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La prédication de Jésus a la synagogue un jour de shabbat - Luc 4,16-28
Asher Finkel
La synagogue et la lecture de l'Ecriture le jour du shabbat
Le témoignage le plus ancien que nous ayons d'un service religieux se déroulant à la synagogue et centré sur la liturgie de la Parole, c'est-à-dire la prière et la lecture de l'Ecriture, se trouve dans le livre de Néhémie (chap. 8). Le récit biblique, qui remonte à la période du Second Temple, décrit l'assemblée du peuple réunie pour le jour sacré du Nouvel an. Ce qui est surprenant, c'est que l'assemblée (qahal) ne se réunit pas dans l'en¬ceinte du Temple mais sur la place principale de Jérusalem. Elle assiste à la lecture de la Torah pour laquelle une tribune de bois a été spéciale¬ment aménagée (v. 8). Elle n'est pas rassemblée pour une cérémonie de sacrifice présidée par des prêtres officiant autour de l'autel, comme cela nous est décrit dans des récits bibliques simi¬laires: C'est que l'oeuvre de Néhémie est celle d'un scribe qui a pour but de décrire une évo¬lution de la liturgie qui s'est faite dans les com¬munautés de Judée à l'époque du Second Temple, parallèlement à celle du Temple. Néhémie pré¬sente un modèle de culte qui est synagogal et qui, selon toute probabilité, a commencé à se dévelop¬per au temps de l'Exil. Le mot grec sunagoge tra¬duit l'araméen kenishta dont l'équivalent mishnaï¬que sera qahal et knesset dans l'hébreu de l'épo¬que post-biblique.' Ce mot désigne l'assemblée réunie officiellement pour un service liturgique ou pour délibérer sur une question en litige.2 De telles assemblées se tenaient habituellement sur la place principale de la ville ou sur celle du marché. Elles pouvaient aussi se tenir danns une maison (beth haknesset) construite spécialement en vue du culte public. De tels bâtiments, cela est sûr, ont existé en plus du Temple de Jérusalem dans tout le mon¬de juif, et nous en avons des témoignages évidents tant archéologiques que littéraires, pour le premier siècle du moins.3
Deux cycles de lecture
Luc 4,16 rapporte que Jésus « vint selon sa coutume à la synagogue un jour de shabbat ». Au 1er siècle, cette pratique était déjà considérée com¬me une coutume ancienne que la tradition rabbi¬nique fait remonter à la Loi orale donnée par Moïse et à une ordonnance particulière d'Esdras.4 Luc met aussi dans la bouche de Jacques, l'évêque de l'Eglise de Jérusalem, l'affirmation suivante: « Depuis les temps anciens, Moïse a dans chaque ville ses prédicateurs qui le lisent dans les synagogues tous les jours de shabbat » (Ac 15,21). Néhémie, vivant à l'époque perse, décrit une lecture de la Torah en lien avec les fêtes, tandis que Luc qui vit à l'époque romaine décrit une lecture de la Torah pour le shabbat, suivie d'une leçon tirée des prophètes (la Haftarah ou lecture de conclusion). Il semble qu'au cours de la période hasmonéenne se soient développées dans les synagogues, paral¬lèlement aux services liturgiques du Temple, deux formes de lectionnaires.
La première trouve son origine dans la coutume de faire une lecture complète du Pentateuque au cours des shabbats successifs. Ce cycle de lectu¬res suivait le calendrier sabbatique d'un peuple d'agriculteurs. Au terme du cycle septennal, le texte du Deutéronome était lu par le chef de l'Etat devant un grande assemblée de pèlerins réunis dans l'enceinte du Temple à l'occasion de la fête des Tentes.5 Ainsi les lectures synagogales trou¬vaient-elles leur achèvement dans une liturgie de pèlerinage célébrée au Temple (Dt 31,10-13); (Haghel = « Assemble! »). De même, le service journalier du Temple était présidé par un groupe représentatif de la communauté juive appelé Ma-amad qui se réunissait les jours de semaine en différentes villes pour y lire des passages du récit de la création. Cette habitude ancienne était une réalité qui se développait parallèlement à la lecture de la Torah, en lien avec le Temple. Il ne s'agissait pas d'un prototype de culte synagogal, mais plutôt d'un développement correspondant à l'habitude qui s'était établie de faire des lectures de la Torah en dehors du Temple.6
Nous trouvons l'autre forme de lectionnaire dans cette coutume ancienne qui consistait à mettre en relation l'aspect rituel des fêtes annuelles avec certaines lectures choisies du Pentateuque, lectu¬res détaillant les préceptes de telle ou telle fête avec les sacrifices prescrits, ou présentant sous forme de récit la signification religieuse et histori¬que de la fête.' Un tel développement se trouve déjà indiqué dans le récit de Néhémie et il est, en fait, l'arrière-plan exégétique du cycle des fêtes présenté par l'Evangile de Jean.8
Le cycle septennal sabbatique
Le cycle septennal des lectures de l'Ecriture pour le shabbat a été fixé en fonction de deux séries de trois ans suivies d'une année sabbatique. Aussi les lectures de la Torah pour les shabbats successifs étaient-elles plus nombreuses que celles du cycle triennal palestinien en vigueur après la destruction du Temple. La première division du Pentateuque en péricopes fut l'oeuvre de scribes qui, semble-t-il, préparèrent les textes bibliques pour le lectionnaire. Depuis l'époque d'Esdras, la Torah avait été soigneusement transcrite en vue de l'étude et de la lecture, ce qui permit à la Mas¬sorah rabbinique de se développer. La synagogue fut à l'origine d'un texte transmis faisant autorité et elle fut aussi peut-être à l'origine d'une tra¬duction officielle. Elle offrait de plus un cadre naturel à l'homélie. Le but à la fois pédagogique et « parénétique » d'une lecture de la Torah sup¬posait une allocution publique sur le passage bi¬blique choisi, dans le but d'amener l'auditoire à un engagement plus total envers la Parole de Dieu.
A l'époque hasmonéenne, on voit apparaître une sorte d'élargissement de la lecture synagogale sous forme de la Haftarah, texte de conclusion tiré des Prophètes, ce qui contribua à établir aux yeux de la communauté des croyants la canonicité et l'unité des deux parties de la Bible hébraïque, la Torah et les Prophètes. Le choix des textes tirés des Prophètes fut déterminé sans doute par le principe de la similitude de termes ou des thèmes.9 La lecture, suivie de l'homélie, permettait de recon¬naître publiquement l'autorité de la Parole et le lien théologique existant entre les deux parties de l'Ecriture. La Loi de Moïse (Torah) proclamait l'en¬seignement divin révélé dans le passé et venant guider la communauté actuelle dans ses pensées et dans ses actes; et écouter la lecture de la section de la Torah lue à la synagogue, c'était comme accueillir ensemble l'Alliance du Sinaï. On lisait aussi les paroles des Prophètes, tout en re¬connaissant la pééminence de la Loi mosaïque, et ces lectures prophétiques apportaient à la commu¬nauté une espérance réconfortante pour l'avenir, espérance fondée sur la promesse divine du juge¬ment dernier et de la rétribution finale.
La lecture... « se souvenir » et « attendre »
Les scribes ont ajouté au verset final du livre de Malachie une exhortation canonique. MI 3,21 se termine par la clausule caractéristique des Pro¬phètes « Ainsi parle le Seigneur Sabaot », à laquelle vient s'ajouter une exhortation à « se souvenir de la Loi de Moïse, mon serviteur». Ce « souvenir » ne signifie pas seulement l'obéissance à l'Alliance en un sens général, mais il signifie très particu¬lièrement la lecture liturgique qui « fait mémoire ».1° La Loi de Moïse doit pénétrer l'esprit et le coeur de la communauté grâce à une écoute authen¬tique, et le moment approprié pour accueillir cette Torah est celui du shabbat et des fêtes, temps mis à part pour le rassemblement religieux de tout le peuple (migra qodesh). Ces temps sacrés offraient l'opportunité pédagogique de faire ce que Néhémie (8,8) décrit avec tant d'éloquence: « Ils firent lec¬ture du livre de la Loi de Dieu, avec une traduction qui en donnait le sens, si bien que le peuple com¬prenait la lecture ». Les rabbins (Talm. Bab. Meg. 3a) ont vu dans cette description le point de dé¬part des lois qui seront établies ensuite par les scribes pour la transmission du texte écrit et de son Targum autorisé.
La finale canonique de Malachie conclut par une référence à la venue d'Elie qui inaugurera le Jour final et redoutable du Seigneur. Cette réfé¬rence implique que la prophétie a cessé, mais qu'elle sera restaurée par le retour attendu d'Elie." Elle exprime l'espoir d'un retour du peuple qui sera comme le prélude à une paix universelle. Il s'agit là d'un enseignement eschatologique que la communauté du moment, nourrie de la Bible, est en mesure de comprendre. Ainsi la finale cano¬nique de Malachie présente-t-elle, dans l'écoute actuelle des Ecritures, à la fois l'espérance escha¬tologique et l'obéissance à l'Alliance. L'apparition d'une communauté de culte à la période du Second Temple est à mettre en relation directe avec l'introduction des Ecritures canoniques pour la lecture et pour l'instruction.
La lecture... ré-engagement dans l'Alliance
L'assemblée cultuelle rassemblée pour fêter le Nouvel an, selon la description de Né 8, est suivie d'une célébration enthousiaste de la fête des Tentes, en réponse à la lecture et aux instruc¬tions reçues. L'habitude a été prise dans la com¬munauté juive de donner aux fidèles, grâce à la lecture, une connaissance exacte de la signification des fêtes et des préceptes qui les concernent, grâce à une lecture spéciale pour ces jours-là et à un sermon de caractère pédagogique. Célébrant la fête des Tentes, la communauté d'Esdras et de Néhémie prend une conscience plus profonde, plus joyeuse, de la sollicitude providentielle de Dieu et de sa présence." Ces jours saints culminent dans l'acte (décrit en Né 10) d'acceptation par tout le peuple de l'Alliance sinaïtique. Les chefs de l'Etat théocratique, représentant les trois classes du peuple juif (Cohen, Lévi et Israël) apposent leur signature au bas d'un procès-verbal d'engagement dans l'Alliance (Ketav amanah). Cet acte religieux, décisif pour la période du Second Temple, sug¬gère que l'expérience faite d'écouter la lecture de la Torah était comme une re-actualisation liturgique de l'événement du Sinaï. Le fait de se réunir à l'occasion des shabbats et des fêtes offrait à la communauté nourrie de la Bible la possibilité de s'engager sérieusement à accueillir les paroles di¬vines. Ces jours étaient des moments sacrés, des temps pour se souvenir avec émotion et pour sen¬tir la proximité de Dieu présent dans l'histoire; aussi étaient-ils des jours de repos, des temps mis à part. La communauté s'y abstenait de tout travail profane pour pouvoir s'adonner à des activités spi¬rituelles telles que la prière commune, la lecture de l'Ecriture et la rencontre autour de la table de
L'expérience liturgique de la lecture des Ecri¬tures
Le sens de la présence de Dieu
La lecture de la Torah offrait le cadre religieux concret pour une ré-actualisation liturgique de l'événement du Sinaï, de l'Alliance. Un sens vrai et profond de la présence de Dieu peut, en effet, être expérimenté grâce à une lecture très soigneuse des paroles divines et à l'écoute respectueuse de l'assemblée. La communauté exprime sa réponse par une doxologie. Néhémie (8,6) décrit comment Esdras bénit le Nom du Seigneur et comment tout le peuple répond « Amen » en se prosternant avec révérence. Les paroles de l'Alliance sinaïtique, c'est-à-dire la Torah de Dieu, reçoit de la com¬munauté un accueil ému, conformément à l'exhor¬tation de Dt 4,9-10: « Tiens-toi sur tes gardes. Ne va pas oublier ces choses que tes yeux ont vues,... enseigne au contraire à tes fils et aux fils de tes fils comment, ce jour-là, tu te tenais à l'Horeb (i.e. Sinaï) en présence du Seigneur ton Dieu ». Bien plus, l'Alliance mosaïque est conclue « non pas avec nos pères, mais avec nous, nous-mêmes qui sommes ici aujourd'hui, tous vivants » (5,3). De tels rassemblements sacrés donnent aux partici¬pants l'expérience de se tenir respectueusement en présence de Dieu et d'écouter ses paroles, les confirmant aussi dans la volonté de transmettre cette expérience à leurs enfants (9,10).
La matinée du shabbat offrait donc à la com¬munauté la possibilité d'écouter les paroles de Dieu avec révérence dans le cadre de la liturgie. Depuis les temps anciens, les rabbins ont fixé des formules précises de bénédictions pour la lecture publique de l'Ecriture,14 formules qui éclairent le sens théologique de cet acte. Elles sont introduites par une doxologie: « Bénissons le Seigneur qui est béni », à laquelle la communauté répond: « Béni soit le Seigneur qui est béni à jamais ». Cette doxologie, verset et répons, ne peut être récitée qu'au cours d'un rassemblement sacré," et la lec¬ture de la Torah ne peut être faite qu'en présence de dix hommes adultes (nombre minimum exigé pour les liturgies à la synagogue). De plus, sept membres au moins de la communauté, représentant les trois classes du judaïsme, doivent être appelés pour la lecture des Ecritures le jour du shabbat. Cette « montée » à la Berna (estrade) est encore de nos jours une marque d'honneur, et la parti¬cipation d'un jeune adulte à cet acte est à l'ori¬gine de la célébration des Bar mitzvah le jour du shabbat.
L'assemblée décrite en Néhémie signale certaines marques de respect au cours de la lecture de la Torah: Le rouleau est élevé aux yeux du peuple qui se tient respectueusement debout, le scribe Esdras formule une doxologie et le peuple répond « Amen » en levant les bras en signe d'acceptation et d'engagement, puis il s'incline et se prosterne le visage contre terre en signe de profonde révérence. Elever le rouleau (Hagbahah) est un acte religieux qui manifeste la sainte présence de Dieu. Le rouleau lui-même, de ce fait, devient un objet sacré qu'on révère; aussi les rabbins disent-ils que les écrits bibliques, lorsqu'on les touche, « souil¬lent les mains », ce qui est un signe concret de leur dignité canonique.16 L'habitude sépharade actuelle d'élever la Torah, toute ornée, avant la lecture du rouleau semble remonter à cette pra¬tique ancienne. La Hagbahah était considérée par les rabbins comme un moment important de la lecture de la Torah.17
La lecture de la Torah et ses bénédictions
Avant et après les lectures, des bénédictions spéciales sont récitées qui manifestent un sens très fort de Dieu, ce Dieu « qui a donné la Torah » (cf. la formule de conclusion). La bénédiction ini¬tiale mentionne l'Alliance conclue avec Israël « qui a été choisi parmi tous les peuples ». On trouve cette même relation exprimée au Sinaï en termes de réciprocité: Israël est « le trésor personnel de Dieu parmi tous les peuples » et il accepte d'être « un royaume de prêtres et une nation sainte » (Ex 19,5-6). La condition même d'Israël, qui est de devenir une nation théocratique, sera le principe directeur de l'enseignement des pharisiens.18
La bénédiction qui suit la lecture précise la vraie nature de la Torah en tant que Parole de Dieu: « elle est vraie, implantant au milieu de nous la vie éternelle ». La communauté reconnaît par là formellement que l'engagement dans l'Alliance est un acte humain libre qui fait choisir la vie: « Vois, je mets devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur... choisis le vie » en « aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix et t'attachant à Lui » (Dt 30,15,19-20). Ecoutant la parole du texte du Pentateuque, la communauté répond « Amen » aux bénédictions, affirmant par là qu'elle obéira à la voix de Dieu et recherchera sa présence. Il semble que ce soit justement cela le but d'une lecture liturgique de la Torah: faire l'expérience person¬nelle de recevoir et d'accepter la Loi de Dieu.
La lecture de la Haftarah et ses bénédictions
Les rabbins ont introduit par la suite une autre série de bénédictions qui accompagnent la Hafta¬rah, lecture ajoutée à la suite de celle de la Torah. Ces bénédictions affirment une unité théologique entre la Torah et les Prophètes. Dieu « a choisi la Torah et son serviteur Moïse », comme « Il a choisi Israël pour son peuple et les prophètes véri¬diques et justes ». Ainsi les paroles entendues dans la lecture sont toutes également véridiques, ce qui inclut les promesses des prophètes qui seront ac¬complies dans l'histoire; c'est ce qui est développé dans la bénédiction finale, prière qui originelle¬ment était récitée debout, sous forme responso¬riale: « Tu es véridique et tes paroles sont véri¬diques, et aucune des paroles que tu as pronon¬cées dans le passé ne restera inaccomplie ». On trouve ensuite développé ce que comportent les promesses prophétiques pour une communauté actuellement engagée dans l'Alliance. Au matin du shabbat, la communauté célébrant le culte expri¬me sa foi sous forme eschatologique et recon¬naît l'accomplissement futur des Ecritures. La Haftarah vient orienter ce sens de l'évolution de l'histoire vers une rédemption finale. Dans cette perspective, la liturgie rabbinique a ajouté plus tar¬divement des pétitions qui font suite à la béné¬diction concluant la Haftarah, et qui expriment leur vision eschatologique concernant Israël: elles in¬voquent d'abord la pitié de Dieu pour Sion « qui est si durement atteinte du fait de l'exil de ses habitants » et qui a besoin d'une « rédemption im¬médiate, de nos jours »; elles demandent ensuite le retour d'Elie et l'instauration du royaume davidique « car nul étranger n'occupera plus le trône de David et d'autres n'hériteront plus de sa gloire; Tu as juré, en effet, par ton Nom sacré que sa lumière ne s'éteindrait pas à jamais ».
Les promesses prophétiques du passé orientent l'attente eschatologique d'Israël. Le premier thème évoqué dans les pétitions est celui de l'exil, la condition présente du peuple juif dispersé. Les Prophètes promettent le rassemblement d'Israël dans son pays, en Sion." Le second thème évoque les temps nouveaux de la rédemption future, qui seront précédés par la restauration du prophé¬tisme en Elle redivivus et par l'inauguration du règne davidique sous l'autorité du Messie. C'est là la promesse faite à David, que le Psaume 132 (y. 11 et 13) exprime ainsi: « Le Seigneur l'a promis à David en vérité... ses descendants eux aussi siégeront sur son trône... en Sion que Dieu a choisie pour habitation ». Quant aux références rabbiniques à un « étranger » et à « d'autres », qu'on trouve dans la prière de la Haftarah, il s'agit sans doute de certains imposteurs qui prétendirent à la royauté et au titre de Messie en Israël:2° « L'étranger » pourrait même désigner Hérode qui vécut à la fin du 1er siècle de notre ère ou Bar Kochba au début du 2e siècle; les « autres » ce sont les « minim », les hérétiques adeptes d'un rédemp¬teur gnostique. Ce n'est qu'après la destruction du Temple que les rabbins formulèrent, dans la litur¬gie, une perspective eschatologique qui représente leur manière d'interpréter l'accomplissement des Écritures. On rejetait du même coup toute autre prétention messianique et toute théorie eschatologique hérétique.
On voit donc que la lecture liturgique de la Torah et de la Haftarah le jour du shabbat était comme « l'espace » religieux où le peuple apprenait à se conformer à l'enseignement officiel et aux aspirations eschatologiques. Une communauté vivant sous la mouvance de la Bible et chez qui le sens de l'Alliance était approfondi par une vision eschatologique était, en fait, ouverte à écouter l'homélie. Telles étaient les conditions liturgiques pour la lecture du shabbat au temps de Jésus, même si les formules de prière ou l'organisation du lectionnaire n'avaient pas encore été fixées par les autorités rabbiniques. L'homélie suivant la Haftarah offrait l'occasion d'amener les fidèles à accepter docilement les volontés divines et à s'en¬gager ouvertement dans la réalisation des promesses eschatologiques. C'est tout cela qui était à l'arrière-plan de la prédication de Jésus ou de son accomplissement des Écritures, ce jour de shabbat où il parla à la synagogue de Nazareth.
Le récit fait par Luc
du message d'accomplissement proclamé par Jésus à la synagogue
Seul Luc utilise le cadre liturgique d'une lecture et d'une prédication à la synagogue pour présenter le début de la proclamation du Royaume par Jésus un jour de shabbat. Les autres récits synoptiques (Mt 4,7 et Mc 1,15) rapportent simplement briève¬ment le message de Jésus sans lui assigner de cadre particulier; mais gardant le souvenir que c'est en de telles occasions historiques que celui-ci avait d'abord révélé sa présence redemptrice à une communauté vivant sous la mouvance de la Bible et aspirant aux réalisations eschatologiques, ils pré¬sentent Jésus enseignant généralement dans les synagogues (Mt 4,23 et 25; Mc 1,39). Il semble donc que Luc ait voulu aussi faire un récit « vorge¬schichtlich » ou préfigurant dans l'histoire le déve¬loppement ultérieur de la prédication missionnaire telle qu'elle est décrite dans la seconde partie de son oeuvre, les Actes des Apôtres. Nous voyons en effet, en Ac 2,14-37, Pierre donner une homélie sur la Haftarah du jour (Joël 3,1-5) à l'occasion de la fête de la Pentecôte qui réunissait les pèlerins dans l'enceinte du Temple,2' et cela à l'heure de la lecture à la synagogue (« à la troisième heure du jour », note Ac 2,15); et en Ac 13,14-41, c'est Paul qui prêche un jour de shabbat à Antioche de Pisidie, après la lecture de la Torah et de la Hafta¬rah. Les apôtres vont en effet suivre l'exemple de Jésus dans leur manière de proclamer le message évangélique, et cela tout particulièrement en s'adressant aux juifs dans les synagogues aux jours de shabbats et de fêtes.
Si la double composition de Luc offre des ré¬cits parallèles de prédications à la synagogue, dans le milieu historique soit de l'époque de Jésus soit de celle de ses disciples, c'est que le monde juif, avec ses lectures du shabbat à la synagogue, offrait à cette époque le cadre affectif le plus approprié à une première prédication de l'accomplissement des Ecritures. Le sens eschatologique de la venue de Jésus ne peut être révélé que dans une com¬munauté nourrie de la Bible, et nous retrouvons la même structure liturgique de lecture et de pré¬dication de la Parole dans l'Eglise primitive, en lien avec le service eucharistique qui révèle Sa pré¬sence. Luc veut en effet nous transmettre le mi¬lieu expérimental ancien qui amène la communauté des croyants de son temps à mettre en rapport la personne de Jésus avec l'accomplissement des Ecritures. A sa manière, qui est celle d'un historien, il décrit à la fois l'accomplissement eschatologique des Ecritures du passé et celui des événements du présent.
Jésus et l'accomplissement eschatologique
L'apparition de Jean introduit une ère nouvelle, une ère de rédemption qui inaugure la venue de Jésus. Il est très significatif que Luc précise, par l'énumération des autres événements concomit¬tants, la date de la prédication de Jean Baptiste qui inaugure le ministère messianique de Jésus (Lc 3,1-3); c'est que cette année-là, la quinzième du règne de Tibère (27-28 de notre ère) était une année sabbatique, une année de rédemption natio¬nale. Le fait qu'il s'agisse, selon le calendrier juif, d'une « année de libération » (shemitah) est mis en relation par Luc avec l'accomplissement du passage d'Isaïe 40,3-5, qui n'est cité en entier dans l'Evan¬gile qu'à cet endroit (Lc 3,4-6). Jean Baptiste est cette « voix » annoncée qui ouvre le chemin à la manifestation du « salut de Dieu ». Luc transforme le texte hébraïque pour jouer sur les homonymes: « yeshuat Elohim » et « Yeshua » (le nom de Jésus):22 C'est qu'avec l'apparition de Jean une ère nouvelle a commencé; la promesse du retour d'Elie est réalisée: « Il le précèdera avec l'esprit et la puissance d'Elie », et il prêchera « pour rame¬ner le coeur des pères vers leurs enfants » (1,17, qui est l'accomplissement de MI 3,23-24). L'ère nouvelle inaugurée sera « l'année du Seigneur, grande et redoutable » qui a été promise, celle que Jésus, dans son homélie inaugurale de Naza¬reth, proclame comme « une année de grâce du Seigneur ».
Le lien historique entre Jean et Jésus est pré¬senté par Luc comme un accomplissement escha¬tologique. Bien plus, la voix céleste entendue par Jean-Elle rappelle la venue du Serviteur de Dieu « en qui Dieu se complaît », annoncée en Is 42,1, verset qui explique ensuite la véritable nature du Serviteur: « J'ai mis sur lui mon esprit ». Luc, de son côté, rapporte « la descente de l'Esprit Saint sur lui sous une forme corporelle, telle une colom¬be » (3,22). Ainsi le « signe de Jonas » (Yonah) en 11,29 (sans l'addition: « le prophète ») englobe-t-il pour Luc à la fois le témoignage inaugurale de la « colombe » (en hébreu: yonah) et l'exemple bibli¬que du prophète Jonas. Il s'agit là d'un trait ca¬ractéristique de dualisme lucanien: il présente à la fois l'aspect symbolique et l'aspect théologique de « yonah ». La rédaction de Luc met en effet, dans les Actes des Apôtres, l'accent sur l'action de l'Esprit Saint; il décrit donc aussi la manifes¬tation concrète de cet Esprit en Jésus au début de son ministère. Son Evangile rapporte que « Jésus, rempli de l'Esprit Saint, revint des bords du Jourdain » (4,1) et que « Jésus revint alors en Galilée, avec la puissance de l'Esprit » (4,14). Le sermon inaugural de Nazareth offre à Jésus l'oc¬casion de proclamer: « L'Esprit du Seigneur repose sur moi », et donc aussi: « Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Ecriture ». Bien plus, Jésus en appelle aussi à la restauration eschatolo¬gique de la prophétie, en tant qu'accomplissement historique de sa parole proverbiale: « Aucun pro¬phète n'est bien reçu dans sa patrie ».n C'est que le cadre synagogal proposé par Luc montre à la fois l'autorité de Jésus dans l'enseignement de la Torah et l'accomplissement eschatologique de cet¬te dernière en sa personne, quand il utilise la Haf ta ra h.
Une année « sabbatique »
Jésus proclame « une année de grâce du Seigneur », et il ajoute ensuite en guise d'explication: « pour renvoyer libres les opprimés ». Ce commentaire, qui est une interpolation, a un sens concret pour la communauté juive de Nazareth: il annonce un temps « sabbatique » 24 comportant les exigences énoncées dans le Pentateuque, qui visent à transformer la société féodale en une communauté de partage avec les pauvres. « L'an¬née de grâce du Seigneur » vient, selon la pres¬cription de Lv 25,10, « proclamer l'affranchissement de tous les habitants du pays »; ces derniers sont libérés pendant l'année sabbatique de leur assujet¬tissement aux terres qu'ils possèdent (Lv 25) et de leur asservissement physique ou matériel à d'autres créatures humaines (Dt 15). De cette ma¬nière, la communauté entière peut de nouveau faire l'expérience d'une vie remise totalement à la Pro¬vidence divine, avec en même temps un sens aigu des besoins d'autrui: « La terre ne sera pas vendue pour toujours, car la terre m'appartient » (Lv 25,23); «A moi l'argent! à moi l'or! dit le Seigneur Sabaot » (Ag 2,8); « N'avons-nous pas tous un Père unique? N'est-ce pas un seul Dieu qui nous a créés? » (MI 2,10). Le peuple qui s'est libéré de l'attachement égoïste à ses propriétés terriennes et de la domi¬nation oppressive qu'il exerce sur autrui par l'es¬clavage ou les créances peut faire, dans le respect et dans l'amour, l'expérience de la proximité divine. Une telle communauté est prête à accueillir le Royaume de Dieu, et lorsque Jésus proclame au début de son ministère que « les temps sont ac¬complis et que le Royaume de Dieu est tout pro¬che », cela évoque pour lui une manière « sabba¬tique » de vivre dans une communauté de pauvres.
Les exigences sabbatiques avaient pris le sens d'une rédemption à la fois socio-économique, na¬tionale et cosmique. Les mouvements messiani¬ques étaient liés aux années sabbatiques. Le mou¬vement zélote, qui devait conduire à la guerre contre Rome, débuta lors d'une année sabbatique, au moment où Quirinius imposait un recensement au peuple juif (6 de notre ère); les zélotes proclamaient l'autorité de Dieu et rejetaient l'autorité de la Rome impériale. Le Temple lui-même fut détruit lors d'une année post-sabbatique,25 ce qui amena certains cer¬cles juifs à mettre en question la rétribution divine. Luc est conscient, c'est clair, de ces mouvements messianiques au sein du judaïsme (Ac 5,36-37: le soulèvement de Juda le Galiléen à l'époque du recensement) et particulièrement de l'événement tragique de la chute de Jérusalem (Lc 21,20). L'oeuvre de Luc, qui est « heilgeschichtlich » (une histoire du salut) présente la réponse chrétienne à l'année sabbatique.
L'Eglise primitive se présente, selon Luc, com¬me la réalisation du Royaume annoncé par Jésus. Le déput des Actes (1,3 et 6-8) indique clairement que l'espérance juive en la venue du Royaume ne sera pas réalisée par un rétablissement de la mo¬narchie davidique et une restauration du Temple de Jérusalem, ce qui était l'essentiel de l'attente des juifs de la Synagogue, comme on le voit d'après leurs prières.26 La réponse chrétienne était orientée vers une rédemption universelle, se réalisant peu à peu grâce à la naissance de communautés apos¬toliques en des pays divers, d'abord « à Jérusa¬lem », puis « dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre » (Ac 1,8). C'est cela qui est décrit dans les Actes des Apôtres: une réalité socio-religieuse nouvelle qui naît au temps de la rédemption et qui traduit la réalité du Royaume de Dieu sous forme d'une année sabba¬tique pour le monde entier. Aussi Luc 27 met-il l'en¬seignement de Jésus sur le Royaume en relation avec la vente des biens, le partage avec les pauvres, la liberté par rapport à Mammon et l'éloi¬gnement de tout orgueil, éléments qui convergent tous vers la réalité des temps sabbatiques qui favo¬risent les relations interpersonnelles et permettent de participer à l'acte « transpersonnel » de la prière (Lc 11,37 et 18,1 et suiv.).
La proclamation inaugurale de Jésus un jour de shabbat
Le jour du repos sabbatique offrait à Jésus l'occasion concrète et expressive de proclamer une année sabbatique de libération. Selon son en¬seignement, tel qu'il est rapporté par Luc (13,10-17; 14,1-6), le repos du shabbat peut être transgressé pour libérer quelqu'un du pouvoir de Satan ou tirer son animal du trou où il est tombé. Les diverses guérisons effectuées par Jésus au cours de son ministère viennent manifester la réalisation mes¬sianique de sa proclamation initiale: « pour ren¬voyer libres les opprimés ». Ce sera aussi la ré¬ponse à Jean Baptiste (7,22): les oeuvres de Jésus réalisent manifestement l'annonce des Ecritureg dont il a fait lecture à la synagogue le jour du shabbat. Ainsi Jésus annonçait dès le début de son ministère son dessein « sabbatique » par une série d'actes visibles de guérison et de libération accomplis par l'oint de Dieu. Il liait effectivent son ministère de rédemption aux préceptes sabbatiques proposés à qui désire entrer dans le Royaume.
La Bonne nouvelle annoncée au pauvre
Jésus annonce aussi qu'il est « consacré par l'onction, envoyé pour porter la bonne nouvelle au pauvre ('ebyon)». Ce souci du « pauvre » est celui que propose explicitement la législation deutéro¬nomique à la communauté « sabbatique »: « Ne va pas tenir en ton coeur ces mauvais propos: "Voici bientôt la septième année, l'année de remise", et fermer alors ton visage à ton frère pauvre ('ebyon)... Quand tu lui donnes, tu dois lui donner de bon coeur, et pour cela le Seigneur ton Dieu te bénira... Certes, le pauvre ('ebyon) ne disparaîtra point de ce pays... » (Dt 15,9-11). L'exigence sabba¬tique vient proposer une réponse qui n'est pas hypocrite, mais qui est un mouvement continuel de charité envers les autres, une suite d'actes d'amour entre personnes. Ce qui montre que le commandement de l'amour" est réalisé concrète¬ment, c'est l'acte « sabbatique » « d'ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre ('ebyon) dans ton pays » (15,11).
Selon Luc (6,20), Jésus propose la Béatitude du Royaume au pauvre (ptochos 'ebyon). Il y ajoute ceux qui ont faim et ceux qui pleurent main¬tenant, catégories mentionnées aussi dans le texte d'Isaïe (61,2-3). L'année sabbatique était devenue une année de bénédiction divine: « Je prescrirai à ma bénédiction de descendre sur vous la sixième année, en sorte qu'elle vous assure (la septième année) des produits pour trois ans » (Lv 25,21). Cette bénédiction qui est source d'abondance est à mettre en parallèle avec la multiplication de la manne en prévision du shabbat en Ex 16,22. Le temps de la rédemption est présenté de même comme béni par le geste de Jésus qui multiplie un seul pain pour en nourrir mille personnes (Lc 9, 13-17). Cet unique récit d'une multiplication des pains qu'on trouve chez Luc est comme une « Vor¬geschichte » des temps apostoliques: sept diacres sont nommés pour distribuer la nourriture à la communauté (Ac 6,3) et il y a cinq pains et deux poissons en Lc 9,13-17. En une remarquable com¬position rédactionnelle en deux volets, Luc élimine le second récit de multiplication (Jésus nourris¬sant quatre mille personnes en Mt 15,3-39 et Mc 8,1-10): C'est que la communauté des cinq mille a été clairement identifiée en Ac 4,4, et les douze paniers représentent donc les douze apôtres qui, à l'origine, avaient la responsabilité du service des tables.
La mise en question à Nazareth
Lors de la proclamation inaugurale de Jésus à la synagogue, en « des paroles pleines de grâ¬ce », Luc signale que la communauté de Nazareth met en question le rôle de Jésus: « N'est-ce pas là le fils de Joseph? » (4,22). En contraste avec Marc qui présente, lui, « le fils de Marie », le rejet de Jésus suit ici la tradition propre de Luc, rappor¬tant comment Joseph dut se rendre à Bethléem afin de s'y faire inscrire (2,1-5). Joseph doit retour¬ner dans la ville davidique, celle de ses ancêtres, pour que les Romains puissent fixer le montant des taxes qu'il doit payer pour ses terres. Joseph était propriétaire de terres, comme cela est confirmé par les sources apocryphes." Ainsi la communauté galiléenne de Nazareth, au sein de laquelle vivaient Jésus et sa famille, met en question les intentions de Jésus au moment de sa proclamation initiale. Son exigence sabbatique rencontre les critiques de la communauté qui le renvoie à sa propre fa¬mille et à la libération de ses propres terres. Jésus répond donc: «A coup sûr, vous allez me citer le dicton; "Médecin, guéris-toi toi-même" ». Il sera de nouveau mis en question un peu plus tard au sujet de propriétés, et cela dans l'Evangile de Luc seule¬ment (12,13-21): Il refusera de jouer le rôle de juge ou d'arbitre lors de la dispute entre deux frères au sujet d'un héritage, et il les mettra en garde: « Gardez-vous avec soin de toute cupidité, car la vie d'un homme n'est pas assurée par ses biens ». Cette tradition, propre à Luc, dévoile les circons¬tances historiques qui amenèrent la rupture entre Jésus et ses concitoyens; aussi Luc conclut-il sa citation du dicton: « Médecin, guéris-toi... » par la mention des « oeuvres de Jésus à Capharnaüm », oeuvres exigées aussi sur place par ceux qui con¬testent l'autorité de son enseignement. Leur seul désir est que Jésus démontre son pouvoir prophé¬tique de guérison, tandis que la proclamation ini¬tiale de ce dernier présentait à la fois les exigen¬ces du Pentateuque concernant la vie « sabbati¬que » et l'accomplissement des prophéties de par sa nature rédemptrice même.
Jésus reconnu comme prophète
Luc place le logion: « Aucun prophète n'est bien reçu dans sa patrie » au début du ministère de Jésus, lors de sa proclamation à Nazareth. S'il fait cela, contrairement à Mt 13,54-58 et Mc 6,1-6, c'est que l'identité de la personne de Jésus est présen¬tée indirectement de façon christologique 30 en Ac 3,23 et 7,37. Jésus est « le prophète comme Moïse » dont la venue est une manifestation semblable à la révélation du Sinaï (Dt 18,16). Le Moïse eschato¬logique ne donne pas de signe, mais son ministère de la Parole devient son témoignage (cf. 11,2 en contraste). Selon la dualité propre au style de Luc, Jésus cite deux exemples de prophètes venus dans le passé: Elle et Elisée, deux prophètes qui, au début n'ont pas été reconnus par Israël.
La veuve de Sarepta déclare, en 2R 17,24: « Maintenant je sais que tu es un homme de Dieu et que la parole du Seigneur est dans ta bouche en vérité! » De même, tous ceux qui ont assité à la résurrection du fils de la veuve de Naïm décla¬rent: « Un grand prophète a surgi parmi nous! » (Lc 7,16). Naaman, le centurion syrien, après avoir été guéri « reconnaîtra qu'il y a un prophète en Israël » (2R 5,8); de même, selon Lc 4,5, l'esclave du centurion romain sera guéri à la requête des anciens parmi les juifs. Tous ces parallélismes ne se trouvent que chez Luc. L'attitude de Jésus (dans ces deux cas) ne peut être qu'une manière « vor¬geschichtlich » d'évoquer les lignes directrices de la mission apostolique: elle doit s'adresser aux pauvres et aux opprimés (comme la veuve de Sa¬repta et celle de Naïm) et aussi aux classes diri¬geantes (représentées par le centurion syrien ou romain). Ces efforts apostoliques sont décrits dans les Actes: ils ont un caractère missionnaire em¬brassant Israël et tous les autres peuples. Les apôtres annoncent la présence rédemptrice de Jésus et son invitation « sabbatique » à entrer dans le Royaume. Ainsi l'enseignement inaugural de Jésus à la synagogue de Nazareth, sous son double aspect (la venue de Jésus et les exigences du Royaume), a-t-il été fidèlement poursuivi par ceux qui s'attachèrent à lui après sa mort.
L'arrière-plan religieux et expérimental de la tradition lucanienne est à rechercher d'abord dans cet événement initial qu'elle rapporte d'une lecture et d'une homélie à la synagogue, événement riche de toute une vitalité religieuse qui permet de bien comprendre la personne de Jésus et son enseigne¬ment. Selon la présentation lucanienne de la vie apostolique dans les Actes, l'Eglise qui était orien¬tée vers l'eschatologie a donc traduit la manière de comprendre qui était la sienne: La communauté de culte chrétienne est entrée dans le temps sacré du Royaume, en réalisant les exigences sabbati¬ques dans le contexte socio-économique de son existence.
* Rabbi Asher Finkel est natif de Jérusalem; il a étudié à l'Université de Tübingen et à la Yeshiva University de New York. Il est actuellement doyen du département des Etudes Judéo-chrétiennes à Seton Hall University (New York). Il a écrit bon nombre d'articles dont plusieurs pour la revue SIDIC. Son livre intitulé: « The Pharisees and the Teacher of Nazareth » a été réédité en 1974 chez Brill.
1. Voir « Sunagoge » par W. Schrage dans Theological Dictionary of the New Testament, éd. G. Kittel et G. Friedrich, trad. angl., Grand Rapids: Eerdmans 1972; ou Grande Lessico de! Nuovo Testamento, éd. ital. Paideia, Brescia 1963.
2. « Kn esse t Hagedolah» désigne une assemblée délibérative à l'époque perse ou à l'époque grecque ancienne, ainsi Mishna Aboth 1,1. Voir Finkelstein: The Pharisees and the Men of the Great Synago¬gue, New York 1950. «Kenishta » rend le mot hébreu « qahal », cf. Targum des Ps 107,32; 109,6.
3. Voir H. Shanks: Judaism in Stone, New York: Harper 1979 et Ancient Synagogue Revealed, (éd. Lee I. Levine) Jerusalem: Israël Exploration So¬ciety 1981.
4. Mishna Megillah 4:6; Talm. Paiest. Megillah 75a; Talm. Bab. Baba Qama 82a, et comparer avec Mekhilta lshmaël et Shim'on sur Ex 15,22.
5. Mishna Sotah 7,8 sur Dt 31,10-13. Voir A. Finkel: The Pharisees and the Teacher of Nazareth, Leiden: Brill 1974, pp. 143-149.
6. La forme de culte appelée «Ma'amad » et décrite en Mishna Ta'anith 4,2-3 n'est pas l'arriè¬re-fond historique du service synagogal, comme l'affirme J. Heinemann dans: Prayer in the Talmudic Period, Jerusalem 1966, mais elle est une évolution parallèle, influencée par la liturgie des lectures à la synagogue. J. Heinemann affirme de même que le lectionnaire ne suivait pas un cycle déterminé (« The Triennal Lectionary Cycle », Journal of Jewish Studies, vol. 19, 1968), en se basant pour cela sur un examen erroné des Piyyutim sur les parashot du shabbat qui renvoient aux prières saisonnières pour demander la pluie ou la rosée. Ces textes palestiniens comportaient cette men¬tion tout au long de l'année, en tant que partie intégrante de la 2e Bénédiction, celle de la Puis¬sance divine.
7. Mishna Megillah 4,5-6; Talm. Bab. 31a,32b.
8.Voir A. Guilding: The Fourth Gospel and Jewish Worship, Oxford 1960.
9. Voir J. Mann: The Bible as Read and Preached in the Old Synagogue, vol. I, Cincinnati 1940 et vol. Il, éd. I. Sonne, Cincinnati 1966. Voir aussi Contributions to the Scientific Study of Jewish Liturgy, éd. J.J. Petuchowski, New York: Ktav 1970, 2e part.
10. «Zakhor» désigne une pratique liturgique de récitation commémorative, cf. Sifra sur Lv 26,3; Talm. Bab. Pessahim 106a et Maimonide: Yad, Hilkhoth Shabbat 29,1.
11. Voir L. Frizzell: « Elie l'artisan de paix: Inter¬prétation de Malachie 3,23-24 dans le judaïsme et le christianisme primitif », dans SIDIC vol. XVII No 2-1984, pp. 19-25.troduction des Ecritures canoniques pour la lec¬ture et pour l'instruction.
12. En Lv 23,43, ce thème est donné comme motif à la célébration de Sukkoth, que les rabbins expli¬quent à la lumière de l'apparition providentielle d'une nuée divine (Ex 14,20 et suiv.). Voir Sifra et Mekhilta au sujet des textes cités ci-dessus.
13. Voir A.J. Heschel: The Sabbath, New York: Meridian 1952.
14. Elles sont citées dans l'oeuvre gaonique de Sopherim (éd. M. Higger, chap. 13). Pour suivre leur évolution ancienne, voir Sifré sur Dt 32,3.
15. Talm. Bab. Berakhoth 21b.
16. Mishna Yadayim 4.6 (une décision des phari¬siens).
17. Talm. Bab. Megillah 32a; comparer avec So¬pherim 14,14.
18. Se rapporter à A. Finkel: Pharisees p. 42 et J. Neusner: From Politics to Piety, Eng!ewood Cliffs: Prentice Hall 1973.
19. Is 56,8; Jr 23,3; Mi 2,12. Ce dernier formule les dix demandes de la prière juive quotidienne qui débute par l'attente eschatologique.
20. Voir J. Hertz: Daily Prayer Book (New York: Bloch 1957), p. 497.
21. La leçon prophétique répond à Ex 19. Sur la structure et les formes de l'homilétique dans la synagogue ancienne, voir A. Finkel: Pharisees, pp. 143-172 et « Jesus' Sermon at Nazareth » in Abraham Unser Vater (O. Michel Festschrift), Leiden: Brill 1963, pp. 106-115.
22. C'est la forme d'interprétation du Pesher qu'utilisent Jésus et ses disciples. Consulter: Biblical Exegesis in the Apostolic Period, Grand Rapids: Eerdmans 1975.
23. Comparer Mt 13,57 et Mc 6,4 avec Jn 4,44 et Thomas, logion 31.
24. Voir J.H. Yoder: The Politics of Jesus, Grand Rapids: Eerdmans 1972.
25. Voir B.Z. Wachholder: « Sabbatical, dans le Supplément au lnterpreters' Dictionary of the Bible, Nashville: Abingdon 1976.
26. Comparer les demandes eschatologiques de la prière quotidienne avec les thèmes que l'on trouve dans les Psaumes pharisiens de Salomon 11,17,18, et dans la prière hasmonéenne qui se trouve en 2M 2,27-29.
27. Voir Lc 12,33; 13,6; 14,5 et 13; 16,13 et 15; 18,22.
28. « Ouvrir sa main » signifie, dans la Torah, l'acte de charité qui vient exprimer l'amour des autres. Le commandement de l'amour du prochain guide la vie sociale sabbatique et devient l'enseignement principal de Jésus.
29. Se rapporter au Proto-Evangile de Jacques (9,15), qui est du 2e siècle et à « L'Histoire Ecclé¬siastique» d'Eusèbe 3,20:1-6.
30. Voir O. Cullmann: The Christology of the New Testament, Philadelphia: Westminster 1963, chap. 2.