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Jésus en conflit, histoire et théologie en Jean 5-12
Beutler, Johannes
En 1968, une contribution à la recherche johannique a suscité de vives réactions, du scepticisme à l’accueil enthousiaste : l’ouvrage de J.Louis Martyn intitulé Histoire et théologie dans le quatrième évangile (New York & Evanston, Harper & Row). En fait, l’analyse de Martyn renouvelait la manière d’aborder les études johanniques, en ne partant plus de la critique des sources ou de théories relatives à l’influence de certains aspects de l’histoire des religions sur Jean, mais en se plaçant dans la perspective d’une critique de la forme : comment pouvait-on expliquer les débats entre Jésus et « les Juifs » de la partie centrale du quatrième évangile en tenant compte des conditions dans lesquelles ces textes avaient pris forme ? J.L. Martyn imagine que les grandes controverses de Jean 5-10 représentent une mise en scène à deux niveaux, qui se déroule aussi bien à l’époque et dans la ville de Jésus qu’à l’époque et dans la ville de l’évangéliste. Rappelons brièvement cette hypothèse.
1. La mise en scène à deux niveaux
D’après J.L. Martyn, il est difficile de considérer comme « historiques » les controverses entre Jésus et « les Juifs » de Jean 5-10, c’est-à-dire d’y voir le reflet des idées débattues entre le « Jésus historique » et les juifs de son temps. Un point de comparaison relativement sûr est l’image que donnent les évangiles synoptiques de ces débats. Ceux-ci ne sont presque jamais christologiques, c’est-à-dire exclusivement axés sur la prétention de Jésus à être l’envoyé de Dieu, le Messie, l’égal de Dieu par essence. Les controverses naissent beaucoup plus souvent d’interprétations divergentes du sabbat ou de certaines prescriptions de la Loi. Une des questions clé est l’attitude de Jésus envers le Temple, une autre l’importance du plus grand commandement et la bonne conduite qu’il induit. Si la question de la perception qu’a Jésus de lui-même est soulevée, c’est plutôt à propos des prétentions qui découlent de l’activité de Jésus, comme l’annonce à un homme du pardon de ses péchés (Mc 2,1-12). Ce n’est que vers la fin de la mission terrestre de Jésus que sa personne en tant que telle est placée au premier plan. Marc et les autres évangélistes attribuent à Jésus, lorsqu’il est mis en accusation devant le Grand prêtre et les représentants du Sanhédrin, une parole où il répond affirmativement à la question que lui pose le Grand prêtre de savoir s’il est le Christ, et où il s’identifie au Fils de l’homme annoncé par le prophète Daniel (Mc 14, 62 et par.). C’est ce qui finira par conduire les autorités juives à le rejeter (pour blasphème) et entraînera son exécution, avec l’aide des autorités romaines. Aujourd’hui, les exégètes s’accordent à dire que cette scène, telle qu’elle est décrite, trahit l’influence de la théologie chrétienne et que son authenticité historique est peu crédible.
Dans l’évangile de Jean, l’ensemble du débat entre Jésus et « les Juifs » de son temps se concentre sur Jésus considéré exclusivement comme le Christ et le Fils de Dieu. Dès le début, le quatrième évangéliste présente Jésus avec tous ses titres christologiques. Lors de leur première rencontre avec Jésus, les disciples appelés au cours de la première semaine de la vie publique de Jésus au bord du Jourdain l’appellent Messie (Jean 1, 42), celui dont parlent Moïse et les prophètes (1, 45), le Fils de Dieu et le roi d’Israël (1, 49). Cette connaissance est prêtée non seulement aux lecteurs des chapitres suivants, mais aussi aux personnages qui apparaissent dans le récit. Nicodème reconnaît en Jésus un homme qui vient de Dieu (3, 2) et Jésus le mène au-delà de cette intuition. La Samaritaine se demande si Jésus n’est pas « celui qui doit venir », le Messie (4, 25sv., 29). Ainsi sont posées les bases des grandes controverses des chapitres 5 à 10 de Jean entre « Jésus » et les représentants des autorités juives sur l’identité du Christ.
Si l’on en croit J.L. Martyn, on peut discerner dans ces chapitres une mise en scène à deux niveaux: au premier plan, on trouve Jésus en son temps, dans les villes où il est entré et où il a vécu. On trouve ceux qui ont besoin de son aide, en particulier les malades et les pauvres. Parmi eux, l’infirme du chapitre 5 et l’aveugle-né du chapitre 9 occupent une place primordiale. En dehors de Jésus, de l’infirme et de l’aveugle, d’autres personnages apparaissent : les chefs du Temple, des parents, des voisins, des pharisiens, d’autres « Juifs ». En tant que contemporains de Jésus, ils ont tous une fonction significative, quoique limitée. Une étrange expression dépasse ce niveau « historique » ou (pour reprendre le terme de Martyn) « einmalig » : « l’expression ‘les grands prêtres et les pharisiens’ ». Cette étrange association semble alors procéder d’une confusion des deux niveaux: celui du temps de Jésus, avec les grands prêtres et différents groupes de juifs, et celui du temps de l’évangéliste où les « pharisiens » étaient devenus le groupe le plus influent des adversaires de la communauté chrétienne, sinon le seul.
Ainsi, ces chapitres nous mettent aussi sous les yeux « l’arrière-plan ». Là, nous nous trouvons dans le monde de l’évangéliste, au sein de sa ville et de son entourage, avec des personnes que lui-même connaît. Là encore, il se peut qu’il y ait eu des infirmes et des aveugles-nés. Il semble qu’il y ait eu un « thaumaturge » chrétien, un faiseur de miracles, capable de guérir les infirmes et les aveugles au Nom et avec la puissance du Christ. Ces activités suscitaient des controverses entre la communauté chrétienne à laquelle appartenait le « thaumaturge » et la synagogue juive locale et ses chefs. Le dirigeant juif du lieu avait, semble-t-il, la possibilité d’exercer à l’encontre de celui qui s’écartait de l’orthodoxie des sanctions qui pouvaient aller jusqu’à l’exclusion totale de la synagogue. Selon Martyn, l’exclusion des chrétiens de la communauté juive était une pratique voulue par ce que l’on a appelé le synode de Yavné, qui est censé avoir eu lieu au début des années 90, au 1er siècle de l’ère chrétienne, et qui consistait à bannir les hérétiques chrétiens de la synagogue par le biais des Dix-huit bénédictions, plus précisément de la «Birqat-ha-Minim » , une malédiction que devaient prononcer les disciples potentiels du Christ.
Entre-temps, l’hypothèse de J.L.Martyn a été modifiée à plus d’un titre. Sur le plan littéral, on a mis en doute la double mise en scène de Jésus, auteur de miracles, et du thaumaturge chrétien, mais aussi celle des autres personnages apparaissant et pendant la vie de Jésus et à l’époque de l’évangéliste et de sa communauté. L’évangéliste s’est plus vraisemblablement servi des récits traditionnels concernant les miracles opérés par Jésus pour décrire ce dernier à sa communauté (de lecteurs), sans qu’il soit nécessaire de supposer une double mise en scène avec, au premier plan, des événements qui correspondent exactement à ceux de l’arrière-plan. Le moyen littéraire consistant à utiliser les événements du temps de Jésus comme fond de tableau pour mieux faire saisir l’importance du Christ à une génération postérieure et expliquer les controverses qui naissaient avec les voisins juifs au sujet de Jésus considéré comme Christ explique suffisamment les textes johanniques et leur double perspective.
Du point de vue historique, on doute de plus en plus qu’une exclusion générale des chrétiens ait jamais eu lieu au cours de ce que l’on a appelé le synode de Yavné. Non seulement il est difficile de prouver qu’un « synode » officiel du rabbinat se soit déroulé à cette époque et en ce lieu, mais la « Birqat-ha-Minim » dont il est question dans le célèbre passage du Talmud de Babylone (Ber.28a) ne parle pas des chrétiens en tant que tels : seule une tradition plus tardive considère que les chrétiens (ou « Notzrim ») y sont directement nommés et visés. Il est plus probable qu’un conflit opposait ceux qui voyaient en Jésus le Christ et croyaient en lui, et les synagogues juives de différentes villes de la Méditerranée orientale, à différentes époques. Telle est l’opinion qui se répand de plus en plus aujourd’hui.
Selon une variante de cette hypothèse, le conflit entre la communauté de Jean et sa rivale juive aurait éclaté sur la rive orientale du Jourdain, dans une région où, au temps d’Agrippa II, les autorités juives avaient la possibilité de persécuter les chrétiens. Toutefois cette théorie, énoncée par K. Wengst dans son livre Bedrängte Gemeinde und verherrlichter Christus (Munich, 1990), n’a pas fait beaucoup d’adeptes car elle circonscrit trop le temps et le lieu des conflits dont témoigne l’évangile de Jean. Il est donc plus probable que le quatrième évangéliste reflète un conflit précoce entre chrétiens et juifs qui aurait dépassé un lieu ou une ville spécifique et un moment particulier de l’histoire de l’Eglise primitive.
Ce qui reste valable dans la proposition de J.L.Martyn , c’est que les débats concernant Jésus et ses prétentions, décrits dans la première moitié de l’évangile de Jean, représentent moins un conflit historique entre le Jésus historique et ses contemporains sur la terre d’Israël, que des controverses sur l’identité et le rôle salvifique de Jésus à l’époque de l’évangéliste et dans sa région géographique, qu’il convient de situer davantage dans la diaspora de langue grecque qu’en Eretz-Israel. Cet état de fait se répercute aussi sur l’emploi de l’expression « les Juifs » dans ces chapitres.(1) Les « Juifs » que ces chapitres mettent en scène sont les représentants du peuple juif, du moins lorsqu’on lit le texte dans le contexte plus large du Nouveau Testament.
2. Le rôle des institutions juives
Puisque l’évangile de Jean semble être écrit à un moment où la communauté chrétienne et la synagogue se séparent, il est de la plus haute importance, pour l’évangéliste, de bien comprendre les principales institutions et les grands principes théologiques juifs. Je ne retiendrai ici que trois des nombreux sujets traités ou évoqués, pour faire apparaître ce conflit d’interprétation sur ce qu’est le « vrai judaïsme ».
a) Le sabbat et les fêtes juives
Ce que le quatrième évangile et les trois premiers ont en commun, c’est que Jésus est au cœur d’un conflit sur la juste interprétation du sabbat. Deux miracles de Jésus rapportés en Jean 5-10 ont lieu un sabbat. Dans les deux cas, cette notation est présentée rétrospectivement, de sorte que le lecteur a l’impression que le sujet en tant que tel est secondaire par rapport au récit lui-même (Jn 5, 9b ; 9, 14). Au chapitre 5 suit un débat sur le sabbat qui indique l’enjeu du conflit. Jésus revendique le droit de guérir l’infirme en se référant à deux activités auxquelles, selon la tradition juive, Dieu se livre même pendant le sabbat : donner la vie et juger (Jn 5, 19-30). Dans la mesure où Jésus agit au nom de Dieu – en donnant la vie et en jugeant un jour de sabbat – il ne peut accomplir que ce que le judaïsme lui-même tient pour des activités légitimes le sabbat. Naturellement, le conflit passe ici de la question de savoir si Jésus avait le droit d’opérer (des miracles) le sabbat à la question beaucoup plus décisive de son identité : s’il est le Fils qui fait précisément ce qu’il voit son Père faire (on a ici l’image du fils qui apprend son métier auprès de son père), il n’y a pas de mal à ce qu’il agisse aussi le sabbat si Dieu lui-même peut accomplir certains actes le sabbat. La question de savoir qui est Jésus demeure.
On trouve le même argument au chapitre 7 où est reprise la question de la guérison de l’infirme. Ici, aux versets 19 à 24, Jésus se défend en se fondant sur la pratique juive de la circoncision, autorisée même le sabbat. L’argument est fondé sur le principe du qal vahomer : s’il est permis de circoncire le membre d’un homme le jour du sabbat, a fortiori doit-il être permis de rendre la santé à un homme tout entier.
Dans les chapitres que nous étudions, les fêtes juives sont encore plus importantes que les discussions sur le sabbat. La guérison de l’infirme, relatée au chapitre 5, a lieu au cours d’une fête non définie, mentionnée en 5, 1. La recherche de l’identité de cette fête a fait couler beaucoup d’encre. A ce jour, aucune solution entièrement satisfaisante n’a été donnée.
Je penche toujours en faveur de la proposition faite dans la Bible de Jérusalem par Donatien Mollat, qui fut mon maître à Rome, selon laquelle il s’agirait de la fête de Pentecôte/Shavouot. Les raisons à l’appui de cette hypothèse sont de deux ordres : la Pentecôte est une fête juive qui était associée à l’idée d’alliance à l’époque du second Temple. Cela pourrait expliquer pourquoi non seulement la législation afférente au sabbat mais le rôle même de Moïse et la fidélité à sa Loi ressortent tant dans le débat qui suit la guérison de l’infirme (Jn 5, 19-30 ; 31-47, en particulier aux derniers versets 45-47). Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs(2), le grand commandement de Dt 6, 4sv. est également à l’arrière-plan de Jn 5, 42-44, où l’on trouve une référence au commandement d’amour et à l’unicité de Dieu.
La seconde raison d’identifier à la Pentecôte la fête juive évoquée en Jn 5 est le fait que l’évangile de Jean semble structurer toute l’activité de Jésus, du début à la fin, autour du cycle des grandes fêtes juives. Ce cycle commence par une première Pâque, mentionnée en Jn 2, 13, avant le premier pèlerinage de Jésus à Jérusalem et sa rencontre avec Nicodème. Puis vient la fête sans nom de Jn 5, 1, avec un autre pèlerinage de Jésus à Jérusalem :dans la succession des trois fêtes pour lesquelles, selon Ex 23, 16 ; 34, 22, il est prescrit de se rendre en pèlerinage à Jérusalem, cette fête serait la fête des Semaines, c’est-à-dire la Pentecôte. La fête suivante est la fête des Tabernacles, où l’on retrouve Jésus à Jérusalem (7, 2), suivie de la fête de la Dédicace, mentionnée en 10, 22. A la fin, d’après Jn 11,55, Jésus monte une dernière fois à Jérusalem et il finira sa mission terrestre dans la ville sainte lors de cette grande fête juive. Ce cycle de fêtes n’est interrompu que par la Pâque mentionnée en Jn 6, 4. Apparemment, Jésus ne monte pas à Jérusalem à cette occasion. Il se peut que l’ensemble du chapitre 6 remonte à une phase de rédaction plus tardive du quatrième évangile, où l’écart avec la synagogue était déjà profond. Dans la mesure où Jésus s’y désigne comme étant le Pain de vie, donné à la communauté de croyants également sous la forme de l’Eucharistie, la Pâque chrétienne avait peut-être déjà remplacé la célébration de l’antécédent et du modèle juif. Si l’on retient cette hypothèse, on voit que toute l’activité publique de Jésus s’inscrit dans le cadre d’un seul cycle des grandes fêtes juives. Le sens profond de cette perspective serait que, dans l’optique du narrateur, Jésus « accomplit » la liturgie juive et la mène à son achèvement. Cela irait de pair avec l’idée du quatrième évangéliste selon laquelle Jésus « accomplit » aussi l’espace sacré d’Israël en étant lui-même dans son corps le lieu de la présence de Dieu. Telle est la claire signification du passage relatif à la purification du Temple en Jn 2, 13-25. Jésus serait alors représenté comme celui qui accomplit à la fois les lieux saints et le temps sacré d’Israël – prétention énorme qui a tout naturellement suscité un débat extrêmement passionné.
b) La vraie royauté
Un autre sujet de controverse entre la communauté chrétienne de Jean et la synagogue tient à la fonction de chef. Selon C. H. Dodd, The Interpretation of the Fourth Gospel (L’interprétation du quatrième évangile), Cambridge 1953, le chapitre 9 sur la guérison de l’aveugle-né et le discours sur le bon pasteur du chapitre 10 sont étroitement liés. Telle était aussi la conclusion d’un séminaire sur « Le discours sur le bon pasteur de Jn 10 et son contexte ».(3) Le chapitre 9 se termine par une violente diatribe contre les chefs de file juifs qui se refusaient à reconnaître que l’aveugle avait été guéri par Jésus avec la puissance de Dieu. Les versets suivants sur le bon et le mauvais berger de Jn 10, 1-6 ont souvent été considérés comme « hors sujet » ou détachés de leur contexte. Or, c’est improbable puisque l’évangéliste déclare, après la « paroimia » sur le mauvais et le bon berger : « Jésus leur dit cette parabole mais ils ne comprirent pas ce qu’il voulait leur dire » (Jn 10, 6). Il est inutile de chercher à deviner qui sont ce « ils », car le contexte ne laisse aucun doute sur ce point. Le groupe de personnes en question est celui qui est mentionné à la fin du chapitre 9 (4) c’est-à-dire les pharisiens de 9, 40 en ce qu’ils représentent le peuple juif et les adversaires de Jésus à Jérusalem. Cela étant, il est peut-être sage de voir dans le discours sur le bon berger une controverse sur la véritable fonction du chef dans le peuple de Dieu. …
Le discours de Jean est fortement influencé par les textes des prophètes de la période de l’exil. Les principaux chapitres repris dans le texte johannique sont Jérémie 23 et Ezéchiel 34. Dans les deux textes, le prophète s’adresse au peuple juif et à ses chefs. Ces derniers sont durement critiqués pour avoir négligé le troupeau qui leur a été confié et avoir uniquement songé à leurs intérêts :
« Malheur aux pasteurs qui laissent périr et se disperser le troupeau de mon pâturage ! oracle du SEIGNEUR. C’est pourquoi ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël, sur les pasteurs qui ont à paître mon peuple : Vous avez laissé s’égailler et s’égarer mes brebis et ne vous en êtes pas occupés. Eh bien ! moi, je vais m’occuper de vous, pour vos méfaits ! oracle du SEIGNEUR » (Jr 23, 1sv.).
La description est encore plus explicite en Ez 34, car elle donne le motif de la négligence à l’égard du troupeau confié :
« Malheur aux pasteurs d’Israël qui se paissent eux-mêmes. Les pasteurs ne doivent-ils pas paître le troupeau ? Vous vous êtes nourris de lait, vous vous êtes vêtus de laine, vous avez sacrifié les brebis les plus grasses, mais vous n’avez pas fait paître le troupeau » (Ez, 34, 2sv.).
La négligence est alors décrite en détail. La visée positive de ces textes est double : d’une part, c’est le SEIGNEUR lui-même qui prendra soin de son troupeau.
« Voici que j’aurai soin moi-même de mon troupeau, et je le passerai en revue. Comme un pasteur passe en revue son troupeau quand il est au milieu de ses brebis dispersées, je passerai en revue mes brebis. Je les retirerai de tous les lieux où elles furent dispersées au jour de brouillards et de ténèbres » (Ez 34, 11sv.).
D’autre part, le salut viendra d’un berger envoyé par Dieu, qui prendra soin du troupeau de Dieu dans les temps à venir. On trouve cette figure aussi bien chez Jérémie (23,5sv.) que chez Ezéchiel (34, 23sv.):
« Je susciterai, pour le mettre à leur tête, un pasteur qui les fera paître, mon serviteur David : c’est lui qui les fera paître et sera pour eux un pasteur. Moi, le SEIGNEUR, je serai pour eux un Dieu, et mon serviteur David sera prince au milieu d’eux. Moi, le SEIGNEUR, j’ai dit. Je conclurai avec eux une alliance de paix… »
Ainsi, un autre David prendra soin du troupeau du SEIGNEUR dans les temps à venir. La formule d’alliance utilisée dans ce contexte ainsi que la référence explicite montrent que cette ère nouvelle aura pour cadre une alliance renouvelée telle que la décrit Ez 36, 22sv.
On peut montrer que le discours de Jn 10 sur le bon pasteur remonte à ces textes du TaNaKH. On peut même expliquer des détails des textes johanniques en se référant à l’antécédent biblique. Je pense à l’annonce selon laquelle il n’y aura plus à l’avenir qu’un berger, que l’on trouve en Jn 10, 16 et qui remonte littéralement à Ez 37, 24, texte prophétique qui reprend l’image pastorale d’Ez 34. L’image des loups qui ravagent le troupeau d’Israël se trouve en Ez 22, 27 et réapparaît en Jn 10, 12.
Le fait que Jean se soit explicitement et délibérément servi de l’imagerie prophétique est d’autant plus probable que l’on peut montrer que cette imagerie est restée vivante au cours des siècles qui se sont écoulés entre l’exil et l’époque de Jésus. Que l’on songe aux chapitres 9-14 de Zacharie, en particulier aux textes qui font allusion à « des brebis sans berger » (Za 10, 2 ; cf. Nb 27, 17 ; I Rois 22, 17 ; Judith 11, 19), et qui sont repris dans la tradition synoptique du Nouveau Testament (Mc 6, 34). Les mêmes images de mauvais bergers et de troupeau négligé se trouvent dans les visions d’Hénoch (Hen 83-90). On les trouve également dans un apocryphe d’Ezéchiel (186) qui remonte à une période se situant entre 63 avant J.C. et 50 après J.C., et dans le Quatrième livre d’Esdras (5[3], 18), qui remonte approximativement à l’époque de la rédaction du quatrième évangile. Un certain nombre de textes bibliques et post-bibliques parlent de Dieu comme du pasteur qui viendra s’occuper de son peuple dans les temps à venir(5). La figure et le rôle du mevaqqer dans le document de Damas (à partir de 13, 7) offre un intérêt particulier car il est l’expression linguistique de la fonction qu’exerce Dieu en « paissant » son troupeau.
On constate donc que l’image du « bon berger » du chapitre 10 de l’évangile de Jean est bien préparée dans la tradition biblique et celle du judaïsme primitif. Dans cette perspective, notre interprétation, qui voit dans le discours prononcé par Jésus dans ce chapitre une polémique contre les chefs d’Israël, est hautement probable. Il faut toutefois tenir compte du fait que la controverse de Jn 10 a lieu entre la communauté johannique avec son Messie Jésus et son homologue dans la synagogue locale plutôt qu’entre le Jésus historique de son temps et ses adversaires à Jérusalem.
c) L’Ecriture
Une troisième institution juive manifeste chez Jean est l’Ecriture. Par « Ecriture », le quatrième évangéliste entend presque exclusivement les textes du TaNaKH. Il lui arrive parfois de parler de Moïse, parfois de la « Loi », même dans son sens large d’Ecriture sainte. Le recours à l’Ecriture qui domine dans les chapitres cruciaux de l’évangile de Jean est christologique et ce, de différentes manières.
De façon très souple, Jean se réfère à la Loi dans les questions concernant la prétention de Jésus à être l’envoyé de Dieu. Ainsi, Nicodème a le courage de demander au Sanhédrin : « Notre Loi condamne-t-elle un homme sans qu’on l’entende et qu’on sache ce qu’il fait ? » (Jn 7, 51). Jésus fonde l’authenticité de ses revendications sur le principe du TaNaKH selon lequel « le témoignage de deux personnes est vrai » (Jn 8, 17 ; cf. Dt 17, 6 ; 19, 5 ; Nb 35, 30). S’inspirant des évangiles synoptiques, Jean fait un usage messianique des textes des Psaumes et des prophètes qui parlent de Celui qui doit venir, accueilli par son peuple et monté sur un âne (Ps 118, 25s en Jn 12, 13 ; Za 9, 9 en Jn 12, 15).
Dans les chapitres plus influencés par sa propre théologie, Jean renvoie à des passages scripturaires qu’il interprète dans un sens christologique et sotériologique, en dépassant la tradition chrétienne primitive. L’un des passages controversés est celui où Jésus, au cours de la fête des Tabernacles, invite tous les hommes à venir à lui et à boire (avec une allusion possible au rite consistant à tirer de l’eau du puits de Siloé pendant cette fête). Jésus affirme alors (probablement en parlant de lui, moins probablement en parlant du croyant qui vient à lui pour boire) : « Selon le mot de l’Ecriture : de son sein couleront des fleuves d’eau vive» (Jn 7, 38). Cette référence à l’Ecriture a donné lieu à beaucoup de conjectures. La solution la plus probable est sans doute celle que M.J.J. Menken a récemment donnée dans son excellent ouvrage Old Testament Quotations in the Fourth Gospel (Les citations de l’Ancien Testament dans le quatrième évangile), Kampen, 1996. Menken tend à voir dans le passage une référence au thème scripturaire de l’eau qui jaillit du rocher sur l’ordre de Moïse (Ps 78, 15s.20; cf. Ex 17, 6). Dans le temps eschatologique, Jésus sera le rocher qui, dans le désert, fournira de l’eau vive au peuple assoiffé. M.J.J. Menken est aussi l’auteur qui, dans l’ouvrage susmentionné, donne les explications les plus plausibles des citations de l’Ecriture en Jean 6, le discours sur le Pain de vie. Un autre exemple de l’emploi christologique de différents passages scripturaires est la référence au Ps 82, 6 en Jn 10, 34 : « N’est-il pas écrit dans votre Loi : ‘J’ai dit : Vous êtes des dieux’? » Là encore, l’évangéliste utilise la technique du qal vahomer : Si l’Ecriture appelle ‘dieux’ tous les fils d’Israël, quel mal y a-t-il à ce que Jésus se dise le Fils de Dieu ?
L’emploi le plus caractéristique de l’Ecriture chez Jean apparaît dans les textes tels que Jn 5, 39, où Jésus s’appuie, pour justifier ses revendications, sur le témoignage des Ecritures d’Israël : « Vous scrutez les Ecritures, dans lesquelles vous pensez avoir la vie éternelle ; or, ce sont elles qui me rendent témoignage ». C’est dans le même passage, quelques versets plus loin, que Jésus affirme que Moïse a parlé de lui (cf. plus haut, à propos de Jn 5, 45-47). Nous sommes ici au cœur du débat : Jean est convaincu que non seulement tel ou tel passage de l’Ecriture fait allusion à Jésus, mais toute l’Ecriture en tant que telle. Nous sommes confrontés ici à une conception selon laquelle le lecteur de « l’Ecriture » doit décider s’il (si elle) est prêt(e) à voir dans l’Ecriture sainte d’Israël un document visant Jésus, en sa qualité de Messie et de Fils de Dieu, ou s’il(elle) refuse cette interprétation.
Dans cette hypothèse fondamentale, il est normal que le « Jésus » de Jean parle aux juifs de l’Ecriture en l’appelant « votre » Ecriture (Jn 8, 17) ou « votre » Loi (Jn 10, 34). En toute logique, cela ne veut pas dire que l’Ecriture en question n’est plus celle qu’utilisent et reconnaissent les chrétiens. Cela veut dire qu’il s’agit des Ecritures qui trouvent leur origine dans le judaïsme et demeurent l’autorité écrite la plus ancienne et la plus haute du peuple juif. Selon l’évangéliste, elles « s’accomplissent » dans le Christ sans rien perdre de leur signification originelle. (6)
Il convient de signaler, toutefois, que l’évangile de Jean n’utilise l’expression d’« accomplissement » de l’Ecriture que dans le contexte du récit de la Passion, à partir de Jn 12, 38, cf. 39s. C.E. Evans a minutieusement étudié ce fait dans un excellent article. (7) Apparemment, Jean s’appuie davantage sur la tradition chrétienne primitive dans ce contexte que dans les passages christologiques de son évangile. Pour les premiers chrétiens, il s’agissait de comprendre comment Dieu avait pu laisser son Fils, le Messie, souffrir et être crucifié. La raison donnée était qu’il voulait lui-même mourir pour l’humanité pécheresse, et l’annonce de l’événement dans l’Ecriture prouvait le bien-fondé de cette interprétation.
3. Le cœur du débat
Après avoir considéré le cadre historique du quatrième évangile et ses controverses avec la communauté juive et étudié certains aspects du débat, on peut déjà tirer quelques conclusions. Il apparaît clairement que la controverse entre le « Jésus » du quatrième évangile et ses adversaires ne concerne pas des questions secondaires mais s’articule autour de la prétention même de Jésus : celle d’être l’envoyé de Dieu, le Messie et le Fils de Dieu, son égal en dignité et en instrument de salut. Nous allons, pour finir, développer et approfondir cette conclusion.
a) Jésus, la seule voie de salut ?
Si le Jésus du quatrième évangile nous est présenté comme « l’accomplissement » des principales institutions d’Israël telles que la Loi, l’enseignement de Moïse, le sabbat, les fêtes et les lieux saints juifs, le terme de « substitution » s’offre comme clé de lecture. En fait, ce terme est devenu crucial dans le débat. Devons-nous admettre que, selon le quatrième évangéliste, toutes les importantes institutions juives ne gardent leur sens que si elles sont « accomplies » en Jésus de Nazareth reconnu comme Christ ? Ce serait en définitive vider de son sens et rendre caduc le judaïsme conçu comme voie de salut.
Pour mieux comprendre cette question, il faut étudier les conditions dans lesquelles le quatrième évangile a vu le jour. Il y a là des êtres humains confrontés à la prétention des chrétiens à conduire au salut, une prétention qui est même exclusive. L’évangile du Christ et son importance pour le salut sont prêchés aux juifs comme aux gentils. Les deux communautés sont appelées à prendre une décision, pertinente pour leur salut. Un groupe de personnes semble présenter une importance particulière pour Jean l’évangéliste : le groupe de juifs qui, ayant rencontré le Christ, se sont trouvé amenés à décider d’adhérer à lui ou non. La décision de ceux qui adhéraient à la nouvelle foi chrétienne était d’autant plus difficile qu’ils devaient craindre des sanctions sociales. Il est significatif de constater que la partie la plus « anti-juive » de l’évangile de Jean, celle où il est dit des juifs qu’ils sont non pas les enfants d’Abraham mais les enfants du diable, ne vise pas les juifs en tant que tels, mais ceux d’entre eux qui ont franchi la première étape pour devenir chrétiens. Le paragraphe en question commence par les mots : « Alors, Jésus dit aux juifs qui avaient cru en lui » (Jn 8, 31). On néglige souvent ce détail. C’est pourquoi la polémique la plus vive du quatrième évangile est non pas une invective contre les juifs en tant que tels, mais un débat interne des chrétiens sur la nécessité de rester fidèles à la décision qu’ils ont prise. Les sanctions sociales à prévoir semblent influer davantage sur la « pragmatique » du quatrième évangile qu’on ne l’admet généralement. Nicodème vient trouver Jésus de nuit (Jn 3, 2), sans doute parce qu’il a peur de l’aborder de jour. Par la suite, il a le courage de prendre position en faveur de Jésus devant le Sanhédrin (7, 50) et, finalement, réclame le corps de Jésus au procurateur romain (Jn 19, 39) : il semble bien qu’il constitue un modèle de foi intrépide dans le Christ. Des textes comme Jn 12, 42s. exigent aussi cette attitude. L’aveugle-né guéri par Jésus offre un autre exemple d’une adhésion courageuse au Christ et d’une foi en lui qui assument même le risque d’expulsion de la synagogue.
Il s’ensuit que le but de l’évangile de Jean consiste non pas seulement à amener à la foi en Jésus considéré comme le Christ, mais aussi à inciter les chrétiens à être fidèles à leur engagement pour le Christ, même si celui-ci entraîne pour eux les plus graves conséquences sociales et même la mort (que l’on songe à Thomas s’écriant peu avant la mort du Christ : « Allons-y nous aussi, et nous mourrons avec lui », Jn 11, 16).
Vue sous cet angle, la polémique contre le judaïsme du quatrième évangile paraît moins spéculative. Elle vise à juger non pas le judaïsme en tant que tel, mais le judaïsme que des candidats au christianisme persistent à considérer comme leur voie de salut, gardant ainsi l’avantage de préserver leur statut social. Il est donc conseillé de se montrer prudent si l’on veut dégager l’avis du quatrième évangéliste et de son évangile sur le judaïsme en tant que tel.
L’évangéliste a et garde une conception éminemment positive du judaïsme : c’est ce qui ressort des passages où il parle en termes favorables d’Israël et des « Israélites » (Jn 1, 31.47.49 ; 3, 10 ; 12, 13), comme on l’a souvent fait remarquer.
b) La volonté salvifique universelle de Dieu
Comme les autres livres du Nouveau Testament, l’évangile de Jean contient très peu de considérations sur des voies de salut autres qu’une foi explicite en Jésus Christ. La conviction générale qui y est exprimée est que Dieu veut le salut de toute l’humanité. On note que, dès le début de l’évangile de Jean, il est question d’un salut offert à toutes les créatures. Se démarquant du dualisme en vogue dans les milieux proches du quatrième évangile, le quatrième évangéliste croit en un monde qui, en soi et dans son ensemble, procède de la parole créatrice de Dieu qu’il voit incarnée en Jésus Christ : « Tout fut par lui et sans lui rien ne fut » (Jn 1, 3). Cette parole créatrice de Dieu se fait chair et l’incarnation reste la base du salut pour tous ceux qui sont appelés à devenir enfants de Dieu, même si une foi explicite en Dieu est requise (Jn 1, 12-14) .
La Samaritaine amène ses concitoyens à croire dans le Christ et ceux-ci s’écrient après l’avoir rencontré : « C’est vraiment lui le sauveur du monde ! » Ce qui est dit en Jn 12, 19 : « Voilà le monde parti après lui ! » semble bien être l’une des illustrations de l’ironie de Jean, où le lecteur sait que ce qui paraît être une critique est vrai.
Jésus exprime plus d’une fois sa conviction qu’il est envoyé pour le salut de tous. Maintes fois, il se désigne lui-même comme « la lumière du monde » (Jn 8, 12 ; 9, 5 ; 12, 46). Dans son dernier discours sur sa mission, il déclare : « Et moi, élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jn 12, 32). Le vocabulaire et la théologie de ce passage (Jn 12, 20-36) semblent avoir été empruntés au quatrième chant du serviteur Is 52, 13 – 53, 12, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs.(8) Jésus, exalté et glorifié, réalisera le salut de son peuple et attirera tous les hommes à lui, afin que « ceux qui ne voyaient pas voient et ceux qui n’entendaient pas entendent » (Is 52,15 LXX), ce qui signifie aussi bien les gentils que le peuple élu.
Tout cela ne sous-entend pas explicitement qu’Israël ait une perspective de salut indépendamment du Christ, mais celle-ci devrait découler implicitement du principe général de la volonté salvifique universelle de Dieu pour toutes les nations et toute l’humanité.
c) Le Jésus de Jean et Jésus de Nazareth
Plus de deux générations séparent sans doute le Jésus de Jean et le Jésus de Nazareth. Si l’on accepte les résultats des principaux travaux de recherche sur l’origine et la date des quatre évangiles, le quatrième évangéliste écrit après les trois autres et suppose au moins en partie les informations qu’ils contiennent. Sa réinterprétation des traditions évangéliques semble avoir pour but de soutenir les chrétiens dans leur foi nouvelle et de leur permettre de mieux comprendre le Christ. On remarque l’influence de concepts qui ne sont pas bibliques. La proclamation de l’évangile a totalement pénétré le monde hellénistique. Les notions de « vérité », de « lumière » et de « vie » deviennent cruciales. L’essence de Jésus, et non plus seulement sa mission, acquiert de l’importance. Jésus apparaît de plus en plus coupé de ses racines juives et opposé à la religion d’où il est issu. Cela n’est pas incompatible avec ce que nous avons vu plus haut, à savoir que l’influence du judaïsme et de ses institutions sur la formation du quatrième évangile demeure considérable.
Il n’est pas possible de comparer directement cette perspective de Jésus-Christ au Jésus historique. Nous ne connaissons pas une seule parole de Jésus que la tradition nous ait transmise avec une sécurité absolue. Entre nous et la personne de Jésus s’interposent les évangiles canoniques, à commencer par les trois synoptiques de Matthieu, Marc et Luc. Les évangiles synoptiques eux-mêmes trahissent un intérêt dogmatique et kérygmatique pour Jésus Christ qui saute aux yeux dès le début. Il suffit de penser à l’en-tête de l’évangile de Marc, sans doute l’évangile synoptique le plus ancien : « Commencement de l’évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu » (Mc 1, 1).
Pourtant, les évangiles synoptiques contiennent suffisamment de données traditionnelles pour permettre une reconstitution plus ou moins probable de l’enseignement authentique de Jésus de Nazareth, même si plus de deux cents ans de « Geschichte der Leben-Jesu-Forschung » n’ont pas permis d’aboutir à un consensus sur toutes les questions. Au centre de la prédication de Jésus se trouve certainement son annonce de l’avènement du Royaume de Dieu, ainsi qu’un appel à la repentance (cf. Mc 1, 15). Plus de cinquante ans de débats sur Jésus le juif ont montré que Jésus commence et termine sa vie publique comme membre de la communauté juive. Il reste fidèle à la foi, à la pratique et même aux autorités juives jusqu’à sa mort violente. Il est impossible de l’opposer en quoi que ce soit au judaïsme en tant que tel, même s’il appelle Israël à se repentir, un peu comme les grands prophètes de naguère, et à garder non pas seulement la lettre mais l’esprit de la Tora. Il n’est pas étonnant que cela ait soulevé une opposition dans la classe dirigeante du judaïsme contemporain et ait finalement conduit celle-ci à se liguer avec le gouvernement romain en vue de l’éliminer.
L’image que le quatrième évangéliste donne du rapport de Jésus au judaïsme ne saurait être historique. Elle est également critiquable pour des raisons internes. En dernière analyse, les textes du quatrième évangile qui parlent des « Juifs » apparaissent anti-juifs, du moins lorsqu’on les situe dans le véritable cadre du Nouveau Testament, comme je me suis efforcé de le montrer précédemment.
Ce dont on peut tenir compte, c’est du fait que la controverse qui transparaît dans le quatrième évangile est, du moins pour une part, une controverse interne des chrétiens, comme j’ai tenté de le montrer. Elle découle du danger de voir les nouveaux chre-tiens convertis du judaïsme revenir à leur ancienne religion en raison des sanctions sociales qu’ils ont pu avoir à affronter. Ce fait pourrait expliquer, au moins en partie, le ton extrêmement polémique des controverses que reflète Jean 5-12.
L’insistance sur l’identification de Jésus au Christ a-t-elle aussi, après tout, un aspect positif ? Ernst Käsemann a posé cette question à la fin de son ouvrage fort controversé Jesu letzter Wille nach Johannes 17, (Tübingen 1966). Sa réponse était en un sens affirmative dans la mesure où le quatrième évangéliste a forcé ses lecteurs à prendre au sérieux la question de l’identité de Jésus de Nazareth. Selon lui, un christianisme sans dogme aboutirait finalement à la disparition du christianisme. Il se peut que cette optique n’aide pas beaucoup les lecteurs juifs de l’évangile de Jean. Mais on peut au moins la prendre en compte.
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* Johannes Beutler est professeur d’exégèse de Nouveau Testament à l’Institut Biblique Pontifical de Rome. Cet article est le texte de sa conférence prononcée à l’Université Hébraïque de Jérusalem, le 9 mars 2000. Nous remercions l’auteur de nous avoir donné la permission de le reproduire.
Texte traduit de l’anglais par C. Le Paire.
1. Cf. Ma conférence à l’Université Hébraïque le 7 mars 2000 : « The Identity of the ‘Jews’ for the Readers of John, (L’identité des ‘Juifs’ pour les lecteurs de Jean) » publiée dans Anti-Judaism and the Fourth Gospel. Papers of the Leuven Colloquium 2000, éd. par R. Bieringer, D. Pollefeyt, F. Vandecasteele-Vanneuville (Jewish and Christian Heritage Series, 1), Assum, Royal van Gorcum, 2001, 229-238. [NDLR. Voir la section : Recensions]
2. Johannes Beutler, Studien zu den johanneischen Schriften, Stuttgart, Kath. Bibelwerk, 1998, 107-120.
3. Cf. Johannes Beutler, Robert T. Fortna, éd., The Shepherd Discourse of John 10 and its Context (Monograph Series, Studiorum Novi Testamenti Societas, 67), Cambridge, UK, University Press, 1991.
4. La division en chapitres remonte au début du treizième siècle de notre ère.
5. J’en ai dressé la liste dans celui de mes articles qui fait partie de l’ouvrage collectif sur le discours du bon berger de Jn 10, cité en note 3, pp. 18-32, 144-147.
6. Je signale que la Commission biblique pontificale vient de publier un document sur « Le peuple juif et ses Ecritures dans la Bible chrétienne », [2001].
7. Biblische Zeitschrift 26, 1982, 79-83.
8. J. Beutler, Studien zu den johanneischen Schriften. (Stuttgarter Biblische Ausatzbände, 25). Stuttgart, 1998.