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Le moine et les Psaumes
Benoît Standaert
Dès le premier jour de sa vie monastique le moine occidental reçoit un psautier : ce sera son instrument, le médium par excellence pour prier. Il est en effet appelé à devenir prière, et c'est la psalmodie, dûment assimilée, qui le formera et transformera. Il y a certes des paliers dans ce processus d'assimilation et de transformation. Tout ne s'apprend pas d'un coup, pas même en un an. La tradition nous disait: apprenez les psaumes par coeur. C'était autrefois le premier devoir de l'apprenti à la vie monastique. On oublie le plus souvent que c'était également la porte d'accès pour le prosélyte, qui devait connaître le psautier pour entrer en judaïsme, et que les premiers baptisés recevaient ce même psautier dans leur bagage de formation. Saint Augustin, à peine converti, s'est appliqué durant des mois à connaître ces 150 psaumes. Le récit de son itinéraire de converti — ses Confessions — est une remarquable transposition de sa psalmodie mémorisée. Il réécrit sa vie comme un psaume, confessant son péché et confessant qu'il doit tout à la miséricorde divine — selon le double sens du mot confiteri - confessio. Il était devenu 'psaume' — aveu et louange.
La mémorisation sera d'autant plus aisée que l'on parcourt les psaumes plus fréquemment. Jusqu'au début des années '70 les moines — et pas seulement eux — s'en tenaient à un psautier par semaine, et cela depuis quinze siècles environ. Certains psaumes revenaient même tous les jours, comme l'invitatoire 95, ou le psaume Miserere (51), neuf des psaumes des degrés ou encore les trois psaumes de Complies (4, 91 et 134) et la finale laudative du psautier (148-150). On en comptait ainsi près de vingt, qu'en quelques mois le novice pouvait s'assimiler. A Complies, on priait les trois psaumes dans le noir. Seuls les novices recevaient au début un jet de lumière pour pouvoir suivre, mais après quelques semaines, ce point lumineux disparaissait à son tour. Chacun tirait le psaume du fond de sa mémoire bien meublée.
On accède ainsi à un deuxième niveau : le livre n'est là que comme soutien pour la mémoire. La prière se fait à partir du coeur. On prie durant l'office, on poursuit sans peine la prière tout au long du jour, se rappelant antiennes et versets. La prière devient rumination. Les paroles s'associent librement, et une vie dans ma vie, un jaillissement de source prend forme. Dès que tout s'arrête pour un moment de silence pur ou pour un simple recueillement, voilà la parole ruminée qui remonte et éclaire le coeur et l'attention.
D'année en année les psaumes deviennent chair de ma chair, os de mes os. N'a-t-on pas dit que "la prière est l'épouse du moine" (apophtegme arménien)? La nuit, le moine libère une tranche importante de celle-ci pour persévérer dans la psalmodie. A ce moment-là, il les prend en série, du premier au dernier. Douze à chaque vigile, notait Saint Benoît dans sa Règle. En Orient, on connaît la coutume d'un livre entier (le premier en compte quarante et un, ce qui fait une bonne heure de prière, pas beaucoup plus) ; et même dans la tradition des ermites, le rythme habituel était d'un psautier par nuit (ce qui prend entre trois et quatre heures). Le moine syrien recevait comme règle, aux 7ème et 8ème siècles : "la première année, tu liras toutes les nuits un psautier — rien de plus et rien de moins. A partir de la seconde année, suis ton coeur, sans autre règle !" On voit bien où cela nous conduit : après un an le jeune moine connaît la danse, la succession et les rythmes parfois beaucoup plus précipités ou beaucoup plus lents de la méditation profonde.
A lire ainsi les cinq livres d'affilée, de semaine en semaine, de nuit en nuit, on acquiert une dynamique tout à fait spécifique, inscrite dans le texte : le psautier est "une grande ascension, en trois fois cinquante" (St Hilaire). On y monte "de vertu en vertu" sur une montagne dont le sommet — la vertu en sa perfection — est Dieu lui-même (voir St Grégoire de Nysse). On passe effectivement de la lamentation (surtout les premiers livres) à la louange (voir toute la finale), de la supplication à l'action de grâces. On passe du cri solitaire et parfois désespéré à la fête de communion en assemblée fraternelle (voir le seul psaume 22, à ce propos). On monte vers le point où toutes les nations sont appelées à louer Dieu et à vénérer le Nom unique (Ps 22; 67; 86; 102, etc.). On marche en emportant avec soi toute la fraternité humaine qui nous entoure, toute l'histoire du peuple de Dieu en quête de repos, tout le créé enfin, dont l'orant formule la louange secrète. Notons par exemple l'élargissement significatif dans la succession des psaumes 146 (un individu), 147 (Sion-Jérusalem) et 148 (tout le créé).
Le secret du psautier, c'est qu'à force de s'y appliquer, il nous transforme en pauvres, en 'anawim. Ce sont eux, ces anawim qui l'ont constitué, unissant recueil à recueil au retour de l'Exil. Ce sont des communautés de pauvres qui l'ont transmis de siècle en siècle. Seuls de vrais pauvres sont en mesure de les prier une vie entière. Ecole de prière, le psautier est aussi école de pauvreté. Il creuse en nous un espace où toute souffrance sous le soleil vient se loger et se tourner vers l'Unique, Lui qui est capable de sauver. Plus les nouvelles du monde deviennent insupportables par la folie de leur violence débridée, plus le moine replonge son coeur dans la grande psalmodie séculaire et crie. "Il est indécent de prier pour soi" (E.Levinas). La psalmodie ouvre le coeur jusqu'à ce point où l'on ne sait plus qui implore qui. On crie autant pour Dieu: qu'il soit sauvé, que pour l'homme: que celui-ci ne soit pas anéanti. On réalise que la souffrance de Dieu est infiniment plus grande encore en raison justement de la souffrance de l'homme. On crie "des profondeurs" (Ps 130) qui sont d'abord celles de notre misère, mais aussi celles de Sa miséricorde — des profondeurs d'en-bas comme de celles d'En-Haut, comme l'enseigne la mystique juive du Moyen-Age. Le psaume devient ce lieu mystérieux où Dieu et l'homme, créateur et créature, s'échangent leurs attributs et prient l'un dans l'autre, l'un pour l'Autre. La parole psalmique, initialement captée, mémorisée, emmagasinée, se révèle un ferment toujours nouveau au coeur de la vie intérieure. Elle se manifeste comme une continuelle révélation divine, éclairant l'histoire que nous sommes en train de vivre, ouvrant le temps à une espérance insoupçonnée, pénétrant tout le vécu d'une semence messianique indestructible.
Ainsi, avec le temps — fruit mûr qui vient d'En-Haut — la psalmodie transforme celui qui s'y applique, et le transfigure. Les plus sages et les plus saints des maîtres ici-bas nous ont rappelé que même là-haut, on prolongera encore cette psalmodie. Jésus lui-même, dans les quatre évangiles, passe de ce monde à son Père en prononçant un verset de psaume, acceptant d'accomplir ainsi toute chose. Le mystique flamand Jan van Ruusbroec qui discernait, dans toute psalmodie, un "premier chantre" et "maître de choeur", à savoir le Christ pascal, répétait : "Ceux qui, ici-bas, ne louent pas Dieu demeureront éternellement muets!". ("Die God hier niet en loven, sullen eeuwiglijk stom blijven!")