rattache finalement à la connaissance que nous avons des créatures, où ces attributs correspondent à des réalités diverses, mais cela ne peut imposer aucune distinction en Dieu.
Pour s'en rendre compte, Maïmonide étudie le texte fondamental de la contemplation de Moïse, dans l'Exode (31) et insiste sur l'homonymie parfaite entre les attributs d'existence, vie, puissance, sagesse et volonté lorsqu'ils s'appliquent respectivement à Dieu et aux créatures:
Il est donc clair, pour celui qui comprend le sens de la similitude, que, si l'on applique en même temps à Dieu et à tout ce qui est en dehors de lui le mot existant, ce n'est que par simple homonymie; et de même, si la science, la puissance, la volonté et la vie sont attribuées en même temps à Dieu et à tout ce qui est doué de science, de puissance, de volonté et de vie, ce n'est que par simple homonymie, de manière qu'il n'y a aucune ressemblance de sens entre les deux (sortes d'attributs) 32.
...Ainsi, il est démontré d'une manière décisive qu'entre ces attributs qu'on prête à Dieu et ceux qu'on nous connaît à nous il n'y a absolument aucune espèce de communauté de sens, et que la communauté n'existe que dans le nom, et pas autrement » 32.
Puis faisant un pas en avant, Maïmonide voit dans l'identification entre essence et existence en Dieu, la raison métaphysique propre de la non-existence en Dieu des attributs essentiels:
« On sait que l'existence est un accident survenu à ce qui existe; c'est pourquoi elle est quelque chose d'accessoire à la quiddité de ce qui existe... Mais quant à ce dont l'existence n'a pas de cause, et c'est Dieu seul, le Très-Haut, [car c'est là ce qu'on veut dire en disant que Dieu est d'une existence nécessaire,] son existence est sa véritable essence; son essence est son existence, et elle n'est point une essence à laquelle il soit arrivé d'exister, de sorte que son existence y soit quelque chose d'accessoire; car il est toujours d'une existence nécessaire, et (son existence) n'est pas quelque chose de nouveau en lui ni un accident qui lui soit survenu. Ainsi donc, il existe, mais non par l'existence, et de même, il vit, mais non par la vie, il peut, mais non par la puissance, et il sait, mais non par la science; le tout, au contraire, revient à une seule idée, dans laquelle il n'y a pas de multiplicité, comme on l'exposera 33.
Fondés donc, d'une part sur la simplicité divine, d'autre part sur l'homonymie parfaite des mots humains appliqués à Dieu, nous ne pouvons pas prétendre aller au delà du langage purement négatif en parlant de Dieu, c'est-à-dire, il faut se refuser à affirmer la réalité, en Dieu, de n'importe quel attribut essentiel:
« Sache que les vrais attributs de Dieu sont ceux où l'attribution se fait au moyen de négations, ce qui ne nécessite aucune expression impropre, ni ne donne lieu, en aucune façon, à attribuer à Dieu une imperfection quelconque; mais l'attribution énoncée affirmativement renferme l'idée d'association et d'imperfection, ainsi que nous l'avons exposé... Il faut que je t'explique d'abord comment les négations sont, d'une certaine façon, des attributs, et en quoi elles se distinguent des attributs affirmatifs » 34.
Cette distinction est assez simple: les attributs négatifs, comme les positifs, se réfèrent toujours à un certain objet, à une réalité; mais tandis que les positifs le désignent directement, les négatifs ne le font qu'indirectement. Or, étant donné que Dieu n'a pas d'existence différente de son essence, il est clair qu'aucune autre réalité ne Lui est ajoutée. En conséquence, aucun attribut positif n'a de sens par rapport à Dieu: comme ils ne peuvent désigner directement la seule essence divine toute simple, les attributs positifs ne correspondent, en Dieu, à absolument rien. Par contre, avec les attributs négatifs c'est différent:
« Les attributs négatifs sont ceux dont il faut se servir pour guider l'esprit vers ce qu'on doit croire à l'égard de Dieu; car il ne résulte de leur part aucune multiplicité, et ils amènent l'esprit au terme de ce qu'il est possible à l'homme de saisir de Dieu. Puisqu'il nous est démontré, par exemple, qu'il existe nécessairement quelque chose en dehors de ces essences perçues par les sens et dont nous embrassons la connaissance au moven de l'intelligence, nous disons de ce quelque chose qu'il existe, ce qui veut dire que sa non-existence est inadmissible » 35.
De même pour la vie, qui signifie, indirectement, qu'il n'est pas comme les êtres animés et qu'il n'est pas mort; pour la sagesse, la volonté et le pouvoir, qu'il n'est pas dépourvu de la perfection des êtres supérieurs et que toutes les choses sont ordonnées, voulues et maintenues dans l'existence grâce à lui.
Ainsi, notre langage sur Dieu ou bien signifie, à la manière d'une action divine, la dépendance d'un effet à l'égard de Dieu, ou bien a une portée indirecte puisqu'il attribue à Dieu des perfections qui ne sont en réalité que la négation des imperfections correspondantes dans les créatures:
« Il est donc clair que tout attribut que nous lui prêtons ou bien est un attribut d'action, ou bien (s'il a pour but de faire comprendre l'essence de Dieu, et non son action) doit être considéré comme la négation de ce qui est privatif » 36.
Maïmonide lui-même conclut:
« Et que sera-ce de nos intelligences, si elles cherchent à saisir celui qui est exempt de matière, qui est d'une extrême simplicité, l'être nécessaire, qui n'a point de cause et qui n'est affecté de rien qui sort ajouté à son essence parfaite, dont la perfection signifie (pour nous) négation des imperfections, comme nous l'avons exposé? car nous ne saisissons de lui autre chose si ce n'est qu'il est, qu'il y a un être auquel ne ressemble aucun des êtres qu'il a produits, qu'il n'a absolument rien de commun avec ces derniers, qu'il n'y a en lui ni multiplicité, ni impuissance de produire ce qui est en dehors de lui, et que son rapport au monde est celui du capitaine au vaisseau; non pas que ce soit là le rapport véritable, ni que la comparaison soit juste, mais il sert de guide à l'esprit (pour comprendre) que Dieu gouverne les êtres, c'est-à-dire qu'il les perpétue et les maintient en ordre, comme il le faut. Ce sujet sera encore plus amplement exposé.
Louange à celui qui (est tellement élevé que), lorsque les intelligences contemplent son essence, leur compréhension se change en incapacité, et lorsqu'elles examinent comment ses actions résultent de sa volonté, leur science se change en ignorance, et lorsque les langues veulent le glorifier par des attributs, toute éloquence devient un faible balbutiement! » 37.
Dans les chapitres suivants Maïmonide développe encore sa théorie sur le langage indirect ou les attributs négatifs, dont l'essentiel, pourtant est bien exprimé jusqu'ici. Thomas d'Aquin y a puisé largement et s'y réfère dans plusieurs passages de son oeuvre (38), souvent avec la mention « comme le dit expressément Rabbi Moyses ». Voici la citation la plus ancienne, qui constitue un résumé des chapitres du Guide que nous venons de présenter:
« Au sujet de l'existence en Dieu du contenu réel des attributs (...) il y a l'opinion de Rabbi Moyses, selon laquelle Dieu est l'être subsistant et il n'y a, en Dieu, rien de plus. Il serait l'être sans essence. Tout ce qu'on attribue de plus à Dieu n'a de valeur que négativement ou du point de vue causal.
Négativement de deux façons:
— pour écarter, d'abord, toute privation ou défaut opposé, comme lorsqu'on dit que Dieu est sage, pour écarter le manque de sagesse;
— pour affirmer, ensuite une idée négative, comme lorsqu'on dit qu'il est un par le fait qu'il n'y a pas en Lui de division.
Tous ces attributs, donc, selon lui, sont destinés plutôt à écarter qu'à affirmer quelque chose en Dieu.
Du point de vue causal, aussi de deux façons:
— soit en tant que Dieu cause la perfection en question dans les créatures, comme lorsqu'on dit que Dieu est bon, pour exprimer qu'Il répand la bonté dans le monde;
— soit en tant qu'Il agit à la façon des créatures, comme lorsqu'on dit que Dieu a volonté ou pitié, dans la mesure où les effets qu'Il produit sont comme des effets de volonté et de pitié » 39.
Ici la « lecture » de Thomas d'Aquin, bien que substantiellement fidèle, ne semble pas tenir compte de toutes les nuances du Guide, en le poussant d'un certaine façon vers une position trop « négative ». Il ne nous semble pas tout à fait exact de dire que pour Maïmonide Dieu est « l'être sans essence » (40), lorsque nous lisons, précisément dans ce même contexte, par exemple:
« Quand il s'agit d'un être dont l'existence ne dérive d'aucune cause, Dieu seul est cet être car son existence, comme nous l'avons dit est absolue
— l'existence et l'essence sont parfaitement identiques » 41.
Ce « négativisme » attribué à Maïmonide porte Thomas d'Aquin à des conclusions qui ne semblent pas s'accorder parfaitement avec le Maïmonide du « Guide »:
« Selon cette opinion, conclut Thomas d'Aquin,
— tous les noms communs à Dieu et aux créatures sont équivoques et il n'y a aucune ressemblance entre la créature et le créateur, du fait que la créature est bonne, sage etc...
Ceci, Rabbi Moyses le dit expressément.
En conséquence aussi,
— les attributs ne correspondent à aucune réalité en Dieu (...)
— ils n'existent que dans notre intelligence, mais pas en Dieu
— l'intelligence les découvre par la méditation sur les créatures, soit par négation
soit par voie de causalité »42.
Nous avons du mal à faire concorder toutes ces affirmations avec les théories du Guide. Maïmonide, en effet, nie expressément toute « similitude » entre les créatures et Dieu, mais il parle d'une « similitude basée sur une certaine relation entre deux choses » (43), c'est-à-dire, de la similitude existante entre deux choses qui appartiennent, au moins, au même genre. Pour des raisons métaphysiques irrécusables, à savoir la simplicité de Dieu, il ne se pose même pas le problème d'une similitude « trans-générique » entre Dieu et les créatures. Il ne semble pas historiquement très exact de dire qu'il a nié une similitude dont la possibilité, pour lui, ne s'est même pas posée. Maïmonide semble se limiter à la négation des attributs essentiels en Dieu dans le cadre, à vrai dire trop étroit, de la logique et de la métaphysique aristotélicienne. Il ne s'est pas rendu compte de cette étroitesse. Sa position ressemble plutôt à l'étape d'une pensée en marche, qui n'est pas encore en possession de tous ses moyens pour résoudre les questions nées de la rencontre des traditions bibliques et aristotéliciennes.
Le pas en avant, nous le savons, a été opéré par Thomas d'Aquin lui-même. Bien convaincu de la valeur de la théorie maïmonidienne sur les attributs négatifs, Thomas d'Aquin essaie une voie nouvelle pour reconnaître en Dieu la réalité des attributs qui tout en restant homonymes, dans le sens du Guide, ne sont pas purement équivoques, mais analogiques: les attributs essentiels qui désignent une perfection pure et simple existent réellement en Dieu, dans la réalité éminente de l'essence divine, qui est son propre acte d'être, riche de toutes les perfections que nous voyons répandues et diffusées dans le monde où elles sont évoquées par tous les êtres, depuis les plus insignifiants jusqu'aux plus parfaits (44). Ce que Thomas d'Aquin tient de Maïmonide et, par son intermédiaire, de toute le tradition juive, c'est le sens de la transcendance, l'abîme de la négation inhérente à tout discours sur Dieu. L'analogie se pose comme une solution qui, n'étant pas l'homonymie maïmonidienne, l'exige pourtant, comme condition radicale de toute son authenticité.
5. Un dialogue théologique judéo-chrétien?
Sans aller plus loin dans notre lecture du Guide, il est tout de même remarquable de voir comment Thomas d'Aquin a retenu les deux théories principales du premier livre, en les précisant et en les perfectionnant, pour les conserver comme les charnières de sa propre pensée en ce qui concerne, d'une part, la nécessité de la foi et de la doctrine sacrée, et, d'autre part, le caractère nécessairement négatif de notre façon de parler de Dieu. Il y a, entre le chrétien et le juif, un lien de continuité indéniable. Plus que d'une osmose culturelle, il s'agit, du fait de la grandeur des protagonistes et de l'importance des thèmes, d'un cas remarquable d'insertion de la théologie chrétienne dans le courant de tradition biblique, véhiculée par les rabbins, à l'intérieur d'un même cadre culturel, celui du moyen-âge aristotélicien.
Peut-on parler d'un dialogue judéo-chrétien en plein treizième siècle, alors que les chrétiens n'épargnaient pas aux juifs leur mépris et les pires effets de leur intolérance?
Il manque évidemment à ce dialogue la réciprocité, bien qu'on puisse faire état des échanges réels et très profonds entre juifs et chrétiens dans les milieux où fut élevé Thomas d'Aquin et qu'on puisse même, à côté de l'influence de Maïmonide sur Thomas d'Aquin, retrouver une influence certaine de ce dernier sur des auteurs juifs contemporains ou immédiatement postérieurs (45).
Mais il y a vrai dialogue dans la mesure où Thomas d'Aquin, loin de prendre une position sectaire contre les opinions rabbiniques de Maïmonide, les accueille avec un immense respect, cherche à se placer dans une attitude d'écoute et de docilité par rapport aux deux courants de pensée présents dans le Guide: la tradition biblico-talmudique et les doctrines aristotéliciennes. Cette position est dialoguante surtout parce qu'elle n'a rien de passif et cherche à approfondir l'enseignement, à le perfectionner et à le critiquer, en vue d'une meilleure possession en commun d'une Vérité tenue par tous comme absolument transcendante.
Dialogue théologique, c'est-à-dire, ayant pour objet la recherche de la connaissance de Dieu. Les théologiens de la stature de Maïmonide et de Thomas d'Aquin savent bien que toute théologie est dominée par la recherche de Dieu, qu'elle exige de l'homme une attention à toute vérité, en particulier toute vérité humaine, qu'elle exige aussi une grande pureté de coeur et une vraie libération de toute explication partielle du monde et de la vie. Le théologien doit savoir regarder et écouter toute l'expérience humaine, en sachant lire en profondeur ce qu'elle a de positif, bien loin de vouloir l'exclure, de la nier ou de la mépriser sous prétexte d'une révélation plus parfaite ou mieux garantie, qui serait « transmise » à l'intérieur de sa propre dénomination religieuse.
45 Cf. Sermoneta, op. cit. p. 436 ss. où l'on mentionne à titre d'exemple d'influence de Sur l'Unité de l'Intelligence contre Averrhoès de Thomas d'Aquin dans le Traité sur la rétribution de l'âme de Hillel Eliezer ben Samuel de Vérone, écrit vers 1291.
Ainsi comprise, la théologie, dans sa condition humaine et historique, réclame toujours le dialogue. Son exercice n'est authentique qu'à l'intérieur de la Tradition, puisque la Parole est indispensable et que cette Parole ne nous arrive que portée par la Tradition, mais elle n'y est pas enfermée et n'est aucunement exclusive. Dans toute recherche humaine qui est une recherche de bien, de vérité et de beauté il y a un élément positif de la Parole qui doit être intégré par lethéologien dans sa recherche de Dieu. Maïmonide et Thomas d'Aquin nous semblent très proches dans leur théologie respective, également dialogante et ouverte, par dessus toutes les frontières ecclésiastiques, politiques ou idéologiques. Le juif et le chrétien, en se nourissant d'Aristote et en s'enrichissant dans un dialogue réciproque nous invitent et nous poussent au dialogue universel, largement oecuménique, tourné vers la recherche de Dieu.
1 Giuseppe Sermoneta, Un glossario filosofico ebraico-italiano del XIII secolo.
2 Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, traité de théologie et de philosophie, traduit pour la première fois sur l'original arabe par S. Munk, La Maisonneuve, réédition Paris 1960. Nous gardons les notes originales et les transcriptions du traducteur.
3 Somme théologique, I, q 50, a 3 c.
4 ib. I-II, q 101, a 3, ad 3 m.
5 cf. Sentences, II, d 3, q 1, a 3 c; Somme contre les Gentils II, c 92; Somme théologique 1, a 50, a 3 c.
6 cf. Sentences II, d 2, q 2, a 3 ad 2 m; d 15, q 3, 3; III, d 37, a 5, q 1, s c 2; ib. c.
7 cf. Sentences IV, d 48, q 2, a 3, ad 6 m.
8 cf. Sentences I, d 35, q 1, a 2 c; d 36, q 1 a 1 c; Sur la Vérité q 5, a 9, s c 5.
9. cf. Commentaire sur les Lamentations, c 3; Sentences I, d 39, q 2, a 2 c; Somme théologique I, q 22, a 2 c; ad 5 m.
10. cf. Somme théologique I-II qq 101-108.
11 cf. Sentences II, d 2, q 2, a 3 c; Sur la Vérité a 5, a 9, s c5.
12 cf. Sur la Vérité q 13, a 1, ad 1 m.
13 Guide 1, 2.
14 Guide I, 8.
15 Guide I, 26.
16 Guide, I, 33.
17 Ibidem.
18 Guide I, 34.
19 Ibidem.
20 Ibidem.
21 Ibidem.
22 Questions à propos du livre de Boèce sur la Trinité q 3, a 1c (ed. Decker p. lllss). Cf. aussi Sentences III, d 24, a 3 q 1 lc, au traité de la foi, où pour la première fois sont reproduites chronologiquement les cinq raisons du « Guide »; Somme contre les Gentils I,
c 4 et Somme théologique I, a 1, a lc, au premier article, où les « raisons » sont élaborées de façon à montrer la nécessité de la « sacra doctrina », c'est-à-dire, sans vouloir discuter à l'infini le sens de ces mots, « l'instruction découlant de la foi », qui tient compte de la révélation; cf. finalement Somme théologique II-II, q 2, a 4c, en plein traité de la foi.
23 Guide I, 50.
24 Ibidem.
25 Ibidem.
26 Guide I, 51.
27 Guide I, 52.
28 Ibidem.
29 Guide I, 53.
30 Ibidem.
31 Guide I, 54; cf. Exode 33, 13 et 34, 7.
32 Guide I, 56.
33 Guide I, 57.
34 Guide I, 58.
35 Ibidem.
36 Ibidem.
37 Ibidem.
38 Cf. Sentences I, d 2, q 1, a 3c; d 8, q 1, a 1, s c; Somme théologique I, q 13, a 2c; Sur la Puissance q 7, a 2, s c 2; a 4, s c 3; a 5c; q 9, a 7c.
39 Sentences I, d 2, q 1, a 3c.
40 Ibidem.
41 Guide I, 58.
42 Sentences I, d 2, q 1, a 3c.
43 Guide I, 56.
44 s'agit là d'une thèse fondamentale, que Thomas d'Aquin traite ex professo en d'innombrables passages, les textes de base restant toujours les premiers articles traitant de la simplicité de Dieu dans la Somme théologique (I, q 3) et ceux qui traitent de la question des noms divins (I, q 13).