Outros artigos deste número | Versão em inglês | Versão em Francês
Courants spiritualistes et ésotériques dans le Judaïsme
K. Hruby
La vitalité d'un système religeux se mesure à la capacité de ses adeptes à réagir de l'intérieur, par un recours au patrimonine spirituel propre, contre certains dangers qui le menacent.
Depuis toujours, le judaïsme était guetté par un danger sérieux inhérent à sa structure et à sa vocation. Témoin du Dieu unique au milieu d'un monde païen, Israël ne pouvait pas se passer d'une barrière le séparant à tous égards d'une ambiance qui ne cessait de pervertir le peuple de Dieu et de le soustraire à sa mission.
Or cette barrière, cette « haie » comme diront plus tard les maîtres de la Mishna, ce sont les commandements de la Thora, imposés à Israël par le fait même de l'élection divine. Et, bien que les commandements de la Thora visent en premier lieu et principalement la perfection morale de l'individu, cette fin dernière, spirituelle, est liée à tout un système de pratiques extérieures, à un cadre rigide d'observances qui, légitimes et nécessaires en elles mêmes, risquent de donner au judaïsme ce caractère étroitement formaliste que voudrait lui attribuer une apologétique superficielle qui s'arrête aux seules apparences.
Tout au long de son histoire, Israël devait essayer, par un effort continu, d'arriver à une position équilibrée entre deux extrêmes; d'une part, un légalisme outrancier comportant le risque grave de devenir une observance sclérosée dépourvue de vie réelle et d'autre part un spiritualisme plus ou moins détaché du cadre matériel des observances et privant à la longue le peuple de Dieu de ses valeurs religeuses spécifiques, et ainsi de sa raison d'être.
Nous pouvons examiner sous ce rapport les diverses phases de l'histoire juive. Toujours nous y découvrirons, plus ou moins dense selon les époques et les circonstances, cet antagonisme foncier entre deux conceptions, l'une qu'on pourrait appeler matérialiste, — si ce mot n'avait pris un sens tout différent dans notre langage actuel, — mettant l'accent essentiellement sur la pratique, sur l'accomplissement matériel des préceptes de la Thora, sans se préoccuper outre mesure de leur valeur spirituelle, et l'autre spiritualiste, qui ne considère que la finalité morale des commandements, voyant dans leur exécution matérielle une simple nécessité due à notre condition humaine, charnelle.
A mi-chemin entre ces deux tendances, se situent précisément les courants qui tendent à concilier, à équilibrer ces deux positions, en assignant à checune la place qui lui convient. Le Hassidisme, au dix huitième siècle, est jusqu'à présent le dernier en date dans la série des courants de réaction spirituelle contre une pratique formaliste trop exclusive et, en tant que tel, le dernier mouvement historique témoignant en faveur de la vitalité spirituelle du judaïsme.
Les temps bibliques
Il est évident que la Thora, la loi de Moïse qui devait être la base de l'existence l'Israël en tant que 'am ha-behirah « peuple de l'élection (divine) », et à laquelle incombait la tâche d'établir d'abord tout le cadre de cette existence, était surtout préoccupée de l'exécution matérielle des préceptes; cependant elle manque rarement l'occasion d'insister sur leur portée morale et spirituelle. Il ne faut pas oublier que des maximes comme: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lév. 21,18), et « La même loi régnera parmi vous pour l'étranger comme pour l'autochtone » (ibid. 24,22), appartiennent au patrimoine de la législation mosaïque; elles se situent donc au début d'une évolution religieuse au cours de laquelle le contenu spirituel et moral des commandements se dégagera avec une pureté de plus en plus grande.
Les prophètes
La première grande réaction, dans l'histoire d'Israël, contre une conception trop unilatéralement légaliste de la Thora, se fait jour à l'époque des prophètes. Les accents parfois très sévères des grands inspirés d'Israël lorsqu'ils s'attaquent au légalisme sclérosé dans lequel était enlisé une grande partie du peuple s'expliquent et par les circostances historiques concrètes dans lesquelles se place leur action, et par la fin qu'ils visent.
Il est cependant au moins exagéré de parler — on l'a souvent fait — d'une « religion des prophètes » par opposition à la « religion légaliste » représentée par la Thora de Moïse. Les prophètes ne s'attaquent pas à la Thora dont le caractère divinement révélé est pour eux incontestable. Ils s'attaquent plutôt à ceux qui se contentent d'un accomplissement purement extérieur des préceptes, en oubliant que cet accomplissement, si nécessaire qu'il soit, ne peut jamais être qu'un moyen, mais non pas une fin. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre des passages qui, à première vue, semblent dirigés contre certaines observances légales (cf. par ex. Os. 4, 6; 6; Mich. 6, 7, 8).
Toujours est-il que les prophètes mettent l'accent très fortement sur l'intention qui doit présider à l'accomplissement d'un précepte divin, beaucoup plus que sur l'exécution matérielle, sur la conduite morale de l'homme plus que sur le conformisme légal. Par là, leur enseignement marque incontestablement un progrès très grand sur le plan des conceptions religieuses d'Israël. A cela, s'ajoute le fait que, surtout les grands prophètes, Isaïe, Jérémie et Ezéchiel quittent la perspective purement nationale et donc limitée d'Israël, pour englober dans leur vision l'humanité toute entière. Dans cette perspective, le rôle d'Israël est précisément d'être le témoin, parmi les nations idolâtres, de la révélation du seul vrai Dieu, du Dieu unique; en effet, ce que Dieu vise en définitive, par l'élection d'Israël et par sa médiation, c'est la reconnaissance de sa domination souveraine par l'ensemble des peuples de la terre.
« Alors je donnerai aux peuples des lèvres pures, afin qu'ils invoquent tous le nom du Seigneur et le 'servent d'un commun accord », dit le prophète Sophonie (3,9), en parlant de l'ère messianique. Et le deutéro-Zacharie (14, 19), dans une vision analogue, décrit la royauté universelle de Dieu comme l'aboutissement et le couronnement de l'histoire d'Israël, en disant: » Et le Seigneur sera roi sur toute la terre; ce jour-là le Seigneur sera (le Dieu) unique, et son nom: l'unique! »
Les sectes
Au temps des Maccabées, Israël était menacé dans son existence même par des influences de l'extérieur. Du point de vue des idées et de l'épanouissement culturel, l'attrait de la culture grecque risquait d'aboutir à une désagrégation totale de la structure traditionnelle. C'est l'opposition, aussi farouche que courageuse, de la famille sacerdotale des Hasmonéens, qui sauva alors le peuple d'une ruine peut-être lente mais inévitable.
La réaction naturelle à ces tendances était, après la victoire définitive remportée par les Maccabées, ressourcement religieux et national, qui se traduisit par un retour à une observance plus stricte de la norme de vie d'Israël, c'est-à-dire de la Thora. Nous sommes à la veille d'un nouveau courant légaliste extrêmement puissant qui, depuis lors, façonnera de plus en plus la physionomie institutionnelle du peuple.
On a tant écrit, au cours de ces dernières années, à la suite des découvertes des manuscrits du désert de Juda, sur les sectes juives, sur leur structure et sur leur spiritualité, qu'il semble parfaitement inutile d'y insister davantage. Une chose est certaine: toutes ces sectes représentent des mouvements d'opposition contre la classe dirigeante et ses conceptions religieuses trop étroites.
Dans ce sens, les sectes, quel que soit leur nom et leur caractère spécifique, sont les héritières spirituelles des prophètes d'Israël. Ce sont elles qui se considèrent comme « le petit reste » que Dieu sauvera et au milieu duquel se manifestera à nouveau son esprit, le véritable esprit de Dieu. C'est encore par l'intermédiaire de ce « petit reste » que s'accompliront les promesses divines faites à Israël, car c'est en son milieu que se réalisera d'abord le vrai royaume de Dieu.
La secte des Esséniens était la mieux connue de toutes jusqu'à la découverte des documents dont nous venons de parler, grâce aux indications de différents auteurs, principalement de Philon et de Flavius Josèphe. D'après Philon, leur vie était basée sur trois grands principes: l'amour de Dieu, l'amour des bonnes oeuvres et l'amour du prochain.
Pour mieux réaliser leur idéal, ils menaient une existence retranchée du monde bruyant et de ses préoccupations futiles, et avaient tendance à se mettre le plus possible à l'unisson de la nature. C'est par ce contact avec la création non défigurée par l'intervention de l'homme pécheur qu'ils cherchaient à se rapprocher de Dieu, directement et sans intermédiaire. Cette attitude spirituelle les amena à rejeter le culte sacrificiel, et c'est par ce rejet qu'ils se mirent à l'écart de la société juive traditionnelle, dans laquelle les sacrifices sanglants, d'institution mosaïque, étaient considérés comme la condition « sine qua non » de tout contact entre l'homme et le monde divin.
Héritières de l'inspiration des prophètes, les sectes allèrent plus loin que leurs maîtres spirituels et finirent par mener une existence en marge du judaïsme officiel, qui tantôt les persécutait, tantôt les tolérait.
La réaction spiritualiste des docteurs
Tandis que les sectes ise placent à l'écart de la communauté qu'elles considèrent comme impure, une autre réaction vient de l'intérieur de la communauté même, contre le légalisme envahissant et étouffant. Ses représentants sont certains docteurs de la Loi qui observaient avec anxiété l'emprise de plus en plus inquiétante des rites et pratiques extérieures sur l'ensemble de la vie religieuse et spirituelle d'Israël. Ces pratiques, certes, avaient été instituées et furent multipliées dans l'unique but de sauvegarder l'intégrité du patrimoine religieux, mais ce patrimoine risquait d'être entièrement submergé par une foule d'actes purement matériels.
Cette réaction fut celle du célèbre Hillel, docteur qui vivait au début de l'ère chrétienne et qui considérait comme sa tâche principale de rendre moins pesant le fardeau des observances légales. Pour ce faire, il ne se lassait point de mettre en avant le primat absolu des préceptes moraux.
C'est à lui que la Tradition attribue une série de maximes célèbres dont voici deux spécimens qui caractérisent bien et le personnage et ses tendances. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, avait-il coutume de dire; dans ce commandement sont contenus tous les enseignements de la Thora; tout le reste n'est que commentaire. » (Shabbat, 31 a). Et encore: » Tu aimeras la paix et te mettras à sa recherche; il faut aimer les hommes et tenter de les initier à la Thora » (Abot, II, 33). Voici le jugement que la Tradition juive porte sur Hillel: « Tous ses actes étaient pour la gloire de Dieu » (Besah, 16a).
A l'opposé des tendances de Hillel, se situe son contemporain Shammdi, représentant du légalisme le plus rigide. Ces deux docteurs, Hillel et Shammdi, ont laissé leur nom à deux écoles qui adoptèrent leurs idées: une école spiritualiste, appelée « Bet Hillel », et une école rigoriste appelée « Bet Shammaï ».
Considérés d'une manière purement historique, en dehors de tout contexte proprement théologique et du seul point de vue juif, la mission et l'enseignement de Jésus se placent également dans le cadre des tendances spiritualistes de l'école de Hillel.
Si Hillel et ses disciples étaient arrivés à une synthèse entre le primat du spirituel et l'obligation des observances légales, certains épigones du grand maître étaient moins heureux dans ce domaine. Nous ne citerons ici que R. Elishah b. Aubuah (vers 135), docteur, dont l'un de ses disciples, le célèbre R. Meîr, dira plus tard « qu'à son époque il n'y eut point de maître comparable à lui pour dévoiler aux sages le sens de la Loi » ('Erubin 13a), mais qui poussa son opposition au légalisme jusqu'à transgresser en public les prescriptions mosaïques. Cette attitude lui valut l'anathème du Sanhédrin. Non seulement son enseignement fut proscrit, mais on alla même jusqu'à vouloir effacer son nom de la mémoire de ses contemporains. Ainsi, lorsque la littérature traditionnelle parle de R. Elishah, elle l'appelle toujours « Aber » un autre, c'est-à-dire un antagoniste de la doctrine officielle.
La Haggadah
L'esprit de Hillel se prolongea surtout dans la Haggadah, homélie édifiante et spirituelle sur le texte biblique. La Haggadah se place à côté de la Halakkah, interprétation légaliste des mêmes textes.
C'est dans la Haggadah que nous voyons ressusciter une fois de plus l'esprit des prophètes d'Israël. Ses paroles sont des effusions de coeur qui vivifient l'esprit. C'est en elle que s'exprime l'âme du peuple juif et c'est auprès d'elle que le juif cherche consolation dans la détresse, courage dans l'épreuve.
Nous ne citerons qu'une seule sentence qui caractérise bien l'esprit de la Haggadah et l'attitude de ses représentants les plus célèbres en face d'un légalisme de plus en plus développé et aspirant à une hégémonie religieuse absolue. la Tradition met cette sentence dans la bouche de R. Simlaï, l'un des plus grands haggadistes: « Six cent treize commandements ont été donnés à Moïse. David les ramena à onze, Isaïe à six, Michée à trois et Amos à un seul, à savoir: Efforce-toi d'arriver à la connaissance die Dieu et vis en elle » (Makkot, 23b).
Cependant les deux courants, halakhique et haggadique, sont nécessaires au même titre à la vie religieuse d'Israël. Au lieu de s'exclure, comme il semblerait à qui considère les choses superficiellement, les deux tendances se complètent si bien, que toutes deux, finalement, ont trouvé place, côte à côte, dans la Mishna et la Gemara où est codifiée toute la tradition orale.
La tradition ésotérique
Le bref aperçu historique que nous venons de donner nous a montré qu'à toutes les époques le judaïsme a produit, soit des individus, soit des courants caractérisés par le besoin de ressourcement spirituel en face d'un légalisme trop poussé. Nous avons aussi fait remarquer qu'on a pu enregistrer, à certains moments, un véritable antagonisme entre les deux grands courants, spiritualiste et légaliste.
Cependant, notre tour d'horizon serait incomplet si nous ne faisions pas mention d'un troisième courant, qui a exercé une très grande influence sur toute la vie spirituelle du peuple juif: le courant ésotérique.
A la base de toute la vie d'Israël, se trouve la Thora, la Loi divinement révélée. Le but de cette révélation, émanée de Dieu, sommet de toute perfection, est de communiquer aux créatures un reflet de la suprême perfection du Créateur. Les canaux dont Dieu se sert à cet effet sont les commandements, les misvot. Or, il y a parmi ce nombre relativement élevé de prescriptions qui, au moins à première vue, sont étonnament matérielles, ou tout au moins intrinsèquement liées à des pratiques purement extérieures.
Ce fossé apparent entre la haute élévation morale dies préceptes et leur aspect très terre-à-terre, a depuis toujours préoccupé les âmes les plus pures et les plus nobles, qui voyaient dans ce fait déconcertant une sorte de diminution de la perfection divine. Comment alors concilier les hautes exigences spirituelles de la Thora avec tous les rites, observances et cérémonies qu'elle impose?
La réponse à cette question angoissante est le fruit d'une longue réflexion et d'une profonde pénétration de l'esprit même de la Révélation divine. Les commandements de la Thora, disent les représentants de ce courant, ne sont que l'écorce, l'enveloppe des vrais secrets divins, qui se cachent derrière chaque mot, voire chaque caractère du texte sacré. La pratique des commandements, certes, est nécessaire, mais elle n'est pas l'élément principal. Le premier devoir de l'homme est de pénétrer le sens secret des enseignements de la Thora, et de s'élever ainsi au-delà de ce bas monde, éternellement imparfait et impur, jusqu'aux sphères supérieures du monde véritable qui est celui de la Présence de Dieu.
La terminologie
Lorsqu'il est question de mystique ou d'ésotérisme juifs, on pense immédiatemente à la Cabbale. C'est dire que ce terme englobe, dans l'usage actuel, tout ce qui, de près ou de loin, touche à la tradition ésotérique du judaïsme. Cependant, il n'en fut pas toujours ainsi.
A l'époque du Talmud, on désignait par le mot qabbalah, dérivé de la racine qabbel, « recevoir par tradition », la Tradition, c'est-à-dire tous les éléments de la littérature juive qui ne sont pas Thora à proprement parler, donc même les livres prophétiques et les hagiographes de. la Bible. Cependant, ce terme s'appliquait déjà alors plus particulièrement à la tradition orale, la torah she-be'al peh, par opposition à la Thora écrite, la torah she-bi-ketav.
Ce n'est que beaucoup plus tard que l'expression qabbalah se rapporte exclusivement à la tradition ésotérique. Cette tradition est désignée, dans la littérature rabbinique ancienne par un certain nombre d'autres termes, par exemple: raté torah, « mystères de la Thora » pour son ensemble, ma'asseh be-réshit et ma'asseh merkavah pour certaines de ses parties. Du temps des Geonim, nous rencontrons les yordé merkavah, mystiques dont l'objet principal de contemplation et de spéculation était le char de Dieu, la merkavah décrite dans Ez. I.
Au temps des Geonim on nous parle aussi de personnages particulièrement initiés à la tradition ésotérique, qu'on appelle ba'alé hasod, « maîtres du secret (divin) », ou anshé émunah, « hommes de foi ».
Avant que le terme qabbalah ne s'impose universellement, la mystique est aussi appelée hokhmah penimit, « science intérieure », c'est-à-dire secrète et ses adeptes sont les maskilim, terme emprunté à Dan. 12,10, ou dorshé resbumot, « ceux qui scrutent le sens (caché) des Ecritures »; ces deux termes sont synonymes de « gnostiques ». Une autre expression qu'on emploie pour désigner les initiés à la science secrète est yod'é hén, d'apres Eccl. 9,11, en interprétant hén comme abréviation de hokhmah nistèret, « science secrète ». Dans beaucoup d'écrits du Moyen Age, les cabbalistes sont appelés ba'alé ha'avodah, c'est-à-dire ceux qui possèdent la clef du vrai culte de Dieu.
Caractère général de la Cabbale
Si la Cabbale est devenue le lieu de rencontre de toutes les tendances mystiques du judaïsme, telles qu'elles se sont développées et précisées depuis l'époque du Second Temple, elle n'est cependant pas pure mystique, en ce sens qu'elle renoncerait à tout élément rationnel, pour n'aspirer qu'à l'union immédiate de l'homme avec Dieu, obtenue par un abandon total de toute individualité.
Par contre, elle a ceci de commun avec toute mystique, en ce qu'elle vise une connaissance du monde au delà de données accessibles à la seule raison, et qui ne s'acquiert que par voie de contemplation, voire d'illumination intérieure.
Cette illumination, pour le cabbaliste, s'identifie avec une révélation première portant sur les grands mystères de la Thora; une certaine tradition considère cette révélation comme antérieure à celle du Sinaï. Tandis que le mystique, dans d'autres systèmes religieux, se distingue souvent par sa liberté à l'égard de tout cadre historique, qu'il dépasse précisément par ses horizons plus larges, la doctrine ésotérique juive a ceci de particulier qu'elle reste étroitement liée à la grande révélation historique du Sinaï; d'une manière ou d'une autre, elle en fait également partie, ce qui s'exprime déjà dans le terme qabbalah, « tradition ». Cet enracinement dans la grande tradition d'Israël n'a cependant pas empêché la Cabbale de s'assimiler un grand nombre d'éléments provenant de la mystique grecque et, en partie aussi, de la mystique chrétienne.
Historiquement parlant, la Cabbale est évidemment soumise aux lois de l'évolution. Une telle conception est cependant contraire à la position traditionnelle. D'après celle-ci, le patrimoine mystique proviendrait d'une révélation primitive faite par Dieu à Adam, et dont le contenu fut transmis, sans altération, de génération en génération, par des chaînons d'initiés. Les précisions qui s'y sont ajoutées au cours des âges seraient dues, toujours selon cette thèse, à une intervention directe des forces célestes.
Dans cette hypothèse, la tradition ésotérique serait comme une anticipation partielle de la révélation du Sinaï. Beaucoup d'autres mettent cependant la tradition ésotérique plus directement à côté de la Torah she-biketav et de la Torah she be'al peh, la considérant simplement comme une partie intégrante de la révélation faite à Moïse au Sinaï. Le verbe qabbel, « recevoir par tradition », est d'ailleurs le terme employé par la Mishna (Abot, 1,1) pour la description des chaînons de tradition de la Thora orale. Conformément au procédé de la Mishna, les maîtres de la Cabbale étaient également soucieux d'établir une « généalogie » pour la tradition ésotérique, mais leurs chaînons présentent des lacunes manifestes et portent fortement le cachet de l'arbitraire.
Primitivement, ce que nous appelons actuellement, par un nom générique, « la Cabbale », était une doctrine secrète, une sorte de gnose mélangée d'éléments d'occultisme. Cette doctrine n'était pas purement mystique; elle contenait également beaucoup d'éléments cosmologiques, angéologiques et magiques.
La systématisation de ce patrimoine, assez hétéroclite dans sa structure, n'a eu lieu que tardivement, à la suite du contact des grands « initiés » du Moyen Age avec les divers courants philosophiques. C'est alors seulement que la Cabbale est devenue la « théologie mystique » du judaïsme. A cette époque également, on a essayé de répartir la matière de la Cabbale en catégories. C'est dans ce sens qu'on parle de qabbalah'iyyunit ou Cabbale théorique et spéculative, par opposition à la qabbalah ma'asit ou shimushit, Cabbale pratique ou théurgique.
La compénétration des matières à l'intérieur de la Cabbale était cependant trop marquée pour qu'il fut possible d'opérer une répartition nette. Aussi l'ensemble a-t-il toujours conservé son caractère indivis de science ésotérique, acquise par initiation et transmise de génération en génération.
Le courant cabbalistique fut toujours, indépendamment de toutes les spéculations souvent stériles qu'il a engendrées, un réservoir de forces spirituelles pour le judaïsme. Ces forces ont connu plusieurs réveils au cours de l'histoire, toujours à des époques où le rabbinisme, trope sclérosé dans le cadre des halakhot, s'est révélé impuissant à s'adapter à des circonstances 'nouvelles ou à répondre à des besoins religieux concrets.
Ces forces spirituelles se sont fait sentir surtout au plan intérieur, intime, dans le sens d'un approfondissement proprement religieux et d'une pénétration de plus en plus profonde des données révélés contenues dans la Thora. Dans cette perspective, la Thora, considérée par les légalistes comme quelque chose de strictement propre à Israël et dont la portée semble épuisée par le réseau des préceptes qu'elle établit, se transforme de plus en plus en loi universelle. Gelui qui saisit, par l'illumination ésotérique, le sens profond et caché des commandements, devient par le fait même un élément régulateur important dans cette oeuvre de création cosmique issue d'un acte libre de la volonté divine.
L'évolution historique de la Cabbale
Les débuts. — Il ne fait pas de doute que les racines de la tradition ésotérique, dans le judaïsme, sont d'une très haute antiquité. Dans certains livres bibliques, de nombreux passages semblent relever de cette tradition. Ces passages sont restés une sorte de charte pour les courants mystiques juifs de tous les siècles; l'exemple le plus connu de ces fondements bibliques de l'ésotérisme est celui de la vision de la merkavah, du char de Dieu, dans Ez. I. Mais, dans ces cas encore, il est difficile, sinon impossible, de distinguer avec exactitude entre ce qui est simplement tendance spiritualiste et ce qui est influence proprement ésotérique.
Une telle interpénétration d'éléments peut être enregistrée également dans les sectes dont nous avons déjà eu l'occasion de parler. Sur ce point encore, l'étude de la littérature découverte il y a quelques années au désert de Juda est capable de nous apporter des lumières nouvelles.
Philon d'Alexandrie essaie d'interpréter la religion juive à l'aide de la mystique hellénistique; celle-ci avait ceci de propre que, par elle, l'homme cherchait à s'abîmer dans la divinité au moyen de l'extase, et à se confondre avec elle.
Dans son traité « De vita contemplativa » — qu'un certain nombre de critiques considèrent comme un faux provenant de milieux chrétiens — Philon parle des Thérapeutes, secte juive organisée en véritable ordre religieux, et dont les membres se distinguaient surtout par leur conception mystique de la Thora, qu'ils considéraient comme un organisme vivant.
C'est encore dans les milieux judéo-alexandrins qu'il faut chercher le point de départ de cette mystique de la Sagesse qui, se basant sur Prov. 8,22, voit dans la Sagesse divine personnifiée le moyen dont Dieu se sert chaque fois qu'il agit dans le monde. Cette Sagesse a été identifiée, dans certains milieux, avec la Thora même; elle est devenue le Verbe divin tout court, expression de la puissance divine, et cette conception a donné naissance à la mystique du Logos, que nous trouvons, et chez Prilon, et dans le judaïsme palestinien.
Quant aux Esséniens, nous savons qu'eux aussi avaient des écrits ésotériques, plus particulièrement des livres de contenu angéologique let magique.
L'ésotérisme juif prendra forme définitivement et s'organisera en courant spirituel distinct sous l'influence mystique et théosophique subie en Palestine même et surtout en Egypte. Ce développement a lieu à peu près au début de l'ère chrétienne. Il est d'ailleurs incontestable que les courants dont nous parlons étaient fortement marqués par le syncrétisme dans lequel sombrait alors le monde hellénistique décadent.
Les documents de la littérature rabbinique
L'existence, à cette époque, de courants mystiques dans le judaïsme ressort d'un grand nombre de documents de la littérature rabbinique. Beaucoup d'écrits apocryphes et pseudépigraphiques, plus particulièrement les versions éthiopienne et slave du Livre d'Hénoch, les Testaments des Patriarches et plusieurs Apocalypses reflètent cette même influence.
Dans la Mishna, c'est surtout le traité Hagigah qui contient beaucoup d'éléments mystiques. Nous y trouvons indiquées deux branches distinctes d'enseignement ésotérique, la ma'asseh merkavah: spéculations sur le char de Dieu d'Ezéchiel et la ma'asseh beréshit: spéculations sur l'oeuvre de la création. Le texte fait remarquer qu'il était interdit d'exposer ces doctrines en public, devant des non-initiés. Des maîtres célèbres de l'époque de la Mishna, tels que R. Y ohanan b. Zakkaï et ses disciples, en firent l'objet préféré de leurs spéculations. La partie du traité Hagigah où l'on fait état de ces courants reproduit certainement une tradition qui remonte au Ier siècle de l'ère chrétienne.
Plus tard, l'attitude des docteurs changera à cet égard probablement sous l'influence de la gnose antinomique et de son emprise sur certains milieux juifs. La deuxième partie du traité Hagigah en est l'indice. Elle contient un défi solennel à l'adresse de toutes les spéculations gnostiques. Le texte dit à ce propos: « Celui dont les spéculations portent sur les quatre sujets que voici, mieux eût-il valu qu'il ne fût pas venu au monde: de savoir ce qui est au-dessus (du monde visible), ce qui est au-dessous, ce qui était avant (la création) et ce qui viendra après (la conflagration finale du monde) ». Mais cet avertissement semble être resté lettre morte, car toute la littérature postérieure est pleine de spéculations de ce genre.
Cependant, il ne peut être question encore d'un système ésotérique. Il y a juxtaposition d'éléments extrêmement hétéroclites, et qui relèvent des influences les plus diverses: données bibliques, éléments empruntés à la conception astrale des Babyloniens, spéculations hellénistiques teintées de platonisme et proches de la gnose.
De la rédaction du Talmud au Xlème siècle
A l'époque de la rédaction du Talmud, le foyer de la tradition ésotérique, comme de toute science et spiritualité juives, n'est plus la Palestine mais la Babylonie. C'est l'époque des yordé merkavah qui se dessine à l'horizon, de ce courant puissant qui a laissé de nombreuses traces dans la liturgie synagogale. En dehors d'un certain nombre d'hymnes, il existe plusieurs traités où sont exprimées les idées de cette école mystique.
D'autres traités de la même époque s'inspirent plutôt de la ma'asseh beréshit, oeuvre de la création, et portent donc un caractère plus cosmogonique. Dans ces traités ont été conservées et développées beaucoup d'idées chères aux yordé merkavah.
Toute cette série d'écrits a été rédigée entre le Vlème et le IXème siècle, soit en Palestine, soit en Babylonie. Remaniés plus tard à maintes reprises, ces traités ont perdu leur caractère de vrais manuels de magie qu'ils avaient au début. C'est encore à cette époque qu'on a dû commencer à se servir de la Bible à des fins magiques. Les cabbalistes du haut Moyen Age relatent qu'ils ont trouvé une tradition aux termes de laquelle toute la Bible ne serait qu'un immense assemblage de shemot, de noms divins. Dans cette perspective, l'essence de l'enseignement et de l'initiation ésotérique consiste en la science de se servir de ces noms à des fins magiques.
Toute cette littérature est d'ailleurs simplement une version « judaïsée » de la gnose tardive et décadente. Sur le plan proprement théologique, elle ne présente que peu d'intérêt, car elle n'aborde guère les problèmes de base de la vraie tradition ésotérique.
Le Sefer yesirah
Ce que nous venons de dire sous forme de constatation générale souffre cependant une exception notable. Entre le IIIème et le IVème siècle a été rédigé, très probablement en Palestine, un petit traité intitulé Sefer yesirah ou « Livre de la Création ». Ce traité contient une systématisation très originale de la cosmogonie et de la cosmologie à la lumière d'une mystique monothéiste, qui a cependant subi les influences du néo-pythagorisme et de la gnose. Les grandes autorités religieuses du Moyen Age, entre autres Rashi 2, ont vu dans le Sefer yesirah le prototype de la discipline mystique ancienne.
Certaines spéculations propres à l'époque des Géonim ont été assumées et conservées par des sectes anti-rabbiniques dont l'influence était grande, à un moment donné, en Babylonie et en Perse. Il est cependant délicat de vouloir dire avec exactitude quelles étaient précisément les traditions conservées par ces sectes et par quels canaux elles sont venues en Espagne, où elles feront leur réapparition au XIIème siècle.
Le Hassidisme allemand et le Sefer Hassidim
Il serait intéressant d'essayer de reconstituer les étapes par lesquelles les courants de la mystique juive, nés dans les pays du Moyen-Orient, se sont progressivement acheminés vers les pays d'Europe. A partir du milieu du IXème siècle, nous en trouvons des traces concrètes, bien qu'encore sporadiques, en Espagne, en France et en Italie.
Vers 1100, la mystique juive fait son apparition en Allemagne, par l'intermédiaire d'une famille, les Kalonymides qui, originaires d'Italie, étaient venus habiter Mayence.
Le premier représentant de cette mystique, qui aura désormais droit de cité dans les communautés de Rhénanie et bien au-delà, est R. Shemug b. Kalonymos (vers 1150). Elle atteindra son apogée dans la personne du fils de Shemuêl, R. Y eheudah he-hassid de Ratisbonne (1217), l'auteur du Sefer Hassidim, et du fils de ce dernier, R. Ele'azar de Worms (t 1238).
Ce mouvement, qui continuera d'exercer son influence sur la vie religieuse des communautés allemandes jusqu'au XVIème siècle, a été appelé « Hassidisme » par les contemporains.
Ge nom n'était cependant pas inconnu de la tradition juive. En effet, il fut déjà attribué aux adeptes d'un courant religieux du temps des Maccabées Dans les livres des Maccabées et chez Flavius Josèphe, nous rencontrons à maintes reprises les Assidéens (hassidim). Le Talmud les appelle hassidim rishonim: les premiers dévots ou anshé ma'asseh: hommes d'action (cf Ber., V, I). Ils se distinguaient par leur grande fidélité à accomplir scrupuleusement les prescriptions de la Thora et par la délicatesse de leurs rapports avec autrui. Peu à peu les Hassidim rishonim firent place à de nouveaux courants religieux, tels que les Pharisiens et les Esséniens. Mais le souvenir de leur conduite exemplaire se conserva longtemps, et si le Talmud veut faire l'éloge de la piété et de la charité de quelqu'un, il lui attribue volontiers le titre he-hassid, « le dévot ».
Sur le plan spirituel, le Hassidisme allemand voulait surtout arriver à une vie religieuse plus intense et plus intérieure. A cet effet, il se servait de différents moyens chers aux mystiques de tous les temps: exercices de pénitence, prière extatique, etc. Dans le domaine ascétique, ce mouvement est très proche des tendances chrétiennes analogues qu'on peut enregistrer à la même époque.
La mystique en Espagne
Vers 1200, nous rencontrons un peu partout un système cabbalistique pleinement développé. Un foyer important de tendances mystiques est à ce moment la Provence, mais le vrai centre de la Cabbale sera bientôt l'Espagne.
Ce qu'on pourrait appeler la « préhistoire » de la Cabbale, c'est-à-dire tous les courants mystiques et tous les tâtonnements de systématisation faits avant la période de pleine éclosion, ont laissé des traces dans le Séfèr Bahir, rédigé en Provence au XIIème siècle, et qui contient les éléments les plus hétéroclites qu'on puisse imaginer.
C'est à partir de ce moment, c'est-à-dire à partir de l'époque où l'ancien patrimoine ésotérique a été confronté avec les grands courants philosophiques du Moyen Age, qu'on parle de Cabbale au sens propre du terme.
Nombreux sont les philosophes juifs qui chérissent les conceptions mystiques. Ceux qui ont exercé une influence très grande et parfois décisive sur tout le développement postérieur de la Cabbale sont surtout Sa'adyah Gaon3 et, à sa suite, les néo-platoniciens tels que Shelomoh ibn Gabirol, Abraham b. Hiyyah, Bahyah ibn Paqudah, Y ehudah ha-lévi et Abraham ibn Ezra. Les oeuvres de ces auteurs seront étudiées avec beaucoup d'application par les cabbalistes du XIIIème siècle.
Au début du XIIIème siècle, le centre cabbalistique lie plus important en Espagne était Gérone. L'activité de nombreux maîtres qui y vivaient et enseignaient a enrichi la littérature mystique de plus d'une oeuvre fondamentale. Mosheh b. Nahman, appelé RAMBaN ou Nahmanide, Ya'aqov b. Sheshet, etc, pour ne citer que les noms les plus connus, ont contribué à faire de Gérone la vraie citadelle de l'ésotérisme juif.
La Cabbale extatique a trouvé son maître en Abraham Abulafia de Barcelone, qui a élaboré un système de contemplation mystique où théorie et pratique sont représentées en parties égales. Le but de cette méthode est ce que l'auteur appelle « l'illumination prophétique ».
Au milieu du XIIIème siècle, les tendances néo-platoniciennes, qui gagnent de plus en plus de terrain dans la Cabbale, sont compensées par des influences gnostiques que représentent des milieux provençaux. Cette réaction est liée principalement aux noms de deux frères, Ya'aqov et Y ishaq b. Ya'aqov hakohen, et à celui de leur disciple, Mosheh b. Shimon de Burgos.
Le Zohar
L'événement capital dans l'histoire du mouvement cabbalistique reste cependant la « découverte » du Séfèr ha-zohar, « Livre de la splendeur (divine) », qui se situe à l'époque dont nous parlons.
Ce livre, qui sera désormais la vraie Bible des Cabbalistes, fait son apparition en Espagne à la fin du XIIIème siècle. C'est Mosheh b. Shemtov de Leon, un cabbaliste de Guadalajara qui, le premier, diffuse ce traité qu'il fait passer pour l'oeuvre de R. Shim'on b. Y ohai, tannaïte de l'époque qui suit la révolte sous Bar Kokheba.
3 Sa'adyah b. Y °set al-Fayyûmi (822-942), président de l'académie de Sura. Il fut le premier auteur juif à vouloir donner une structure philosophique à la foi révélée (cf. son oeuvre principale Emunot wede'ot, « Croyances et opinions », inspiré du kalâm de la théologie musulmane).
La question de savoir qui était, en fin de compte, l'auteur du Zohar, a fait couler beaucoup d'encre au cours des siècles qui ont suivi son apparition; jamais elle n'a été résolue d'une façon satisfaisante. Les Cabbalistes « orthodoxes » ont défendu de tout temps l'authenticité tannaïtique de leur grande charte, tandis que d'autres, et parmi eux déjà des contemporains de Mosheh de Leon, ont considéré cette oeuvre comme un faux lancé par celui qui len fut le premier et le plus ardent propagandiste.
Comme souvent dans des cas analogues, la vérité en ce qui concerne le Zohar semble se trouver entre les deux assertions. A côté d'éléments manifestement anciens et qui, au moins comme traditions, peuvent très bien remonter à l'époque des Tannaïtes, on y voit des passages qui, par les anachronismes qu'ils contiennent, se trahissent immédiatement comme adjonctions tardives.
La languie dans laquelle est rédigée le Zohar est un dialecte araméen très proche de l'araméen rabbinique. Le style est celui d'un discours libre, et le tout se distingue par une absence presque totale de tout système sur le plan des idées.
Quant à sa structure, le Zohar manque de caractère homogène; c'est un recueil. Le Zohar à proprement parler, c'est-à-dire la partie du livre qui a donné le nom à l'ensemble, se présente sous la forme d'un commentaire de la Thora et suit l'ordre des péricopes sabbatiques. A ce noyau se rattachent d'autres écrits.
Les grandes lignes de la doctrine cabbalistique
Avant de continuer notre aperçu sur l'évolution des courants ésotériques du judaïsme, il ne semble pas inutile de donner une description très sommaire des grandes lignes de la doctrine cabbalistique, telle qu'elle se présente dans le Zohar.
Malgré l'extrême diversité d'inspiration des différents éléments qui constituent la Cabbale, et malgré l'absence presque totale de toute suite logique dans les idées qui sont développées dans les écrits majeurs de la tradition ésotérique, il y a, à l'intérieur de ce patrimoine, assez de traits communs pour qu'il soit possible et permis de parler d'un système cabbalistique, et ceci en dehors de tout contexte de systématisation artificielle, telle qu'on l'établira à partir du XIIIème siècle.
Quant à son inspiration de fond, la Cabbale se distingue du reste de la théologie juive principalement par le fait qu'elle admet, dans l'épanouissement de l'être divin, une multiplicité de puissances. Dans la multitude des shemot, des noms divins, la Cabbale voit la racine des manières multiples que Dieu a choisies, au cours de l'histoire, pour se manifester et pour se révéler à l'humanité. D'autre part, la Cabbale a tendance à concrétiser à l'extrême ces puissances, qui sont autant de principes d'action divine, tels qu'ils s'expriment précisément soit dans les noms divins, soit dans le système séfirotique.
Au-delà de cette conception, la Cabbale maintient fermement le principe d'une unité divine fondamentale, unité suprême, transcendante mais en même temps spirituellement immanente au monde. En professant la doctrine de l'immanence divine dans le monde créé, la Cabbale ne craint cependant pas de se mettre en contradiction avec les principes mêmes du monothéisme.
Le principe dernier
Si Dieu, d'une certaine manière, est immanent à sa création, le principe dernier de l'être divin est cependant relégué par la Cabbale dans des sphères inaccessibles. Ce principe transcende tous les attributs, toute variabilité et toute multiplicité. Comme la substance de Spinoza, il ne peut jamais être circonscrit par quoi que ce soit. Nous ne l'atteignons, de loin et très imparfaitement, que dans le balbutiement du langage, par des pronoms simples et primaires, tels que mi: qui? ou bien encore dans une affirmation de base: ayin: le néant, épuisant tous les efforts de l'expression humaine. Par analogie aux philosophies grecques de la nature, on donne aussi à ce principe dernier le nom de én sof: le sans-fin, mais dans un sens toutefois très différent des Grecs.
L'oeuvre de la création
Dans cette conception — la doctrine philonienne du Logos n'en est qu'une conséquence logique —la création ne peut évidemment pas se présenter comme l'oeuvre du principe divin dernier. Elle est due à l'intervention d'un autre principe, qui est à son tour le premier des principes appelés à l'existence par l'intervention divine. La littérature cabbalistique donne à ce principe différents noms, par exemple adam qadmon: premier homme; ze'ér anpin: celui au visage court; etc.
Ce principe n'est pas appelé à l'existence par un acte créateur dont le én sof, en vertu de sa nature, ne serait pas capable. Il est le produit d'une émanation, d'un passage direct et immédiat de substance à partir du principe divin premier. Ce processus de passage est appelé asilut, émanation. Comme dans le système néo-platonicien, différents degrés de principes s'intercalent entre le adam qadmon et notre monde matériel.
C'est dans ce sens que la Cabbale parle de quatre mondes de création, mais elle envisage beaucoup plus les forces créatrices qui y sont à l'oeuvre que leurs effets. Ces quatre mondes sont les suivants:
1. Celui de l'asilut qui est le monde de l'émanation;
2. la beriyyah, monde spirituel des essences;
3. la yesirah, qui est le monde des formes, et
4. la assiyyah, le monde de l'efficience physique, qui englobe toute l'activité terrestre.
A côté de cette doctrine, la Cabbale fait sienne la conception haggadique des mondes antérieurs, symbolisés par les « rois d'Edom », qui ont disparu progressivement jusqu'au moment où l'équilibre fut rétabli par l'apparition du monde actuel, dont l'homme est le centre.
Les Sefirot
Par ailleurs, le principe divin qui, à des degrés de densité d'être allant en diminuant, descend dans ce mondé par des phases diverses de création, est représenté par les dix sefirot, qui sont précisément dix degrés de densité d'êtres divers. Selon certaines conceptions, l'ensemble des sefirot constitue le adam qadmon. D'après d'autres auteurs cabbalistiques, les sefirot se résument dans kavod, la majesté divine. Dans leur suprême état de pureté, les sefirot constituent le contenu du monde de l'asilut. A des niveaux inférieurs, les ,sefirot se répètent sous forme d'enchaînement, l'inférieure étant toujours comprise dans la supérieure. Le même principe préside aussi à la doctrine des dix sphères célestes.
Le én sof, incapable par nature de condescendre jusqu'à se lier à un système quelconque, reste en dehors du monde des sefirot. Le seul rapport entre én sof et le système séfirotique consiste en ceci qu'il en est comme le couronnement lointain. C'est dans ce sens que kétèr, « la couronne », est parfois considérée comme la première des sefirot.
Par contre, tourtes les forces vitales et spirituelles qui s'incarnent dans les sefirot sont concentrées dans la sixième sefirah, appelée tif éret, « magnificence ». De là, ces forces descendent dans la dixiéme sefirah appelée malkhut, « royaume », qui est le point de départ de toute l'action bénéfique du monde séfirotique et de son influence sur le monde des humains.
Le monde séfirotique est divisé en plusieurs systèmes, selon les influences et les rapports entre les sefirot. Le plus important de ces systèmes et, en même temps, le plus intéressant pour nous, est celui où les trois sefirot supérieures constituent une suprême trinité, conception qui se rapproche et de la trinité chrétienne et de celle de Plotin et Hegel. Les fonctions des trois principes qui s'unissent en trinité et leurs rapports mutuels sont les suivants: élément connaissant, élément connu et principe de connaissance. Les sept sefirot qui restent se situent dans le prolongement des effets de l'élément de sagesse primaire, contenu sous forme concentrée dans la suprême trinité.
Souvent le Zohar, pour décrire les relations vitales qu'entretiennent entre elles les puissances spirituelles incarnées dans les sefirot et pour exprimer les effets bénéfiques de leur influence sur le monde inférieur, se sert de l'image des rapports entre les sexes. Dans cette conception, le destin du monde est régi par deux principes, l'un mâle, appelé « Père » ou « Roi », l'autre femelle, appelé « Mère », « matrone », Shekhinah.
Particularité de la doctrine lurianienne
Ici, il y a lieu de noter, par anticipation, quelque particularités doctrinales du système de Yishaq Luria dont nous allons encore parler.
La Cabbale lurianienne présente une théorie originale pour expliquer la manière dont est surmonté l'abîme, en soi infranchissable, qui sépare le monde des principes spirituels éternels des mondes créés. Il s'agit de la théorie du simsum ou « concentration ».
Le trait caractéristique de cette doctrine est l'affirmation d'une première négation à l'intérieur même du principe premier éternel, éminemment positif. Par cette négation est posé le principe d'une limitation qui seul rend possible l'existence de choses spécifiquement et individuellement différentes.
En tant qu'entité, cet élément négatif constitue ce que les sources de la tradition ésotérique appellent sitra ahara, « l'autre côté », c'est-à-dire le monde du Mal. Dans la pensée de Luria, le mal est né de la « rupture des réceptacles » des sefirot, provoquée par la force suréminente de l'influx divin (shéf' a), qui les fait éclater. De cette manière, l'être positif est de quelque (sorte délimité, et il apparaît un autre monde, celui des qelifot (enveloppes, écorce). Ce monde, dont la réalité n'est qu'apparente — ce qui ne l'empêche pas d'avoir une réelle efficience — constitue le revers du monde sefirotique. C'est le monde des êtres démoniaques, des shédim.
L'homme et son rôle dans l'univers
A mi-chemin entre ces deux pôles se situe l'homme, qui est au centre de la création et dont le corps reflète dans sa structure celle du adam qadmon. C'est en tant qu'être doté d'une âme raisonnable que l'homme est précisément « humain », c'est-à-dire spirituellement et moralement responsable de ses actes.
Le premier homme était un être d'une pureté toute céleste. Ses relations avec le reste de la nature animée étaient des relations de domination. En lui, l'humanité entière formait une unité indivise, source et principe des âmes de toutes les générations postérieures.
Par le péché originel, l'homme a été assujetti à la faiblesse, à l'éparpillement de ses forces, à l'obscurcissement de Gon intelligence, bref à 'toutes les catastrophes décrites par la Bible. Le redressement ne commence qu'avec les Patriarches qui, dans leur personne incarnent des forces sefirotiques particulièrement puissantes. La voie concrète de ce redressement spirituel de l'humanité se précise avec Moïse et la Révélation rattachée à sa personne; son expression la plus parfaite est la vie cultuelle d'Israël. Désormais la destinée du monde et des humains est placée sous le 'signe de l'Alliance entre Dieu et les hommes. Le but de cette Alliance est la réconciliation du monde pécheur avec Dieu, et son aboutissement sera l'ère messianique.
Qu'elles sont, à l'intérieur de ce système, les possibilités d'action de l'homme? En fonction du principe fondamental des rapports de correspondance absolue entre les mondes inférieurs et les mondes supérieurs, les influences spirituelles et leurs effets ne s'exercent pas seulement de haut en bas, mais aussi de bas en haut. Bien plus, l'impulsion première, sous forme de désir, de prière ou de kawwanah, « intention », doit venir d'en bas, pour que les flots de grâce qui jaillissent dans les sphères supérieures puissent trouver leur chemin dans le monde des humains.
De même que la position de l'homme est centrale dans l'ordre des mondes, la personne du Messie occupe une situation analogue dans l'oeuvre du salut prise dans sa totalité, et c'est lui qui est comme la garantie divine pour la vie, à tout point de vue parfaite, du monde futur.
La nature des âmes et la métempsycose
Quant aux âmes, la Cabbale ne leur attribue pas seulement l'immortalité, mais elle enseigne aussi le gilgul, la métempsycose pour toutes les âmes qui, pendant leur existence terrestre, n'ont pas atteint la suprême perfection.
Ce gilgul n'affecte cependant que la partie supérieure de l'âme. D'après la doctrine cabbalistique, l'âme est divisée en trois parties: néfèsh, la partie inférieure, siège des sensations et des penchants de l'homme, étroitement liée à sa nature terrestre; ruah et neshamah, parties supérieures qui, après la mort, s'élèvent dans les régions d'existence plus parfaites. Parfois il arrive que la réincarnation des âmes Ge fasse dans des conditions anormales. Le résultat en est alors la cohabitation dans un même corps, de plusieurs âmes.
Le monde angèlique
Tandis que la Cabbale ne prête que très peu d'attention à la nature visible en dehors du phénomène humain, elle se préoccupe beaucoup de ces êtres intermédiaires qui peuplent les cieux, c'est-à-dire les régions sefirotiques entre les sphères célestes supérieures et les sphères inférieures du monde terrestre. Ces êtres ne sont autres que les anges.
Les fonctions du monde angélique sont multiples. Certains anges sont en rapport avec les quatre éléments (feu, eau, air et terre), d'autres reçoivent les sacrifices et les 'prières pour les faire monter devant le trône de Dieu; d'autres encore sont préposés, en tant qu'anges gardiens, au destin soit d'une nation, soit d'un individu.
Parmi les anges, il y en a qui se distinguent par l'importance particulière des fonctions qui leur sont confiées. Tel est le cas de Metatron, préposé au bien spirituel de la beriyyah. D'autres anges for ment des groupes auxquels incombe une tâche particulière, comme nous le voyons dans la vision d'Ezéchiel. Le trait caractéristique du monde angélique est son mouvement incessant, bien ordonné, et conscient du but poursuivi.
Les démons
A l'opposé des anges se trouvent les « êtres de l'autre côté » les accusateurs et les séducteurs du genre humain, qui sèment la discorde et provoquent la calamité et le désastre. Toute leur existence consiste à rôder incessamment d'un endroit à l'autre, sans plan ni fin.
La mystique des nombres
L'une des conceptions les plus originales de la Cabbale est sans doute celle de la force créatrice des sons articulés dont le fondement, conformément à l'ancienne doctrine du Logos, est le Verbe primitif. La spécificité phonétique des sons, qui commence dans les noms divins, est l'expression, du point de vue de la puissance agissante, des différentes étapes de l'oeuvre de la création.
Les sons se condensent dans les lettres, otiot: signes, dont la forme et l'assemblage spécifique en mots contiennent des secrets profonds. Cela est plus particulièrement le cas lorsqu'on tient compte de leur valeur numérique. La mystique des nombres a joué un rôle capital dans la Cabbale de tous les âges; elle aussi a connu une vraie renaissance sous l'impulsion de Yishaq Luria.
Le courant èsoterique après la "découverte" du Zohar
Après cet excursus, revenons-en maintenant au développement historique du courant cabbalistique.
Parmi les grands maîtres de la Cabbale de l'époque qui suit immédiatement l'apparition du Zohar, il faut mentionner Y ose/ Gikatilia qui, par ses travaux de systématisation, a contribué à assurer à la Cabbale une place importante dans les études rabbiniques.
Le grand théologien mystique de cette époque est cependant Yishaq ibn Latif qui, s'inspirant des idées et de la terminologie philosophiques, a établi un système de théologie mystique très original et assez indépendant. Son oeuvre principale, Sha'aré shamayim, « les portes du Ciel », était conçue comme le pendant mystique du « Guide » de Maïmonide.
Approfondissement de la pensée cabbalistique
Le XIVème siècle est pour la Cabbale une période d'approfondissement. Une productivité littéraire très riche en est la conséquence directe.
En 1291, Bahyah b. Asher de Saragosse édite son commentaire du Pentateuque, dans lequel il suit les traces de l'exégèse mystique inaugurée par Nahmanide. Depuis lors, ce genre d'exégèse a droi de cité dans la tradition juive.
L'un des disciples de Bahyah, Shemtov ibn Gaon, auteur de notes explicatives sur les parties mystique du commentaire de Nahmanide, était le premier cabbaliste à s'établir à Safed, en Palestine (vers 1325).
Le cadre restreint de cette étude ne nous permet pas de donner plus de détails sur cette époque, qui fut le véritable âge d'or de l'ésotérisme juif. L'oeuvre littéraire qui résume le mieux les courants cabbalistiques avant l'apparition du Zohar est le Maarékhet ha-élohut: « traité de la divinité » d'un auteur anonyme de l'école de Ben Adret, qui se place également dans le sillage tracé par Nahmanide.
Parmi les traités cabbalistiques inspirés du Zohar, il faut mentionner le commentaire du Pentateuque de Menahem de Recanati, qui fut le premier représentant du nouveau courant en Italie.
Les créations les plus curieuses de cette fin du XIVème siècle sont deux traités anonymes, Pella et Kana, qui sont des anthologies de la littérature cabbalistique ancienne. Ces traités se distinguent surtout par leur critique de la halakhah, de la décision légale. Le but de cette critique, souvent très acerbe, est d'établir la preuve que la Thora n'a pas, comme on le prétend, deux sens différents, l'un littéral, l'autre mystique, mais un seul sens qui est précisément le sens mystique. Pour la première fois dans l'histoire religieuse du judaïsme, nous sommes ici en face d'une tendance qui va changer toute la conception religieuse dans le sens d'un univers purement cabbalistique, et qui est la négation complète et radicale de tout ce qui reste en dehors de cette conception.
La Cabbale extatique, à la suite d'Abulafia, continuera aussi de faire des adeptes, mais son influence restera limitée à un petit cercle d'initiés. C'est pourtant elle qui va préparer le terrain à la grande renaissance de l'ésotérisme juif dont le point de départ sera Safed.
L'influence de la débâche du judaïsme espagnol
Tandis que le XVème siècle est plutôt une période de stagnation pour la pensée cabbalistique, la situation changera radicalement par la grande catastrophe du judaïsme espagnol: l'expulsion des juifs d'Espagne, en 1492.
Malgré toute la ferveur que les études cabbalistiques avaient suscité jusqu'alors, elles n'avaient cependant guère dépassé les cercles des initiés. Maintenant, le courant cabbalistique quittera l'ombre et deviendra un vrai mouvement religieux, cherchant à imposer son empreinte à toute la vie d'Israël.
Les événements douloureux par lesquels passera le judaïsme espagnol feront entrer dans le cadre des spéculations cabbalistiques un nouvel élément qui jusqu'alors, n'y avait joué qu'un rôle très secondaire. Cet élément est l'apocalyptique. Le but que se propose la Cabbale apocalyptique est le tiqqun, la réparation, par des procédés mystiques, des tares inhérentes à la création à cause du péché.
Tant que ce ne furent que des individus isolés qui aspiraient à ce tiqqun, leurs spéculations se limitaient au retour aux principes cosmogoniques. Étant le désir ardent des masses juives, le tiqqun doit aboutir, d'après les grands maîtres de l'époque, à l'effondrement des forces du Mal, à la ruine de l'ordre historique compromis par le péché, bref à rien d'autre qu'aux signes avant-coureurs, d'abord négatifs, de la rédemption messianique.
Par cette tendance, la Cabbale a influencé non seulement le judaïsme du XVème au XVIème, époque de sa domination absolue et incontestée, mais aussi les époques suivantes, longtemps même après l'échec définitif des attentes messianiques qui s'étaient concrétisées dans la personne de Shabbatai Sevi, le faux Messie. Ce courant marquera, souvent sans que cela fût entièrement conscient, les réactions religieuses de milieux juifs pratiquement jusqu'à l'époque contemporaine. Le mouvement qui partira de Safed et où le renouveau cabbalistique se manifestera de la manière la plus pure et, en même temps, la plus palpable, est le dernier grand courant religieux qui a affecté le judaïsme dans sa totalité. Le Hassidisme, qui se situe dans le prolongement direct du mysticisme de Safed, restera plus tard limité à une partie du judaïsme de l'Est européen.
L'école de Safed
Dans la première moitié du XVIème siècle Safed devient le lieu de rencontre d'un certain nombre de mystiques, qui non seulement renouvelleront entièrement la théologie de la Cabbale, mais inaugureront également une nouvelle forme de vie entièrement basée sur l'enseignement ésotérique. Même les plus grands halakhistes de l'époque, tels que Yosef Karo, l'auteur du Shulkhan 'arukh , seront entièrement acquis aux idées apocalyptiques chères aux adeptes de ce courant.
Le premier maître qui a essayé d'établir un système de théologie mystique conforme à la nouvelle orientation de la pensée cabbalistique était Mosheh Cordovero (1522-1570). Sa doctrine spéculative, qui est assez différente de la Cabbale ancienne, s'est organiquement développée entre les deux dates qui marquent la publication de ses oeuvres principales, à savoir le pardess rimmonim en 1548 et le élima rabbati en 1567.
Partant d'une interprétation systématique du Zohar, — où très souvent le rapport avec le document de base devient purement formel — Cordovero développe la thèse d'une dialectique intérieure du processus d'émanation. Son originalité consiste surtout en ceci qu'il cherche à donner à ce processus une détermination causale. En outre, Cordovero établit un principe formel mystique qui préside à l'émanation de la divinité. Cette divinité, toujours d'après la thèse de Cordovero, opère dans la Révélation comme un vrai organisme.
Les disciples de Cordovero, dont les plus importants sont Abraham Galante, Eli'ezer Asqari, Shenite Gallico et Abraham Asuldi (en 1643) continuent à marcher sur les traces de leur maître, dont la doctrine fut aussi adoptée par son propre maître, Shelomoh Alqabes.
Nous assistons alors à Safed à la formation de cercles particuliers dont le but était la réalisation pratique, dans la vie quotidienne, des enseignements mystiques. Rapidement, le nouveau courant se répand aussi en d'autres pays, surtout en Italie. Il a donné l'impulsion de base à une riche littérature qui, au XVIIème et au XVIIIème siècle, prendra de plus en plus une tournure populaire. Le premier livre de cette série, le grand traité de morale des milieux de Safed, est le Reshit hokhmah de Eliyahu de Vidas, lui aussi disciple de Cordovero.
Yishaq Luria
Nous arrivons maintenant au personnage le plus important et le plus saisissant de la renaissance cabbalistique du XVIème siècle, qui imprimera son cachet définitif à tout ce courant. Ce personnage est R. Yishaq b. Shelomoh Luria (1534-1572), appelé communément « le Saint AH », surnom (ari) qui est une abréviation de ha-élohi R. Yishaq, « le divin R. Yishaq ». On lui donne aussi le nom haashkénazi, car ses parents étaient originaires d'Allemagne; lui-même est né à Jérusalem.
On peut dire sans exagération que la doctrine de l'Ani est le second événement majeur, dans l'histoire die la Cabbale, après la « découverte » du Zohar.
Son système, qui a subi très profondément l'influence de l'ancienne discipline de la hokhmat haséruf: sagesse de purification, — qui offre plus d'un trait commun avec le yoga hindou — est entièrement basé sur la méditation.
Dans sa thèse de l'origine du monde, combinée dès le début avec des éléments assez curieux empruntés à la mystique des lettres et des nombres, Luria refuse, à partir d'un certain point, tout contrôle par la raison. C'est la position la plus radicale de la mystique érigée en système propre à la réaction gnostique. Tandis que les tendances philosophiques l'avaient encore emporté chez Cordovero, la gnose pouvait enregistrer, dans le système luranien, sa plus grande victoire dans l'histoire de la Cabbale.
Il est cependant curieux de noter que le principal disciple de Luria, Hayyim Vidal Calbrese (t 1620), qui a laissé à la postérité une description systématique de la doctrine de son maître, y a supprimé une partie essentielle et très originale, à savoir celle du malbush ou de la Thora primitive, mouvement d'expression à l'intérieur du én sof.
D'autres éléments majeurs et nouveaux du système de Luria, pour les schématiser 'brièvement, sont la doctrine de l'origine de la création par simsum, par la restriction de la divinité, et celle du double rythme dans le processus qui maintient le monde en équilibre, à savoir hitpashtut histaqlut, egressus et regressus, conception opposée à l'ancienne thèse cabbalistique de l'émanation. A cela s'ajoute la thèse des cinq parsufim, configurations personnifiées des forces divines en tant qu'unités de base du monde intérieur. A la lumière de la doctrine des parsufim, les sefirot perdent leur originalité et sont dégradées au niveau de purs principes de structure.
A ces enseignements, qui bouleversent tout le système de la Cabbale ancienne, s'ajoutent une terminologie entièrement nouvelle et un symbolisme très original. Dans le système de Luria, la conception mythologique du développement du monde, basée elle aussi sur des éléments gnostiques, porte aussi un cachet très particulier. Cette thèse part de la catastrophe de l'homme primitif, considérée comme nécessaire, et se rattache à la théorie de la réintégration progressive de la lumière tombée dans la matière. C'est dans la collaboration à cette réintégration que consiste la tâche principale du mystique.
A côté du drame cosmogonique, la mystique lurianienne met en évidence le drame psychologique du péché originel, aussi compliqué dans sa structure que le premier, et la thèse de la réintegration finale de l'âme, condamnée depuis lors à errer à travers le monde.
L'élément de contemplation s'exprime essentiellement dans une nouvelle mystique de la prière, laquelle sera bientôt au centre de tout le courant lancé par Luria; elle absorbera peu à peu toutes les autres disciplines de la Cabbale.
La doctrine de Luria est centrée, beaucoup plus que les systèmes cabbalistiques qui l'ont précédée, sur une perspective messianique dont la tension intérieure deviendra de plus en plus sensible, jusqu'à son « explosion » dans la personne de Shabbatdi Sevi.
Epigones de Lulle
Les idées du Ari se répandront rapidement et ee développeront à leur tour, partiellement par des essais de synthèse avec des systèmes antérieurs.
Ainsi Shabbatdi Sheitel Horowitz essaiera441, dans son traité intitulé Shéra tal, publié en 1612, de rattacher le système de Luria à celui de Cordovero. Abraham Herrera y mêlera des spéculations néo-platoniciennes. Son livre « Puerto del Cielo » (Sha'ar shamayim) est important pour l'histoire de la philosophie en général, et sera beaucoup étudié par des auteurs chrétiens tout au long du XVIIIème siècle.
La superstition populaire et la spéculation mystique s'unissent maintenant pour mettre l'enseignement du saint Ari à leur service. De cette tendance résultent beaucoup de nouveaux usages religieux, qui ont été codifiés vers 1600 dans le Seder ha-yom de Moshel b. Mahir. Ce livre est la base de toutes les hanhagot et tiqqunim qui foisonnent à partir de cette époque.
Toutes les manifestations religieuses du courant lurianien seront enregistrées et résumées dans deux traités importants qui, plus que tous les autres, sont caractéristiques pour la physionomie spirituelle du judaïsme sous la domination presque exlusive de la Cabbale. Ces deux traités sont le Shné luhot ha-brit, en abrégé SHeLaH de Y eshayah Horowitz (+ en 1630), répandu surtout parmi les Ashkénazim, et le traité anonyme Hemdat yamin, qui jouira de la faveur des milieux sépharadites.
C'est dans la ligne de cette évolution tracée par Luria et ses épigones que s'inscrit, au XVIIème siècle, le mouvement hassidique.