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Le Dieu de Rébecca
Van Boxel, Piet
Le Dieu que les juifs et les chrétiens confessent n’est pas seulement le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais aussi, comme nous allons le voir, le Dieu de Rébecca. Il est le Dieu des Patriarches, qu’ils ont connu comme Dieu de la Promesse, comme Dieu d’un avenir plein d’espérance: « YHWH dit à Abram : Lève les yeux et regarde, de l’endroit où tu es, vers le Nord et le Midi, vers l’Orient et l’Occident. Tout le pays que tu vois, je le donnerai à toi et à ta postérité pour toujours » (Gn 13, 14-15). Pour Israël, le souvenir de cette promesse, et son accomplissement, sont liés pour toujours au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Lorsqu’il est question de vie et de mort, lorsqu’Israël est en danger, Dieu et Israël se souviendront de la promesse faite à Abraham, Isaac et Jacob, « Dieu prêta l’oreille à leurs gémissements et se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. Il jeta sur les enfants d’Israël un regard bienveillant, et il connut (leur condition) » (Ex 2, 24-25). C’est comme Dieu des Patriarches qu’il se révèle à Israël : « Dieu dit encore à Moïse : Tu parleras ainsi aux enfants d’Israël : YHWH le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous » (Ex 3, 15). La référence aux Patriarches dans la Bible juive est avant tout une référence à la Promesse dont Dieu se souvient. Mais elle signifie aussi que les Patriarches jouent un rôle actif dans l’accomplissement de cette promesse. Lorsqu’Israël a péché, on peut faire appel à eux pour ce qui regarde l’accomplissement de la Promesse : « Souviens-toi de tes serviteurs Abraham, Isaac et Jacob, et ne fais pas attention à l’indocilité de ce peuple, à sa perversité et à son péché » (Dt 9, 27). La contribution des Patriarches à l’histoire du salut, leur action en faveur d’Israël a été indiquée dès le début dans la Bible juive, comme le prouve la littérature rabbinique (talmudique), apocalyptique (apocryphe) et liturgique (targumique). Dans la littérature rabbinique, la contribution patriarcale est quelquefois basée sur les mérites propres des Patriarches acquis par eux en raison de leur probité. L’accomplissement de la Promesse est assuré en fonction de ces mérites. Ainsi, selon le Rabbi Azariah, Dieu dit à Abraham : « Si tes enfants devenaient des corps morts sans os ni tendons, tes mérites les aideraient » . (1)
En plus des mérites effectifs des Patriarches, il existe une autre manière de concevoir le soutien patriarcal. Ce soutien consiste en leur intercession auprès du Dieu d’Israël, concept certainement inspiré de l’intercession des chefs d’Israël mentionnée dans la Bible juive, telle que l’intercession d’Abraham pour Sodome (Gn 18, 16-33). Dans la littérature rabbinique cette intercession est traitée de deux manières différentes : l’une, c’est l’intercession des Patriarches pour Israël après leur mort.
« Lorsque le Temple fut détruit, Dieu y rencontra Abraham et lui dit : Que cherche mon bien-aimé dans cette maison ? Et Abraham répond : Je suis venu à cause de mes enfants. Dieu lui dit : Tes enfants ont péché et sont allés en exil. A cela Abraham : Ils ont peut-être péché par erreur ! Dieu de répondre : Leur comportement fut impie. Abraham : Seule, peut-être, la minorité a-t-elle péché ? Dieu : C’était la majorité… » . (2)
L’autre forme d’intercession, est la sollicitude des Patriarches témoignée déjà durant leur vie pour le Peuple d’Israël dans son ensemble. Cette sorte d’intercession est clairement représentée dans la littérature apocryphe et targumique. Nous limitant aux récits concernant les Patriarches, nous apercevons souvent dans cette littérature une simple répétition littérale des histoires bibliques, tandis que le rôle actif des Patriarches vis-à-vis de leur postérité est indiqué par des adjonctions. Nous remarquons ceci spécialement dans les prières et bénédictions qui permettent au lecteur d’entrer dans la situation même des Patriarches et dans leur relation avec Dieu. Les paroles d’Israël deviennent un encouragement et une consolation pour l’ensemble du Peuple d’Israël et renforcent en lui la foi dans la Promesse faite à Abraham, Isaac et Jacob et sa réalité toujours vivante. Cette réalité est en quelque sorte attribuable à l’intercession des Patriarches. Nous trouvons un exemple de cette forme dans le Livre des jubilés (probablement rédigé vers la fin du second siècle A.E.). Si nous comparons la bénédiction d’Isaac accordée à son fils Jacob dans le Livre des Jubilés (26, 24) avec le récit concordant du Livre de la Genèse (27, 27-29), nous remarquons une correspondance littérale avec le texte biblique, à l’exception d’une addition. Cette phrase supplémentaire a précisément la fonction qui vient d’être mentionnée : souligner que dans la bénédiction accordée à Jacob tout le Peuple d’Israël est inclus : « Que toutes les bénédictions avec lesquelles le Seigneur m’a béni, ainsi qu’Abraham mon père, te soient accordées et à ta semence pour toujours » . (3)
Le matriarcat de Rébecca
La fonction des Patriarches dans l’histoire du salut d’Israël à travers leurs mérites et leur intercession, soit après leur mort, soit durant leur vie, ne sera plus étudiée ici. Nous allons porter notre attention vers un autre intercesseur, auquel - comme aux Patriarches - est attribuée une fonction salvifique dans l’histoire, à savoir, « le matriarcat de Rébecca ». Le Dieu d’Israël n’est pas seulement le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais aussi le Dieu de Rébecca. Du moins c’est ainsi que Rébecca est représentée dans le Livre des Jubilés, livre où nous avons déjà pris un exemple, à propos de l’intercession du Patriarche Isaac. Une partie du Livre des Jubilés traite de l’histoire des Patriarches, tout en s’écartant du texte biblique par des adjonctions plus ou moins étendues. Ce sont ces textes ajoutés que nous allons examiner en rapport avec le matriarcat de Rébecca.
Le point de départ de notre recherche sera le Livre de la Genèse (25, 28) : « Isaac préférait Esaü car le gibier était à son goût, mais Rébecca préférait Jacob ». Ce partage très frappant de l’amour, dont la motivation est plutôt contestable pour ce qui regarde Isaac, constitue certainement quelque chose de plus qu’une simple description de relations de famille insignifiantes. Car Rébecca va inciter plus tard Jacob à tromper son père Isaac pour s’emparer de la bénédiction patriarcale et devenir Patriarche d’Israël, à la place de son frère Esaü. Elle promet même de prendre la malédiction sur elle au cas où Isaac découvrirait la feinte. L’instigation de Rébecca est certainement inspirée par l’amour qu’elle porte à son fils. Mais que Jacob soit devenu Patriarche d’Israël, à la suite d’une tricherie de ce genre inventée par l’amour d’une mère pour son fils, semble une question discutable. C’est pourquoi les exégètes ont essayé de donner à la fraude de Jacob des interprétations diverses. Celle du Livre des Jubilés est la plus frappante, et afin de l’apprécier à sa juste valeur nous allons citer d’abord quelques interprétations chrétiennes.
La solution la plus facile est de dire que la duperie de Jacob n’en est pas réellement une. C’est là l’interprétation que donne Thomas d’Aquin lorsqu’il traite la question suivante : chaque mensonge est-il un péché ? Selon Thomas, le mensonge de Jacob ne doit pas être interprété comme mensonge mais comme prophétie. La signification de ce « mensonge prophétique » réside dans l’indication d’un droit d’aînesse final qui revient au « frère plus jeune », c’est-à-dire aux Gentils ; ceux-ci prendront la place d’Israël dans l’histoire du salut .(4) Cette interprétation fait suite à une longue tradition chrétienne d’exégèse (5) qui, cependant, ne rend pas justice au texte dans sa forme originale. D’autre part, des annotations que l’on rencontre dans différents textes de la Bible révèlent que fréquemment, la supercherie est considérée comme réelle. Il y est expliqué que la ruse peut, en tant que telle, jouer un rôle dans l’histoire de la Rédemption, soit à cause de la moralité générale, très imparfaite de l’époque ,(6) soit parce que Dieu permet le mal pour réaliser ses propres plans .(7) Il est typique de ces solutions qu’elles ne résultent pas d’une réflexion sérieuse sur la manière très humaine dont se fait l’histoire du salut. La racine profonde de la supercherie de Jacob, qui est l’amour de Rébecca pour son fils, n’est pas du tout prise en considération; on cherche refuge dans un plan divin qui se réalise dans l’histoire malgré les situations humaines. L’interprétation du Livre des Jubilés est différente. Ici, le rôle patriarcal de Jacob est essentiellement basé sur l’amour de sa mère. L’amour n’est pas camouflé mais hautement estimé et théologiquement approfondi.
L’étendue de l’amour de Rébecca
Le Livre des Jubilés tient en grande estime l’amour de Rébecca pour Jacob. Ceci devient évident à la lecture de la dernière conversation entre Rébecca et Isaac. Dans sa sollicitude pour son fils bien-aimé, elle demande à Isaac avant de mourir :
« Fais jurer à Esaü qu’il n’injuriera pas Jacob, et qu’il ne le poursuivra pas dans l’inimitié ; car tu connais les pensées d’Esaü, elles sont perverses depuis sa jeunesse. Il n’y a rien de bon en lui, et il désire ta mort pour le tuer » (Jub 35, 9).
La réaction d’Isaac à la demande de sa femme est intéressante. Il avoue franchement que lui aussi aime Jacob.
« Auparavant j’aimais plus Esaü que Jacob, parce qu’il était l’aîné. Mais maintenant c’est Jacob que j’aime davantage, car Esaü a fait beaucoup de mal... » (Jub 35, 13).
A cause de la méchanceté d’Esaü, Isaac acquiert la conviction que Rébecca voyait juste en aimant Jacob, et il partage finalement son amour.
Mais cette première extension donnée par l’auteur du Livre des Jubilés à l’amour de Rébecca n’est pas tout. Dans sa sollicitude pour Jacob, Rébecca s’adresse aussi à Esaü son fils. Elle lui fait part de son désir :
« Que toi et Jacob vous vous aimiez mutuellement et que ni l’un ni l’autre vous ne vous souhaitiez le mal, mais au contraire seulement de l’amour » (Jub 35, 20).
Esaü répond :
« J’aimerai Jacob mon frère, au-dessus de toute chair; car je n’ai pas d’autre frère que lui sur cette terre, et ce ne sera pas un grand mérite de ma part si je l’aime. Il est mon frère et nous avons été conçus en même temps dans ton sein ; si je n’aime pas mon frère, qui aimerai-je ? » (Jub 35, 22).
L’amour de Rébecca pour Jacob atteint son apogée dans l’amour d’Esaü (pour son frère). L’amour d’Isaac et d’Esaü pour Jacob sont une claire indication que l’amour de Rébecca n’est pas minimisé. L’amour, qui est sous-jacent au subterfuge de Jacob s’étend aux autres. Cet amour étendu semble confirmer la rectitude du procédé de Rébecca qui était motivé précisément par de l’amour. Ainsi la ruse de Jacob et la contribution apportée par sa mère cessent d’être considérées comme des actions immorales.
L’amour de Rébecca est revêtu d’autorité
Ce n’est pas seulement pour justifier des faits déjà accomplis que l’amour de Rébecca et ses conséquences sont acceptés. Dès le début cet amour est apprécié et même présenté dans un contexte théologique. En effet, il est autorisé par une personne qui n’est rien moins que la personne d’Abraham !
Selon le récit biblique, Esaü et Jacob sont nés après la mort d’Abraham (Gn 25, 7-8. 24-26). Au contraire, dans le Livre des Jubilés, le premier Patriarche est encore en vie à la naissance des jumeaux et joue un rôle actif dans leur histoire : Abraham témoigne de l’amour à Jacob et le nomme en quelque sorte Patriarche d’Israël. Commençons par examiner l’amour d’Abraham en comparant la description des jumeaux dans la Genèse et le Livre des Jubilés :
Gn 25, 27-28
« Les garçons grandirent : Esaü devint un habile chasseur, courant la steppe ; Jacob était un homme tranquille, demeurant sous les tentes ; Isaac préférait Esaü car le gibier était à son goût ; mais Rébecca préférait Jacob. »
Jub 19, 13-16
« Jacob était un homme doux et probe et Esaü un violent, un homme des champs, poilu ; Jacob vivait sous la tente. Les jeunes gens grandirent, Jacob apprit à écrire, mais Esaü n’apprit rien, car il était un homme des champs et un chasseur; il apprit la guerre et toutes ses actions étaient brutales. »
Abraham aimait Jacob, mais Isaac aimait Esaü. Abraham voyait les actions d’Esaü et comprit que son nom et sa semence seraient invoqués en Jacob : il appela Rébecca et lui donna un commandement regardant Jacob, sachant qu’elle (aussi) aimait Jacob beaucoup plus qu’Esaü.
Il faut d’abord remarquer qu’en contraste avec la Genèse, le Livre des Jubilés rattache l’amour de Rébecca à celui d’Abraham. En traitant ainsi le sujet, l’auteur du Livre insère dès le début cet amour dans un contexte patriarcal. Ensuite, le Livre des Jubilés attribue aux deux fils d’Isaac une qualification morale que l’on ne trouve pas dans le texte de la Genèse. Cette qualification n’est pourtant pas une déviation du récit biblique en tant que celui-ci offre la possibilité d’une telle interprétation. Esaü y est représenté comme chasseur, attribut qui amène à parler de son caractère guerrier dans le Livre des Jubilés (8). Ce glissement de vocabulaire s’effectue de la même manière pour Jacob, qui, d’homme tranquille, se transforme en homme probe. Enfin, la motivation de l’amour est différente. Esaü le chasseur étant devenu Esaü le belligérant, Abraham ne pouvait plus l’aimer et aimait Jacob le juste. C’est la probité de Jacob qui porte Isaac à aimer son second fils.
Revenant à l’amour de Rébecca pour Jacob, nous pouvons résumer les choses ainsi : son amour arbitraire (d’après le récit biblique) devient, dans le Livre des Jubilés, une source qui s’écoule vers Isaac et même vers Esaü ; cet amour est légitimé par l’amour du Patriarche Abraham ; l’arbitraire de cet amour est non seulement diminué en fonction de l’amour que toute la famille porte à Jacob, mais même neutralisé, parce que le motif de cet amour réside dans la probité de Jacob, probité qu’Esaü ne possède pas.
L’image de l’amour pour Jacob évoqué dans le Livre des Jubilés est un exemple typique d’exégèse juive. L’amour de Rébecca n’est pas supprimé mais pris comme point de départ pour la réflexion sur l’amour de Jacob. Cet amour est interprété et motivé à l’aide d’adjonctions au récit biblique. C’est surtout l’amour d’Abraham qui apporte une dimension théologique à la question, car c’est à cause de l’amour de Rébecca qu’Abraham se rend compte « qu’en Jacob sera invoqué son nom et sa semence » (Jub 19, 16).
Jacob est béni
Ainsi, l’estime qu’inspire l’amour de Rébecca porte l’auteur du Livre des Jubilés à situer dès le début dans un contexte théologique et patriarcal le rôle que celle-ci joue dans la bénédiction de son fils Jacob. Nous allons à présent nous occuper de la bénédiction même et de la manière dont l’auteur du livre la veut comprise. Pour lui il n’est pas question de tricherie ou de subterfuge immoral. Ceci apparaît dans la façon de présenter le récit biblique. On pourrait s’attendre à ce que l’écrivain apocryphe laisse de côté la tromperie de Jacob, méthode appliquée à d’autres passages de la Bible . (9)Bien au contraire, l’histoire de la bénédiction correspond presque littéralement à l’histoire de la Genèse (Jub 26 ; Gn 27). Même le commentaire d’Isaac sur la manière d’agir d’Esaü et de Jacob est copié du texte biblique : « Ton frère est venu avec astuce et a emporté ta bénédiction » (Jub 26-30 ; cf. Gn 27, 35). Mais qu’il ne soit pas question d’une supercherie, l’auteur l’exprime nettement dans une adjonction. Jacob, en effet, reçoit la bénédiction patriarcale non seulement à cause de sa ruse, mais aussi grâce à l’intervention divine. « Jacob s’approcha d’Isaac son père qui le toucha et dit : La voix est celle de Jacob, mais les mains sont celles d’Esaü et il ne le reconnut pas car, par arrêt divin, son pouvoir de perception lui fut ôté et Isaac ne le reconnut pas, car les mains de Jacob étaient velues comme celles de (son frère) Esaü, et ainsi il le bénit » (Jub 26, 18). Cette intervention de Dieu est là pour signifier que Jacob devint Patriarche par prédestination divine.
La manière dont se réalise cette prédestination est cependant très concrète et humaine. La moralité humaine compte vraiment et non tellement le fait que Dieu insère le stratagème de Jacob dans le plan divin. L’amour de Rébecca stimule Jacob et cet amour devient partie intégrante de la divine prédestination. Il y a également une histoire humaine derrière la bénédiction même et sa prédestination : en principe cette bénédiction fut déjà accordée par Abraham en personne. Poussé par l’amour pour son petit-fils, Abraham non seulement prévoit que Jacob et sa postérité seront bénis avec la bénédiction qu’il a lui-même reçue (Jub 19, 21-23), mais encore il accorde effectivement une bénédiction à Jacob : « Que le Seigneur Dieu te soit un Père et toi le fils premier-né et que tu le sois pour le Peuple d’Israël » (Jub 19, 29). Ainsi Abraham institue Jacob fils premier-né et Patriarche d’Israël. Que la qualification de « premier-né » dusse être comprise dans le sens strict du terme, ressort clairement du fait que, selon le Livre des Jubilés, Abraham bénit Jacob une fois de plus avant sa mort. Cette bénédiction a certainement pour but d’instruire Israël et le lecteur, car elle correspond littéralement à la première partie de la bénédiction d’Isaac (Jub 22, 11-13 ; 26, 23-24 ; Gn 27, 27-29). Il apparaît évident que c’est la bénédiction d’Isaac qui est ici anticipée. Ceci pour indiquer que la manière dont Jacob reçoit de son père la bénédiction divine dépasse le niveau de la ruse et de la moralité imparfaite. La procédure avait été prévue de Dieu et réalisée par Abraham.
Mais il y a encore un autre aspect à souligner pour ce qui concerne la réalisation concrète de l’intervention divine. Ce n’est pas seulement Abraham qui bénit Jacob et met en œuvre l’intervention divine, mais aussi Rébecca. Elle est la partenaire d’Abraham non seulement dans son amour de Jacob, mais aussi dans la bénédiction qu’elle accorde au futur Patriarche. Que la bénédiction de la matriarche Rébecca ait une fonction dans l’histoire du salut est certifié par le fait que cette bénédiction se concentre sur la Promesse donnée à Abraham :
« Que le Seigneur lui donne de nombreux fils pendant sa vie, qu’ils puissent atteindre le nombre des mois dans l’année : et que leurs fils dépassent en nombre celui des étoiles ainsi que celui du sable de la mer. Qu’il leur donne cette terre fertile - comme il l’avait promise- à Abraham et à sa postérité, et qu’ils puissent la garder pour toujours » (Jub 25, 16-17).
Cette bénédiction matriarcale est bien remarquable en elle-même mais elle est pourvue d’un trait caractéristique particulier. Au début de cette étude, nous avons parlé du rôle des Patriarches dans l’histoire du salut d’Israël, spécialement de leur intercession pour Israël durant leur vie. Maintenant, nous nous apercevons que la Matriarche Rébecca est, elle aussi, intercesseur pour Israël. Rébecca englobe dans sa bénédiction non seulement les fils de Jacob mais aussi les petits-fils, autrement dit Israël. Cette bénédiction agit d’une manière réconfortante sur le lecteur du Livre des Jubilés. Elle renforce en lui l’espoir de voir la Promesse de Dieu se réaliser.
Nous pouvons donc conclure ainsi : si Jacob est devenu premier-né et Patriarche d’Israël par la bénédiction reçue, ce n’est pas à la suite de l’amour arbitraire de sa mère qui l’a encouragé à tromper son père. Le rôle de Jacob dans l’histoire du salut était prévu par Dieu et cette bénédiction est devenue opérante non seulement par une ruse, mais aussi par la bénédiction accordée par Abraham et Rébecca. Jacob reçut cette bénédiction parce qu’il était juste ; cette qualité motiva l’amour de tous pour lui, et appela sur lui la bénédiction d’Isaac.
L’exégèse du récit biblique concernant la bénédiction de Jacob montre la valeur que le Livre des Jubilés attribue à l’élément humain dans l’histoire d’une mère et de son fils et l’interprétation théologique qui s’en suit. La pensée juive de l’époq ue intertestamentaire nous enseigne que c’est cette histoire humaine qui a en elle-même une signification pour l’histoire du salut. Ce qui est remarquable, c’est que le rôle d’une femme, dans cette histoire du salut, soit central au point de faire appeler Rébecca Matriarche d’Israël. Toute cette histoire a commencé avec l’amour de Rébecca pour Jacob, amour qui devint modèle pour l’amour des autres. Il devint même un modèle pour l’amour de Dieu, car voici les paroles avec lesquelles Rébecca termine sa bénédiction : « Que le Seigneur de la Création t’aime autant que le cœur de ta mère » (Jub 25, 23).
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* Le Professeur Van Boxel est un spécialiste du Nouveau Testament. Il a été Professeur Assistant d’Ecriture Sainte à la « Sankt Georgen Hochschule » de Francfort sur le Main et a collaboré à un travail sur la signification de la littérature rabbinique pour le Nouveau Testament. Il a fait des recherches sur la communauté juive à Rome au 16e siècle.
Article publié dans Sidic Vol. IX, n 3 (1976).
1. Strack-Billerbeck, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, Vol. I, p. 117 ; voir aussi d'autres exemple à la même page, et comparer avec Mt 3, 9.
2. Strack-Billerbeck, Vol. IV, pp. 33-34.
3. Les citations du Livre des Jubilés sont prises de l’édition de R.H. Charles, éd., The Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament (Oxford 1913).
4, Summa Theologica, 2-2/110/3.3.
5. Voir Augustin, La Cité de Dieu, XV, ch. 35.
6. La Bible de Jérusalem, ch. 27, note a.
7. La Bible de Pierre Canisius (éd. hollandaise) ch. 27, note 1.
8. Pour la qualification négative d’Esaü, voir le Talmud de Babylone, Bava Batra, 16b, 123a.
9. Voir F. Martin, « Le Livre des Jubilés », Revue Biblique, Vol. 8 (1911) pp. 321-344 ; 502-533, surtout pp. 338-340.