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Revista SIDIC XXII - 1989/3
Sauvegarder la création (Páginas 20 - 24)

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L'holocauste nous oblige à penser
Emilio Baccarini

 

«Oswlecim est le nom d'une de ces petites bourgades polonaises somnolentes, caractérisées par l'agriculture, avec quelques traces inesthétiques d'une industrialisation forcée, une heure à peine d'auto de la ville ancienne de Cracovie. Oswiecim, c'est Auschwitz... un mot... un concept... synonyme de ce qu'il y a de démoniaque en l'homme... Point extrême dans la réalisation de l'idéologie nationale-socialiste. Auschwitz est le nom du plus grand camp de concentration et d'anéantissement connu dans l'histoire de l'humanité.»

C'est par ces paroles que Günther B. Ginzel commençait son introduction à Auschwitz ais Herausforderung tir Juden und Christen, volume où se trouvent rassemblés les actes d'un séminaire international et interconfessionnel qui s'est tenu à Cologne sur le thème: «Theologie nach Auschwitz –Religion und Widerstand» (Théologie après Auschwitz – Religion et résistance) en 1978, à l'occasion du 40e anniversaire de la Nuit de Cristal. C'est à l'occasion du 50e anniversaire de cet événement que j'exprime aujourd'hui ma pensée, mais le défi que nous lance l'Holocauste n'a en réalité rien perdu de son urgence après les dix années qui se sont écoulées.

Ce qui va suivre, casant des réflexions philosophiques et anthropologiques sur un événement qui met en question la totalité du sens, puisque c'est cette totalité «massifiante» qui a été mise en question. Auschwitz est donc une voie sans issue, la «constriction» (contrainte violente) de l'histoire et de la culture occidentales au non-sens; c'est la conclusion négative, la brisure d'un parcours dont il faut sortir pour reprendre la route «par d'autres chemins». Cela signifie avant tout qu'il faut essayer de comprendre comment cette «constriction de la pensée» à laquelle on a donné le nom historique de Auschwitz a été possible, et accepter la contrainte qui en découle pour la pensée. Du point d'arrivée au point de départ. L'Holocauste ne doit rien perdre de la tragédie monstrueuse, incommensurable et inimaginable qu'il comporte, mais c'est justement pour cela qu'il doit devenir le début d'une nouvelle possibilité de penser l'humain, le début d'une ère nouvelle, a-t-on pu dire. C'est seulement à partir de tels présupposés que l'inscription de Dachau: Nie wiederl (Jamais plus!) peut prendre un sens réel et concret. Cela signifie alors que la mémoire n'est pas, et ne doit pas être simplement le souvenir, mais une re-présentafion continuelle, un acte de témoignage et une affirmation de justice, afin que ce qui a eu lieu ne se produise plus. Au-delà de toute rhétorique facile et de toute métaphore occultant la réalité, nous devons apprendre penser à partir de cette interpellation lancinante: «que signifie penser après Auschwitz?»

Penser après Auschwitz? Une interpellation pressante

Il s'agit là d'une question pressante à laquelle la pensée européenne et occidentale n'a pas donné, ou n'a pas voulu donner de réponse. Nos «maîtres» à penser, notre système de référence à un sens appartiennent encore au passé. La peur de se trouver désarçonné fait que l'on ne coupe pas le cardon ombilical d'une tradition rassurante.

Cependant Auschwitz, comme aussi Treblinka, Buchenwald, Dachau et les autres camps de la mort ne sont plus seulement des «lieux géographiques», mais des lacérations tragiques de l'esprit; des «noms» (de lieux) où des millions d'êtres humains sont devenus des «sans-nom», «sans identité«. Et cependant ces noms et ces lieux sont l'indice d'une faute, que l'Occident a violemment refoulée. Un tel refoulement est, en un certain sens, le signe de ce désintérêt pour l'humain auquel a abouti, pour une bonne part, la pensée occidentale contemporaine; en un autre sens, il est la victoire du silence, mais d'un silence de mort qui a entouré Auschwitz. Néher a écrit:
« A Auschwitz tout s'est déroule, accompli, consommé, durant des semaines, des mois et des années, dans le silence absolu, à l'écart et â la dérive de l'histoire. ».1

Cette dérive de l'histoire a été la déréliction la plus totale. Néher écrit encore:

« Auschwitz est un échec brut, la déréliction d'hommes tout simplement, d'hommes, de femmes, de vieillards, d'enfants, morts d'une mort toute mortelle, d'une mort portant dans ses limites mêmes le signe de l'échec. » 2

« Auschwitz est comme un passage fatal entre les récifs: l'aventure millénaire de la pensée humaine y a subi son échec intégral, tous feux éteints, et sans que la lueur d'aucun phare n'en balise la trace. C'est un retour au chaos, où il faut d'abord avoir le courage de pénétrer si l'on éprouve la volonté d'en sortir. Sinon, il ne peut s'agir que de fausses sorties et d'une pensée factice sans prise sur le réel. Mais peut-être aussi la pénétration en Auschwitz invitera-t-elle la pensée à s'y fixer en demeure et l'incitera-telle à se renouveler du dedans, à réaliser enfin ce premier pas—le seul qui soit absolument libre — et qui consiste à se créer à partir du néant. Le monde n'a-t-il pas surgi d'un tel acte créateur, ex nihilo ? La première démarche, après Auschwitz, semble donc bien ètre celle qui nous place à l'instant précis où rien n'est plus, mais où tout peut être à nouveau. C'est l'instant du Silence, de ce Silence qui, jadis, aux origines du monde étouffa la Parole, pour n'en être pas moins la matrice; de ce silence qui, naguère, à Auschwitz, s'identifia avec l'histoire du monde » 3

Néher qui a été, comme on le sait, et restera, l'un des penseurs juifs les plus représentatifs de notre siècle, ouvre donc à une nouvelle dimension; il ouvre comme un soupirail sur une nouvelle création ex nihilo. L'humanité doit tout reprendre da capo; la marche plurimillénaire a abouti à une vole sans issue, celle de la mort. La recherche du «sens de la vie» continue, doit continuer, mais dans d'autres directions, par d'autres chemins.

Plus dramatique, plus violente et moins ouverte à l'espérance est la protestation d'Adorno dans les «Méditations sur la métaphysique» qui, comme on le sait, viennent clore sa Dialectique négative.4 Qu'on me permette de relire ici quelques passages de ces «Méditations» qui touchent profondément aux problèmes philosophiques que nous aurons à affronter par la suite sous un angle différent. Adorno écrit:

« Lacapacité métaphysique est paralysée, parce que ce qui s'est passé a anéanti la base ce qui rend la pensée spéculative métaphysique compatible avec l'expérience. Encore une fois triomphe, de manière indicible, le motif dialectique du renversement de la quantité en qualité. Avec le meurtre administratif de millions de personnes, la mort est devenue une réalité qu'on n'avait jamais eu autant à craindre. Il n'y a plus aucune possibilité qu'elle entre dans la vie des individus comme une réalité qui concorde avec le cours même de cette vie. L'individu se trouve dépouillé de l'ultime et plus misérable chose qui lui soit restée. Puisque, dans les camps de concentration, ce n'était plus l'individu, mais le spécimen humain qui mourait, la mort devait aussi s'accrocher à ceux qui avaient échappé à une telle mesuré Le génocide est l'intégration absolue qui se prépare partout où des hommes sont homogénéisés... au point que soit littéralement extirpée toute déviation du concept de leur parfaite nullité. Auschwitz confirme la norme philosophique de l'identité pure en tant que mort... Ce que les sadiques annonçaient à leurs victimes dans les lagers: 'Demain tu onduleras dans le ciel comme la fumée sortant de cette cheminée' exprime bien l'indifférence envers la vie de chaque individu, vers laquelle tend l'histoire: déjà, dans sa liberté formelle, celui-ci est fongible, remplaçable, comme il le sera ensuite sous les coups de ceux qui le liquideront. Mais comme, dans un monde qui a pour loi le profit individuel universel, l'individu n'a rien d'autre que ce moi devenu indifférent, l'actualisation de cette tendance désormais bien connue est en même temps ce qu'il y a de plus horrible: tels les fils barbelés électrifiés du camp de concentration, rien ne permet d'y échapper. La douleur incessante a autant de droit à s'exprimer que l'homme martyrisé de hurler; aussi n'est-il sansdoute pas exact de dire qu'après Auschwitz il est impossible décrire une poésie. Par contre, elle n'est pas fausse la question, moins culturelle, de savoir si on peut encore continuer à vivre après Auschwitz et si, en particulier, celui-ci en a tout à fait le droit qui a échappé par hasard et aurait dù, en principe, être liquidé.»5

Adorno découvre finalement chez Hegel la falsification par excellence:

« L'absolu de l'esprit, auréole de la culture, a été le principe même qui, inlassablement, a fait violence à ce qu'il feignait d'exprimer. Aucune parole résonnant d'en haut, tût-elle théologique, n'a ledroit de rester immodif iêe après Auschwitz.» 6

«Après Auschwitz...», cette expression aussi risque de n'être plus qu'une «catégorie philosophique conceptuelle», domaine de la culture, non-sens ou sens sans âme. Je remploie ici dans son sens le plus provocateur, qui est appel à se libérer d'une tare héréditaire, àse débarrasser d'habitudes conceptuelles commodes, aussi rassurantes qu'erronées:

« Après Auschwitz», il n'y a plus place que pour une »pensée de vigilance» qui, bien éveillée, puisse se laisser provoquer par les «trauma» de l'histoire7 et les lacérations de l'humain .8

Une telle pensée signifie et implique un renversement radical: nous pourrions appeler cela la pensée de la différence, à laquelle ne donne pas accès l'identité totalisante, mais bien plutôt l'expérience relationnelle de la rencontre.

Après cette longue introduction au problème qui nous intéresse, nous allons essayer d'organiser notre réflexion en deux temps qui soulignent, schématiquement, l'aspect de rupture dans l'Holocauste: la pensée avant Auschwitz et la pensée après Auschwitz.

Avant l'Holocauste

Une catastrophe dont il faut rechercher les causes


L'Holocauste est certainement un événement tragique de l'histoire, le moment où s'est produit l'inimaginable et où l'indicible a pris la place de ce qu'on peut dire, engendrant un silence sourd, terrifiant, le néant. Le silence du néant et de la mort. Mais cet événement n'est pas un accident de l'histoire, il n'est pas un phénomène accidentel sans explication, survenu à l'improviste, sans qu'on en ait été averti. Non! Il nous faut apprendre à dire la vérité et à voir dans l'Holocauste le destin, ou la destination, de l'histoire occidentale (et, par histoire j'entends la culture, la politique, l'économie, la religion, la philosophie, la théologie): il nous faut apprendre qu'il est le résultat, et qu'il en est le jugement, et qu'il devient pour nous maintenant la pro-vocation, la «voix prescriptive d'Auschwitz» comme l'appelle E.L. Fackenheim.

Je n'ai pas du tout l'intention de m'engager dans des réductions simplificatrices, historiquement incorrectes et en même temps inutiles et inutilisables du point de vue philosophico-culturel. Je suis pleinement conscient de la complexité et de la multiplicité des facteurs culturels, politiques, philosophiques, théologiques, religieux, etc... qui ont déterminé le tremendumde l'Holocauste; mais je suis conscient aussi qu'il s'agit d'une réalité qui échappe à toute explication possible, et qui nous amène au contraire à nous poser cette question bouleversante: «Pourquoi et comment l'Holocauste a-t-il pu se produire?» Les réponses partielles ne nous convainquent guère, dans la mesure où elles ne saisissent pas le sens et le tragique de cet événement. Holocauste signifie élimination totale, intentionnelle. Pourquoi?... Pourquoi la haine de l'homme contre l'homme a-t-elle conduit à un tel abîme? Pourquoi le mal, le mal à l'état pur, radical, le mal pour le mal, s'est-il emparé de l'humanité, l'aveuglant et t'orientant vers cette unique possibilité: celle d'être pour la mort? C'est précisément parce que l'Holocauste est un événement-fracture, une interruption de l'histoire, qu'il nous faut apprendre à rechercher dans le passé l'erreur fonctionnelle, afin de la supprimer. Cela peut être une opération douloureuse, et c'est pour cela qu'aptes un demi-siècle peu prés personne, à ma connaissance, n'a entrepris ce parcours à rebours, vers l'inhumanité de l'histoire. A partir des résultats, il faudrait trouver le nucleus, non pas tes causes, mais le nucleus d'où les causes tirent leur causalité; et cette opération n'est pas facile, car «l'effectualité» de l'histoire ne nous permet de remonter qu'a la détermination des causes, en tant que détermination de la succession dans le temps. Il reste cependant l'exigence de cette «question à rebours» (du temps) qui signifie, implicitement, qu'on a conscience de la mutabilité du passé. L'histoire ne prévoit ni la cassation d'une accusation ni le passer en force d'une chose jugée, mais une constante remise en jugement du passé â partir du futur. Dans cette optique, nous sommes invités (mais il vaudrait mieux dire contraints par l'humanité de l'homme) à repenser le passé de l'Holocauste afin de penser autrement et de réaliser autrement le futur. Schématiquement, sans entrer dans les exemples historiques, je crois que nous pouvons repérer certains éléments qui, en dégénérant, ont conduit à Auschwitz.

Des causes secondes à la cause première

Nous pourrions mettre en cause, tout d'abord, la raison moderne qui, peu peu, s'est crue autorisée à ne rien admettre en dehors d'elle. Il en a résulté une réduction de la transcendance l'immanence (qui est, en dernière analyse, une exclusion) et une appropriation «par héritage» des pouvoirs divins. Il s'agit là de la tentation, constante dans la Bible: «Vous serez comme Dieu», qui devient réalité, La raison, en tant que principe créateur et organisateur, se transforme en pouvoir illimité, total, totalitaire. Auschwitz est aussi le résultat de la raison devenue folle et qui déraisonne. L'Holocauste est la folie à l'état pur, Et l'efficacité technique, la «bureaucratisation» de la mort dans les Laper peut, elle aussi, être considérée sous cet angle.

Le pouvoir de la raison, échappant désormais à toute limite, est nécessairement lié à une fausse notion de liberté, une liberté de pouvoir, justement. L'exercice d'une telle liberté ne peut qu'écraser tous les autres. On a dit que Auschwitz était le résultat d'un conflit entre deux élections: celle des juifs et celle des Allemands (il serait instructif de relire en ce sens l'histoire des relations judéo-allemandes). Mais, à ce point de vue, je crois qu'il serait plus indiqué de parler d'un conflit entre paganisme et révélation juive. L'Holocauste est un jugement sévère de cette pseudo-liberté, de cette autonomie devenue autarchie; principe unique, absolu, écrasant tout obstacle qui se présente à lui. En dernière instance, cependant, au fond de cette pseudo-Liberté, il y a une auto-affirmation qui est l'expression d'une peur ancestrale, antique et radicale, la peur de l'autre, de ce qui est différent; peur d'un être qui dérange les rythmes et la continuité tranquille, satisfaite, d'une vie. Il me semble que, derrière tout cela, se cache la cause première de la maladie qui, n'étant au début qu'un principe logique, s'est graduellement transformée en principe tout court de l'Occident: le principe d'identité. Le drame de la raison dont j'ai parlé et celui de la liberté qui en découle sont, l'un et l'autre, les rejetons du destin, ou de la destination, du principe d'identité. Il n'est pas facile d'exposer brièvement et clairement les implications d'une telle affirmation. A = A, c'est la tautologie logique exprimant le principe de non contradiction ou le principe d'identité, mais quand ce principe vise des êtres humains, il signifie la réduction de l'essence à l'anonymat de l'identité identifiante. Pour l'homme concret, on peut affirmer qu'ii n'est pas identique à lui-même et que donc, plus forte raison, nul n'est identique un autre, à moins qu'on ne le rende identique, c'est-à-dire qu'on ne le réduise à ne pas être lui-même.

La logique de l'identité est la matrice de la logique du pouvoir qui est, à son tour, instrument d'identification. Peut-être n'est-ce pas par hasard, si on considère les choses à ce point de vue, que la pensée occidentale a toujours eu de grandes difficultés à reconnaître l'altérité, qui doit perpétuellement être justifiée en relation à un sujet qui, selon l'idée qu'il a de son identité propre, est gardien et maître de la vérité. La vérité vue comme adéquation est peut-être le principe logique qui exprime le mieux la maladie ontologique, mais par suite historique, religieuse, politique, culturelle, de 'identité. L'Holocauste, en ce sens, est la réalisation traumatique d'un destin qui se trouvait déjà inclus dans la «première parole» païenne de la philosophie, chez Parménide qui identifiait l'être avec la pensée.

Nous sommes apparemment très loin du sujet, mais il me semble au contraire que nous accédons ainsi aux racines profondes de l'histoire et, par delà les faits concrets, à leurs motivations. Pour conclure ces remarques, nous pourrions dire que Auschwitz a tragiquement démontré que, lorsque la quantité se change en qualité, l'être humain est réduit à un objet insignifiant, elle nom propre de la «chosification» de l'homme est «massification». L'Holocauste a été encore la «massification» extrême, celle de la mort: l'être humain a été définitivement dépouillé et exproprié de lui-même et de son intimité la plus radicale, celle avec la mort.

Dans la réflexion brièvement ébauchée ici, je me suis limité à une analyse sommaire cherchant à expliquer le principe d'où, par dérivation, découlent les causes politiques, économiques, socio-anthropologiques et théologiques. On pourrait faire entrer dans cette logique certaines prédications chrétiennes sur le peuple «déicide»: il s'agit la d'une logique d'exclusion du premier-né afin de devenir possesseurs, par héritage, de la vérité. Mais si la vérité de Dieu se trouvait au-delà de ce qu'il nous est possible de posséder?... Une telle logique a fermé les portes au dialogue et à toute possibilité de comprendre ce qu'a de nouveau et de spécifiquement original chacune des deux religions: il s'agit de différence entre frères et non entre ennemis. Nous pouvons conclure cette première partie de notre analyse par une constatation: le fait que le judaïsme de la Diaspora et le christianisme naissant se soient exclus mutuellement a peut-être fait subir, selon une vue philosaphico-anthropologigue, la perte la plus grave à la culture occidentale. Mais traiter ici de ce sujet serait trop long et trop complexe. Nous voudrions maintenant développer un aspect positif: nous laissant interpeller par l'Holocauste, nous tenterons de penser un apresoui ne soit pas un simple fait chronologique, mais une modification structurelle de la pensée.

Après l'Holocauste

Le problème philosophique et moral posé par la tragédie


Se mettre en face de cette tragédie où s'est manifestée la crise radicale du sens, le triomphe du silence et du néant, comme je l'ai dit plus haut, cela signifie assumer le poids de Phis-foire (comme l'ont écrit récemment les évêques allemands), accepter de répondre à un nouvel impératif éthique, déjà mentionné par bien des auteurs, mais auquel on n'a pas encore suffisamment réfléchi. Adorno écrit dans le texte que nous avons déjà cité :9

« Hitler a imposé aux hommes, dans l'état de manque de liberté où ils se trouvent, un nouvel impératif catégorique: organiser leur manière d'agir et de penser de manière à ce que Auschwitz ne se répète pas, qu'il ne se produise rien de semblable. Quand on cherche à le fonder, cet impératif se montre aussi récalcitrant que l'a été, à une époque, celui de Kant. Le traiter à la légère serait un crime: en lui se fait sentir physiquement le moment venu de compléter l'éthique. Physiquement, parce qu'il s'agit de l'horreur devenue concrète devant la douleur physique insupportable à laquelle les individus sont exposés, môme après que leur individualité, en tant que forme spirituelle de réflexion, s'apprête a disparaître. La morale ne survit que dans N simple motif matérialiste. Le cours de l'histoire impose au matérialisme ce qui, traditionnellement, était son contraire immédiat: la métaphysique. Ce que l'esprit se vantait autrefois de déterminer et de construire à son image s'oriente vers ce qui ne ressemble pas a l'esprit, vers ce qui échappe à sa domination et, en cela, se révèle comme le mal absolu. La couche somatique de l'être vivant, éloignée du sens, est le théâtre de la souffrance qui, dans les camps de concentration, a brûlé impitoyablement tout élément susceptible de tranquilliser l'esprit, et ce qui en est l'objectivation: la culture.»

Mettant l'accent sur d'autres aspects, Lavinas écrivait de son côté:

« C'est peut-être le fait le plus révolutionnaire de notre conscience du vingtième siècle – mais aussi un événement de l'Histoire Sainte – que la destruction de tout équilibre entre la théodicée explicite et implicite de la pensée occidentale et les formes que la souffrance et son mal puisent dans le déroulement mémede ce siècle. Siècle qui en trente ans a connu deux guerres mondiales, les totalitarismes de droite et de gauche, hitlérisme et stalinisme, Hiroshima, le Goulag, les génocides d'Auschwitz et du Cambodge. Siècle qui s'achève dans la hantise du retour de tout ce que ces noms barbares signifient. Souffrance et mal imposés de façon délibérée, mais qu'aucune raison ne limitait dans l'exaspération de la raison devenue politique et détachée de toute éthique. »

«Que parmi ces événements, l'Holocauste du peuple juif sous le règne de Hitler nous paraisse le paradigme de cette souffrance humaine gratuite où le mal apparut dans son horreur diabolique, n'est peut-être pas un sentiment subjectif . La disproportion entre la souffrance et toute théodicée se montra à Auschwitz avec une clarté qui crève les yeux. Sa possibilité met en question lafoi traditionnelle multi-millénaire. Le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu ne prenait-il pas dans les camps d'extermination la signification d'un fait quasi empirique? Faut-il s'étonner, dès lors, que ce drame de l'Histoire Sainte ait eu parmi ses acteurs principaux un peuple qui, depuis toujours, était associé à cette histoire et dont on aurait tort d'entendre l'âme collective et le destin comme limités a un quelconque nationalisme et dont la peste, dans certaines circonstances, appartient encore à la Révélation–fût-ce comme apocalypse – qui aux philosophes 'donne a penser' ou qui les empêche de penser?...

Le problème philosophique que pose, dés lors, la douleur inutile apparue dans sa malignité foncière à travers les événements du vingtième siècle, concerne le sens que peut encore conserver, après la fin de la théodicée, la religiosité, mais aussi la moralité humaine de la bonté. D'après le philosophe que nous venons de citer, Auschwitz comporterait paradoxalement une révélation du Dieu même qui cependant à Auschwitz se taisait: un commandement de fidélité. Renoncer après Auschwitz à ce Dieu absent d'Auschwitz – ne plus assurer la continuation d'Israël – reviendrait à parachever l'entreprise criminelle du national-socialisme visant l'anéantissement d'Israël et l'oubli du message éthique de la Bible dont le judaïsme est le porteur, et dont son existencecomme peuple prolonge concrètement l'histoire multimillénaire. Car si Dieu était absent dans les camps d'extermination, le diable y était très évidemment présent. D'où. pour Emil Fackenheim, l'obligation pour les juifs de vivre et de rester juifs pour ne pas se faire complices d'un projet diabolique. Le juif, après Auschwitz, est voué à sa fidélité au judaïsme et aux conditions matérielles et même politiques de son existence.»10

Le ton des deux philosophes cités est indubitablement très divers, mais tous deux sont d'accord sur certains points comme: l'immédiateté de l'éthique, l'affirmation de la métaphysique, le non-sens et l'inutilité de la souffrance gratuite, la fin de la «théodicée», de la culture et, en un sens, la méfiance envers l'anthropologie. Comme on le voit, Auschwitz nous contraint à revoir toutes nos certitudes: c'est une mise en question de tous les paramètres d'où découlent ces certitudes. Les réflexions qui suivent ne visent qu'à amorcer cette réélaboration d'une pensée, qui soit plus organisée, dans les divers secteurs mis en cause.

Pour une réélaboration de la pensée: quelques éléments

Nous pouvons commencer par la constatation “prescriptive» que l'Holocauste (et de nos jours nous pouvons encore ajouter, hélas!, tout holocauste) constitue un arrêt de l'histoire, Elevês dans une culture qui considérait l'histoire comme un «processus inéluctable», nous avons appris aujourd'hui que l'histoire n'est pas seulement un processus d'humanisation «progressive», qu'elle peut devenir aussi barbarie, régression à l'Infra-humain. Penser après Auschwitz signifie donc tout d'abord penser selon l'optique et les paramètres de la responsabilité. En d'autres termes, l'histoire est ce que l'homme veut quelle soit et, plus radicalement, nous pouvons ajouter que l'homme est responsable de sa propre humanité.

Cette première réflexion nous impose de repenser radicalement l'action politique et le sens de la vie sociale. Si l'on part du principe d'identité, la politique sera un exercice du pouvoir qui, concrètement, se traduira dans l'identification par la possession. Pouvoir et possession sont les mots «thaumaturgiques» du monde moderne, mais dans leurs conséquences ultimes ils représentent aussi la négation de l'humain. A la logique identifiante de 'Identité, il faut donc substituer une logique de la relation et de la rencontre. Cela signifie qu'il faut tout d'abord reformuler les paramètres de définition de la subjectivité humaine à partir d'un donné élémentaire qui doit désormais être considéré comme fondamental: l'altérité. De manière assez générale, nous pouvons dire que la possibilité de formuler le «Je» est conditionnée par l'existence d'un au>›; ce qui signifie aussi que la distinction même «Je/Tu» est possible à partir de la relation, et vice versa; la relation n'a de sens que s'il y a une distinction originelle. L'autre être humain est la condition de mon être en tant que sujet.

A cela est liée, de manière péremptoire et essentielle, la redéfinition de la vérité à partir de l'altérité; et alors s'ouvre un domaine nouveau, illimité, à l'exercice moral qui a pour logique propre normative la logique du service. Le fondement qui justifie métaphysiquement une telle logique se trouve, paradoxalement, dans la notion de création qui renvoie à un créateur; et si l'on veut une justification transcendantale, il convient de la chercher au contraire dans la structure de la subjectivité, redéfinie en fonction de l'altérité. L'Holocauste a été possible et le sera encore seulement en tant que négation de l'homme créature de Dieu. Avec plus de clarté, nous pouvons affirmer que l'homme image de Dieu est l'impératif éthique qui fait de l'éthique une métaphysique et, de la métaphysique une éthique, dans l'immédiateté d'une prise de responsabilité considérée comme un service. Si de tels paramètres sont adoptés, les cadres de référence et les apories historiques concernant la transcendance et l'immanence de la loi morale tomberont, parce que ce qui apparaîtra sera une marais à la fois immanente et transcendante. En prenant ma responsabilité vis-à-vis de l'homme, et concrètement vis-à-vis de mon prochain, je deviens en quelque manière responsable de Dieu lui-même. L'obéissance à l'impératif éthique qui me parvient par la voix et le visage d'un autre être humain se réalise dans l'histoire, mais cette interpellation vient d'au-delà de l'histoire, au-delà du temps. L'impératif éthique se manifeste comme (d'intrigue» éthique de la gloire de Dieu, pour reprendre les mots de Lévinas. C'est seulement si Dieu est un absolu que l'homme est un absolu. La tension et l'intention de la responsabilité éthique se trouvent concrétisées dans la page splendide d'Isaïe 32, où le régne de Dieu est un régne de justice et de paix, auquel fait pendant le texte de Matthieu 25. Il me semble que nous devons aussi accomplir une révolution de la pensée qui nous conduise vers cet eschaton, c'est-à-dire qu'il nous faut encore apprendre à penser selon la logique du service, qui est tout autre chose qu'une pensée faible, même si elle est certainement une pensée de «sujétion'.


Je voudrais ici conclure par quelques considérations sur la contrainte immédiate que l'Holocauste impose. S'il m'est permis, je ferai ces considérations à partir de ce que le mot Auschwitz évoque en moi, chrétien, dans ma relation avec mes frères juifs.

Entant que chrétien, j'éprouve d'abord un sentiment de honte et d'angoisse, de douleur et de crainte pour ce qui s'est passé, la manière dont cela s'est passé. Mais Auschwitz est en même temps pour moi le moment de la déréliction extrême, sans espoir, de laquelle doit surgir une espérance nouvelle, à la suite d'une demande de pardon. Auschwitz est un défi à la mémoire: ne jamais oublier pour que le mal ne vainque pas de manière définitive, comme le dit E.L. Fackenheim. Pour moi chrétien, Auschwitz est devenu le point zéro de l'histoire, d'où il nous faut repartir pour trouver une nouvelle dimension de la foi, pour acquérir une nouvelle compréhension de la nouveauté même du Kérygme évangélique; le point géographique sur la carte de l'esprit où ont été réduites à néant une doctrine de la vérité, une métaphysique, une onto-théologie, et d'où doit repartir une marche, plus attentive aux différences, mais aussi plus disposée à l'écoute: celle d'abord du judaïsme, en tant que culture.

Par la voix prescriptive d'Auschwitz nous apprenons aussi que, par une sorte de présence •providentielle» (du judaïsme) dans l'histoire, l'Occident, qui a rejeté il y a des siècles sa propre matrice juive (ou qui l'a du moins négligée) doit de nos jours la retrouver parce qu'elle est nécessaire à l'intégrité (= rendre intégra) son âme propre. En ce sens, le judaïsme peut devenir un message universel, pas seulement religieux, et en tant que tel un auxiliaire indispensable pour retrouver l'immédiateté de l'éthique. C'est dans le contexte biblique seulement, dont la pensée juive a assuré la transmission au long des siècles, qu'il est possible de considérer l'être humain comme une métaphore de l'éternel, et c'est ce à quoi le chrétien et le philosophe devraient réfléchir. Mais ce qui est le plus enthousiasmant, c'est de savoir qu'il est possible, et donc de notre devoir à tous, juifs et chrétiens, de réaliser ensemble cette métaphore dans l'histoire.

Notes
* Emilio Baccarini est professeur-assistant de philosophie à l'Université de Rome "Tor Vergate Auteur de livres et d'articles, il est surtout connu pour ses recherches sur la pensée juive moderne, en particulier sur celle de Levinas. Citons entre autres: Levinas — Soggettività e Infinito, éd. Studium (collana Interpretazionit), Rome 1985.
Cet article est traduit de l'italien.

1. ANDRÉ NÉHER: L'exil de la parole,
éd. du Seuil, Paris 1970, P. 154.
2. Ibid. p. 155.
3. Ibid.
4. THEODOR W. ADORNO: Nega
dve Dialektik, in Gesammelte Schrif
ten vol. 6, éd. Suhrkampf,
Frankfurt 1973.
5. Ibid. pp. 354-355.
6. Ibid. p. 360.
7. Il existe désormais une philosophie et une théologie de l'Holocauste, qui se développent selon ces nouvelles coordonnées. Il n'est pas facile d'en rendre compte en quelques mots, mais il serait intéressant den faire une étude à part, avectoute leur richesse de provocation.
El. Voir du moins les oeuvres de E. Fackenheim.
9. T.W. ADORNO, cité plus haut, p. 358.
10. Cf. "La souffrance inutile' in Les Cahiers de la Nuit surveillée (Cahiers: Lévinas).

 

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