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Petit commentaire du LIVRE DE RUTH à la lumière des commentaires juifs
Benoît Standaert, OSV
Le cadre du récit —1,1
Et il arriva.. (en hébreu: wayehi). C'est ainsi que s'ouvre le récit. Partout dans les Ecritures où tu lis wayehi comme proposition initiale, sache qu'un malheur est sur le point d'arriver. Voilà ce que nous disent les rabbins, et cela se voit confirmé dès le deuxième bout de phrase: "et il arriva une famine dans le pays" (cf. Esther 1,1). Une histoire qui commence si mal, cache (qui sait?) aussi un secret espoir: on sait qu'on ne pourra plus tomber plus bas, qu'on ne peut espérer que du moins pire, du vraiment meilleur...
aux jours de juger des juges
Cette expression, traduite ici dans sa littéralité, est l'objet de toutes sortes de considérations de la part des commentateurs mi-d r as h iq u es.
Etonnement des savants: pourquoi une chronologie aussi vague alors que l'époque des Juges dura bien deux siècles? Aussi une tradition, notée dans le Talmud, n'hésite pas à situer le récit historiquement dans un contexte précis: l'histoire se déroule du temps d'Ibiçân, le juge de Bethléem selon Jg 12,8. Boaz serait alors simplement identique à cet Ibiçân.1
D'autres expliquent l'expression comme suit:
« juges » au pluriel, sans sure détermination, signifie que ce n'est pas une génération en particulier qui est ici visée, mais toute génération — également la nôtre. Il y va de plus que 'une simple anecdote historique. Cette histoire nous implique et nous concerne tous. Cette relecture se verra confirmée par la suite: la ratée messianique du récit l'ouvre à toute génération. Qui pourrait encore se soustraire à ce qui y est dit?
Une troisième série de commentateurs établit un rapprochement entre l'expression "quand les juges jugeaient" et l'autre formule chronologique: "du temps où il n'y avait pas encore de roi en Israël". C'était un temps des plus chaotiques, où chacun en Israël déclarait droit ce qu'il estimait tel, sans recours à une instance supérieure, de type royal. Que l'on considère le dernier verset du livre des Juges (21,25) — qui selon la Bible grecque (LXX) précède tout juste notre verset d'ouverture. En réalité il s'agit d'un refrain du livre en question: voir Juges 17,6; 18,1; 19,1. Ce fut un temps marqué par les horreurs et les crimes les plus abominables de toute l'histoire d'Israël, notamment avec les Benjaminites (Juges 18- 20). C'est justement pour cela, déclarent les rabbins, qu’une famine vint dans le pays". Juste châtiment pour ces juges qui, chacun, jugeaient à leur guise.
Mais, nous disent certains fins lecteurs, si Dieu envoie une famine sur la terre, cela ne signifie pas encore que le génération soit pourrie. Dieu peut justement mettre à l'épreuve une génération bonne et zélée, afin de la rendre meilleure! Dans notre cas, si l'on rapporte que seul un homme, avec sa femme et ses fils, a quitté la Terre, et personne d'autre, ne faut-il pas en conclure que cette génération-là était excellente, oui, vraiment exemplaire?
Certains exégètes s'étonnent davantage de l'expression redoublée: "aux jours de juger des juges". Ils estiment que le verbe juger doit avoir les juges comme objet, non comme sujet. De fait, si les juges sont sujet, n'y a-t-il pas là pure tautologie? Mieux vaut donc lire: "aux jours où les juges se voient jugés". Et ici également deux lectures sont possibles. Ils sont jugés par Dieu, qui veut mettre fin à l'iniquité des juges (cl. Ps 82). Ou encore ils se voient jugés et contestés par leurs contemporains, comme dans le cas illustré: "Si le juge dit à quelqu'un: 'Ote la paille d'entre tes dents', l'autre lui réplique: 'Enlève la poutre d'entre tes yeux!'" et le Midrash de s'écrier: "Malheur à la génération dont les juges se voient jugés — par leurs contemporains; et malheur à la génération dont les juges doivent être jugés–par runique Juge!"
Voilà le récit tendu sur la trame, avec pas moins de quatre voies d'interprétation! Récit résolument ouvert, que l'on peut lire à tous les niveaux, – "littéralement et dans tous les mine comme a, dit-on, répondu Rimbaud à une dame qui lui demandait comment lire ses poèmes. Lectures historique et transhistorique, morale et bien au-delà de toute moralisation. Histoire de sujets humains, et histoire où le lecteur sait combien Dieu est loin d'être absent. Lectures qui nous impliquent tous, quelle que soit la distance qui nous sépare de cette histoire, dans le temps comme dans l'espace.
et un homme partit de Bethléem en Juda
Chaque fois que dans les Ecritures tu rencontres "et il s'en alla..." (wayyelekh), sache nous disent les maîtres du Midrash, que tu as affaire à une aventure. Et un maître espagnol du Moyen-Age de préciser: "Sache que tu as affaire à une aventure, et qu'il n'y en a pas qui ne soit messianique" (propos rapporté par Armand Abécassis).
Notons que cette ouverture ("et un homme partit de la maison de...") rappelle de façon frappante un passage-clé de la Torah, et que c'est l'unique passage strictement parallèle! En Exode 2,1, alors que l'histoire de Moïse va commencer, il est dit: "Un homme" – à savoir Amram, le futur père de Moise –"de la maison de Lévi" "s'en alla" pour prendre une fille de Lévi (à savoir Yokhébed). Amram, dans la période de crise que vit le peuple soumis au joug Egyptien, s'aventure et reprenant femme, met en branle toute l'histoire qui s'avérera être une histoire salvifique, sous la conduite de reniant né de cette aventure, Moise, le premier sauveur. De la démarche d'Elimélekh naîtra finalement un enfant, grand-pare de David, figure du Messie, sauveur ultime de toute l'histoire.2 La dimension messianique se trouve au terme de ce que nous allons lire, elle y est même dès les premiers mots pour qui sait déchiffrer récriture.
pour aller vivre en émigré dans les champs de Moab
Quelle trahison! Voilà ce que s'écrient en choeur les rabbins, alors qu'aucun Père de l'Eglise ne semble percevoir une telle connotation.
Quelle terre peut être meilleure que celle promise à nos pères? et s'il y a famine, comment s'en aller tout seul? Elimélekh, n'était-il pas un "'Ish" – un homme d'importance – à Bethléem, un riche même, comme l'avoue Noémi en 1,21? Ne devait-il pas rester et vivre la solidarité avec tous, notamment avec les plus éprouvés?
Rabbi Meir s'interroge sur le nom de notre héros: Elimélekh. Il interprète: "A moi (sera) la royauté". La traduction la plus évidente serait: mon Dieu (EH) est Roi. Mais si, de fait, quelqu'un s'enfuit de la terre lors d'une famine, comment Dieu serait-il Roi sur un tel sujet? L'exégèse de R. Meir comporte sans doute aussi une signification plus profonde. Elle ne rend pas seulement compte de la conduite blâmable du héros – qui attire à lui (eli) ce qui revient à Dieu (81) – mais elle ouvre une plus large perspective: "A moi reviendra la royauté" car en définitive c'est bien par lui, et malgré tout, que David, figure du roi Messie, verra le jour (4,17.18-22) "Nomen est omen". Son nom reste un présage.
Ce que Rabbi Meir nous laisse entendre ici, c'est que Dieu établit son règne, même à travers ceux qui se détournent de Lui, en s'attribuant ce qui Lui revient. "Dieu écrit droit avec des lignes courbes" (proverbe portugais). Le récit, si mal débuté, aboutira tout de même à sa destinée ultime, au projet messianique que Dieu inscrit au coeur de toute histoire, et au creux de chaque nom propre.
dans les champs de Moab
Moab est le pays où réside un peuple né d'une union incestueuse. C'est ce que nous raconte la Genèse, au chap. 19 (y. 30-38). Pour s'assurer une progéniture, les deux filles de Lot se voient contraintes, vu la solitude du lieu, à offrir du vin à leur propre père et, une fois enivré, à l'approcher pendant la nuit. Les filles en concevront chacune un fils: l'un sera appelé "Moab" (= "tiré de mon père"), l'autre BenAmmi (= "fils de mon parent"). Ce sont les ancêtres des Moabites et des Ammonites. La législation deutéronomique est particulièrement sévère à leur égard. Après la loi sur le bâtard, on lit:
Jamais l'Ammonite et le Moabite n'entreront dans l'assemblée du Seigneur; même la dixième génération des leurs n'entrera pas dans l'assemblée du Seigneur... Jamais tu ne rechrcheras leur prospérité ni leur bonheur, tant que tu seras en vie. (Dt 23,4.7)
Lors de la réforme après l'Exil, sous Esdras et Néhémie, on citera explicitement ce texte pour condamner tout mariage mixte (voir Néhémie 13,13; cf. Esdras 10). Les pages de Nombres 22 à 25, qui relatent le passage de Moise et du peuple par le territoire de Moab, avant l'entrée en Terre promise, donnent une explication à cette sévérité. Dt 23,5-6 s'appuie sur ce passage pour justifier la règle de conduite prescrite. Moab fut un désastre (prostitution sacrée avec les filles de Moab, fléau qui coûta la vie à 24.000 fils d'Israël). Elimélekh, en fuyant vers Moab, fait un choix qui remplit le pieux lecteur, formé à la Torah de Moïse, d'un sentiment d'aversion. Comment tomber si bas, s'écarter si loin de l'élection divine?
Au pays de Moab - 1,2-7
Ruth (3) la Moabite. Cette épithète retentira jusqu'à sept lois dans le livre. Ce mot qui, à premier abord, avait quelque chose d'ignominieux, ne deviendra rien moins qu'un titre de noblesse, aussi inoubliable que l'héroïne même du récit.
Pourquoi la femme et les fils ne sont-ils mentionnés qu'à la fin de la phrase? se demandent les rabbins. L'initiative du départ est prise par le seul Elimélekh. C'est à lui qu'incombe en premier lieu la faute.
Péché et espérance, mort et vie
Voilà l'histoire amorcée: dans la crise, un individu se tire d'affaire en fuyant le pays et il entraîne femme et enfants. Le commentaire juif nous aide à discerner combien celle démarche s'écarte de la voie de la Torah, mais aussi comment de tels écarts n'excluent pas malgré tout les raisons d'espérer.
Les cinq premiers versets, dans leur brièveté saisissante, décrivent l'aventure d'Ellmélekh. Arrivé Moab, espérant y survivre dans la condition provisoire de "passant" (la-gour 1,1), il y trouve la mort. Après la mort du père, les fils l'un après l'autre s'aventurent à épouser des Moabites. Oui ne se souvient de l'horreur de Ba'al Péor où "le peuple commença à se livrer à la débauche avec les filles de Moab" (Nombres 25,1)! Maintenant les fils doivent nécessairement "s'établir" (yashab) là, au lieu de demeurer comme leur père es passants. L'aliénation e poursuivant, le jugement continue lui aussi de 'appesantir: les deux fils trouvent également la mort n celle terre étrangère. La femme resta seule, ans ses deux enfants, ni son mari, Désolation extrême de cette femme seule: elle rapelle Job, au terme du prologue du livre qui porte son om; ou encore Jonas ayant tenté en vain d'échapper à la mission dont la Parole l'a investi. Elle eut aussi évoquer le peule lui-même, au terme 'une longue captivité Babylone.
Or c'est justement de ce point extrême de solitude et d'aliénation que va jaillir, comme une source inespérée, un commencement absolument nouveau. Dès le verset 6, l'histoire bascule: si la montée vers les hauts-plateaux de Moab a été curieusement une chute précipitée, une dégringolade on ne peut plus terrible, dès le premier mot du verset suivant: et elle se leva (du verbe ohm), on assiste à une remontée qui ira d'ascension en ascension, et qui ne connaîtra de fin qu'avec la venue, au-delà du dernier verset du livre, du Messie davidique.
Ruth et Jonas
Noémi se lève (ohm) et revient (shûv) des champs de Moab, parce qu'elle a entendu ce que le Seigneur a fait à son peuple. Jonas le prophète "se lève" également (1,1), mais pour s'enfuir et échapper à la Parole que le Seigneur lui a adressée. Les deux récits ont une même amorce (quelqu'un "se lève" à la suite d'une parole entendue) et expriment un même mouvement, mais dans des directions diamétralement opposées: Jonas doit quitter la terre pour prophétiser à Ninive, la paienne; Noémi retourne de Moab, terre Wenn°, pour rejoindre la terre de ses pères. Jonas désobéit, sciemment; la belle-fille de Noé-mi obéira on ne plus librement. Dans les deux récits, l'adhésion de foi au Seigneur occupe une place centrale.4 Cette foi ouvre de part et d'autre un espace impressionnant pour le non-juif: le Moabite et les Ninivites. L'universel et le particulier y sont pensés ensemble, sans que jamais l'un ne soit sacrifié à l'autre. Un même souffle traverse ces deux écrits, apparemment si différents quant au genre littéraire, mais en réalité si proches l'un de l'autre quant au style et à la pensée.
Sur le chemin du retour –1,8-22 Orpa et Ruth.
Sur le chemin du retour (le verbe shûv revient jusqu'a 12 fois en ce premier chapitre - ce qui en fait une parole-clé - où "conversion" et "retour de l'exil" résonnent en écho), a lieu un entretien fort animé entre Noémi et ses deux belles-filles. De tels échanges en cours de route ne manquent pas de parallèles dans les Ecritures: on songe à Abraham en route avec son fils Isaac vers la montagne que Dieu a désignée (Gn 22). Dans les Evangiles, on voit Jésus tonner ses disciples alors qu'ils sont "en chemin" (l'expression encadre la grande section de Mc 8,27 à 10,52; Luc inscrit cinq blocs d'enseignements de Jésus dans la grande "section de voyage", allant de 9,51 à 17,11; cf. 13,22). Chez Matthieu, on peut noter l'échange vif et sévère que Jésus engage avec deux disciples hésitants, au moment de mo ter dans la barque pour passer sur l'autre rive (8,18-23).
Jusqu'à trois fois, Noémi mettra Ruth à l'épreuve et lui conseillera de retourner chez elle (y. 8,11 et 12). Tant les rabbins que les mares de la vie monastique enseignent qu'il ne faut jamais donner un accès facile à ceux ou celles qui veulent entrer dans la nouvelle communauté. De part et d'autre on donne pour règle d'éprouver le candidat "jusqu'à trois fois".5
A la première tentative, Noémi renvoie ses belles-filles, mais ne manque pas de les bénir en même temps: "Que le Seigneur agisse envers vous avec fidélité (hesed), comme vous avez agi envers les défunts et envers moi". C'est la toute première parole prononcée dans le livre, et on la trouve dans la bouche de la femme la plus éprouvée. Quelle foi anime cette femme puisqu'elle n'affirme rien moins que ceci: le Seigneur étend sa hesed, sa bonté et fidélité même sur cette terre étrangère, même chez ces Moabites que la loi du Deutéronome tient pourtant à l'écart "jusqu'à la dixième génération" .6
Les tentatives successives de Noémi pour décourager Ruth n'ont comme seul effet que de manifester jusqu'au bout la libre et joyeuse confession de Ruth, prête à entrer dans toutes les exigences de la vie juive.
6
Les rabbins explicitent le ialogue des versets 16 et 17:
– Noémi déclare: "Je vais vers la Terre d'Israël. Là j'aurai à observer tous les commandements".
– Ruth lui répond: "Où tuiras, j'irai. Où tu passeras la nuit, je la passerai".
– Noémi: "Notre peuple a reçu 613 commandements à accomplir".
– Ruth: "Ton peuple sera mon peuple".
– Noémi: "Chez nous, toute idolâtrie est interdite".
– Ruth: "Ton Dieu sera mon Dieu".
Qui accueille le règne de Dieu, accueille le joug de tous les commandements. Dans toute la littérature prophétique l'alliance avec ses ordonnances est traduite par la belle expression: "Je serai leur Dieu et eux seront mon peuple". Ruth ne dit rien moins que ceci: "J'accepte l'alliance".
– "Où tu mourras, je mourrai et désire être enterrée; unies dans la vie, unies dans la mort, et cela en terre d'Israël – la terre qu'Elimelekh avait pourtant fuie pour mourir en terre étrangère: "Qui est enterré en terre d'Israël est comme quelqu'un qui est enterré sous Fauter (Talmud).
Ruth y ajoute un serment. La tournure se retrouve ailleurs dans la Bible: le pire que Dieu puisse nous faire subir est à peine pensable; et ce pire ("ceci et cela"), évoqué dans le serment, exprime à quel point on est prêt à s'engager dans ce qu'on vient de dire.
Habituellement de tels serments invoquent le nom de Dieu (Elohim). Ruth a choisi le Tétragramme (YHWH). Elle semble connaître déjà ce Nom révélé à Moise et, prononçant le serment, elle vient se réfugier sous le Nom de la Miséricorde (YHWH) plutôt que sous celui de la Justice (Elohim).
Convaincue de la terme résolution de Ruth, Noémi n'insiste plus et se laisse accompagner. "Ici tu apprends qu'après la troisième fois, il ne faut plus insister" (Rashi).
Ruth s'attache à Noémi et, à travers elle, à son peuple, sa terre, son Dieu. Ruth s'engage, mais rien dans le texte ne permet d'en savoir le comment ni le pourquoi. Lecteurs, nous sommes acculés à penser quelle agit gratuitement, ce qui signifie "pour rien", mais aussi "par amour". Il nous est sans doute difficile de construire notre vie, nos choix, nos préférences autour d'un tel "rien", mais il est de ces "riens" d'une telle qualité qu'ils l'emportent sur tout le reste. Ruth la Moabite incarne, dès ce premier chapitre, cette liberté, dégagée absolument de tout. Désintéressée, elle ne peut tenir d'autre discours que celui de l'amour: "Parce que toi, tu es toi. Parce que Lui, c'est Lui". L'épreuve que lui fait subir Noémi révèle chez Ruth cette qualité de fond de sa démarche, mais elle implique aussi que Noémi elle-même soit entièrement en mesure de l'accueillir. Il y a une Ruth au fond de toute Noémi. Les deux veuves reprennent le chemin "ensemble" (y. 19, cf. Abraham et Isaac après leur échange, en Gn 22), si différentes dans leurs origines, et si semblables du fait de leurs épreuves. Quant à leurs destinées, elles se savent désormais unies à la vie à la mort.
Qui est Ruth et qui est Noémi? Lire le texte, c'est se l'approprier à nouveau dans l'aujourd'hui des rencontres. Les identifications varieront de communauté en communauté, et de génération en génération (Ruth, la prosélyte; Ruth, l'Eglise qui vient des Nations; Noémi, la communauté d'Israël, la Synagogue, etc...).7 Mais la qualité du lien unissant Ruth à Noémi, et de l'accueil que celle-ci reçoit de sa belle-mère, peut servir de modèle à toute rencontre — entre personnes ou entre diverses traditions, des horizons nouveaux s'étant ouverts depuis ce que l'on a appelé "l'ère d'Assise" (1986). Quand une moniale chrétienne accueille un moine bouddhiste, par exemple, cela peut évoquer pour nous Ruth la Moabite.
Retour à Bethlehem
A leur arrivée à Bethlehem "toute la ville" est présente. Le Midrash s'interroge: "Comment se fait-il que toute la ville soit rassemblée? Quelle en serait la raison?" Les uns pensent: "C'était le jour de l'Omer, où l'on vient apporter les premiers fruits de la Terre" (cf. le v. 22). D'autres nous disent: "Au moment où elles arrivent, on est en train d'enterrer la femme de Boaz. La ville est tout entière réunie pour les funérailles. Tandis que l'on enterre la première épouse, voici qu'arrive l'autre, la future »
"Est-ce là Noêmi?"Ele est devenue méconnaissable. Elle-même prononce comme une lamentation. Elle ne mérite plus ce beau nom de Noémi ("Ma complaisance"): "Appelez-moi Mara, l'amère". Et à Dieu elle donne le nom de Shaddaï voir Genèse 17,1, ou encore Job 27,2). L'étymologie populaire interprète ce nom comme suit: "El Shaddaï est le Dieu (En qui dit "Dar' -jusqu'ici! cela suffit! Tu as assez souffert!" Il met une limite à nos souffrances.
Le dernier verset clôt le premier chapitre: le mouvement de départ et de retour se boucle, et un espoir pour la suite se dessine: "Elles arrivèrent Bethléem au début de la moisson de l'orge.
Cela signifie aussi, disent les rabbins, qu'elles arrivent trop tard: elles n'ont pas semé, elles n'auront rien à récolter.. Il ne leur restera qu'à mendier...
La moisson de l'orge a lieu en avril-mai. La lecture du livre de Ruth le jour de la Pentecôte, ou Fête des Semaines, est souvent expliquée à partir de ce dernier verset (1,22). Ce jour-là, disent des traditions plus tardives, on se souvient également de la naissance de David. Le livre de Ruth se prête bien à une telle mémoire: le récit commence à Bethléem, la ville de David (voir 1 Sa
muel 16 et Michée 5,1 ss.) et s'achève avec une double mention de sa naissance (4,17.22). On voit converger ainsi trois motifs qui justifient la lecture de Ruth à la Pentecôte, selon la tradition de la Synagogue:
— le temps de la moisson de l'orge (1,22)
— la fête même de la Pentecôte, avec l'alliance du Sinaï, étendue ici jusqu'a la Moabite, Ruth
— la naissance de David, descendant d'Oved, le fils de Ruth (4,22).
A Bethléem: la glaneuse — 2,1-3,6 Dans le champ de Boaz
Les chapitres deux et trois forment un diptyque. Les deux scènes se jouent l'une de jour, l'autre de nuit. De pan et d'autre il s'agit d'une rencontre entre Ruth et Boaz, amorce d'une alliance qui ne pourra se conclure effectivement qu'au dernier tableau du chapitre 4. Noémi apparaît au début et à la fin de chacun des deux tableaux. Le centre est occupé par un dialogue entre la jeune veuve moabite et Boaz, le parent d'Elimélekh. Il y a à la fois parallélisme et progression entre les deux épisodes. L'initiation de Ruth se fait par étapes et les attributs de "rigueur" (din) et de "bonté" (hesed) accompagnent en parfait équilibre chaque nouvelle démarche.
Noémi avait du côté de son mari un parent Ce premier verset informe le lecteur qui devient ainsi capable de mieux comprendre la suite. Cela provoque en même temps une certaine tension, d'ordre dramatique, dans la lecture: Ruth, la protagoniste, ne semble aucunement savoir ce que nous avons appris déjà. Elle agit au petit bonheur, pourrait-on dire, et gratuitement, sans calcul aucun. Ce n'est qu'à la fin (v. 20) que sa belle-mère l'informera du lien de parenté qui unit Boaz à Elimélekh, le père de Mahlôn, son mari défunt.
Ruth prend l'initiative d'aller glaner dans les champs; elle expose son projet à Noémi. Elle n'ira qu'après avoir entendu le Va, ma fille. En soi, son entreprise témoigne qu'elle accepte sa condition de femme pauvre, obligée de mendier. En même temps, elle soutient ainsi sa bellemêre. Les rabbins insistent ici sur son humitlié (anawah). N'était-elle pas princesse en Moab, fille du roi Eglôn? 8
Vulnérabilité
Glaner des épis à suite des moissonneurs était chose autorisée quand on était réduit à la pauvreté. La Loi prescrivait même de tenir compte, lors des récoltes, de la condition des plus démunis et de laisser systématiquement telle et telle partie du champ à leur disposition (voir Dt 24,1922; Lv 19,9-10; 23,22). Encore fallait-il que les pauvres en question "trouvent faveur auprès des propriétaires. Ruth s'engage avec cet espoir derrière celui aux yeux de qui je trouverai faveur (y. 2). On est frappé par sa grande ouverture et sa vulnérabilité. Elle est vraiment pauvre – "anaw" – dans la plénitude du sens que ce mot a acquis au cours des siècles en Israel. Elle assume la rigueur de sa condition (le din); et tout en elle est ouvert au hesed, la bienveillante générosité de l'autre. Elle attend et espère qu'elle pourra "trouver grâce aux yeux" d'autrui. Du fait de sa capacité d'ouverture, cet autre entrera dans sa vie avec les traits même du tout Autre. En fait, cette confiance et extrême vulnérabilité font qu'elle trouve quasi immanquablement celui qui pourra la sauver, elle et la maison d'Elimélekh.
sous les alles...
Dans l'échange, Ruth s'affirme pour ce qu'elle est: une étrangère, une inconnue (nohriyah, v. 10), pas même une de tes servantes (v. 13). Ce que Boaz lui dit, au centre du chapitre, constitue un véritable éloge: Ne se voit-elle pas comparée à Abraham pour avoir "quitté père, mère et pays natal" afin de s'adjoindre à un peuple inconnu? Aussi l'expression: venir chercher refuge sous les ailes du Seigneur; Dieu d'Israël correspond depuis lors à la définition même du prosélyte. Dans les psaumes on retrouve couramment ces "ailes" du Seigneur (cf. 17,8; 36,8; 57,2; 63,8; 91,4 etc...). Le plus souvent la tradition juive y associe le sanctuaire et rapproche ces ailes de celles des Chérubins dans le Saint des saints. L'exégèse chrétienne relit le passage en songeant aux bras écartés de Jésus suspendu à la croix. "Venir s'abriter sous les ailes..." signifie alors: se tenir avec Marie et l'autre disciple sous la croix et entrer dans la communauté qui naît là. Le psaume 91, prié traditionnellement à la tombée de la nuit, exprime d'un bout à l'autre cette protection divine, vécue "à l'abri d'Elyen, à l'ombre de Shaddai, sous les ailes de mon Dieu »
Béni soit le Seigneur
Ruth, dans sa pauvreté, va être nourrie, rassasiée, et même avoir du reste. Le Talmud commente: "Elle mangea en ce monde; elle tut rassasiée aux jours du Messie; elle eut du reste dans le monde à venir". C'est découvrir en un verset la dynamique de toute l'histoire – celle de Ruth comme celle que nous vivons, un millénaire après l'achèvement du Talmud.
En un seul jour elle a glané tout un épha, c'est-adire quelque 36 litres d'orge! Quel jour béni, quelle rencontre bénie! Noémi l'accueille à son retour et ne cesse de prononcer des bénédictions (cf. v. 19 et 20). Dans le livre de Ruth la vie, si éprouvée soit-elle, reste articulée et traversée par la berakhah: on accueille tout en bénissant, et on ne s'approprie rien – pas même la souffrance – sans bénir. Jours de bonheur et jours de malheur, Dieu lui-même ne cesse de bénir et d'être béni, voilà ce que nous pouvons apprendre la grande école de Noémi (cf. 1,8 – sa toute première parole, la première qui retentit dans le récit).
Le go'el ou racheteur
Cet homme nous est proche; c'est un de nos racheteurs. Ce lien de parenté avait été signalé dès le début du chapitre 2. Ruth n'en savait encore rien. Elle apprend ici que ce lien comporte selon la Torah un devoir, et avec ce devoir une possibilité de sortir de la misère. Ce devoir ne s'accomplit toutefois pas automatiquement.
L'homme en question n'est as le seul racheteur–et n ne sait toujours pas s'il onsentira, lui, à exercer on droit de rachat – mais I y a certes de l'espoir. Ruth, elle, a agi selon sa ondition et sans calculs, et l'homme a reconnu tout ce qu'elle a fait envers sa belle-mère après la mort
e son mari" (v. 11). S'il est apable de reconnaître ce-a, n'agira-t-il pas lui aussi selon toute la justice?
.. jusqu'à la fin de la moisson de l'orge, puis de la moisson du blé. Cela fait ne période d'environ trois mois, dit le Midrash, Entre les deux moissons, il y avait un laps de temps de deux à trois semaines.
Ruth demeurait chez sa belle-mère. Trait final du chapitre – conclusion statique, qui, par effet de contraste, appelle le rebondissement de l'action au tableau suivant, avec le début du chapitre 3, où il sera question de trouver une autre habitation pour Ruth.
Ma fille, ne dois-je pas chercher à t'établir afin que tu sois heureuse (3,1).
Cette fois, c'est Noémi qui prend l'initiative. Assurée de la fidélité de Ruth, elle l'envoie dans la nuit se coucher aux pieds de Boaz, alors que celui-ci, fatigué et rassasié, sera gagné par le sommeil.
Pour qui se rappelle l'origine des Moabites, le programme de Noémi évoque étrangement la nuit des filles de Lot qui enivrèrent leur père deux soirs de suite, puis couchèrent avec lui pour s'assurer ainsi une progéniture (Gn 19,30-38). Moab ("tiré de mon père") est le nom d'un des deux enfants nés de celle union incestueuse. Est-ce cela que Noémi lui demande? Ruth, doit-elle repasser par la nuit de son aïeule, et racheter de cette façon la conception ignominieuse de son ancêtre Moab?
Ruth n'a qu'une parole: Je ferai tout ce que tu m'as dit (v. 5; cf. 1,16-17), et elle l'exécute littéralement (y. 68). Etonnante conjonction de soumission et de liberté chez celle femme: elle reste fidèle dans son extrême vulnérabilité et accepte l'aventure. Obéissance et liberté créatrice ne font qu'un dans sa vie toute donnée. Au cours du récit, par touches successives, de chapitre en chapitre, se dégage l'irrésistible liberté qui habite la personne de Ruth. Sa simplicité et sa droiture l'acheminent vers une démarche qui camprte les plus grands risques, et cela comme joyeusement et avec assurance. Pour qui sait lire, din et hesed, rigueur et vulnérabilité, se retrouvent chaque fois associés dans ses paroles et dans ses gestes. On se souviendra ici que hesed en hébreu peut aussi signifier: "inceste". Ruth repas sera donc par la nuit de l'inceste de ses ancêtres,
avec cette différence toute fois qu'elle agit selon toute la rigueur de la Torah. En cela, ne fait-elle pas l'acte de tiqqun ou de redressement nécessarie ? Voyons ce que cette nuit lui réserve.
Boaz et Ruth dans la nuit – 3,7-18
Au milieu de la nuit, Boaz se réveille (y. 8). Sa question Qui es- tu? provoque une des plus belles déclarations du livre: Moi, je suis Ruth, ta servante! Etends ton manteau (lift. ton aile) sur ta servante, car racheteur tu es! Libre et forte, elle s'engage: "Moi, je suis Ruth!", mais elle reste entièrement consciente de la distance et des rapports qui existent entre eux: "ta servante" (à deux reprises). Franche, elle donne l'ordre: "Etends ton aile..." mais elle s'appuie pour cela sur ce qu'elle sait du droit et de la Torah en Israël: "Car go'el - racheteur - tu es!" Quoi de plus beau que ces paroles qui, a début et à la fin, établissent le lien, mais dégagent aussi avec force le vis-à-vis: Anokhi Ruth._ Go'el anal Moi, je suis Ruth... Racheteur tu es!".9
Bénie sois-tu, ma fille
Boaz aurait tout aussi bien pu la maudire, dit le Midrash, mais Dieu inclina son coeur à la bénir. Pauvres ou riches Rav Shmuel ben Isaac dit:
"Une femme préfère le plus souvent un homme jeune et pauvre à un vieillard riche". Boaz était vieux, il avait même, nous dit le Midrash, quatre-vingts ans!
Tu es une femme de valeur! (gevereth haï»: l'expression se trouve en tête du poème alphabétique qui clôture le livre des Proverbes: "Une femme de valeur – "forte', comme on traduit parfois – qui la trouvera?" (31,10). La voici, et c'est celle qui convient à cet ish hall – cet homme de valeur – qu'est Boaz, d'après sa présentation en 2,1!
Mais l'histoire connaît une ultime péripétie: dans l'entretien Boaz révèle qu'il existe un parent plus proche d'Elimélekh qu'il ne l'est lui-même. Le droit de celui-ci passe donc avant le sien. Autant il est prêt s'engager vis-à-vis de Ruth, de Noémi et d'Elimélekh, autant il tient à respecter la priorité de droit de ce parent. Hesed et clin – amour et droit rigoureux –une nouvelle fois se croisent et obligent Ruth autant que Boaz à une qualité d'amour guigno1 rent tous ceux qui n'ont pas de Torah.
Reste couchée jusqu'au matin- sans époux, précise le Midrash, car la nuit prochaine tu ne seras plus sans époux.
De même qu'il y avait quelque obstacle à franchir pour arriver de nuit auprès de Boaz endormi, de même il y a maintenant difficulté à rejoindre la ville. Qu'on ne sache pas que celle femme est venue sur l'aire. La rencontre nocturne de Ruth avec Boaz est entourée comme d'un grand cercle noir, de même que l'on peut voir, sur certaines icônes de la Transfiguration, le Christ lumineux pris dans un large cercle noir qu'il traverse. La beauté de cette nuit que le texte entoure d'un parfait silence échappera pour toujours à ceux qui, dans leurs savantes lectures, croient découvrir ici quelque insinuation de sensualité. Les "gens de la ville" ne doivent pas savoir que cette femme est venue ici sur l'aire, dit le texte. Ils ne comprendront pas, jamais. The rest is silence.
Le dernier geste de Boaz a suscité bien des commentaires chez les rabbins: Il lui mesura six parts d'orge qu'il chargea sur elle.
Geste symbolique qui comble la petite Moabite. Ces "six orges" (ainsi littéralement) ont Ôté identifiés avec les six plus illustres descendants de Ruth:
1. David (1 S 16,18),
2. Ezéchias (Is 9,5-6),
3. Josias (Jr 17,8),
4. Ananias, Misaél et Azarias (Dn 1 ,6),
5. Daniel (Rn 5,12) et
6. le Messie (Is 11,2)."
Six parts
Quelle mesure faut-il imaginer dans ce cas?
– Six "amers": mais alors Boaz a donné moins que le premier jour!
– Six "éphas": cela ferait quelque 215 litres!
– Six "séas": cela revient 72 litres.
A quoi l'on répond: en tant u'aNule du Messie, Ruth a bien la force de porter out cela! Une dernière opinion est celle-ci: "Six" équivaut à "un sixième" de séa. C'est juste ce qu'il faut pour deux personnes durant une journée! Boaz dit donc: "Ne t'inquiète plus pour demain. Aujourd'hui même, je réglerai cette affairer
Attente dans l'aujourd'hui de Dieu
Ruth rapporte tout à sa belle-mère. Celle-ci la prépare à la suite. "Assurément cet homme n'aura de cesse qu'il n'ait mené bonne fin cette affaire aujourd'hui même". Ruth ne fera donc plus rien. La vie de l'esprit connaît cette étape où la seule action consiste à ne plus rien faire, à s'établir dans une joyeuse attente sous la mouvance secrète de l'Esprit. Tout vibre déjà, ici et maintenant, dans la confiance en l'intervention imminente de l'Autre.
A la porte de la ville – 4,1-22
Le parent dont Boaz a fait mention est convoqué et- nouveau suspense il commence par accepter l'offre de racheter. Boaz doit lui expliquer qu'outre le rachat de la terre, il y a encore le rachat de la veuve - ce qui implique qu'il épouse Ruth. L'homme cette fois se rétracte: financièrement cela pourrait le mener à la ruine. Il laisse à Boaz l'opportunité d'user de son droit."
Engendrements
L'approbation par la foule et les anciens (v. 11-12) évoque trois femmes pour qualifier Ruth: d'abord Rachel et Léa, les deux épouses de Jacob (leur ordre inversé est significatif!) et ensuite Tamar: Que ta maison soit semblable celle de Pare que Tamar enfanta à Juda.
L'auteur du livre, en mettant dans la bouche de toute l'assemblée, y compris les anciens, ces paroles de souhait, évoque des pages fameuses de l'histoire patriarcale. Id apparaît peut-être avec le plus de clarté la tendance profonde du récit. Pourquoi la maison de Boaz doit-elle devenir "comme celle de Péréc"?
En Genèse 38, on nous raconte la naissance de Pérèç. Ici également il est question d'un mariage léviratique. Tamar, femme cananéenne, est veuve de Her, premir-né de Juda. Comme Her est mort sans progéniture, il faut que Juda ou l'un de ses autres fils assurent une descendance à Her en épousant Tamar. Mais personne n'accepte de le faire. Alors Tamar prend les devants, se revêt du voile des prostituées et se place sur le chemin de Juda, qui est en route vers Timna. Juda, la voyant, la prend pour une prostituée et veut aller vers elle, ignorant qu'elle est sa belle-fille. Tamar en a un fils: Pérèç justement, et Juda doit reconnaître publiquement: "Elle est plus juste que moi". Pérèç deviendra l'ancêtre de Boaz et d'Ephrata (voir 2 Chr 2,5.9-12.18-19).
Le souvenir de Tamar – Cananéenne exemplaire, face à un Juda d'abord inconséquent et irresponsable — renforce l'argument de toute l'histoire de Ruth, la Moabite. A ceux qui, avec Esdras et Néhémie, se réclament de Deutéronome 23 pour interdire tout mariage mixte et rompre toute union contractée avec des non-juifs, on rappelle que tant l'histoire de Juda que celle de David doivent leur belle continuité dans la ligne de la Torah au comportement d'une Cananéenne et d'une Moabite! Si Dieu mène ainsi son histoire messianique, comment s'appuyer encore exclusivement sur Dt 23 pour interdire toute alliance avec des étrangers (cf. Esd 10 et Ne 13).
L’atmosphère du dénouement de l'histoire rappelle le cycle des Patriarches dans la Genèse. On vient d'ailleurs de les évoquer avec les noms de Rachel et de Léa, de Péréo, Tamar et Juda.
Le Seigneur est maître de la vie, c'est Lui qui "donne à Ruth de concevoir" (cf. Gn 29,31; 30,2, etc...). Les femmes entourent comme en choeur la mère et la grand-mère, ce qui rappelle l'explosion de joie autour de la naissance d'Isaac.
Les rabbins signalent que Boaz, dans la nuit même où se consomma le mariage, donna la vie dans le sein de Ruth et mourut aussitôt après. Chez lui comme chez elle, tout est ratuit, en accord avec la Torah, accomplissement 'un grand devoir. Si elle 'a pas "couru derrière de eunes gens", lui n'a pas buse d'une jeune veuve (G1. 3,10).
Elle compte pour toi plus ue sept fils. Ce mot évoue spontanément la parole d'Elqana à sa lemme Hannah, en 1 Samuel 1,8: "Est-ce que je ne compte pas pour toi plus que dix fils'?" Les deux récits se font suite dans la version de la Septante. A peine quinze versets les séparent l'un de l'autre. La femme esseulée sera consolée, car "de la poussière Il relève le faible, du fumier Il retire le pauvre. Il fait asseoir la stérile en sa maion, mère en ses fils ' heureuse. C'est là l'oeuvre du Seigneur, Elle est une merveille é nos yeux!" (Ps 113 et 118). Le récit appelle à la louange: le cantique de Hannah (1 Sm 2) n'est plus loin.
Ruth met au monde, puis elle disparaît du texte. Ce sont les femmes qui, entourant Noémi, donneront aussi le nom à l'enfant. Il s'appellera Obed ce qui signifie "serviteur". C'est l'abréviation d'Obadyah —"serviteur de Yah". Ruth aussi n'a fait que "servir" Dieu depuis son "retour", sa conversion: "Ton Dieu sera mon Dieu". L'enfant qu'elle met au monde porte le nom de sa propre vertu. Mystérieusement ce nom annonce le Messie. Un jour un prophète en Israël, scrutant la fin de l'histoire et discernant en son temps le levier messianique, dégagera une silhouette fragile et terme, portant le nom et le titre d'Ebed Adonaï: "Serviteur du Seigneur'. La fécondité messianique, telle que Ruth et Boaz nous la révèlent, prend ultimement les traits de ce Serviteur qui "n'élèvera pas la voix", mais sera inébranlable, qui bien que marqué par la souffrance, deviendra victorieux, "justifiant des multitudes ». On peut relire maintenant ces pages d’Isaie qui l’ont décrit et annonce (Is 42.49.50.53)
Epiloque
Une dernière liste généalogique retrace la lignée depuis Pérèç jusqu'à David –qui rappelle étran
gement les "dix générations" interdites de Deutéronome 23! Les noms de Ruth, Noémi, Mahldn ou Elimélekh n'y figurent plus. L'épisode d'Elimélekh est comme rentré dans l'ordre. Dieu écrit tout de même droit, malgré nos lignes courbes, semble dire le rédacteur final.
L’évangéliste Matthieu dresse au prologue de son récit, tel un arbre immense, l'ascendance de Jésus "fils de David, fils d'Abraham" (1,1). Il y reprend la liste généalogique de ces derniers versets de Ruth, mais il a soin d'y insérer également les noms de Tamar et de Rahab, de Ruth et de "la femme d'Urie le Hittite". Jésus naît, fruit d'une histoire d'engendrements bien humains, où la grâce et le péché ne sont pas absents. L'universel et le particulier, Abraham et David, le hesed et le din — l'histoire messiani que est portée par la Notes conjonction rigoureuse des deux aspects. La bénédiction d'Abraham passe ainsi, de génération en
génération. Ruth et Obed la transmettent à Jessé et David, et en Jésus, et par Marie, elle vient toucher
tous ceux qui croiront en son Nom. Le livre de Ruth éclaire un chaînon de cette histoire messianique. La lumière que nous y avons contemplée, la liberté que Ruth aussi bien que Boaz exercent à l'ombre de la Torah, irradient jusqu'a nous et illuminent nos histoires du vingtième siècle: irons-nous jusqu'au bout du din comme du hesed dans la rencontre avec l'autre —juifs et chrétiens, chrétiens et musulmans, fils d'Abraham et "païens"? La paix sur notre petite planète bleue en dépend.
NotesDom Benoît Standaert est un bénédictin de l'Abbaye St André de Bruges (Belgique). Bibliste, il a publié une thèse de doctorat: L'Evangile selon Marc. Composition et genre littéraire (Bruges 1978) et une dizaine d'autres livres, d'exégèse et de spiritualité, en langue néerlandalse.11est actuellement responsable de l'Institut de Pastorale ''Gaudium et Spes" qui s'est ouvert récemment à l'abbaye St André.
Le texte du livre de Ruth présenté ici avec le commentaire est généralement celui de la Bible en français publiée sous la direction du Grand Rabbin Zadoc Kahn (librairie Colbo 1967); nous y avons cependant introduit quelques modifications de manière à l'accorder au commentaire.
Les références au Midrash peuvent être retrouvées dans les deux livres intitulés: The Book of Ruth qui sont cités à la fin de cet article.
1. On s'accorde habituellement à considérer le Bethléem cribgen comme situé en Zabulon (cf. Jos 19,15), et donc à la distinguer du "Bethléem de Juda" dont parle Ruth 1,1.
2. Quand, chez Marc, Jésus paraît pour la première fois sur scène (Mc 1,9), l'évangéliste utilise pour le présenter les mêmes expressions que Exode 2,11 pour décrire l'entrée en scène de Moïse.
3. La plupart des noms propres dans ce court récit ont unesignification assez claire et le plus souvent très pertinente. ''Orpa" est celle "qui tourne le dos" en montrant sa nuque ("orep") et rentre chez elle; "Mahlan" et "Khilyôn" ne présagent rien de bon: leurs noms signifient "maladie' et "extermination". "Boaz" peutsignifier "en lui est la force", ou encore, à partir de la racine arabe bgz: "le rapide". "Noémi" est "ma complaisance", "ma grâce", cf. le kecharitomenè adressé à Marie lors de l'annonciation. Le nom de Ruth garde, lui, son énigme: les exégètes modernes hésitent, tout en pensant à une contraction de re'uth "amitié' (cf. Qoh 5,10; et aussi Gn 11,18: re'u). Dans ce cas son nom signifierait l'amie'.
4. Comparer par ex. Jon 1,9 et Rt 2,12 ou 1,16-17.
5. Saint Bene dans sa Règle, demande qu'on laisse le postulant à la porte du monastère
pendant au moins quatre ou cinq jours.
6. Le texte hébreu, au verset 8, contient une difficulté. Il est écrit: "Il fera miséricorde", mais un signe en marge suppose qu'on lise: "qu'il fasse miséricorde!". Le Midrash interprète ainsi: "Noémi s'exprime sous la forme d'un souhait ou d'une prière, mais dans son coeur elle croit fermement qu'il en sera réellement ainsi."
7. On peut relire à ce propos les pages de Ph. de Robert "Ruth et Noémi' dans Foi et Vie 85 (1985), p. 16-22, qui actualise la lecture de Ruth pour les relations entre juifs et chrétiens.
8. Cf. Juges 3,19.
9. La qualité de l'écriture rap-
Pureun autre dialogue, dans le livre de Jonas (1,8.9), au sein de la tempête.
10. D'après le Talmud, les six seraient: David, Daniel, ses trois compagnons et le Messie.
11. Du point de vue juridique, le récit boite quelque peu. Dans la Loi il n'y a nulle part un lien direct entre le rachat de la terre et le rachat par mariage léviratique.