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Revista SIDIC XXXII - 1999/2
Chrétiens et juifs dans des pays d'Europe Centrale et Orientale (Páginas 16-20)

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Le judaïsme et l'avenir de l'orthodoxie
Benevitch, Grigori

 


Le judaïsme

Il est impossible de témoigner de sa foi et de son espérance - l’un des principaux moyens de surmonter les préjugés mutuels qui génèrent défiance et hostilité - si l’on ne tente pas de comprendre l’autre. Dans une conférence de 1997 sur le problème de “l’autre”, Jonathan Sacks, rabbin de Grande-Bretagne, définissait le judaïsme comme un monothéisme particulariste différant et du polythéisme et du monothéisme universel. (1) Contrairement aux autres religions monothéistes, le judaïsme ne cherche pas à imposer aux autres sa foi en un seul Dieu. Selon Sacks, les juifs sont ceux qui sont chargés d’apporter au monde la croyance en un Dieu unique que l’on peut adorer de plusieurs manières. C’est ainsi que le judaïsme élargit le commandement d’aimer son prochain comme soi-même (Lv 19,18) en exigeant de ses membres qu’ils aiment l’étranger comme eux-mêmes, comme l’un des leurs par le sang (Lv 19, 33-34). Le judaïsme fait de cette relation à “l’autre” le principal vecteur de l’avènement de l’ère messianique. S’il ne souhaite pas imposer aux autres le culte particulier qui est le sien, le judaïsme s’efforce en revanche de répandre parmi les nations une éthique de tolérance, de pluralisme, d’acceptation des différences religieuses et d’amour du prochain, que ce dernier soit juif ou non. Dans l’optique de J. Sacks, on peut tolérer plusieurs types de culte religieux, à condition de ne vénérer qu’un seul Dieu. Cette conception offre aux croyants de toutes les religions la possibilité de parler un langage commun, de coexister pacifiquement et de s’enrichir mutuellement des valeurs de leurs traditions respectives. Si les remarques de Sacks sont justes, on peut dire de l’oecuménisme actuel qu’il est l’enfant spirituel des idéaux et de la réflexion juive. L’idéologie occidentale de la société pluraliste contemporaine semble être, elle aussi, l’émanation naturelle de l’éthique du judaïsme.


L’orthodoxie

L’un des principaux problèmes du christianisme orthodoxe tient à son attitude à l’égard de l’oecuménisme. Les précédents schismes survenus au sein des Eglises grecque, roumaine, bulgare et géorgienne et la séparation du patriarcat de Moscou d’avec l’Eglise orthodoxe russe en exil avaient pour enjeu la divergence des attitudes à l’égard de l’oecuménisme. Pour l’Eglise orthodoxe, qui est perçue par les chrétiens orthodoxes comme la seule Eglise véritable, il est difficile d’accepter la primauté spirituelle du judaïsme que la tradition chrétienne orthodoxe a toujours considéré comme généralement opposé au christianisme. La question qui se pose aujourd’hui n’est pas celle de la conversion au judaïsme, mais celle de l’attitude face à l’esprit et à l’idéologie du judaïsme. Si le judaïsme est perçu non pas comme une religion mais comme une philosophie spirituelle et un courant idéologique, il se peut que les chrétiens orthodoxes en acceptent l’idéologie spirituelle ou, au contraire, haïssent le judaïsme, en rejettent les valeurs et se fassent les hérauts d’une orthodoxie totalitaire, seul rempart à leurs yeux contre la domination du monde par l’idéologie juive. L’avenir du christianisme orthodoxe dépend dans une large mesure de l’attitude qui sera adoptée face au judaïsme.
L’argument le plus puissant du judaïsme contre toute forme de totalitarisme est la réalité d’Auschwitz. Cet argument est des plus convaincants lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas d’alternative à l’idéologie et à la spiritualité du judaïsme, puisque toute alternative - qu’il s’agisse du monothéisme universel, du tribalisme polythéiste, voire de l’athéisme - conduit à Auschwitz ou au Goulag. Néanmoins, le choix que le christianisme orthodoxe est appelé à faire ne consiste pas à se placer dans le sillage du judaïsme ou à rejeter radicalement toutes ses valeurs. Le choix lui-même est peut-être étranger à l’orthodoxie véritable. Peut-être est-il possible de reconnaître les valeurs que proclame le judaïsme d’une manière qui ne les exclut pas mais les intègre et les transfigure. Tel est, à mon sens, le défi auquel la théologie orthodoxe est aujourd’hui confrontée. Il est évident que, dans l’ensemble, après des siècles d’évolution historique, le monde et la civilisation de l’Occident ont atteint une étape spirituelle qui correspond à l’éthique de l’Ancien Testament. C’est donc bien le judaïsme qui a donné son orientation spirituelle à l’ensemble du monde civilisé dont la Russie fait désormais partie.
Dans le cadre de cet accomplissement de la croissance spirituelle, les chrétiens orthodoxes croient que l’Eglise est toujours “à la mesure de la taille du Christ dans sa plénitude” (Eph 4,13). Appelés à être parfaits comme le Christ lui-même, les chrétiens n’ont pas à chercher à confondre ou à rejeter le judaïsme, pas plus qu’à se préoccuper des artifices de l’idéologie occidentale.


Le “soi” face à “l’étranger”

Que signifie “la mesure de la taille du Christ dans sa plénitude” pour le christianisme orthodoxe lorsque, s’interrogeant sur l’unité et le pluralisme, il aborde les questions éthiques et religieuses liées aux notions de “soi” et d’”étranger” ? Ma réponse prend pour point de départ l’enseignement de l’Evangile tel que l’interprète la sainte tradition orthodoxe plutôt que l’expérience historique de l’Eglise orthodoxe qui ménage une “coopération avec l’Etat”. Je distingue l’idéologie fondée sur l’orthodoxie de la foi orthodoxe elle-même, comme le fait le rabbin Sacks avec le judaïsme. En effet, J. Sacks se réfère aux Ecritures et non au comportement historique des juifs, qui a connu des épisodes de prosélytisme et d’intolérance religieuse.
Par éthique orthodoxe, j’entends tout d’abord l’enseignement et la vie de Jésus Christ lui-même, y compris sa Croix qui constitue la réponse à toutes les questions du monde. Auschwitz a fait rebondir le problème théologique du “déicide”. Le fait que Jésus ait été crucifié par presque toutes les “forces” qui incarnaient la ligne spirituelle du moment est crucial pour notre compréhension de la mission du Christ. Pour résumer les événements relatés, les Actes des Apôtres attribuent la responsabilité de la crucifixion du Christ à “Hérode et Ponce Pilate, avec les nations et les peuples d’Israël” (Actes 4,27). Appliquons-nous à définir la ligne spirituelle propre à chacune de ces “forces”.
Ponce Pilate, pour qui la Loi de Moïse n’avait aucun sens, personnifie l’idéologie romaine qui supposait l’unité du genre humain - unité fondée sur une nature humaine commune dont les Romains prétendaient connaître et comprendre le mieux les lois. Selon l’idéologie impérialiste romaine, qui reposait sur la croyance en la nature quasi-divine de l’empereur, Pilate incarnait la “loi naturelle” qui trouvait son expression dans le code juridique romain. Historiquement, on représente souvent les Romains avec les nations qu’ils ont conquises et ce portrait correspond au couple classique formé “du un et de la multitude”, que reprend le Nouveau Testament en parlant de “Ponce Pilate, avec les nations”. Dans l’optique de Rome, la “multitude” se compose des “étrangers” qui doivent se fondre dans le Un et s’y soumettre. Ce couple - où il y a place pour “l’étranger”, c’est-à-dire pour les tribus non romaines et leurs dieux mais non pour “l’Autre” - est le couple du “monothéisme universel” et du “tribalisme polythéiste” qui, selon J. Sacks, est dans son essence transcendé par le judaïsme.
Dans le récit de la crucifixion que rapportent les Actes des Apôtres, le “peuple d’Israël” incarne la Loi de Moïse dont le principe éthique consiste à aimer son prochain comme soi-même. Contrairement à la loi naturelle qui repose sur l’idée d’une nature humaine commune, la Loi de Moïse repose sur la notion de personne humaine. “L’Autre”, qui est une personne comme moi, doit être aimé comme je m’aime. L’éthique de la Loi suppose une communauté dont tous les membres sont reliés les uns aux autres par les mêmes liens. Elle permet une certaine ouverture à l’égard des étrangers. Or, ceux qui se convertissaient au judaïsme devaient s’assimiler au peuple juif s’ils acceptaient la Loi ou se condamnaient à rester définitivement en dehors de la communauté d’Israël s’ils la rejetaient. Il en était ainsi même si l’étranger avait foi dans le Dieu unique, et c’est ce que l’on voit aujourd’hui encore dans l’Israël moderne où les Arabes, les musulmans et les chrétiens en sont l’illustration.
Hérode, personnage marginal mais essentiel dans l’histoire de Jésus, compte parmi ceux qui ont crucifié le Christ. Indiscutablement inféodé à Rome, c’est aussi un Juif - bien qu’appartenant à la descendance édomite d’Esaü convertie de force au judaïsme par Jean Hyrcan en 126 avant J.C. Dans le récit du Nouveau Testament, Hérode semble personnifier “l’étranger” - étranger aux Juifs puisqu’il n’est pas de sang juif et étranger aux Romains puisque c’est “un Juif”. Toutefois, cette situation très ambiguë lui permet d’être perçu et par les Juifs et par les Romains comme “l’un des leurs”. En flattant les Romains, les nations et les Juifs tout en veillant à ses propres intérêts, Hérode sert de repoussoir au Christ qui accepte d’être mis à mort par eux.


La loi naturelle face à la Loi de Moïse

Dans l’Evangile, l’opposition entre la loi naturelle et la Loi de Moïse est dépassée dans le Christ aussi bien qu’au travers de l’”étrangeté” et de l’ambiguïté incarnées par Hérode. Il est de la plus haute importance que le Christ ait volontairement subi sa Passion, non seulement en tant qu’homme mais en tant que Juif selon la chair. D’après l’enseignement chrétien, le Fils de Dieu a reçu sa chair de sa Mère, une Juive, ce qui confirme qu’Israël est bien le fils premier-né du Seigneur (cf. Ex 4, 22). Toutefois, étant Juif de naissance, il s’est soumis à la Loi de Moïse et est devenu “Juif selon la chair”. Cependant, puisqu’il est ce Dieu d’où provenait la Loi, le Christ n’y était pas assujetti; il en était maître. C’est autant sa liberté par rapport à la Loi mosaïque que sa liberté par rapport à la loi romaine qui causa sa condamnation à mort. En acceptant l’arrêt rendu par les juifs selon la Loi, le Christ ne niait pas que celle-ci eût été donnée par Dieu. Toutefois, il ne se fit pas serviteur de la Loi et c’est à cause de cette liberté qu’il fut condamné à mort. Hérode représentait ceux qui acceptaient la Loi contre leur gré, tout en se soumettant aussi à la loi naturelle de Rome, également contre leur gré. Le Christ, Juif selon la chair, va au-delà de ces deux positions. Parce qu’elle ne lui était pas “étrangère” comme elle l’était pour Hérode, il se soumit naturellement à la Loi. Pourtant, contrairement aux juifs, le Christ était également affranchi de la Loi puisque, avant de se faire homme, lui, le Logos, était incarné dans la Loi (à la fois la loi naturelle et la Loi de Moïse) et n’y était donc pas assujetti. Parce que cette liberté n’impliquait pas un rejet de la Loi, il accepta sa condamnation. Etant, selon la chair, homme et Juif, le Christ se soumit aussi à Pilate qui, par son appartenance aux nations et aux Romains, représentait la loi naturelle.
Ainsi, le Christ et les chrétiens qui ont atteint la taille du Christ dans sa plénitude ne se situent pas à l’opposé de la loi naturelle ou de la Loi de Moïse. En acceptant volontairement la mort, le Christ a manifesté une totale liberté par rapport aux valeurs de la loi romaine et de la Loi de Moïse. Il n’a pas pris le parti des Juifs contre les Romains ni le parti des Romains contre les Juifs, pas plus qu’il n’a adopté la position ambigüe d’Hérode.
Comme lors de la crucifixion du Christ il y a deux mille ans, deux forces sont à l’oeuvre dans le monde d’aujourd’hui: le monothéisme universel et le tribalisme quasi-polythéiste d’une part et le monothéiste particulariste de l’autre. Il existe également des forces qui s’exercent entre ces deux pôles. Cependant, le christianisme qui a atteint la taille du Christ dans la plénitude ne se rangera jamais aux côtés de l’une quelconque de ces forces. Sans doute sera-t-il même crucifié par elles car, en dépit de leur opposition apparente, ces forces ont en réalité entre elles un lien dialectique profond. Si le couple “monothéisme universel - polythéisme” résout le problème du “soi” face à “l’étranger”, il ne résout pas celui de “l’autre”. Le monothéisme particulariste résout le problème de “l’autre”, mais ne résout pas totalement celui du “soi” face à “l’étranger”. Pour les chrétiens orthodoxes, la croix du Christ est ce qui permet de surmonter l’opposition entre le “soi”, “l’étranger” et “l’autre”. Au cours de l’histoire, le christianisme s’est souvent considérablement éloigné de la vérité de la Croix. Cela ne signifie pas pour autant que le véritable christianisme n’a jamais existé. De même que l’éthique du judaïsme n’a été vraiment accomplie que par quelques-uns, de même la vérité de la Croix n’a été atteinte que par quelques-uns. Pour l’Eglise orthodoxe, ces quelques-uns sont des “saints”, même si tous les chrétiens sont appelés à la sainteté.
Le Royaume du Christ n’étant pas de ce monde, la sainteté interdit de prendre parti pour l’une quelconque des idéologies qui dominent le monde. Toutefois, le simple refus ne suffit pas. Le christianisme affirme aussi l’avènement sur terre du Royaume à venir. Dans le monde orthodoxe, c’est respectivement la famille, la communauté et l’Eglise qui fournissent la réponse à la question du monde concernant le “soi”, l’autre” et l’ “étranger”. La famille et la communauté orthodoxes sont impensables sans l’Eglise qui apporte une réponse au problème si délicat de “l’autre peuple” ou de “l’étranger”. Dans l’Eglise orthodoxe, l’attitude à l’égard d’un “autre peuple” n’est pas aussi douce que dans le judaïsme où, si l’on en croit Sacks, “l’étranger” englobe tous les étrangers que l’on est censé aimer comme “l’un des siens”. Or, lesdits étrangers peuvent fort bien n’être ni pauvres, ni faibles, ni sans abri. Ils peuvent être plus puissants, se considérer comme plus civilisés et chercher à imposer aux autres leurs conceptions économiques, politiques et religieuses. Ils peuvent être des “étrangers” qui ne souhaitent pas que nous les aimions comme “l’un des nôtres”, qui n’ont que faire de notre amour et qui, au contraire, tiennent à faire de nous “l’un des leurs”, à nous voir entrer dans leurs rangs. Je ne pense pas que le judaïsme explique comment faire pour aimer ces “étrangers”. Non seulement le monothéisme totalitaire ne prêche pas l’amour de ces “étrangers”, mais il assume également leur rôle.
C’est à travers des personnages comme le Serviteur souffrant d’Is 53 que la Bible hébraïque commence à aborder cette question. Certains penseurs juifs voient dans ce personnage Israël, souffrant pour les péchés du monde entier afin de faire advenir le Messie. Or, cette interprétation diffère de celle de la théologie chrétienne. Dans l’interprétation juive, le serviteur souffrant sert à expliquer la souffrance déjà endurée par le peuple juif, alors que la conception chrétienne met en relief l’acceptation volontaire de la Croix pour le salut du monde qui se vit par le Christ et l’imitation du Christ. Voilà pourquoi, à propos d’Israël selon la chair, les chrétiens parlent d’abord de la libre acceptation de la souffrance.
C’est à la lumière de l’Eglise conçue comme le corps du Christ souffrant sa Passion en Lui que l’Eglise orthodoxe détermine l’attitude à adopter envers ceux des “étrangers” qui ne sont pas de simples “étrangers” mais manifestent une réelle hostilité à l’égard de l’Eglise. Pour reprendre les termes d’Alexis II (Simansky), patriarche de Moscou : “L’Eglise est le Corps du Christ, crucifié pour que ses bourreaux soient sauvés”.(2) Comme le Christ, l’Eglise en la personne de ses saints accepte le martyre, mais ne se rallie à aucune des forces qui mènent le monde. Cela ne sous-entend nullement que la souffrance soit obligatoirement le lot de tous les chrétiens. Personne n’ayant le droit de condamner les autres à souffrir, la Passion est volontaire, délibérément choisie par les saints. Ce sont ces saints qui apportent la réponse à la question de l’attitude chrétienne envers les “étrangers”, réponse qui a des incidences morales et montre quel effet peut avoir la sainteté sur la société.
Pour l’Eglise, c’est au sein de la communauté chrétienne où chacun affirme son existence et développe ses qualités personnelles que se résout le problème de “l’autre”. Tel est le cas lorsque la communauté elle-même est une vraie communauté d’Eglise, c’est-à-dire lorsqu’elle souffre la Passion dans et avec le Christ pour le salut du monde. C’est au sein de la famille chrétienne qui, par nature, pourrait sembler extrêmement fermée, que se résout le problème du “soi”. Le fait d’avoir ses intérêts propres semble l’opposer fondamentalement à la communauté. Or, c’est le monde et non la communauté qui menace la famille. La communauté et l’Eglise sont capables de sauver la famille chrétienne, et peuvent en même temps s’en trouver enrichies.
Cette foi de l’Eglise trouve une illustration dans la vie de Mère Maria Skobtsova qui quitta sa famille, son mari et ses enfants pour entrer au couvent et se consacrer à un objectif: sauver des juifs de la main des nazis en France et venir en aide aux émigrants russes dans le besoin. Elle-même et son fils moururent martyrs. Les juifs étaient devenus ses propres rodnie (en russe, ceux qui ont la même origine, ses compatriotes), ce qui faisait disparaître toute opposition entre le “soi”, “l’autre” et “l’étranger”. (3)


Le défi du vingtième siècle

L’expérience de la persécution des juifs par les nazis au vingtième siècle a montré que l’Eglise n’a le droit de s’appeler Israël que si elle ne se sépare pas de l’Israël selon la chair. De même, l’Eglise n’a le droit de se qualifier d’humanité nouvelle que si elle ne se sépare pas de l’ensemble de l’humanité. En acceptant volontairement la Croix, l’Eglise est crucifiée par toutes les séparations provoquées dans le monde par les idéologies.
Si, en répandant son sang pour le peuple, le Christ, selon St Paul, a établi la paix entre “ceux qui étaient proches” et “ceux qui étaient loin” (entre les juifs et les non-juifs), c’est parce qu’à dater de ce moment, les uns et les autres ont par Lui accès au Père dans un seul Esprit (cf. Eph 2, 17-18). Les Gentils qui ont accepté la croix du Christ ont cessé d’être des étrangers ou des émigrés; ils sont devenus concitoyens des saints, de la famille de Dieu (cf. Eph 2, 19). C’est pourquoi si l’éthique du judaïsme culmine dans le commandement d’aimer “les étrangers”, le but du christianisme est de supprimer la distinction entre le “soi” et l’“étranger”, distinction qui suscite envie et animosité.
Pour un saint, aucun être humain n’est un ennemi, qu’il soit parmi les persécutés ou parmi les persécuteurs. Le saint est capable de distinguer la personne du péché qu’elle a commis. Nous ne rencontrons jamais les persécutés seuls (qu’il s’agisse d’étrangers, d’orphelins, de veuves ou d’exilés): nous les rencontrons toujours en compagnie de ceux qui les persécutent, les méprisent et les excluent de la vie. Il importe de trouver la juste attitude lorsque l’“autre” vient nous trouver, accompagné, en quelque sorte, de son “ennemi”. La défense des persécutés exige souvent des mesures actives pour résister aux persécuteurs - effort qui peut conduire à tuer ces derniers ou à limiter leur liberté. Il faut que la société en général et chacun de ses membres en particulier assument ces fonctions. Pour justifier ces mesures répressives, l’Etat et la société tendent à forger des idéologies qui suscitent la haine et le mépris des transgresseurs, des oppresseurs et des tyrans. A leur tour ces idéologies éveillent la haine et semblent ensuite s’en nourrir. L’unité de l’Etat repose alors non seulement sur des valeurs positives, mais aussi sur la haine des ennemis et, en pareil cas, la défense de certains conduit à faire de certains autres des parias.
Or, l’expérience des saints nous apprend à établir avec “l’autre” persécuté des relations telles qu’elles n’excluent pas de l’existence le persécuteur, son “ennemi”. Lorsqu’il se révèle nécessaire d’enlever la vie à une personne, c’est parce que cette dernière est possédée d’un esprit de haine et de méchanceté: la mort est alors considérée comme mettant un terme au péché mortel.
Personne ne peut être voué à la damnation ou à la haine, c’est-à-dire exclu de la vie éternelle. Selon l’épître de Jude, il se peut que le Diable lui-même ne soit pas damné (cf. Jude 1,9). Nous devons nous garder de laisser la haine nous habiter, que nous défendions notre vie ou celle de victimes innocentes. Cette règle sociale, illustrée par les saints, est essentielle à la morale publique et permet de sauver la société de l’hypnose idéologique.
On peut dire que, si l’idéologie occidentale n’a pas de prise sur la Russie aujourd’hui, ce n’est pas à cause de l’influence de la vieille idéologie communiste: c’est parce que l’opinion refuse toute idéologie. Cette situation a ses avantages et ses inconvénients. Elle est dangereuse dans la mesure où, non contente de rejeter l’idéologie occidentale, la Russie se refuse aussi à adopter les valeurs d’une société ouverte. Ces valeurs supposent, entre autres, la défense du faible, du handicapé, des minorités. Le Patriarcat ne se montre pas plus empressé à défendre avec détermination et constance les valeurs d’une société ouverte. Il lui arrive même de les rejeter. On ne parvient pas à comprendre que ces valeurs se distinguent de l’idéologie qui a cours aujourd’hui dans la société de consommation occidentale. Il faut assimiler la première de ces réalités; il faut rejeter la seconde qui favorise la haine et le mépris des “ennemis”.
C’est parce qu’ils sont perçus comme ceux qui sont haïs, méprisés, écartés par le monde civilisé que les communistes, les nationalistes et les sectaires connaissent actuellement une montée en puissance. Leur statut d’exilés et leur image idéalisée de persécutés attirent, notamment les jeunes qui sont avides de justice et connaissent mal l’histoire qui les a précédés. Dans ces conditions, l’Eglise aurait de quoi adresser à la société un message concernant d’une part la manière de survivre sans recourir à une idéologie, occidentale ou autre, d’autre part, la manière de créer une société où les “étrangers” puissent trouver refuge et où chacun puisse se permettre de se démarquer de l’avis ou de l’expression de foi de la majorité. Sans doute faut-il châtier avec la plus grande rigueur les “ennemis de l’Eglise et de la Patrie”, si tant est qu’il en existe, mais nul n’a le droit de haïr. Seule cette attitude peut permettre d’intégrer les valeurs d’une société ouverte (qui ne sont nullement étrangères à la tradition orthodoxe authentique) sans succomber à l’hypnotisme idéologique de l’Occident. Si quelque-uns seulement sont capables d’aimer tous les hommes comme leurs proches, tous peuvent s’abstenir de haïr, condamner, mépriser.
Il est impossible à l’Etat, à la société civile et à l’ensemble des citoyens d’une société d’obéir au commandement “Tu ne tueras pas”, sauf à interpréter ce dernier comme l’interdiction de tuer les êtres sans défense. Dans le christianisme, qui est considéré comme éthiquement moins réaliste que le judaïsme, ce commandement est nuancé par les remarques du Christ qui montrent que ce qui importe, ce n’est pas tant l’acte de tuer que la haine, la condamnation et le mépris qui l’accompagnent. Ce sont d’abord ces racines du meurtre qu’il faut extirper (cf. Mt 5, 21-25). Emmanuel Levinas et d’autres font observer que le “Tu ne tueras pas” implique non seulement le refus d’utiliser la violence contre les pacifiques et les êtres sans défense, mais aussi l’obligation d’offrir abri et protection aux persécutés. Certes, il est impossible de ne pas être d’accord avec ce postulat, mais il faut savoir que, pour remplir l’obligation énoncée, on est souvent amené à résister aux persécuteurs et à leur ôter la vie. C’est alors que doivent s’appliquer les principes moraux chrétiens proscrivant la haine, faute de quoi l’âme de “l’hôte” et de son “invité”, infectée par la haine de l’ennemi, risque elle aussi de périr. En élargissant les frontières du commandement de la Loi, le christianisme élimine la nécessité de tuer physiquement l’ennemi. C’est en refusant d’ôter la vie à un être haïssable, en évitant de lui rendre sa haine, que le christianisme réalise à la fois le salut du persécuteur, du persécuté et du défenseur et contribue à éteindre le feu de la géhenne allumé par la haine de Satan dans le monde.
L’auto-sacrifice du Christ n’a aboli ni les valeurs de la loi naturelle, ni celles de la Loi de Moïse. En revanche, il a raison de l’esprit de colère, de haine et de discorde qui semble s’accrocher à ces valeurs comme un parasite. Ce sacrifice sert à unifier tous les hommes en Dieu en surmontant non seulement l’opposition entre “soi” et “l’étranger” ou l’opposition entre “soi” et “l’autre”, mais aussi l’aliénation elle-même - l’aliénation des êtres humains par rapport à eux-mêmes, aux autres et à Dieu. Il sert à triompher de l’ultime ennemi: la mort (cf. 1 Co 15, 26).
L’Eglise orthodoxe croit que, dans le Christ, tous les hommes peuvent former une seule famille par la nouvelle naissance qui leur est donnée d’en-haut, grâce au don de l’Esprit Saint et l’adoption du Père. Par la Croix du Christ et dans l’Esprit Saint, nous pouvons aimer comme nos proches même ceux qui ne veulent pas faire partie de notre famille et indiquer ainsi le chemin vers notre véritable patrie, le Royaume des Cieux. Si nous ne parvenons pas à les aimer comme nos proches, nous pouvons au moins, par respect pour les saints, nous efforcer de nous abstenir de la haine, de la condamnation et du mépris. Telle est la principale conclusion que nous pouvons tirer des actes héroïques des saints martyrs du vingtième siècle. Telle est aussi la grande espérance et la foi de l’Eglise. C’est forte de cette espérance séculaire mais non caduque que l’Eglise peut aborder sereinement le vingt-et-unième siècle, sans craindre de rester en marge du progrès spirituel de l’humanité. Et surtout, c’est cette espérance qui donne à l’Eglise de rester ce qu’elle a toujours été: le gage et le premier fruit du salut de l’humanité. Si l’Eglise orthodoxe ne demeure pas fidèle à cette espérance, si elle réagit de manière totalitaire au monothéisme particulariste ou y succombe, elle cessera d’être elle-même. J’espère et je crois que tel ne sera pas le cas.


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* Grigori Benevitch enseigne à l’Ecole des religions et de la philosophie de St Pétersbourg, Russie. Ce texte est une version remaniée et abrégée de l’exposé présenté en 1998 à St Pétersbourg au lendemain de la Conférence internationale des universitaires sur la théologie après Auschwitz et le Goulag, tenue en 1997. Le texte original a été traduit du russe en anglais par G. Nachinkin. C. Le Paire l’a traduit ensuite en français
1. La conférence de M. le Rabbin Sacks, intitulée « L’autre - juifs et chrétiens », a été prononcée au Colloque international de l’ICCJ, tenu à Rocca di Papa (Rome) du 7 au 10 septembre 1997, et a paru dans From the Martin Buber House (ICCJ) N 25, printemps 1998, pp. 31-42.
2. Citation extraite de l’article de L. Piunina, intitulé « Des nouveaux martyrs russes » et paru dans Pravoslavnii Petersburg (Pétersbourg orthodoxe), N 6, 1993.
3. Grâce à une bourse d’étude reçue en 1997 (N1532) dans le cadre du Programme d’aide à la recherche à Prague, G. Benevitch a pu accomplir une recherche théologique sur la vie de Mère Maria Skobtsova. Il exprime sa gratitude aux organisateurs du stage.

 

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