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Schémas et mécanismes de la transmission des préjugés dans l'enseignement
Willem Zuidema
La question sous-jacente à cet article est la suivante: comment se Mit-il qu'il soit si difficile pour les chrétiens de voir le juif tel qu'il est, de reconnaître le judaïsme comme une entité ayant ses droits propres, religieux ou autres? Je vais essayer de répondre à cette question de deux manières: en évoquant d'abord les symptômes de cette maladie, puis en essayant de décrire l'influence exercée par l'instruction religieuse, enseignement et catéchèse, et par d'autres facteurs tels que l'histoire, le langage etc. Quels sont les schémas de pensée qui fonctionnent habituellement et quels jugements de valeur comportent-ils? Serait-il possible de les corriger?
L'historien israélien Jacob Leib Talmon a fait une brillante analyse des facteurs et des mécanismes qui ont rendu possible l'« Holocauste ». D'après lui, il y a eu un renversement complet des valeurs. Le « Tu ne tueras pas » est devenu au contraire: « Tu tueras »; et c'est Hitler qui est responsable de ce renversement, Hitler sans qui la décision de procéder à la solution finale n'aurait jamais été prise.1
Analyse
« Nous nous demandons comment Hitler obtint le consentement et la coopération de ses associés les plus proches, l'approbation de la masse des bourreaux et l'acceptation résignée de ceux qui, en grand nombre, étaient indifférents ou ne voulaient pas risquer d'ennuis, sachant clairement, ou en partie, ou vaguement, ce qui se passait, mais choisissant de ne pas poser de questions et de tourner leur regard d'un autre côté. 2
La perte de toute résistance face à la violence ne se produit pas du jour au lendemain, mais 'a la longue: « c'est un processus graduel de développement dialectique ».9 Et ce processus ne se développe que sur un fond d'antisémitisme qui s'intègre lui-même dans un contexte plus large.
Talmon considère les relations judéo-chrétiennes comme * saturées d'éléments névrotiques, des deux côtés, depuis leur origine, et il ne pouvait en être autrement. La névrose est une tendance irrépressible à réagir aux stimuli de manière excessive, réaction consécutive à une sensation trop forte éprouvée dans la prime jeunesse. »4 Or, si le christianisme est né du judaïsme, les juifs sont en même temps pour les chrétiens des « déicides », ils sont les meurtriers du Messie, du Rédempteur. « Les chrétiens sont l'humanité rachetée par Jésus, mais ils sont également le "nouvel Israël ", les héritiers de l'élection dont l'ancien Israël a été privé parce qu'il a rejeté le Messie de Dieu et, par là, rejeté Dieu lui-Sine. »
Selon les anthropologues, un meurtre commis dans une famille est la pierre angulaire de toute culture, de tout ordre de valeurs, de toute éthique et de tout code de conduite personnelle. (Voir Caïn et Abel, Oedipe, Romulus et Rémus). Des éléments tels que le sentiment commun de culpabilité «donnent naissance à la conscience » et « empêchent le retour d'un crime semblable »; ils donnent naissance à « un système de lois, d'éthiques et de tabous. » Mais, dans le cas du christianisme, la communauté ne se reconnaît pas coupable de la « mise à mort de Dieu », elle rejette la culpabilité à l'extérieur d'elle-même. Pourtant, au même moment, elle reconnaît « que Jésus, sa mère, les apôtres et la communauté apostolique sont issus du peuple des meurtriers ». 6 D'où, au sein du christianisme, cette étrange dichotomie qui peut aller de l'antisémitisme au philo-sémitisme le plus ardent.
Les relations se compliquent encore lorsqu'a lieu la rencontre des juifs, peuple de culture antique, avec les tribus et les nations germanico-slaves, pendant les siècles qui suivirent la chute de l'Empire romain. Le juif était une énigme pour l'homme du Moyen-Age: tout à la fois faible, abandonné, mais bien vivant et tenace; méprisé, hors-la-loi, bien que n'étant ni païen ni athée; on pouvait les persécuter mais il était défendu de les tuer car ils portaient au front le signe de Cain. Cependant « on ne peut placer sur le même plan l'antisémitisme raciste manichéen et les manifestations de haine contre les juifs qui se sont manifestées au long des siècles, même si ces dernières ont grandement contribué, par leur influence simultanée, à préparer les esprits à la théorie des races. » " A partir du XVIIIe siècle, on voit se développer l'idée simpliste qu'il existe un facteur, et un seul, capable « d'assurer à la société santé, vigueur, harmonie et justice », " et un seul qui l'empoisonne. Dans ce système, le facteur menaçant peut être désigné comme le clergé, les aristocrates, la bourgeoisie, le capitalisme et, bien sûr, aussi le juif. Si l'on suit un tel système, il est possible de rejeter des groupes entiers pour la simple raison qu'ils existent.
De plus, lorsqu'au XIXe siècle les murs du ghetto s'écroulèrent, le juif qui, « auparavant, n'avait aucune place dans la société », sembla devenir « le grand bénéficiaire de la modernisation »10 et, de ce fait, le sentiment de frustration s'accrut. L'opinion de Nietzsche est alors que les juifs constituent la race « la plus forte, la plus tenace et la plus pure, capable de réussir sa vie, même dans les pires conditions. » C'est pourquoi il souhaite la fusion des juifs avec la noblesse prussienne afin de créer une nouvelle caste dirigeante pour l'Europe.11
Lorsque le système de pensée qui divise la société en sur-hommes et sous-hommes se rencontre avec la théorie de Darwin: « dans la lutte pour la vie, c'est le plus adapté qui survit », nous voyons tomber une des barrières les plus solides qui faisait respecter le commandement: «Tu ne tueras pas ». Alors les Forts, dans ce cas les Allemands, ont le droit d'exterminer les races inférieures, c'est-à-dire les Juifs, les Slaves ou les Bohémiens. A cela vient s'ajouter, pour le cas de l'Allemagne, une série de facteurs complexes, contrecoups de la première guerre mondiale: « L'Allemagne vaincue est victime de la psychose d'une nation assiégée, menacée par le inonde entier, les juifs étant les agents sournois de cette conspiration mondiale au sein de l'AS lemagne même. » 12
Il y a enfin la révolution communiste de Russie. « Il est impossible d'exagérer l'action de la révolution bolchévique, puisqu'elle a fait tomber les barrières morales, développant la brutalité de l'homme à travers le monde entier. La guerre civile russe, la terreur du G.P.U., la liquidation physique de classes sociales entières, puis la collectivisation, l'industrialisation, les hideuses comédies de procès, les purges massives, les camps de travaux forcés, les dictatures sanglantes et illégales, tout cela a été à la fois un exemple, un défi, et comme un modèle dont on pouvait s'autoriser. » 13
Et cependant Talmon oublie d'attirer l'attention sur le génocide d'un million et demi d'Arméniens, per-:pétré dans l'Empire turc vers 1915, tandis que le monde entier restait indifférent.
Rôle joué par l'Instruction Religieuse
Talmon a certes fait là une brillante analyse des facteurs, cachés ou évidents, qui ont rendu possible l'Holocauste. Mais il ne suffit pas de rappeler en détail les symptômes d'une maladie pour établir un bon diagnostic. Et il est clair que nous ne pouvons nous contenter d'examiner uniquement ce qui eut lieu en Allemagne. Les Eglises allemandes, à quelques exceptions près, « tournèrent la tête d'un autre côté », 14 et aussi la grande majorité de l'Europe chrétienne se montra désarmée devant les évènements, non seulement à cause de la violence avec laquelle ils se produisirent, mais parce que, semble-t-il, il n'y avait pas suffisamment d'anticorps dans l'organisme chrétien pour stopper ou retarder cette dégénérescence. C'est cette incapacité à réagir qu'il nous faut maintenant analyser.
Ces derniers temps, Jules Isaac, qui avait perdu lui-même sa femme et ses enfants, victimes du nazisme, s'est efforcé de trouver les motifs de ce manque de réaction devant l'antisémitisme. Il a publié plusieurs livres " dont le plus important est peut-être: L'Enseignement du Mépris, parce qu'il y résume les conclusions essentielles de ses recherches. L'instruction religieuse, pense-t-il, a joué un rôle déterminant, car elle a contribué à maintenir vivaces les préjugés antisémites. Et il donne trois exemples de cet enseignement erroné:
a) On considère la dispersion du peuple juif comme une punition pour n'avoir pas reconnu Jésus, alors qu'en fait cette dispersion avait commencé plusieurs centaines d'années avant le Christ et qu'après sa mort elle n'a fait que croître jusqu'à l'extrême.
b) On considère le judaïsme du temps du Christ comme en dégénérescence, alors qu'il est prouvé par les documents et par les faits qu'il était florissant à cette époque.
c) On considère les juifs comme responsables de la mort de Jésus, alors que l'étude historique montre bien le rôle important joué par le gouvernement romain. Et l'on a tendance aussi à mettre sur le même plan toutes les autorités juives, sans tenir compte des grandes différences qui existaient entre elles.
Ce que Jules Isaac et beaucoup d'autres ont tendance à oublier, c'est qu'une certaine forme d'éducation répond toujours à certaines exigences psychologiques; il est donc important de voir comment les opinions mentionnées par Jules Isaac sont liées à cette psychologie.
Je voudrais ici ouvrir une parenthèse: nous savons par la psychologie que les relations des premières années de notre vie sont fondamentales, car elles conditionnent celles que nous aurons pendant le reste de notre existence. Les différentes relations que vous avez à ce moment-là se gravent, pour ainsi dire, dans le cerveau humain, de telle sorte que pendant toute sa vie la personne retrouvera le même type de relations. Cela joue surtout pour la relation parent-enfant, en ce sens que la personne réagira envers ceux qui l'entourent comme elle réagissait envers ses parents, ou qu'au contraire elle aura envers son entourage la même attitude que ses parents avaient envers elle. Nous savons que cela peut être désastreux et que les psychiâtres doivent affronter ce problème bien souvent. Comment aider les gens à atteindre des relations adultes, relations caractérisées par la responsabilité personnelle, et dans lesquelles nous reconnaissons l'autre comme un être humain qui a son droit propre, sa propre identité, qu'on ne manipule pas et avec lequel on ne « joue pas », comme le dit Eric Berne dans son livre Gaines People Play? Nous trouvons le même problème dans l'information que nous recevons. On peut dire, en un sens, que recevoir une information est une sorte de relation dont le type et le caractère sont marqués bien souvent par les expériences faites dans la prime jeunesse.
Ceux qui ont observé en eux-mêmes et dans les autres, particulièrement chez les enfants, comment est assimilé l'enseignement donné dans l'éducation en sont venus à certaines conclusions intéressantes:
1. L'enseignement est plus facilement assimilé quand il est présenté sous une forme élémentaire fixe et assez simple (modèle ou schéma).
2. Lorsque, pendant un certain nombre d'années, l'enseignement, religieux ou non, a été transmis selon un certain modèle, moule ou schéma, ou selon un ensemble de schémas fixes, ce modèle ou cet ensemble de modèles tendront à jouer le rôle « d'écran » ou de filtre, et c'est à travers lui que toute information nouvelle sera à la fois filtrée et remise en forme, « remodelée », tandis que toute information incompatible avec ce modèle sera rejetée ou laissée de côté. C'est l'ensemble des modèles qui sert alors de cadre de référence.
3. Les clichés ou « écrans » sont de caractère neutre. Cependant, lorsque tout l'enseignement religieux est plus ou moins transmis selon des modèles et thèmes donnés, l'enseignement non religieux sera finalement filtré lui aussi et remodelé à travers les mêmes écrans ».
Les Passe-Partout
Il me semble reconnaître des assertions semblables ou identiques dans nombre de publications, mais on ne peut cependant en tirer que des conclusions générales. L'écrivain hollandais Anton Lam parle de « passe-partout » dans son livre: The Given Word. Il en mentionne trois et il conclut que, lorsque ces passe-partout sont utilisés dans l'enseignement religieux, le sens de la Bible est déformé. Voici ceux qu'il note:
a) «Dieu récompense les bons »,
b) Le thème du témoin exemplaire de la foi,
c) «Dieu peut tout faire ».
Le premier thème est le plus intéressant pour nous. « Ce passe-partout nous fait voir dans la Bible deux types d'hommes opposés: les hommes bons, sociables et doux d'un côté, et de l'autre les coléreux, jaloux et vindicatifs. Les bons doivent résister fermement aux mauvais, mais ils restent doux et aimables car ils sont profondément convaincus que Dieu est de leur côté et que, de toute façon, les méchants finiront mal.
Voilà une clé idéale pour l'enseignement du Nouveau Testament concernant Jésus et les juifs.
« Que de gens ont été contaminés par ce bacille d'antisémitisme dès leur jeunesse, à l'école primaire ou à l'école du dimanche, entendant raconter d'année en année comment le bon, le bien-aimé Seigneur Jésus a été crucifié par les juifs. Jésus est la victime sans défense de brigands notoires. Remplis d'indignation, nous montrons du doigt les coupables. Mais dès que vous accusez quelqu'un, vous vous déclarez vous-même non coupable. Et de nouveau vous avez les bons contre les mauvais, les gens respectables d'un côté et les criminels de l'autre. Les mauvais, ce sont les juifs, « ces gens perfides » et les bons, c'est nous, les chrétiens ... » (Beaucoup de livres pour enfants sont écrits dans ce style.)
Ce que Antan Lam ne souligne pas suffisamment, c'est le rôle joué, pour ainsi dire, par le passe-partout lui-même, résultat direct de la manière dont l'esprit humain assimile l'enseignement.
Dans un article sur l'éducation par le catéchisme catholique (le livre allemand est intitulé: Judenhass, Schuld der Christen) Joseph Solzbacher écrit « les enfants aiment les dessins en blanc et noir, ils n'ont aucune notion des nuances qu'on rencontre dans la vie, et particulièrement dans la vie morale. Ceux qui sont bons ne peuvent avoir pour ennemis que des pécheurs. Et pour que la lumière brille de tout son éclat, on doit rendre l'ennemi aussi noir que possible; et même s'il n'y a pas d'ennemi, on est vite tenté d'en découvrir un et de le rendre aussi concret que possible. » Et quels sont ceux qu'on peut noircir le plus facilement dans les récits évangéliques sinon les juifs? Le cri des foules excitées: « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants » devient alors une malédiction prononcée contre le peuple juif en son entier. Et la conséquence directe d'une telle catéchèse, c'est qu'elle laisse les chrétiens désarmés devant l'antisémitisme et toutes les autres formes de discrimination.
« La préférence donnée aux dessins en noir et blanc met la catéchèse en danger » et, ce qui est pire, c'est qu'à cause d'une telle catéchèse des peuples entiers, des Juifs aux Noirs, des Indiens aux Bohémiens, des Slaves aux Mongols, courent le risque de perdre même leur droit à exister. Nous devrions aussi, il me semble, réviser notre langage, car dans nos schémas en blanc et noir nous avons tendance à identifier noir avec nègre et blanc avec race blanche.
Quelques Stéréotypes
J'aimerais présenter brièvement quelques-uns de ces stéréotypes et montrer comment ils fonctionnent. A. Le Schéma de Substitution. Le christianisme a remplacé historiquement le judaïsme. Cela signifie, au point de vue religieux que le judaïsme est un anachronisme, et d'un point de vue non religieux ou politique que l'Etat d'Israël est un anachronisme. La manière de supprimer cet anachronisme sera alors: au plan religieux, la mission, au plan culturel, l'assimilation, au plan physique, la destruction, au plan politique et militaire, la liquidation de l'Etat d'Israël.
L'idée qui sous-tend ce schéma, c'est que priver un juif de sa judaïcité ou même de la vie est un acte positif au plan religieux comme au plan culturel. On en a un signe dans l'accusation d'« apartheid »: les juifs s'isolent, dit-on, ils refusent de s'intégrer.
Une variante de ce schéma sera celui de « l'opposition »: la liberté de l'Evangile vient remplacer les limitations de la Loi; Jésus, en tant que « révélation de la grâce de Dieu » s'oppose à toute religion de * justice selon les oeuvres ». Au plan non-religieux, l'opposition arien/juif tend alors à devenir une substitution.
Un schéma secondaire, lié à celui-ci et au « bienheureux les pauvres » (voir paragr. D), est celui du châtiment: tout ce qui arrive à Israël est son châtiment pour avoir refusé le Messie. La chute de Jérusalem est un châtiment; elle est le signe que l'ancienne alliance est abrogée et que les privilèges d'Israël sont passés à l'Église, comme le note bien Jules Isaac.
Ce schéma de pensée fonctionne de telle manière que toute information qui est transmise est filtrée, « remodelée », si bien que les points de vue a priori se trouvent confirmés. Loin de mettre en valeur lejudaïsme ou le peuple juif, il agit dans le sens opposé. Il est courant dans les études bibliques sur l'Ancien et le Nouveau Testament, dans les dogmes (cf. Barth) et dans les livres scolaires de religion et d'histoire. On le retrouve aussi entre autres, mais au plan non-religieux, dans les nouvelles concernant Israël et le Moyen-Orient et émanant de partis de droite comme de gauche.
B. Le Schéma de «Supériorité» est lié au précédent mais joue son propre rôle. Les enseignements de Jésus étaient supérieurs à ceux de ses contemporains, à ceux du judaïsme. Lui-même, comme personne, était supérieur à ses contemporains. L'information donnée par le Nouveau Testament est interprétée selon cette perspective, par exemple les discussions avec les pharisiens où, comme de juste, ils sont dès l'abord considérés comme inférieurs à Jésus. Même les faits historiques concernant des rencontres entre juifs et chrétiens sont interprétés à cette lumière. Alors le schéma de pensée crée l'histoire, car une tradition se forge pour laquelle l'infériorité du judaïsme devient un fait acquis. S'opposant à cela, la conférence de Seelisberg formulait, en 1947, ce qu'on a appelé ses « Dix Points », dont le cinquième demande « d'éviter de rabaisser le judaïsme biblique ou post-biblique dans le but d'exalter le christianisme. » 17 Ce schéma d'opposition joue aussi dans le domaine de l'information non religieuse: ainsi l'apport scientifique du judaïsme ou des savants d'Israël est méprisé, à moins que l'on n'ait employé les mêmes méthodes ou que l'on ne soit arrivé au même résultat qu'à Paris, Louvain ou Amsterdam.
Ce schéma de pensée peut facilement jouer en même temps que le cliché C, celui de « l'évolution ». Les juifs sont alors présentés comme des êtres de race inférieure, des hommes de seconde classe. Il a été souvent employé dans la prédication chrétienne, spécialement celle sur la Passion. Il peut aisément se traduire en termes de race: le judaïsme n'est pas une religion, mais il est une race, et une race inférieure. 18 De cette manière la réalité juive est réduite tout autant que lorsqu'on affirme qu'elle est simplement une religion ou une race.
Ce schéma ne se contente pas de fonctionner de manière à faire considérer comme inférieur tout ce qui émane du judaïsme et comme supérieur tout ce qui vient du christianisme, mais tout ce qui est bien est alors associé à ce qui est chrétien, tandis que tout ce qui est défectueux est projeté sur le judaïsme, par exemple le reproche qu'on lui fait de se désintéresser de la nature et de l'environnement ou de traiter les femmes avec un esprit de discrimination.
C. Le Schéma «Evolutionniste»
Selon lui, le judaïsme est une phase moins avancée, pré-chrétienne, et du même coup inférieure et anachronique. Ce concept se trouve déjà en germe dans les écrits du martyr Justin ou par exemple dans ceux de Jérôme: « Leurs prières et leurs psaumes sont comme les cris inarticulés des animaux. » 10 Le peuple juif est comme fossilisé, réduit à l'état de squelette. Le pape Grégoire le Grand pense que le peuple juif « n'a été fidèle qu'à la lettre des commandements divins. » 22 Les mots qu'on utilise alors sont ceux de légalisme, formalisme, façade extérieure, « selon la lettre » opposé à « selon l'esprit », le « corps » opposé à l'« esprit », « l'Israël charnel » opposé à « l'Israël spirituel ». Tous ces exemples sont certainement une bonne illustration du schéma B (de « supériorité »), mais ils montrent bien aussi comment se sont éveillés les sentiments qui ont fixé peu à peu le stéréotype « évolutionniste ».
Cette manière de penser peut être mise facilement en relation avec certaines théories de Darwin, surtout la théorie que « survit celui qui est le plus adapté ». Entre judaïsme et christianisme, c'est une lutte pour la vie, et c'est le second qui l'emporte. C'est un concept qu'on rencontre, sous sa forme populaire, en toutes sortes d'occasions. L'idée fondamentale en est que le déclin du judaïsme est un chose normale, et, par là, la chrétienté, ou la civilisation occidentale, se voit autorisée à détruire le judaïsme à la fois au plan religieux par la mission et au plan physique par la persécution. Ce stéréotype s'est avéré être un cadre idéal pour filtrer et « remodeler » toutes sortes d'informations, religieuses ou non, à tel point qu'on a pu l'utiliser pour motiver bien des attitudes face à la « solution finale », depuis l'acceptation passive jusqu'à la participation active. Ce schéma de pensée peut être aussi traduit en termes de race, et en ce cas le judaïsme est présenté comme une race qui s'est survécue à elle-même.
D. Le Quatrième Schéma: «Bienheureux les Pauvres »
Signifie que le riche vit aux dépens du pauvre. Alors le riche est mauvais et le pauvre est bon. C'est l'histoire de l'homme riche et du pauvre Lazare. 21 Les pauvres, dit Jésus, « vous les aurez toujours avec vous » 72 et « le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête »." Ce schéma peut être utilisé de diverses manières, Il rejoint le premier « passe-partout » de Anton Lam cité plus haut: « Dieu récompense les bons », mais il conduit toujours à présenter le riche sous un aspect négatif.
Je voudrais faire ici une autre parenthèse. Comme on ne situe pas suffisamment le Nouveau Testament dans l'ensemble organique que constitute le judaïsme de l'époque, on ne présente pas assez les deux affirmations contraires: « Bienheureux les pauvres » et « la richesse est une bénédiction » comme une dialectique à l'intérieur de laquelle les deux pôles peuvent se corriger mutuellement. On trouve, dans la Halakha, une mise en garde des riches contre eux-mêmes: ils ne doivent pas aller jusqu'à devenir pauvres eux-mêmes en se dépouillant trop pour leur prochain.
Une variante de ce schéma est l'opposition Jésus - Judas. Judas est celui qui recherche l'argent, c'est le gueux, le « juif typique (1) « Les chrétiens voient les juifs sous deux images contrastées: soit comme Jésus, soit comme Judas. »24 Mais, en général, le christianisme est identifié avec Jésus, le judaïsme avec Judas qui trahit son Maître par un baiser. « Il est impossible de raconter l'histoire de Judas aux enfants, de la répéter chaque année dans le récit de la Passion selon Matthieu, de la proclamer par des chants, des représentations, au cours de cérémonies religieuses, sans, en même temps, jeter une ombre épaisse sur les relations entre juifs et chrétiens. » 0° Ce schéma se retrouve sans cesse dans les livres scolaires ou les livres de lecture ayant trait à l'histoire et à la religion.
Il en est une variante, c'est la légende du « banquier » qui fait supposer que les juifs, depuis les temps les plus reculés, ont eu le don de se procurer de l'argent et de le faire fructifier." Ce même schéma se retrouve aussi à chaque page de « Mein Kampf ».
Il fonctionne aussi, mais dans un domaine tout à fait différent, lorsque certaines théologies de la croix conduisent à glorifier la souffrance. Cette présentation des évènements a de triples conséquences: elle conduit à une certaine insensibilité devant la souffrance des autres (ou à l'accepter trop facilement), elle tend à prendre parti pour le plus faible parce que, sans aucun doute « il doit avoir le droit pour lui », et elle est cause d'explosions de haine envers les responsables présumés de cette souffrance. 27
Dans le domaine non-religieux, ce schéma de pensée amène à faire un choix dans l'information, et il fournit des motifs précis pour se mettre du côté des socialistes, des Palestiniens ou d'autres, en opposition à de soi-disant « bourgeois » qui peuvent être les chrétiens, Israël et bien d'autres.
E. Le Schéma «de Cain »
Caïn, c'est le judaïsme, le brutal qui tourne sa violence contre le pieux Abel. Et Abel, c'est Jésus, ce sont les premiers chrétiens. Le désir subconscient de tuer son frère est projeté dans le coeur des juifs et il se porte en même temps contre les juifs: on estime qu'ils doivent errer (le juif errant), portant au front le signe de Caïn.
Qu'il s'agisse du meutre du frère, du père (Oedipe) ou de Dieu, ce sont toujours des variantes du même stéréotype. Caïn, Judas et le Sanhédrin semblent interchangeables. Il existe en chacun de nous un désir de tuer Dieu ou de se débarrasser de lui (cf. Freud, Dostoïevski, Camus, Rubenstein), mais nous pouvons nous donner l'illusion d'être innocents en rejetant ce désir hors de nous et en le projetant sur d'autres.
Ce schéma peut fonctionner dans un grand nombre de textes du Nouveau Testament. Le judaïsme est « une synagogue de Satan », mais Satan, c'est celui qui est « meurtrier dès l'origine » aussi bien que « le menteur et le père des mensonges ». Vous, (postérité d'Abraham), vous voulez me tuer (Jésus), « vous faites ce que vous avez appris de votre père », et « vous avez pour père le diable ». 2" Ce qui importe, dans ce contexte, ce n'est pas le sens théologique du passage ni son sens originel, c'est la manière dont il est interprété par les chrétiens pratiquants. En fait, les juifs de notre époque tendent à être identifiés avec ceux auxquels jésus s'adressait,3° ce qui a pu être un bon point de départ pour la propagande nazie.
Et Cela Continue ...
La liste des stéréotypes que nous avons cités n'est certainement pas exhaustive, ces stéréotypes à travers lesquels passe l'information et qui jouent à l'occasion le rôle d'« écrans » ou de « filtres » qui non seulement filtrent l'information mais encore la « remodèlent », la transforment. Nous pouvons bien constater leur efficacité en examinant les nouvelles présentées par la radio, la T.V. et les journaux, et en étudiant la manière dont cette information est utilisée pat les auditeurs, les spectateurs ou les lecteurs. On peut constater une stricte sélection des nouvelles qui est déjà un « remodelage u: les musulmans libanais sont « de gauche », « pauvres » ou « socialistes », tandis que les chrétiens sont « de droite », « bourgeois » (= riches?) et donc ne sont pas du côté des pauvres. L'auditeur, à son tour, filtre les nouvelles. Il refuse certaines informations; il n'écoute que ce qui lui convient, ou plutôt que ce qui concorde avec les stéréotypes gravés dans son esprit depuis l'enfance.
Des mécanismes de compensation peuvent agir aussi, mais le stéréotype n'en est pas changé. Es lui sont liés, mais sous forme négative. Une personne se sent menacée dans sa confortable prospérité; elle va donc incriminer les socialistes et espérer que les Arabes auront ce qu'ils méritent. Cette personne se sent vaguement coupable, mais elle projette immédiatement cette culpabilité sur « l'adversaire », dont elle espère l'échec ou la chute. Ce genre de mécanismes a sûrement agi au sein du National-Socialisme, peu après la première guerre mondiale.
On voit combien une telle attitude peut facilement conduire à supprimer des groupes humaines entiers, qu'ils soient de gauche ou de droite. Mais la question demeure: d'où peuvent naître de tels comportements?
On a déjà fait d'importantes recherches pour déceler le rôle du langage dans la transmission des préjugés, à la fois dans le domaine religieux et dans celui, par exemple, du National-Socialisme. Il serait cependant important d'examiner soigneusement les ouvrages publiés actuellement pour voir comment on y enseigne la religion et l'histoire, et dans quelle mesure il y subsiste ces éléments qui ont laissé les chrétiens si désarmés devant l'antisémitisme et devant le nazisme.
Ce que j'ai essayé de montrer, c'est qu'il ne suffit pas de découvrir les racines de l'antisémitisme ni de décrire comment il naît et se développe au niveau théologique ou historique. Il faudrait voir aussi ce qui se passe en contexte non-religieux. Nous devrions analyser le mécanisme de ces préjugés encore latents dans notre culture et qui se trouvent déjà dans les premiers éléments de Bible ou de religion enseignés à nos enfants. Des livres de valeur, tel celui de Rosemary Ruether: Faith and Fratricide " ont leur importance, mais ils restent inutiles tant qu'ils ne sont pas traduits en termes de psychologie sociale, de sociologie etc. Ce sont des livres théologiques, et la théologie a toujours tendance à rester abstraite. Il faut les rendre plus effectifs en confrontant leurs données avec d'autres sciences qui peuvent les rendre efficaces clans la vie quotidienne. Nous ne pouvons plus nous offrir le luxe d'échanger des théories. Nous devons nous exprimer en termes de « praxis » et établir un plan concret pour lutter contre les préjugés, mais en nous _basant sur une étude sérieuse de leurs mécanismes. Dans le domaine médical, il ne suffit pas de connaître les symptômes et de donner un diagnostic, il faut aussi trouver le remède sans se contenter d'approximations générales ou d'un large éventail de traitements; il faut trouver les moyens appropriés pour chaque cas. Aussi avons-nous besoin, dans le domaine qui nous intéresse, de spécialistes de toutes les autres disciplines. Le problème essentiel est de trouver comment remplacer les schémas ou mécanismes conduisant aux préjugés pat un enseignement dont les modèles, schémas ou mécanismes favorisent le respect de la personne.
Je voudrais faire une dernière remarque et distinguer préjugés de jugements. Aucune méthode d'enseignement ne peut s'abstenir de porter des jugements, mais ce que nous devons développer, c'est la capacité psychologique à vérifier nos jugements premiers et les corriger constamment. Notre tache éducative consiste, pour une bonne part, à nous exercer nous-mêmes ainsi que nos enfants à réagir en adultes face à l'information, toujours prêts à réviser non seulement nos jugements mais aussi les moules ou schémas de pensée que nous utilisons et dont nous ne pouvons nous passer pour cette instruction qui se continue pendant toute la vie, de façon à ce qu'ils ne deviennent jamais des stéréotypes sources de préjugés.
1. J.L. Talmon: Holocaust and Rebirth. p. 14, 15.
2. Ibid., p. 15.
3. Ibid., p. 17.
4. Ibid., p. 19.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 20.
7. Ibid., p. 22.
8. Ibid., p. 25.
9. Ibid., p. 29.
10. Ibid., p. 24.
11. Ibid., p. 33.
12. Ibid., p. 56.
13. Ibid., p. 62.
14. Ibid., p. 15.
15. Jules Isaac: Jésus et Israël, Paris 1948, Albin Michel; L'Antisémitisme a-t-il Racines Chrétiennes?, Paris 1960, Fasquelle; L'Enseignement du Mépris, Paris 1962, Fasquelle.
16. Antan Lam: The Given Word, p. 30.
17. Cf. Jules Isaac: L'Antisémitisme a-t-il des Racines Chrétiennes?, p. 61.
18. Cf. Adolphe Hitler: Mein Kampf, lere Partie, chap. 11.
19. Cf. Jules Isaac: L'Enseignement du Mépris, p. 67. 2° Cf. aussi Calvin: Commentaire sur le Nouveau Testament, t. I.
21. Cf. Luc 16, 1931.
22. Jean 12, 8.
23. Luc 9, 58.
24. Richard Rubenstein: Alter Auschwitz.
25. Ibid.
26. Cf. Jules Isaac: L'Enseignement du Mépris, p. 22.
27. Jules Isaac: L'Antisémitisme a-t-il des Racines Chrétiennes?, p. 61, 7e point de Seelisberg.
28. Gen. 4, 12. 14. 15.
29. Apoc. 2, 9; Jean 8, 37. 40. 41. 44.
30. Cf. Eliezer Berkowitz: Faith alter theolnra New York 1973, Ktav, p. 22.
31. New York, 1974, Seabury Press.