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La Bible et le Passage d'une Cultrure de Guerre à une Culture de Paix
Ernesto Balducci
PASSAGE DU NEOLITHIOUE A L'ERE ATOMIQUE
Chaque fois que l'humanité passe par une période de mutation culturelle, — c'est une loi de l'herméneutique —, sa manière de lire et d'interpréter les textes « fondateurs » de sa foi entre en crise. Dans ces périodes critiques, le double mouvement entre le texte et la conscience est dominé par la réaction de la crise subjective sur l'objectivité du texte, ce dernier étant alors l'objet d'un nouveau travail exégétique, plus ou moins radical. C'est ce qui s'est passé lors de la révolution scientifique, qui a contraint l'humanité à se libérer d'une cosmologie ancienne et d'une image mythique de son passé historique. C'est à la suite de cette rupture que nous sommes arrivés à lire la Bible sans y chercher une explication à la création du cosmos, ou aux origines de la civilisation.
Dans l'Eglise catholique, c'est seulement au moment du Concile Vatican Il que s'est opéré le dépassement du fondamentalisme traditionnel. quand il devint clair que la vérité de l'Ecriture n'est pas une vérité tout court, mais une « vérité salvifique ». Ainsi, avec trois siècles de retard, se concluait le cas de Galilée, mais il se concluait au moment où les consciences avaient d'autres motifs d'inquiétude face à la Bible.
La Bible... liée à une culture en voie de disparition?
La découverte des lois de l'atome et de leur application, que ce soit à des fins militaires ou civiles, est à l'origine d'une mutation de l'humanité sans précédent. Pour le dire de façon plus suggestive, l'« homo sapiens », ayant franchi le seuil atomique, sort de la civilisation du néolithique, dont l'origine remonte à 6,000 ans environ. Selon l'anthropologue bien connu Carleton Coon, dans son livre de 1954: The Story of Man, l'époque que nous vivons actuellement se situerait entre la 3e phase de l'histoire de l'espèce humaine (celle précisément du néolithique) et une 4e phase, aux lignes encore incertaines.
La première phase a commencé il y a environ un million d'années et a duré jusqu'à ce que l'« homo sapiens », découvrant l'usage du feu et la fabrication des instruments, se distingue de l'espèce animale. La 2e phase a débuté il y a environ 50.000 ans, lorsque l'homme a commencé à cuire ses aliments, à se confectionner des vêtements, à exercer des activités autres que la chasse. La 3e, celle qui est en train de s'achever en cette fin de millénaire, a débuté avec les premières formes d'agriculture et d'artisanat, et avec l'édification des cités. Ce qui l'a caractérisée, et la caractérise avant tout, c'est la tentative faite d'intégrer la violence — et non donc de l'éliminer —à l'intérieur des règles de la raison, soit au sein de la cité par la législation, soit à son extérieur par la guerre. La cité est un lieu sûr du fait qu'elle est entourée de murs et qu'elle renferme en son centre un temple où, comme l'écrit un scribe égyptien. sont gardés et vénérés les dieux de la guerre. L'Etat moderne n'a fait que rationaliser un tel modèle.
La Bible est née de cette culture, et c'est au sein de cette culture que se sont développées, jusqu'à nos jours, les traditions juive et chrétienne. Si cette culture est vraiment en voie de disparition, on pourrait à juste titre penser que la Bible aussi perd définitivment sa valeur, ainsi que les traditions qui son nées d'elle. Mais en est-il bien ainsi?
Y a-t-il en l'homme un principe irréductible à la culture?
Pour répondre à une telle question, il est bon de faire appel aux lumières de l'anthropologie contemporaine, qui s'est penchée sur le phénomène de la « culture » et l'a étudié de manière scientifique, sans les préjugés des rationalistes du XVllle siècle et sans intention apologétique. Toute culture, que ce soit celle d'une tribu aborigène ou celle de l'Angleterre du XXe siècle, a une —rueture de tendance systématique. Les éléments qui la constituent (techniques, rituels, juridiques, esthétiques, moraux etc....) se conditionnent mutuellement, selon une exigence d'unité qui établit entre eux un rapport de cohésion et de distinction. L'exigence est celle de la défense interne ou externe du groupe contre toute menace de désagrégation.
Comparer un des éléments d'une culture, par exemple la religion, avec l'élément homologue -d'une autre n'a aucun sens car, isolés de leurs systèmes respectifs, ces deux éléments perdent leur identité concrète. Ce n'est que dans le jeu des interactions, à l'intérieur de leurs propres systèmes, que ces éléments trouvent leur sens. Si les équilibres internes ou externes sont rompus par l'apparition d'une nouvelle forme de menace contre l'intégrité vitale du groupe, la culture entre en crise et doit se transformer pour pouvoir assumer, sous des formes nouvelles, sa fonction de toujours. De l'ère de la pierre taillée à celle de la bombe atomique, ce qui a maintenu les équilibres est, comme je l'ai dit, le fait d'avoir uni la force (et sa puissance de destruction) avec la raison. La guerre n'est pas le déchaînement pur et simple de la force de destruction, elle en est la forme institutionnalisée, dotée de règles et de limites. L'ensemble des éléments culturels participe à cette loi du système global, y compris la religion. Les religions n'ont pas aboli les guerres, elles les ont assumées dans leur univers symbolique, elles les ont ritualisées et finalisées.
Cependant l'homme ne peut être totalement intégré dans la culture, qui le modèle au point qu'elle lui confère son identité individuelle propre. Il y aen lui quelque chose d'irréductible au système culturel dans lequel il est inséré, et qui tend à l'enfermer dans un horizon historique déterminé, disons comme un principe a priori qui l'amène à transcender cet horizon et à mettre :en question l'identité même de ses déterminations concrètes. En vertu d'un tel principe, l'humanité s'ouvre à des dimensions « ultraculturelles », exigeant la totalité, l'accomplissement de toutes les virtualités qui constituent son visage caché, l'« homo absconditus ».
La faculté rationnelle, qui est la caractéristique spécifique de l'homme, e pour ainsi dire deux faces: la première est celle qui se forge à l'intérieur de la tradition qui est sienne, l'autre est celle qui s'adapte aux virtualités encore inédites de l'histoire. La première est la faculté rationnelle prête à sombrer dans l'idéologie, la seconde est celle qui engendre l'utopie et trouve son véritable espace dans le royaume de l'absolu. Au moment où la raison institutionnalisée entre en crise, s'éveille au profond de l'homme la raison « utopique », capable d'édifier, sur les décombres de la culture qui s'effrite, de nouveaux projets.
Crise morale de l'ère atomique
Ce qu'il y a de particulier dans la situation de l'« homo atomicus », c'est que le système culturel qui l'a engendré, et dont il s'est bien souvent vanté, est en train de se désagréger du fait, toujours plus évident, que son principe d'organisation n'est pas fonctionnel. Dans le cadre d'une culture dite de guerre, le projet d'intégration de la force destructive dans la faculté rationnelle pouvait fonctionner parce que les guerres, quelque féroces qu'elles fussent, ne mettaient pas en danger l'espèce humaine' en tant que telle: elles ouvraient en son sein de larges plaies, mais celles-ci se cicatrisaient: elles étaient bien vite oubliées au bénéfice d'une vision globale de l'histoire. Dans une telle perspective, les guerres semblaient les moments de l'intervention d'une raison supérieure, déterminant la naissance et la mort de l'hégémonie de tel ou tel peuple, et cela en vue du bien suprême, celui de l'humanité. Mais aussi, au-delà des vicissitudes de l'espèce humaine, demeurait la nature, l'ambiance vitale dans laquelle l'homme pouvait se refaire après ses opération sanguinaires et qui, grâce au cycle des saisons, dans sa mystérieuse fécondité, semblait circonscrire de lois éternelles, hors d'atteinte de la férocité humaine, la vie des individus et des peuples.
Mais maintenant que la volonté de puissance a introduit l'humanité dans le sanctuaire où l'énergie n'est plus un instrument docile mais un principe originel, antérieur à la matière, au carrefour entre l'âtre et le non âtre des choses, les lois qui ont régi le progrès ne fonctionnent plus. L'énergie nucléaire n'est pas un instrument, elle est de l'ordre des causalités. Nous l'avons vu, la distinction entre l'atome utilisé pour la guerre et celui d'usage pacifique ne tient pas, car même l'usage non militaire de l'atome, dans le cadre d'une organisation compétitive des Etats, peut facilement être d'un usage meurtrier, menaçant l'espèce dans son existence biologique. De cette évolution même des choses, est née cette idée « messianique» que seule une humanité pacifiée est capable d'utiliser l'atome sans danger. Cependant, une telle humanité ne peut exister qu'à deux conditions, que la culture actuelle ne garantit aucunement: que naisse une communauté mondiale qui renonce au pluralisme des Etats et des classes en tant que reliques du passé, et que naisse un humanité pacifique, qui renonce à vouloir résoudre par la force physique les situations de conflit. Souhaiter que naisse une telle humanité, c'est souhaiter un changement anthropologique. Dans la phase actuelle de l'histoire de l'humanité, nous vivons encore selon les règles morales qui étaient en vigueur dans le système cuturel né à l'époque du néolithique, la première de ces règles étant la dichotomie établie entre l'ordre idéal et l'ordre réel. Dans l'orde idéal, on a toujours reconnu qu'il n'était pas permis à l'homme de tuer un être humain; mais dans l'ordre de la réalité, on a toujours reconnu qu'il était permis de tuer en cas de nécessité, quand par exemple cela était nécessaire pour défendre sa propre vie ou celle du groupe auquel on appartient. La dichotomie entre utopie et réel est à la base de notre culture.
La situation de l'époque atomique marque unpoint critique de cette dichotomie, parce qu'elle a privé la guerre de toutes les connotations rationnelles qui, jusqu'alors, l'avaient en quelque sorte humanisée, lui attribuant une fonction dans la conservation et la croissance du groupe social. La « guerre atomique» n'est même plus une vue de l'esprit: l'imaginer signifie imaginer le chaos du « jour final », la destruction totale de la création. La guerre étant devenue impensable, voilà que devient de moins en moins rationnel l'enchaînement de diverses formes d'agression physique ou idéologique qui rendaient la guerre organique à la société, comme le dénouement extrême d'une tacon de se conduire qui était en elle-même belliqueuse. De N vient le vacuum culturel dans lequel nous nous trouvons, cette invasion du principe de Thanatos qui préside à la vie interne et externe des peuples, en cette dernière phase de notre millénaire. Les grandes religions du monde en ont pris acte, y compris le christianisme et le judaisme, quand elles se sont rencontrées à Assise, le 27 octobre 1986, pour faire face à cette «provocation transcendante à la Paix».
Mais cette confrontation devient vraiment un événement intérieur, une véritable prise de responsabilité devant Dieu et devant les hommes quand, dans la logique de la « metanoia », elle réveille la mémoire du passé, perturbant la quiétude de l'histoire apologétique, exposant en plein jour les responsabilités qui ont été celles des religions dans la perpétuation d'habitudes guerrières, et confrontant avec les exigence de notre période de transition le message originel dont toute religion est l'héritière et la gardienne. Ce message comporte des principes qui peuvent aider la transition anthropologique décrite plus haut et en faire imaginer les issues.
BIBLE ET ERE ATOMIQUE
Nous voici, avec tous les instruments à notre disposition, au coeur du problème: Dans ce passage irrévocable de la culture de la guerre à celle de la paix, la Bible est-elle un obstacle ou un soutien? Est-elle un code lié irrémédiablement à l'époque qui l'a élaboré, ou est-elle un message qui puisse franchir le seuil séparant les deux cultures (celui qui, selon Coon, va de la 3e à la 4e phase) et qui permette aussi d'imaginer une condition humaine totalement libérée de la violence habituelle? Je répondrai à cette question dans une optique chrétienne, considérant l'Ancien et le Nouveau Testament comme formant une unité indivisible qui trouve son sens plénier (sensus pienissimus) dans le Christ Jésus, et plus précisément le Chrit de l'événement pascal. Ce n'est pas sans difficulté, comme nous le savons, que cette unité de l'Ecriture fut acceptée par les premières générations chrétiennes. Durant les deux premiers siècles, les communautés suivant l'enseignement de Marcion se répandirent un peu partout dans l'Empire romain, diffusant un enseignement centré sur une opposition: d'un côté, le Dieu de l'Ancien Testament (un Dieu cruel, générateur de guerres et de violences, dont la dernière a été la Crucifixion de Jésus) et de l'autre, un Dieu transcendant et bon, qui a envoyé son Fils Jésus de Nazareth, pour nous révéler la loi de l'amour et qui, à la fin des temps, vaincra le Dieu malveillant. C'est avec grande difficulté que l'Eglise des premiers siècles réussit à imposer la notion de l'indivisibilté des deux Testaments et de l'identité du Dieu des juifs avec celui des chrétiens. L'Eglise commença, en tant que « nouvel Israel » selon l'Esprit, à se considérer comme l'accomplissement de l'ancien ilsraél « selon la chair », et Jésus, le Messie en qui se sont accomplies les promesses, de vint le point de référence sans lequel l'Ancien Testament est comme un oeil sans pupille, un projet sans perspective. S'il est impossible de comprendre Jésus sans se référer à l'ensemble de l'économie du salut, dont le point de départ est l'Exode du peuple hébreu, il est également impossible de comprendre l'économie du salut dans sa totalité sans la clé de lecture qu'est le Christ.
Telle est la position chrétienne traditionnelle, mais elle ne contribue à résoudre que de façon formelle la question que nous avons à affronter, De fait, au cours des siècles, les chrétiens ont souvent justifié leur conduite en reprenant à leur manière la notion de « guerre sainte » de l'Ancien Testament, comme si le Christ n'avait jamais préché les Béatitudes; ou alors ils se sont réclamés d'un Evangile de paix, mais en en faisant un instrument d'édification intérieure et le vidant de la dimension messianique qui en fait une joyeuse nouvelle, celle de l'accomplissement des promesses de Dieu, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Trois lectures traditionnelles de la Bible
Nous pourrions dire schématiquement que, jusqu'à nos jours, il y a eu à l'intérieur du monde chrétien trois manières typiques de lire la Bible: la lecture idéologique, la lecture moraliste et la lecture spiritualiste, aucune des trois n'étant en mesure d'exprimer pleinement la qualité prophètico-messianique du message, dans ce mouvement unitaire qui va de l'Exode à l'événement pascal.
La lecture idéologique est celle qui recherche, dans l'Ecriture Sainte, des exemples et des préceptes pouvant justifier les comportements imposés par l'époque, qui sont en cohérence avec cette culture de la guerre caractérisée par la division en deux catégories: amis/ennemis. La chrétienté médiévale, par exemple. se trouvait à l'aise dans les livres du Pentateuque, de Josué et des Juges, racontant les luttes du peuple d'Israël lors de son installation en terre de Canaan. Quelle guerre pouvait alors être plus juste que celle dont le but était de conquérir le tombeau du Christ? C'est cette lecture idéologique qui a été à l'origine des prétentions dangereuses de certains peuples «choisis», dont la volonté de puissance s'est généralement camouflée sous l'aphorisme biblique: « Il n'y a pas de Dieu comme notre Dieu ».
La lecture moraliste n'est pas sans relation avec cette idéologie, car elle réduit la Bible à un ensemble de préceptes ou d'exemples applicables à la vie publique et privée, sans aucune transposition ou explication, dans sa littéralité immédiate, qu'il s'agisse de la loi du talion ou de la parole du Christ: «si l'on te donne un soufflet sur la joue droite, présente l'autre joue». Un telle lecture conduit au fanatisme sans jugement critique, qui isole les individus et les groupes de la société où ils vivent et les rend incapables de lire les «signes des temps», de s'ouvrir au sens global de l'histoire. un sens que vient éclairer la « vérité messianique » de la Bible.
Mais la déformation la plus courante du message biblique est celle qui vient d'une lecture spiritualiste. transposant les événements de l'Histoire du salut sur un plan uniquement intérieur. Le peuple chrétien est alors I'« Israël selon l'Esprit», que Jésus Christ a substitué pour toujours à l'« Israël selon la chair ». Tout ce que l'Ancien Testament raconte du peuple juif et des péripéties qu'il a vécu, y compris les guerres, est interprété comme une figure de ce conflit entre la lumière et les ténèbres que chaque chrétien vit en lui-même comme un conflit entre la grâce et le péché. C'est ainsi que l'Ecole d'Alexandrie, sous l'influence magistrale d'Origène, amorça la réconciliation entre l'Ancien et le Nouveau Testament, libérant les chrétiens de toute préoccupation pour le sort terrestre de l'humanité. Là est l'origine lointaine de cette spiritualité, dominante encore de nos jours, qui a permis aux chrétiens de s'accommoder des réa-'fiés politiques les plus terribles, telle celle du nazisme. La doctrine luthérienne des deux Règnes a systématisé, en quelque sorte, la résignation des croyants devant la fatalité de l'histoire, dominée par la loi de la violence. L'épée de l'Esprit et celle du Prince ont deux logiques distinctes, qu'il est impossible de confondre. Tout récemment, les épiscopats d'Allemagne et de France ont justifié l'équilibre de la terreur au nom de la prudence politique, mettant en garde les chrétiens sur le danger d'appliquer, dans la vie publique, l'enseignement donné par le Christ dans le Discours sur la montagne.
Une nouvelle lecture de la Bible
Il est temps de nous le demander: Est-il possible de faire une autre lecture de la Bible, une lecture qui soit conforme à son sens objectif et qui respecte le caractère « salvifique » de sa vérité propre, une lecture apportant une réponse aux nouveaux problèmes qui sont, de nos jours, la manifestation de l'éternel besoin de salut qui est au coeur de l'homme? Pour affronter la question de façon correcte, il nous faut tout d'abord retrouver l'importance que doit avoir la situation historique dans la recherche herméneutique. Les événementsde l'histoire humaine, tels qu'ils se déroulent dans les limites du temps et de l'espace, ne sont pas extérieurs à l'économie du salut; ils ne sont pas, pour parler par analogie, la « matière informe» sur laquelle doit s'appliquer le moule du message salvifique, dont le peuple de Dieu est le porteur et le témoin. Les événements historiques sont tous inscrits dans la dynamique de la création et, de ce fait, mettent en lumière une intentionnalité objective dont il faut saisir la nouveauté. L'élection divine qui va d'Adam au Christ est certes, dans son économie d'ensemble, un événement unique qui ne peut se répéter, mais la plénitude des sens qu'elle comporte n'est pas contenue, comme a priori, dans l'« histoire sainte ». Celle-ci se dévoile au cours du cheminement de l'humanité, à mesure que se produisent les événements dont la référence aux promesses messianiques est inscrite, pour ainsi dire, dans la positivité même.
Je voudrais donner ici un exemple, d'ordre élémentaire: la prophétie biblique, telle qu'elle se présente tant dans la Genèse que chez saint Paul. pose le principe de la totale égalité entre l'homme et la femme. Dans le contexte « masculinisé » d'une société comme celle du néolithique (dont nous avons des traces évidentes dans la Genèse et chez saint Paul), la prophétie n'est qu'une perspective d'avenir, c'est-à-dire qu'elle est objet d'espérance. L'égalité est une nécessité, mais elle est pratiquement impossible du fait de la répartition du travail, des modalités de rémunération, des fonctions biologiques qui astreignent encore la femme; mais si, au cours de l'histoire, certains moyens techniques permettent de libérer la femme de cette contrainte, avec les obligations biologiques et le travail qu'elle comporte, voilà que cette égalité devient un impératif éthico-politique. Que l'on songe combien e évolué, ces dernières années, le droit matrimonial! L'émancipation de la femme, que les découvertes scientifiques surtout ont permise, est devenue un kairos, un temps opportun pour donner chair et sang à une exigence du Royaume. L'éventualité indiquée par la parole prophétique devient projet concret d'action dès que se réalisent, dans l'histoire, les conditions d'un passage possible au réel.
Eh bien! la découverte de l'énergie atomique a mis l'homme en contact direct avec le jaillissement originel de l'univers; il l'a introduit dans un sanctuaire où sa liberté peut décider la destruction de l'humanité, ou un chapitre nouveau de l'histoire de l'humanité. Pour la première fois dans le cheminement humain, la guerre peut être définitivement anéantie, comme le disait Teilhard de Chardin en 1947 en quelques pages inspirées, et cela de deux manières: d'abord (ce que chacun d'entre nous entrevoit et espère) dans sa pratique, à cause des forces excessives de destruction mises entre nos mains, qui rendent notre lutte impossible; mais anéantie surtout (et nous y pensons moins) à sa racine, dans nos coers parce que, en comparaison des possibilités de conquête que nous offre la science, les batailles et l'héroïsme guerrier pourraient bien nous sembler bientôt quelque chose de très ennuyeux et de dépassé. Pour le dire autrement, l'événement atomique, ne permettant plus de contrôler l'instrument de l'agressivité belliqueuse, a mis définitivement en crise la culture de la guerre et rend possible, sinon nécessaire. une culture de la paix, devenue désormais la condition même de la survie de l'espèce.
Il s'agit, c'est évident, d'un fait anthropologique totalement inédit, qui nous oblige à interroger la prophétie biblique d'une façon nouvelle. L'Interprétation que nous donnons de la Bible dépend, dans ses résultats, de l'idée que nous nous faisons par avance de cette nouveauté historique dont je viens de parler. Si cette nouveauté est, je ne dis pas niée, mais réduite à une simple modification du continuum historique de l'humanité, le « kérygme » évangélique des Béatitudes sera compris comme un programme à vivre dans son coeur et dans les rapports privés: le domaine de la réalité et des relations entre Etats restera dans le cercle inamovible des lois de la concurrence; mais si la nouveauté est comprise dans toute son épaisseur, le kérygme messianique qui traverse l'ensemble de la Bible se révélera alors, plus que jamais, en convergence avec l'attente historique de l'humanité. L'ère atomique semblera offrir la possibilité réelle d'incarner concrètement l'époque messianique, sans prétendre pour autant l'épuiser, comme le voudrait une tendance millénariste à la survivance tenace, mais sans minimiser non plus, par pusillanimité, l'accord possible entre prophétie et histoire.
Message prophétique et conquête de la paix
Vouloir, pour soutenir cette nouvelle inteprétation de la Bible, amputer cette dernière, comme l'a fait Marcion, de tout ce qui a trait à une culture de guerre n'a guère de sens. L'originalité de l'histoire d'Israël est d'être parcourue par le « courant chaud » de la prophétie messianique qui transpose le sens des faits, de l'axe de leur réalité positive (oô ils sont en tous points similaires eux faits de n'importe quelle histoire) à l'axe eschatologique où se déploie leur vérité, dans la tensionvers cet avenir auquel ils se réfèrent. Les héros d'Israël ne sont pas ceux de Plutarque, car leur vérité plénière est d'être la figure de ce qui doit advenir. tes arracher à cette trame mobile, tendue vers l'avenir, signifie les vider, au nom de la critique scientifique, du sens qu'ils avaient dans la mémoire collective qui nous les a transmis, et les a peu à peu recréés. C'était une mémoire nourrie d'une attente féconde, appesantie il est vrai par des réalités charnelles, des frustrations nationales, une auto-complaisance apologétique.
Et pourtant une rupture se fait jour au fil de cette mémoire: la rupture entre la fidélité célébrant la geste des Pères et le pressentiment d'un Royaume, immense comme la création, sous la lumière d'un Dieu qui aime les étrangers plus que ceux de sa maison, qui est vainqueur dans les échecs de ses fidèles et vaincu dans leurs victoires, et qui accomplira ses promesses par l'entremise d'un Messie totalement étranger aux images transmises par la culture de la guerre, un servus patiens qui ne répondra pas à la violence par la violence, qui se livrera lui-même comme un agneau aux mains des violents et qui sera, selon les critères de la culture dominante, méprisable comme un ver, définitivement abandonné dans son échec. La prophétie d'Isaïe n'est pas un « corps étranger » dans le contexte de la Bible, elle est l'immersion dans ce contexte de l'intentionnalité divine qui la traverse toute entière et qui aboutira, pour y trouver son accomplissement parfait, au servus patiens, Jésus de Nazareth' :Si nous lisons le récit de la passion de Jésus dans cette optique, nous y trouvons l'affrontement entre la culture de la violence et :l'alternative de paix inaugurée par Dieu en Jésus, La crucifixion du Juste est l'acte ultime de la culture de la violence, sa manifestation extrême; la résurrection du Crucifié est la réponse de Dieu à la conduit emalfaisante de l'humanité.
Nous avons jusqu'ici suivi les sentiers battus de l'exégèse; mais nous devons nous demander aujourd'hui, sans vouloir réduire la prophétie à une doctrine anthropologique, si l'alterantive offerte par la crucifixion et la résurrection de Jésus ne comporte pas l'exigence d'une nouvelle médiation historique, celle justement proposée par la doctrine et les moyens d'action de la non-violence, devenus désormais, parce qu'imposés par l'instinct vital de l'espèce, un a seuil » imprévu dans le développement de la création. Le souci de ne pas voir la Bible devenir un vademecum de la nouvelle culture est plus que justifié; mais ce n'est pas en vidant la prophétie de son exigence intrinsèque à être traduite en histoire qu'on évitera ce risque. On l'évitera en tenant la prophétie bien haut, au-delà de ses éventuelles réalisations concrètes, dans l'ouverture qui lui est propre à la totalité du «Jour de Dieu » qui a, certes, son incidence sur l'aujourd'hui de l'humanité, mais qui surpasse toutes les limites de nos horizons historiques.
Les Maîtres de la culture de la paix sont de tous lieux et de tous temps; la nouveauté de Jésus vient de ce que la paix qu'il annonce et inaugure n'est pas un simple produit de la raison morale de l'homme: Elle est le reflet d'une nouvelle alliance entre l'homme et Dieu. Cela signifie que la paix sera une conquête de l'homme et un don de Dieu, conquête et don qui ne s'excluent pas mutuellement, comme ce serait le cas si l'on en avait une idée purement conceptuelle, mais qui sont si étroitement liés que les deux assertions: « la paix est une conquête de l'homme » et « la paix est un don de Dieu» sont également vraies. Maintenant que l'humanité a exercé sa « souveraineté malfaisante sur le monde » au point de voir coïncider sa toute-puissance avec le risque de l'anéantissement, nous pouvons dire que le monologue a immanentiste» de l'Homme, instrument de son destin, a atteint ses propres limites, infranchissables, auxquelles il ne peut échapper qu'en reconnaissant sa précarité de créature et, par ailleurs, la puissance de destruction cachée dans l'instant mème où il décided'être comme Dieu. C'est dans l'implication réciproque entre la vérité de l'homme et la vérité de Dieu — de l'homo absconditus et du Deus absconditus — que réside pour moi, chrétien, le sens même du mystère du Christ: Dieu pour l'homme. l'Homme pour Dieu. Dans ce mystère, se cache le secret de la réconciliation de toutes choses.
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Le kairos historique est précisément celui-ci: Le déluge universel se présente aujourd'hui à l'espèce humaine comme une possibilité immédiate, comme le débouché inévitable d'une culture qui s'est centrée sur la violence. Il ne peut y avoir de salut que dans le rejet total de cette violence. Si un tel rejet se réalise, l'arc-en-ciel qui avait scellé heureusement le pacte entre Dieu et Noé viendra rejoindre notre terre. La Synagogue et l'Eglise ont pour seule tâche de représenter le genre humain, assumé dans l'unité, en réalisant les prémices et en symbolisant ce qui est contenu dans cette nouvelle alliance. Feuilletant la Bible à la lumière de l'arc-en-ciel, on découvre que son message, malgré toutes les contradictions dans lesquelles il semble se perdre ou se nier, se trouve justement dans le Cam-ne indiqué par le Deutéronome: la mort et la vie sont devant l'homme; ce qui arrivera dépend de son choix. Le dilemme ne se présente plus seulement comme une alternative eschatologique, il se présente comme l'alternative biologique de l'espèce. Là réside la déconcertante actualité de la Bible: la prophétie traverse le biologique, l'assume en elle-même.
• Ernesto Balducci est prêtre de l'ordre des Scolopi, professeur de philosophie et d'histoire à Florence, ancien directeur de la revue tr Testimonianze ». Il est un auteur d'articles et de livres bien connu en Italie.
Cet article, traduit de l'italien, a paru dans la revue mensuelle r Testimonianze » N. 296, Juillet 1697. PP. 7-18.
1 II y a d'autres interprétations possibles des textes d'Isaie sur le Serviteur. D'après la tradition juive, le Serviteur est le peuple juif. Pour plus d'information à ce sujet, nous renvoyons à la revue SIDIC. vol. XIX N. 11986: a Le 4e Chant du Serviteur: Diverses interprétations » (N. de l'Editeur).