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Le dialogue, mais avec qui? Allocution du Prof. Stanislaw Krajewski à l'occasion de sa réception du "Médaillon d'or interreligieux" de l'ICCJ
Stanislaw Krajewski
La cérémonie d'aujour'hui est en l'honneur du dialogue "juifs-chrétiens" en Pologne. Il est très important d'employer ce terme de préférence à celui de dialogue "juifs-Polonais" ou dialogue "judéo-chrétien".
Pourquoi ne pas dire dialogue "judéo-polonais"? Parce que je suis également polonais. Tels sont aussi les juifs polonais de ma génération, ou même plus jeunes. Ce sont des Polonais, quoi qu'en pensent les autres. Il ne s'agit pas d'un "sentiment" mais d'un fait, indépendant des souhaits de qui que ce soit. Cela s'oppose au point de vue traditionnel, courant chez les juifs comme chez les non-juifs, selon lequel les juifs constituent une nation à part, qui vit côte à côte avec la nation polonaise. Les Polonais sont des catholiques, et d'autres, en particulier les juifs, peuvent difficilement prétendre être des Polonais. Pour les antisémites, souvent, le baptême même ne transforme pas un juif en véritable Polonais jouissant des mêmes droits. Pour les juifs qui adoptent cette façon de penser, les juifs qui deviennent polonais cessent d'être des juifs; même s'ils n'entrent pas dans l'Eglise, il ne sont pas réellement des juifs, du fait qu'ils ont abandonné la judéité qui embrasse tous les aspects de la vie, ainsi que le langage juif. Pour ma part, je pense que là où se trouvent dix juifs, ils peuvent légitimement constituer la "maison d'Israël", c'est-à-dire le peuple juif. C'est la raison pour laquelle la vie juive peut continuer en Pologne, quoique le nombre des juifs soit très restreint.
A l'exception de certains parmi les plus âgés, les juifs polonais vivant en Pologne sont des Polonais. Nous sommes des juifs doublement polonais, à la différence des juifs polonais qui sont américains, israéliens etc... En quoi se manifeste notre caractère polonais?
1. Nous avons tous été éduqués dans la langue polonaise. Le Yiddish n'est plus notre langue maternelle, "mameloshn", et ne le sera jamais.
2. Dans la culture et l'histoire polonaises, nous sommes dans notre élément. Notre caractère de Polonais a été acquis naturellement, sans effort particulier, à la différence de l'expérience des juifs d'il y a deux ou trois générations qui ont dû y aspirer.
3. Les expériences spécifiquement juives ne sont généralement pas les plus importantes. L'expérience de la vie quotidiennne dans la Pologne de l'après-guerre est le plus souvent commune à tous les Polonais. Nous nous sentons très proches de nos pairs non- juifs, et particulièrement dans l'intelligentsia.
4. A l'heure actuelle, presque tous les juifs polonais ont des membres non-juifs dans leurs familles, parmi les proches même, et ceux-ci sont souvent des catholiques pratiquants. Personne ne vit dans un monde juif insulaire. Nous sommes immergés dans la vie polonaise et nous vivons suivant le calendrier chrétien.
Je suis à la fois polonais et juif. Si la synthèse de ces deux éléments était exceptionnelle avant la Seconde guerre mondiale, c'est maintenant un fait courant. La bipolarité qui en résulte est source de tension, mais cette situation ne diffère pas de celle des juifs occidentaux. Ceux-ci sont américains, anglais, français, italiens etc..., ce que personne ne met en doute. Et, pour ainsi dire, personne ne conteste leur identité juive. Les juifs polonais qui vivent en Pologne aujourd'hui sont des Polonais au même titre que les juifs de France sont des Français, tout comme les juifs d'Amérique sont des Américains. Nous sommes pleinement juifs et pleinement polonais. Notre destin est lié au destin de la Pologne et il fait aussi partie de la destinée d'Israël.
Mais alors, en quoi nous distinguons-nous des autres Polonais? Je mentionnerai ici quelques éléments me concernant. Je suis sûr qu'ils s'appliquent aussi à d'autres juifs polonais:
1. Ma vie est marquée par la Shoah. Je sais que, à la différence de mes semblables non-juifs, j'aurais pu être condamné à mort. Si presque tout Polonais a perdu des membres de sa famille, moi je n'ai plus de famille en Pologne.
2. Je me sens lié aux autres juifs, même ceux qui appartiennent à une culture très différente. Plus on exerce d'activité dans la vie juive et rencontre d'autres juifs, plus ce sentiment devient fort. Le dénominateur commun le plus courant pour l'ensemble des juifs, c'est de vivre sous la menace de l'antisémitisme.
3. Ma relation à l'Etat d'Israël a un caractère personnel, qui la rend différente de celle même des Polonais non-juifs qui sont très pro-Israël. D'un certain point de vue, je me sens très différent de mes frères israéliens, en particulier des Israéliens de naissance, comme aussi des juifs d'autres pays, car notre attitude envers la Pologne est différente. Pour eux, la Pologne est le théâtre d'une histoire, un cimetière, avant tout un cimetière. Pour moi elle est avant tout le lieu de ma vie quotidienne, celui de nos vies, et non pas de la mort.
4. La tradition religieuse juive est pour moi extrêmement importante, alors que la plupart des juifs autour de moi se distinguent seulement par le fait de ne pas fréquenter l'Eglise, même si cela n'est pas si simple dans la Pologne de l'après-guerre. De nombreux juifs jurent qu'ils n'ont rien à voir avec la religion, pourtant on note un lent retour aux traditions juives, même si ce n'est pas dans un sens strictement orthodoxe. Le judaïsme est le patrimoine commun des juifs dans le monde entier. Je suis convaincu que la Torah, notre patrimoine religieux, constitue le noyau dur de notre identité. Et à la différence de mes voisins chrétiens, je vis aussi selon le calendrier juif.
La distinction "Polonais/Juifs" n'est d'aucun secours dans la situation actuelle de la Pologne. Pourtant, en l'absence d'une teminologie meilleure, même les jeunes juifs utilisent cette distinction anachronique, lorsqu'ils posent par exemple la question: "Est-il/elle Polonais/e ou juif/juive?".
Ces arguments montrent bien qu'il ne convient pas de parler de dialogue "Juifs-Polonais" à l'intérieur de la Pologne (...). En Pologne, il n'existe pas de dialogue "Juifs-Polonais", mais seulement un dialogue "juifs-chrétiens". Même si tant de juifs ne croient pas en Dieu, l'héritage de la foi est un bien commun à eux tous. Il y a aussi, à mon sens, les responsabilités que ce dialogue implique. Un dialogue "chrétiens-juifs" plus profond doit être enraciné dans la dimension religieuse. Cela ne veut pas dire, toutefois, que nous devions parler de dialogue "judéo-chrétien" ou "judéo-catholique".
Selon le point de vue juif traditionnel, sous l'aspect religieux donc, c'est l'ensemble des juifs qui constitue l'une des parties du dialogue. La comunauté entière des juifs constitue le partenaire choisi de Dieu, et non pas uniquement la fraction des juifs croyants. Naturellement, les juifs engagés dans le dialogue doivent affirmer leur judaïsme, et aussi connaître et sentir ce qui est essentiel et sacré dans la tradition juive. Ils doivent être des croyants, même si ce terme n'a pas un sens aussi précis pour nous que pour les chrétiens. Il s'agit en fait d'un dialogue avec les juifs, et non pas avec des "croyants du judaïsme" ou des "judaïstes". Le fait de parler du dialogue "judéo-chrétien" conduit inévitablement à des confusions du genre de celle de ce journal où une rencontre du Conseil polonais des juifs et des chrétiens était décrite comme une prière de chrétiens et de juifs croyants. J'ai dû corriger cela: cette rencontre rassemblait des chrétiens et des juifs.
Il s'agit d'un dialogue "juifs-chrétiens", et non pas d' un dialogue "judéo-chrétien". Pour les chrétiens, les prêtres en particulier, il est plus facile de considérer les partenaires du dialogue comme étant des "croyants de foi juive". Cela revient à nous classer dans un cadre conceptuel correspondant à la compréhension qu'ont les chrétiens de ce que signifie la "religion". Pour nous, cela sonne faux. Je me considère comme un juif, comme d'autres juifs, non comme un "croyant de foi juive" ou quelqu'un qui "professe le judaïsme", et cela malgré mon attachement à cette religion. Toutes ces incompréhensions montrent combien le dialogue est difficile: Celui-ci exige que l'on considère le partenaire du dialogue dans les termes où il se perçoit lui-même.
Je suis heureux que le dialogue "juifs-chrétiens" existe en Pologne, et je suis très honoré par la reconnaissance de nos efforts, ceux de mes amis et les miens, qui se manifeste par la remise du Médaillon d'or interreligieux du Conseil international des chrétiens et des juifs.
(Texte traduit de l'anglais)