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Juifs et chrétiens en dialogue officiel
Henry Siegman
Deux documents
Deux événements majeurs encadrent les dix années qui viennent de s'écouler: la Déclaration du Vatican sur les Juifs (Nostra Aetate n. 4) en 1965 et « Orientations et Suggestions » pour la mise en application de Nostra Aetate n. 4 paru en janvier 1975.
Deux remarques surgissent immédiatement à propos de ces événements. Ce qui frappe d'abord, c'est que ces nouveaux documents sont tous les deux catholiques: il semble en effet que, pendant cette décennie, il n'y ait pas eu, dans le protes-tantisme et le christianisme orthodoxe, d'événements qui leur soient comparables et qui aient une telle importance pour les relations judéo-chrétiennes. En tout cas, rien qui vienne à l'esprit d'une manière aussi frappante que ces deux documents catholiques. En second lieu, on peut remarquer qu'il a fallu dix ans à l'Eglise catholique pour donner à ses fidèles des directives pour guider et encourager la mise en oeuvre de Nostra Aetate.
Juifs et Protestants
Ce qui nous intéresse surtout ici, ce sont les relations entre l'Eglise catholique et le Peuple juif: je ne m'étendrai donc que brièvement sur le premier de ces deux points, je veux dire la différence entre les réalisations catholiques et les réalisations protestantes. Remarquons d'abord que, en dépit de sa faiblesse interne et de sa perte d'autorité, l'Eglise catholique, dans ses actes officiels, rencontre toujours une grande qualité d'attention dans l'opinion publique du fait qu'elle échappe aux structures compliquées et aux divisions internes qui sont celles du Conseil Oecuménique des Eglises.
Une meilleure explication de ce phénomène, toutefois, est la relative inaction et le manque d'impact du Conseil Oecuménique des Eglises dans ses relations avec les Juifs. Son imbrication dans la politique de libération du tiers-monde a virtuellement paralysé ses possibilités d'initiative et d'efficacité dans ce domaine. Ceci, malgré la mise en place de ses relations avec les Juifs sous la forme de son comité: Eglise et Peuple juif (ce comité rencontre régulièrement des représentants de l'International Jewish Committee on Religious Consultations) (1). La nomination récente de Krister Stendahl, doyen de Harvard University Divinity School, comme président de ce comité, est, d'un point de vue juif, un gage de très grande espérance.
L'attitude du Conseil Oecuménique des Eglises à l'égard de l'Etat d'Israël est caractérisée par une ambivalence remarquable — ou par une double mesure, si l'on veut une expression plus exacte. Plus remarquable encore est sa tranquille inconscience de ce fait. Il est vrai que, par ses déclarations sur le Moyen-Orient, le Conseil Oecuménique des Eglises a substantiellement souligné son appui en faveur de l'existence et de la sécurité d'Israël (bien que son flirt avec l'O.L.P. soulève la question de savoir comment il peut concilier les objectifs de l'O.L.P. et l'existence d'Israël). Mais alors que cet appui est virtuellement acquis à tout mouvement de libération et considéré comme une évidence à la lumière de ses options théologiques et politiques, quand il donne son appui à Israël — au mouvement de libération juive — cela semble quelque chose d'encombrant — une dette à payer en considération de la persécution des Juifs dans l'Occident chrétien.
Cette attitude persiste en dépit du fait que le mouvement de libération juive a créé dans l'Etat d'Israël une société qui est, de loin, plus démocratique, plus avancée et plus égalitaire que presque toutes les sociétés du tiers-monde. En admettant que le traitement réservé à la minorité arabe ait besoin d'être amélioré, je ne connais pas de pays d'Asie ou d'Afrique — pour ne pas parler des pays du Moyen-Orient — qui puisse inscrire à son actif un comportement aussi décent et humain qu'Israël à l'égard des minorités ethniques.
S'il existe des raisons théologiques qui incitent à lutter en faveur des mouvements de libération, il faut les chercher dans le fait qu'elles promettent la liberté des peuples contre toute oppression politique et économique et qu'elles veulent les rendre capables de développer eux-mêmes leurs potentialités humaines. Ici encore, il n'y a pas de pays du tiers-monde qui ait oeuvré aussi généreusement qu'Israël dans le sens de cette promesse. Certes, la misère et l'oppression des populations de la plupart des pays du tiers-monde restent sans grand changement. Et l'inégalité et les privilèges spéciaux qui continuent, de fait, à caractériser la politique intérieure de chacun de ces pays n'ont guère été critiqués comme ils le mériteraient.
Israël, par ailleurs a fait bénéficier les rescapés de l'oppression européenne, arabe et soviétique d'une libération politique et économique qui devrait être joyeusement saluée par les avocats de la théologie de la libération. Et malgré cela, l'appui à Israël, quand on le lui accorde, est offert de mauvaise grâce et accompagné d'excuses que l'on adresse au Tiers-monde.
Du reste, on conçoit bien que la question fasse partie intégrante des deux croyances. Le christianisme s'est séparé du judaïsme précisément à partir des événements de l'histoire: il a choisi une expérience de libération dans la foi en Jésus contre l'évidence inflexible d'une histoire non rachetée. La fidélité aux évidences de l'histoire reste la caractéristique de la conscience juive aujourd'hui (comment pourrait-il en être autrement avec Auschwitz à moins de cinquante ans derrière nous), tandis que les chrétiens libéraux, en particulier ceux qui s'identifient avec la gauche politique, semblent choisir l'expérience de la rédemption par les mouvements révolutionnaires.
Juifs et Catholiques: dix ans d'attente...
Il est évident que l'Eglise catholique n'est guère exempte des difficultés qui ont empêché le Conseil Oecuménique des Eglises de parvenir à des progrès plus substantiels dans ce domaine: il a fallu dix ans pour faire paraître les Orientations et Suggestions. Sans oublier que, dans le cas de l'Eglise catholique, c'est le conservatisme théologique qui représente de loin le problème le plus grave, il reste que pendant les dix années qui viennent de s'écouler, le Bureau du Vatican pour les relations judéo-chrétiennes était sans mandat opérationnel. Cette situation a déçu le premier responsable de ce bureau, le professeur C.A. Rijk et l'a conduit à donner sa démission. La première conclusion que l'on peut tirer du lien entre ces deux événements — à savoir les dix ans qui séparent la parution des deux documents — est donc forcément négative.
Il y a probablement plusieurs raisons qui entrent en ligne de compte dans ce délai, mais ce qui pèse le plus dans la balance c'est l'incapacité du monde chrétien — sur le plan moral et théologique — à assimiler les deux événements qui sont à la source de la conscience juive contemporaine: l'Holocauste et l'établissement de l'Etat d'Israël.
C'est cette incapacité, également, qui a été responsable des coupures faites dans le document originel de la Déclaration sur les Juifs. Celle-ci, prônée par les oecuménistes juifs « professionnels », en particulier ceux qui étaient activement intervenus dans les travaux du Concile Vatican II, n'a été reçue qu'avec scepticisme et même ressentiment par la « masse » juive. Je crois que cette dernière réaction, encore que souvent indéfinie et intuitive, était plus près de la réalité que celle mieux « informée » des professionnels. En effet, les Juifs ont en général compris que l'Eglise catholique voyait sa Déclaration sur les Juifs comme un acte de charité, alors que ce qui était requis par les circonstances était un acte de repentir et de contrition. Aussi importante qu'elle fût, à la terrible lumière d'Auschwitz, la Déclaration qui « absolvait » les Juifs du crime mythique de déicide révélait par là sa mesquinerie et sa fatale faiblesse.
Toutefois Nostra Aetate a marqué un tournant dans l'histoire de l'Eglise catholique et du peuple juif. A tout le moins, elle représentait une législation qui donnait place à des options locales; elle donnait la possibilité aux conférences épiscopales nationales de s'appliquer à l'amélioration des relations judéo-chrétiennes avec un sérieux qui n'avait pas été possible auparavant. La France et les Etats-Unis sont les exemples de deux pays qui ont tiré parti de cette possibilité « d'option locale ». Aux Etats-Unis, selon l'inspiration et la direction du P. Edward Flannery, le bureau des relations judéo-chrétiennes de la conférence nationale des évêques catholiques a fait paraître des directives marquantes et encouragé la remise en question d'attitudes profondément enracinées. En France, le jeu de l'option locale a abouti à un document théologique très étudié sur les relations de l'Eglise catholique avec le judaïsme (c'est en grande partie l'oeuvre du P. Bernard Dupuy). Jusqu'à présent, ce document est, sur la question, le plus poussé qui soit issu d'une instance catholique officielle (en tant qu'il est distinct du travail individuel des théologiens catholiques).
Le fait que l'Eglise officielle du Vatican ait été, de toute évidence, peu satisfaite de la Déclaration des évêques français montre bien que Nostra Aetate n'était pas conçue pour aller au-delà — et même n'encourageait pas les églises locales à user trop librement de l'option offerte. Même aux Etats-Unis, les théologiens les plus en pointe (y compris le P. Flannery) n'ont pas trouvé de soutien dans leur travail — pour ne pas parler d'encouragement — auprès de leurs propres évêques. Je ne connais pas la situation en France, mais aux Etats-Unis on peut certainement dire qu'une majorité des évêques continue à penser que les attitudes catholiques « traditionnelles » à l'égard du judaïsme sont beaucoup plus normales que les idées nouvelles des Flannery et Dupuy de ce monde. C'est la force persistante de ces attitudes traditionnelles qui explique le retard apporté à la formulation de directives pastorales pour la mise en oeuvre de Nostra Aetate.
Un changement d'attitude
Mais cette critique du retard apporté à la publication des Orientations doit finalement laisser place à une appréciation positive du fait que, quoique tardivement, le document ait été publié.
Tout compte fait — et en dépit des réserves que j'indiquerai — ces directives pastorales constituent un apport positif et encourageant.
Peu avant la parution de ces Orientations, le Vatican a annoncé la promotion du Bureau pour les relations judéo-chrétiennes par la création d'une nouvelle Commission pour les Relations Religieuses avec les Juifs à l'intérieur du Secrétariat pour l'Unité et dans une demi-indépendance par rapport à ce Secrétariat (Octobre 1974). Et sur la lancée de la parution des Orientations et Suggestions, des représentants de l'International Jewish Committee for Interreligious Consultations ont rencontré le pape Paul (10 janvier 1975) au cours d'une audience privée sans précédent. Sur le moment, le progrès que représentent ces faits n'a pas paru évident, mais un regard en arrière montre qu'il ne s'agissait pas de faits isolés. Ils reflètent le désir de l'Eglise catholique de faire montre d'amitié, d'une façon publique et inhabituelle à l'égard des Juifs pendant une période déterminée. Plus encore, cela manifeste une décision de l'Eglise catholique de tourner une page dans l'histoire des relations de l'Eglise avec les Juifs et de se lancer dans une nouvelle direction en partant de l'affirmation de la permanence du judaïsme. Du moins, ces divers événements ont rappelé aux fidèles catholiques à travers le monde que les relations de l'Eglise avec les Juifs, relations qui étaient tombées dans une sorte de limbes depuis la Déclaration de Vatican II, sont de nouveau remises à l'ordre du jour de l'agenda catholique.
Un baromètre très précis de la signification que l'on doit attacher aux actes du Vatican est la place qui leur est donnée dans la publication officielle de l'Osservatore Romano du Vatican. (On se souviendra que c'est l'éditeur de cette publication, le professeur Federico Alessandrini, qui, de propos délibéré, avait minimisé la signification de la rencontre historique du premier ministre Golda Meir avec le pape Paul). L'audience du Comité juif avec le pape et — plus remarquable encore — le texte complet de la déclaration du pape et celui de la réponse juive figurait sur la première page de l'Osservatore Romano, sous un titre couvrant quatre colonnes. Dans l'atmosphère de la politique du Vatican, où les membres de la Curie comparent et mesurent la longueur et la place du plus petit incident, le traitement accordé à l'audience juive a été considéré par les catholiques comme un fait historique.
Il est intéressant de réfléchir sur les raisons qui ont décidé l'Eglise a prendre ces initiatives précisément à ce moment-là. Je reconnais que ces réflexions sont sans intérêt pour ceux qui voient dans ces faits — comme dans toute expression d'amitié de la part de l'Eglise catholique — comme une conspiration diabolique pour faire du prosélytisme sans éveiller les soupçons des Juifs. Je ne partage pas cette vue. Il est vrai qu'un chrétien, par définition, est quelqu'un qui croit que toute l'humanité, et peut-être le Juif en particulier, doit embrasser la foi chrétienne pour que le salut soit parfaitement accompli. Les écrits des théologiens chrétiens qui reconnaissent au judaïsme un statut spécial dans l'économie divine n'ont pas substantiellement changé la pensée chrétienne à cet égard. Mais il est tout simplement inexact de dire que l'auto-définition chrétienne se traduit par une campagne de prosélytisme actif dirigée contre le peuple juif; ce n'est certainement pas le cas de l'Eglise catholique. En pratique, sinon encore en théorie, l'Eglise catholique est plus ou moins affrontée au pluralisme religieux du monde moderne, et exprime de plus en plus son espérance selon des catégories eschatologiques — catégories qui ne sont guère différentes de l'attente eschatologique juive d'une reconnaissance universelle du Dieu d'Israël.
En tout cas, je crois que l'on peut compter parmi les causes qui ont motivé la décision du Vatican dans cette prise de position insolite, le désir de compenser le silence de Pie XII devant l'extermination des Juifs d'Europe pendant l'ère nazie. Qu'on se souvienne du courant d'opinion des jours qui ont suivi la guerre de Kippour, quand, non seulement le peuple juif d'Israël mais les Juifs du monde entier ont fait l'expérience d'un profond sentiment d'isolement, de désespoir même, qui pouvait rappeler les années 30. (Un bon exemple de cette atmosphère est l'article bien connu d'Elie Wiesel, paru dans un éditorial du New York Times où il affirmait que pour la première fois il avait commencé à craindre que l'Holocauste ne se renouvelle). L'Eglise catholique a délibérément choisi ce moment pour manifester un sentiment de solidarité avec le peuple juif de façon à faire un geste historique, pour ainsi dire, qui serve à diminuer la force des accusations contre l'Eglise pour son silence passé.
Le souci du pape Paul d'alléger les accusations contre Pie XII est notoire. En effet, le poste qu'il a occupé comme secrétaire d'Etat de Pie XII les lui fait ressentir comme dirigées également contre lui-même. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait personnellement tenu, dans son discours à la délégation juive au cours de l'audience de janvier, à faire référence aux tentatives de Pie XII pour sauver les Juifs des nazis. Certains des membres du Vatican ont essayé en vain de le convaincre de l'inopportunité de ces remarques qui auraient pu provoquer une forte réaction juive.
Ce souci se profile également dans la conscience d'autres personnalités officielles du catholicisme. A cet égard un incident survenu pendant la visite d'un haut fonctionnaire du Vatican au Synagogue Council of America est révélateur. Après la conclusion des entretiens officiels et au moment où la rencontre allait prendre fin, le fonctionnaire du Vatican demanda l'autorisation d'ajouter une remarque. Choisissant ses mots avec attention, il parla avec émotion du sentiment d'isolement et de désespoir ressenti par le Peuple juif après la guerre de Kippour. Il demanda l'autorisation d'exprimer « du dehors » l'espoir que les Juifs ne s'abandonnent pas à ce désespoir, qu'ils reviennent aux ressources spirituelles de la foi juive pour les retrouver à travers la difficulté des expériences vécues. Toutes les personnes présentes furent profondément touchées par l'évidente sincérité de cette déclaration. Rabbi Irwin M. Blank, qui était alors le président du Conseil, répondit avec chaleur à son adresse, mais ajouta également que si le désespoir vient du dedans, et que seuls les Juifs peuvent le surmonter, l'isolement vient du dehors et que l'Eglise devrait bien prendre sa part dans les efforts faits pour le briser. Le fonctionnaire du Vatican manifesta son assentiment et promit de rapporter ce message à Rome. Les événements qui suivirent semblent indiquer qu'il le fit.
Il y a sans aucun doute d'autres raisons qui expliquent aussi cet important changement d'attitude à l'égard du judaïsme. Ainsi, le dialogue très prometteur avec les Protestants semble aboutir à une impasse. La perspective du côté des Eglises orthodoxes n'est pas brillante non plus (les rapports se sont même détériorés). Ironiquement, c'est seulement le dialogue avec le judaïsme qui pourrait être mis en évidence pour signifier l'engagement progressif de l'Eglise catholique dans l'oecuménisme.
Parmi d'autres considérations, on peut noter le désir de l'Eglise d'équilibrer certaines prises de positions précédentes critiquées comme excessivement pro-arabes, et aussi de ménager son crédit pour l'avenir. Le Vatican ne sera certainement pas la dernière puissance d'Europe à payer tribut à la richesse et au pouvoir nouvellement acquis du monde arabe. C'est à cette lumière qu'il faut comprendre également l'absence de mention de l'Etat d'Israël dans les Orientations et Suggestions, et au cours de l'audience du pape.
Critique du contenu du document de 1975
Mais quelle que soit la motivation de la parution des Orientations et du moment choisi pour le faire, le document est destiné à avoir un impact relativement indépendant des circonstances qui l'ont fait naître, et doit donc être evalué à partir de ses termes propres — selon ce qu'il dit et ce qu'il ne dit pas.
La critique juive de ce document porte essentiellement sur quatre points:
1) Les Orientations ne reconnaissent pas la signification de l'Etat d'Israël pour les Juifs du monde entier.
2) Les Orientations respirent le missionarisme, et voient le catholicisme comme l'accomplissement du judaïsme.
3) La prétendue recommandation du document pour une prière commune est considérée comme particulièrement dangereuse.
4) Pris dans son ensemble, le document ne reflète aucun progrès théologique significatif par rapport à Nostra Aetate.
La critique que j'ajouterai personnellement à la liste des « griefs » est que dans sa référence à la lamentable histoire des relations judéo-chrétiennes, le document est coupable, au mieux, d'une certaine mauvaise grâce et, au pire, d'une mauvaise présentation de l'histoire. La façon dont le document caractérise le passé en disant qu'il a été « trop souvent marqué par une ignorance mutuelle et de fréquents affrontements » suggère une culpabilité mutuelle qui pourrait conduire un lecteur non averti à conclure que les Juifs ont persécuté l'Eglise catholique. Ce manque de fidélité à la vérité historique est le défaut non seulement des Orientations, mais aussi de Nostra Aetate. Il est assez remarquable de souligner que la section de Nostra Aetate sur l'Islam demande pardon des injustices chrétiennes, alors qu'il n'y a pas d'expression d'un regret analogue dans la section sur les Juifs, où l'on pourrait penser qu'un sentiment de contrition trouverait une beaucoup plus ample justification.
L'une des quatre critiques énumérées ci-dessus est absolument sans fondement, et l'on peut donc la résoudre rapidement. Il est tout simplement inexact de dire que le document recommande la prière commune. Dans un passage très délicat et nuancé, le document suggère la possibilité de « rencontre commune devant Dieu, dans la prière et la méditation silencieuse », en particulier « à propos de grandes causes comme celle de la justice et de la paix ». La suggestion est à mettre en pratique seulement « dans les circonstances où cela sera possible et mutuellement souhaitable ». D'une part, ce passage ne propose rien d'autre qu'une définition de l'ouverture personnelle de l'Eglise catholique devant ce type de « rencontre commune devant Dieu », et la reconnaissance du fait qu'elle n'est pas toujours « mutuellement acceptable » en toutes circonstances; d'autre part le terme de prière commune ne s'applique qu'aux offices liturgiques communs, et cela la déclaration ne le recommande pas et, en fait, l'Eglise catholique ne le sanctionne pas. Elle n'approuve pas les célébrations liturgiques communes avec les protestants et moins encore avec les Juifs. Ce que le document vise est la récitation commune d'un psaume ou la méditation silencieuse durant des conférences ou des rencontres consacrées à « de grandes causes comme la lutte pour la justice et pour la paix », pratique qui est admise par tous depuis de nombreuses années. Il n'y a donc pas lieu de discuter ce point.
Une acceptation mutuelle est désirable
Les autres points sont plus compliqués. Comme je l'ai indiqué plus haut, présumer que l'Eglise catholique soit engagée dans une active campagne de prosélytisme dirigée contre la communauté juive n'est pas en accord avec les faits. Ceci cependant ne résout pas les aspects théoriques du problème et celui-ci requiert une étude plus poussée.
Le point de départ du dialogue judéo-chrétien doit être une acceptation mutuelle de l'incompatibilité des vérités ultimes du judaïsme et du christianisme: les points critiques de nos affirmations de foi où s'exprime ce qu'il y a d'unique dans la foi de chacun — le Sinaï et le Calvaire — s'excluent mutuellement. Le but du dialogue n'est pas de modeler un nouveau syncrétisme mais de développer une reconnaissance pleine dans le respect de nos différences, aussi bien que de partager les domaines de pensée religieuse et d'expérience qui nous sont communs.
Quoi qu'il en soit, quand l'Eglise affirme l'unicité et la « supériorité » de la foi chrétienne, certains Juifs en prennent ombrage et déclarent que tout juif qui se respecte ne peut pas ne pas manquer d'être atteint par de pareilles affirmations. L'implication de cette critique est que la seule position chrétienne acceptable pour les Juifs serait un accord sur l'égalité du christianisme et du judaïsme. Ceci, à mon avis, est tout à fait inacceptable — sur le terrain juif en tout cas.
En tant que juif croyant, j'affirme que le judaïsme est la religion « la plus vraie ». Cette affirmation fait partie de ce qui fait de moi un juif croyant, et je ne pense pas qu'elle doive offenser les chrétiens. A mon tour, je ne puis être offensé par une affirmation de foi parallèle, sur ce point, de la part de chrétiens — ou de musulmans ou d'indous ou de bouddhistes. Insister pour que les chrétiens cessent d'entretenir cette croyance selon leur foi serait couper l'herbe sous les pieds des juifs. Voilà pourquoi j'estime que la critique juive des Orientations, sur ce point de la non reconnaissance de l'égalité et de la légitimité du judaïsme, n'est pas seulement une critique non fondée théologiquement, mais une critique imprudente.
De plus, la réclamation juive pour la reconnaissance par la théologie chrétienne de la validité du judaïsme pour les Juifs accorde implicitement une légitimité juive à la théologie chrétienne. Le judaïsme constitue la négation du mystère central chrétien et de sa notion de salut. Il ne peut pas, en même temps, rejeter la théologie chrétienne et lui demander une reformulation pour les besoins de la légitimité du judaïsme. En tout cas, comme cela a été suggéré plus haut dans cet article, la conviction chrétienne qui veut que le christianisme soit l'accomplissement du judaïsme trouve un parallèle dans la conviction juive qui voit dans le judaïsme un accomplissement du christianisme — idéologiquement sinon chronologiquement.
Le judaïsme a très grand besoin d'une compréhension respectueuse de la part des hommes de toutes les confessions. Il peut beaucoup spirituellement et intellectuellement, à engager un dialogue interconfessionnel ouvert et honnête. Ce que le judaïsme n'a pas besoin de recevoir des autres, et ce qu'aucune autre confession ne peut lui donner, c'est la validation de sa foi dans ses convictions personnelles fondamentales. Cela ne peut venir que de l'intérieur de la vie et de la pensée juive et non de l'extérieur. Ce n'est pas dénigrer le christianisme que de déclarer que la reconnaissance chrétienne du fait que l'Alliance du Sinaï n'a pas été abrogée ne peut avoir de poids dans la théologie juive. Si le contraire n'est pas nécessairement vrai, c'est que le christianisme a choisi de trouver sa validation — historiquement et théologiquement — à l'intérieur du judaïsme.
Signification religieuse de la terre d'Israël
Les Orientations ont été presque universellement blâmées de n'avoir pas reconnu le rôle central que la terre et le peuple jouent dans la pensée religieuse juive. Quelques critiques leur ont aussi fait grief de persister à ne pas reconnaître l'Etat d'Israël. Cependant si on lie entre elles ces deux questions on ne fait qu'embrouiller le véritable problème.
La reconnaissance diplomatique de l'Etat d'Israël est évidemment une question politique (même si, indubitablement, certaines considérations théologiques entrent en jeu). Tandis que la place qu'occupe la terre dans la pensée juive et la signification religieuse unique attachée à la terre d'Israël dans la théologie juive est évidemment une question religieuse (encore qu'elle puisse comporter et comporte souvent des implications politiques).
Il n'est pas nécessaire d'être juif, ni d'affirmer la signification religieuse de la terre d'Israël, pour reconnaître que l'attachement du Peuple juif à la terre d'Israël, pendant deux mille ans constitue un fait historique objectif qui entraîne avec lui des implications politiques séculières. Dans le royaume laïc de la politique, ce qui est important ce n'est pas la motivation mais le fait de l'attachement d'un peuple à un territoire particulier. La logique et la permanence de cet attachement, et non sa motivation particulière devrait avoir un poids politique concret.
En d'autres termes, si le peuple juif avait maintenu sa souveraineté en Palestine et si la Diaspora n'était pas intervenue, personne aujourd'hui n'aurait prétendu que cette souveraineté est sans fondement parce qu'elle découle d'un attachement à la terre d'Israël.
L'Eglise catholique mérite des reproches pour n'avoir pas établi, depuis si longtemps, des relations diplomatiques complètes avec le gouvernement d'Israël. Mais c'est justement le fait que cette reconnaissance est un acte politique et nonreligieux qui constitue la vulnérabilité du Vatican. Si c'était une question théologique, le terrain serait beaucoup plus hasardeux pour des critiques éventuelles. La signification religieuse de la terre est un concept spécifiquement juif, et trouve peu de résonnance dans la théologie chrétienne. On ne peut donc que difficilement baser une réclamation dans le domaine politique profane sur un terrain théologique tellement particulier. S'il s'agissait vraiment de théologie, l'Eglise catholique pourrait, en effet, demander pourquoi sa théologie (bien entendu il ne s'agit pas de celle des chrétiens fondamentalistes) qui ne partage pas les présomptions juives au sujet de la sainteté de la terre et du retour de la souveraineté juive, serait moins déterminante que la théologie juive. C'est précisément parce que cette reconnaissance d'Israël par le Vatican est strictement une question politique que celui-ci est accusé d'arbitraire et de préjugé quand il n'accorde pas à Israël ce qu'il a accordé au plus minuscule et au moins viable des états politiques.
Ainsi la question de la reconnaissance de l'Etat d'Israël n'aurait pas été à sa place dans les Orientations, puisque c'est un document religieux, mais c'est une omission grave de n'avoir pas traité la dimension théologique du lien qui attache les Juifs à la terre d'Israël. Dans le contexte du désir manifesté par le document lui-même de comprendre les Juifs comme ils se comprennent eux-mêmes, il faut lui tenir rigueur de n'avoir pas expliqué clairement aux catholiques qu'en l'année 1975, il est impossible de comprendre les Juifs et qu'on ne peut communiquer avec eux d'une manière valable au niveau de leurs craintes et de leurs aspirations les plus profondes, sans apprécier le rôle de l'Etat d'Israël dans la conscience juive.
Dans un récent interview du Jerusalem Post, le P. Pierre de Contenson a vaillamment combattu pour expliquer cette omission. Il fait remarquer que les Orientations ne se réfèrent pas non plus à d'autres points essentiels de la foi juive, tels que le Shabbat et la Kashrut (lois alimentaires). Je gage que si on le poussait dans ses retranchements, il reconnaîtrait la maladresse de l'argument. Ce n'est ni le Shabbat ni la Kashrut (qui certes occupent une place centrale dans la pensée religieuse juive) mais bien la persistance de l'Etat d'Israël qui a constitué l'unique et brûlante question de la survie des Juifs à l'ère d'Auschwitz. Prétendre qu'il en est autrement, ce n'est rendre justice ni à la vérité ni aux objectifs du dialogue.
Et si nous sommes naturellement concernés par la vérité et l'honnêteté du dialogue, il faut encore ajouter autre chose. La plus féroce critique adressée aux Orientations pour avoir omis de parler de la signification religieuse d'Israël vient de l'extrême droite orthodoxe d'Israël, qui n'attache aucune importance réelle aux déclarations chrétiennes d'aucune sorte, et — à l'autre extrémité de l'éventail idéologique — des séculiers déclarés qui sont moins que convaincants quand ils se font les champions de la religion comme d'une chose essentielle pour Israël. Il y a quelque chose de fondamentalement malhonnête dans leurs déclarations sur le sujet. Aucun de ces deux groupes n'attache le plus lointain intérêt à un dialogue avec l'Eglise. Il est donc parfaitement de mauvaise foi de leur part de dire que l'omission d'Israël dans les Orientations en diminue la valeur jusqu'à la rendre nulle, ce qui n'est pas exact.
Il y a un progrès dans le dialogue
Malgré tous ses manques, ce document marque un progrès par rapport à Nostra Aetate. L'attitude universelle et permanente de l'Eglise catholique à l'égard du judaïsme, et qui est restée foncièrement la même dans Nostra Aetate est que la vitalité et la valeur religieuse du judaïsme n'existent que dans son existence pré-chrétienne. Les Orientations sont le premier document catholique officiel, émanant du plus haut niveau d'autorité qui regarde le judaïsme comme un mouvement religieux riche et vivant également dans sa période post-chrétienne. C'est peut-être l'apport le plus important du document.
Le document invite les catholiques à étudier le judaïsme sous tous ses aspects et à mettre un terme à l'ignorance qui a été la racine de l'hostilité et de la rancoeur passées. C'est un encouragement à la mise en place de structures organisées pour l'étude du judaïsme à l'intérieur du système d'éducation catholique; on a même prévu la création de chaires spéciales pour les études juives.
Egalement significatif est le passage des Orientations qui dit que l'Ancien Testament et la tradition juive fondée sur lui ne doivent pas être comparés au Nouveau Testament de façon à présenter l'Ancien Testament comme une religion de justice et de légalisme, en opposition à l'accent mis sur l'amour de Dieu et du prochain dans le Nouveau Testament. Le passage cite des sources spécifiquement bibliques qui montrent en effet la place centrale donnée à l'amour.
Les catholiques sont invités à apporter leur soin au choix des lectures liturgiques, aux homélies basées sur ces textes et aux traductions de textes liturgiques, en particulier les passages que les chrétiens, s'ils sont mal informés peuvent mal comprendre à partir de préjugés. Encore plus importante peut-être est l'invitation faite aux chrétiens pour les inciter à chercher à apprendre « par quels traits essentiels les Juifs se définissent eux-mêmes à la lumière de leur propre expérience religieuse ». Une véritable ouverture aux catégories juives et le respect de leur auto-définition rendraient possible pour la première fois, un dialogue honnête et fructueux entre l'Eglise et la Synagogue.
Il est peut-être exact, comme l'ont remarqué certains critiques, qu'en ce qui concerne les Etats-Unis et la France, les Orientations offrent peu de nouveautés. Mais cette critique ignore la réalité de la plupart des autres communautés catho ligues à travers le monde, y compris dans un continent « catholique » comme l'Amérique latine, où les Orientations, quelque sobres qu'elles soient, représentent une révolution dans les attitudes traditionnelles. Et même dans les pays les plus avançés, on ne peut pas mettre en parallèle le poids d'un document issu du Vatican au plus haut niveau de l'autorité, avec celui des déclarations émises par des bureaux épiscopaux pour les relations judéo-chrétiennes. Comme cela a été indiqué plus haut, il est fort peu probable que les déclarations américaines et françaises aient eu davantage d'impact sur les attitudes des évêques dans ces pays pour ne rien dire de la masse des fidèles.
Une voie est ouverte vers l'avenir
En dernière analyse, le débat sur les Orientations ne vise pas l'essentiel. Si les Orientations et Suggestions étaient l'aboutissement d'un processus qui arrive à terme, si elles représentaient la nouvelle théologie de l'Eglise sur le judaïsme, elles seraient certes bien décevantes. Mais, les Orientations n'ont pas visé à être une fin mais le commencement d'un processus. Ce que l'Eglise catholique a fait, c'est de créer les instruments de travail qui rendent possible un nouvel examen de tous les éléments de sa vie interne — l'enseignement, la formation des prêtres, l'intelligence de la Bible, la catéchèse — en fonction de ce qui touche au judaïsme. Ces instruments de travail n'existaient pas auparavant, et ceci explique pourquoi si peu de chose est sorti de la déclaration de Vatican II sur les Juifs.
La grande question est de savoir si l'Eglise fera un bon usage de ces nouveaux instruments. Ceci dépendra de nombreux facteurs, et surtout de la décision personnelle e de la persévérance de l'Eglise, car elle rencontrera des obstacles sur son chemin auprès de ceux qui, dans ses propres rangs, n'abandonneront pas leurs vieux préjugés et leurs inimitiés.
Dans leur lutte pour réaliser pleinement les promesses contenues dans les Orientations, les ministres officiels de l'Eglise et les théologiens, dont les efforts infatigables ont fait aboutir cette nouvelle étape, rencontreront, j'en suis persuadé, ouverture et estime, et — partout où cela sera possible — soutien et réciprocité de la part de la communauté juive.
Les titres sont de notre rédaction.
(1) Ce comité est composé de représentants du World Jewish Congress, du Synagogue Council of America, de l'American Jewish Committee, de l'AntiDefamation League of B'nai B'rith, et de l'Israel Committee for Interfaith Contacts.