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Les Amis d'Israël
C. Hall
...Entre les croyances chrétiennes fondamentales et l'usage de ces croyances fait en des périodes déterminées... entre les actions d'hommes d'Eglise dictées par le dogme et l'autorité religieuse, et celles qui sont proprement attribuables à la manière de voir de chacun ou aux passions d'une époque particulière, d'un lieu ou d'un groupe... une distinction doit être faite, si nous voulons éviter de rendre les croyances chrétiennes et les décisions de l'Eglise responsables des actes de tel ou tel ecclésiastique en particulier.... La position la plus simple est d'inclure cela dans un exposé historique, soit que ces orientations répondent aux normes de l'Eglise, soit que leur influence tende à altérer ses principes fondamentaux. Les orientations qui ne se réfèrent pas clairement aux croyances de l'Eglise sans pourtant les modifier, ou qui ont été explicitement désavouées par elle, doivent être attribuées à d'autres facteurs.
(Gavin Langmuir, « The Jews in Angevin England », Tradition 19, 1963, pp. 232-233)
1926 vit le début des Amis d'Israël dont l'existence devait être bien courte. Sous les dehors d'une pieuse association priant pour la conversion des juifs, son point de vue était loin néanmoins de répondre aux manières de voir d'alors. Pour comprendre sa situation singulière dans l'Eglise catholique romaine, il faut se rendre compte de l'opinion commune de cette époque au sujet des juifs, opinion enracinée dans une doctrine traditionnelle qui n'avait pas changé depuis le 4e siècle et n'a été modifiée que de nos jours. Cette tradition, sans nuance théologique, affirmait que les juifs avaient « tué le Messie » et refusé obstinément de reconnaître le Christ, mais que, dans les derniers jours, un reste serait sauvé. Pour que le plan de la rédemption puisse s'accomplir, les juifs devaient continuer d'exister, mais comme vivants témoins de leur « crime » et comme une évidence du châtiment divin, séparés des chrétiens, sans autorité ni influence, à cause de leur dégénérescence de peuple autrefois choisi par Dieu. L'équilibre entre le mépris et la tolérance était difficile à maintenir. Pendant les périodes de violence, c'était une invitation aux mauvais traitements, rités reconnaissent les mariages des catholiques apostats mariés par des prêtres schismatiques, sans tenir compte de la validité. Les catholiques, qui ont leurs propres écoles, doivent payer des taxes pour le soutien des écoles non catholiques. Les propriétaires catholiques sont chargés d'impôts....
Peu après l'élection de Pie XI, le secrétaire d'état, le Cardinal Gasparri, envoyait un mémoire à la Ligue des Nations, statuant que le Vatican n'était nullement opposé au mandat britannique; mais il demandait la modification de certains articles qui donnaient aux juifs une position privilégiée et prépondérante, et ne sauvegardaient pas suffisamment les droits des chrétiens, particulièrement ceux des catholiques romains. En ce qui concerne le premier point, la subordination des catholiques et des populations ou dénominations reli• gieuses autochtones à une autre nationalité ou dénomination était considérée par le Vatican comme incompatible avec le mandat, sous l'article 22 de la Convention (mémoire publié par L'Osservatore Romano, 4 juin 1922). Pie XI renouvela la demande de Benoît XV dans le discours de son premier Consistoire (11 décembre 1922).
L'atmosphère du gouvernement de Pie XI peut être mieux comprise si l'on se rappelle que le Vatican avait combattu, depuis Pie IX, contre ce qu'il considérait comme la complète sécularisation de la chrétienté traditionnelle. Pris entre un extrême nationalisme et le spectre de la « gauche », le Vatican proclamait qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, car tous deux en quelque manière, « déniaient les droits de Dieu ». Pendant plusieurs siècles, le gouvernement central de l'Eglise avait refusé d'entendre les aspirations du monde extérieur, excepté quand elles menaçaient ses « droits et privilèges »; et il s'était retranché dans sa propre vision d'une chrétienté où les lois universelles de l'Eglise seraient reconnues. Quand il tenta de discuter avec les réalités politiques, il découvrit que les nationalistes conservateurs et les monarchistes, toujours attachés au « bon ordre ancien », favorisaient les réclamations de l'Eglise plus que les gouvernements libéraux qui, s'ils n'étaient pas hostiles, croyaient en une tolérance religieuse, réduivoire aux meurtres; mais l'idée d'extermination et d'expulsion était repoussée, ce qui n'empêchait pas les juifs d'être considérés comme le perpétuel bouc émissaire.
Au début de 1920, la papauté dut aborder la question du mandat anglais en Palestine et celle des « lieux saints ». Benoît XV au début ne semblait pas être opposé au Sionisme. Dans une allocution du Consistoire (10 mars 1919) il exprima cependant son anxiété au sujet du plan qui devait créer en Palestine une situation privilégiée » en faveur des juifs et « livrer » les monuments chrétiens à des non chrétiens. Plus tard, il déclara que les droits de l'Eglise catholique et de toutes les Eglises chrétiennes en Palestine devaient être sauvegardés (13 juin 1921). En avril et mai 1922, le Patriarche Latin de Jérusalem, Mgr Barlassina, se rendit à Rome et fit une conférence très remarquée, ainsi rapportée dans la Civiltà Cattolica (1922, vol. 2, pp. 461-462):
...L'intention du Sionisme est la conquête de la Palestine. En vue d'en arriver à leurs fins, les Sionistes recourront à n'importe quel moyen. Protégés par les autorités britanniques, ils sont, en réalité, les maîtres de la Palestine, faisant les lois, et imposant leur volonté à toute la population. Les catholiques, les musulmans, et même les Israélites orthodoxes sont soumis à des vexations innombrables. ...ils ont à leur disposition de grandes sommes d'argent envoyées par les organisations sionistes... principalement par celles des Etats-Unis et de Grande-Bretagne. Avec cet argent, ils achètent les terres des pauvres musulmans ruinés par la guerre; ils fondent des écoles et parfois corrompent la conscience morale.... Comme des rapports fondés le prouvent, l'intention des Sionistes est d'exproprier peu à peu les Arabes et les chrétiens... Pour accroître le nombre de leur coréligionnaires, ils organisent l'immigration vers la Palestine de juifs russes, presque tous bolchéviques. Non moins fatale est l'oeuvre d'immoralité des Sionistes; depuis qu'ils sont devenus les maîtres de la Palestine, elle s'est terriblement répandue dans cette terre, baignée par le sang de Jésus-Christ. Des maisons-closes se sont ouvertes à Jérusalem, Haïfa, Nazareth... des femmes de mauvaise vie pullulent partout, et de honteuses maladies se répandent.
Aujourd'hui, quelle est la condition des catholiques en Palestine? Subversivement, mais systématiquement, les Sionistes les accablent de toutes les vexations possibles. Lorsqu'il y a un procès entre un catholique et un schismatique, c'est toujours ce dernier qui. gagne. Les auto sant l'Eglise à une situation subordonnée dans la société. Dans l'esprit de nombreux catholiques, les juifs étaient associés au développement de ce monde, avec les gouvernements séculiers libéraux, la franc-maçonnerie, le capitalisme industriel qui avait détruit l'ordre « féodal » rural, au sein duquel le catholicisme semblait avoir fleuri. En 1848, juste avant que n'éclate la révolution, Pie IX avait ordonné la destruction du mur du ghetto de Rome, le dernier de l'Europe occidentale; mais quand le pouvoir fut rendu au pape un an plus tard par les Autrichiens et les monarchistes français, le ghetto fut aussi restauré. De nouvelles taxes spéciales furent imposées à la communauté juive et certaines formes de commerce leur furent interdites ainsi que l'acquisition de propriétés. Ce ne fut qu'en 1870 que les juifs romains furent émancipés du ghetto par la nouvelle Italie unifiée sous un gouvernement libéral. Après la première guerre mondiale, il y eut une formidable explosion d'antisémitisme dans l'Europe centrale où l'empire d'Autriche-Hongrie venait d'être divisé, particulièrement aux moments où surgissait une menace de révolution ou de gouvernement socialiste. Une phrase de Pie XI dans la consécration du genre humain au Sacré-Coeur (17 octobre 1925) reflétait l'enseignement traditionnel et pouvait être interprétée de plusieurs manières: «Regardez enfin avec miséricorde les enfants de ce peuple qui fut jadis votre préféré; que sur eux descende, mais aujourd'hui en baptême de vie et de rédemption, le sang qu'autrefois ils appelaient sur leurs têtes ». Les associations de dévotion au Sacré-Coeur, comme celle de Paray-le-Monial, attiraient souvent des nationalistes conservateurs, ceux qui soupiraient après le retour de l'ordre ancien, et en qui couvait un traditionnel antisémitisme religieux.
Les Amis d'Israël prirent naissance dans cette atmosphère, à laquelle le Vatican se rattacha aussi longtemps que possible, pour céder enfin: « S'il s'agit de sauver quelques âmes, d'éviter un plus grave danger, nous aurons le courage de négocier, fût-ce même avec le diable » (Pie XI à la réunion des évêques à Rome, mai 1933). Fondée à Rome, en 1926, par Antoine van Asseldonk, procureurgénéral des Chanoines de Sainte-Croix, et Francisca van Leer, juive hollandaise devenue chrétienne, avec la collaboration de René Klinkenberg, l'association se développa rapidement, au point de compter bientôt dans ses rangs 19 cardinaux, 278 évêques, et 3000 prêtres de toutes les parties du monde. Bien qu'ayant un fondement missionnaire, elle offrait néanmoins un programme unique. Francisca van Leer elle-même était unique, pleine de feu, une « révolutionnaire de l'absolu ». Née en 1892, elle avait participé avec Kurt Eisen à l'affrontement du Spartakisme à Munich; elle était amie de Rosa Luxemburg. Arrêtée et condamnée à mort, elle marchanda: « Si j'en sors vivante, je croirai en Dieu ». Relâchée, elle devint catholique en 1919, à Munich, et se mit à étudier sous la conduite du théologien franciscain hollandais Laetus Himmelreich. Venue à Rome, après un voyage en Palestine, elle persuada van Asseldonk de fonder les Amis d'Israël. Ce fut grâce à ses nombreuses relations romaines aussi bien que par l'influence du Cardinal Faulhaber, de Munich, que l'association se répandit si rapidement parmi la hiérarchie.
Son programme fut expliqué dans une série de brochures, Pax super Israel, écrites dans un latin néo-médiéval. Il demandait que la prière « pro perfidis Judaeis » soit retirée de la liturgie du vendredi saint, comme injurieuse pour les juifs. Les douze points de son programme sont assez remarquables:
Qu'on ne parle pas
1. d'un peuple déicide
2. d'une ville déicide (Jérusalem)
3. de la conversion des juifs (on devrait dire à la place « retour » ou « passage »)
4. de l'inconvertibilité des juifs
5. des incroyables histoires sur les juifs, particulièrement de celle du meurtre rituel
6. de leurs cérémonies avec irrévérence
7. d'eux, d'une manière exagérée, en généralisant ou en se moquant
8. d'une manière antisémite.
Qu'on enseigne, comme le font les divines Ecritures:
9. les prérogatives du divin amour envers le peuple d'Israël
10. le signe très solennel de cet amour par l'Incarnation du Christ et sa mission
11. la persistance de cet amour et même son accroissement par la mort du Christ
12. le témoignage de cet amour parmi les Apôtres.
Ce programme met le doigt sur le problème fondamental de l'antisémitisme théologique.
Parmi les cardinaux inscrits, on compte cinq consulteurs du Saint-Office: Merry del Val, secrétaire d'état de Pie X, van Rossum, qui était le cardinal protecteur de l'ordre de van Asseldonk, Früwirth, Pompili et Perosi. Cela explique peut-être pourquoi les Amis d'Israël furent si rapidement condamnés, deux ans après leur fondation, le 25 mars 1928. Le décret de condamnation signalait très fortement l'attitude du Vatican envers les juifs. Il louait le but des Amis d'Israël: « Exhorter les fidèles à prier Dieu et à travailler pour la conversion des Israélites au royaume du Christ ». L'Eglise avait toujours « prié pour le peuple juif, dépositaire des divines promesses jusqu'à Jésus-Christ, non seulement malgré l'aveuglement obstiné de ce peuple, mais à cause même de cet aveuglement ». Puis le décret condamnait l'antisémitisme; c'était la première fois que l'Eglise le réprouvait par son nom:
Avec quelle charité le Saint-Siège n'a-t-il pas protégé ce peuple contre d'injustes vexations! Parce qu'il réprouve toute haine et toute animosité entre les peuples, il condamne particulièrement la haine contre le peuple autrefois choisi de Dieu, cette haine qui, aujourd'hui, porte le nom d'antisémitisme.
Ensuite venait la condamnation des Amis d'Israël:
Cependant, remarquant et considérant que cette association... a adopté ensuite une manière d'agir et de penser contraire à l'opinion et à l'esprit de l'Église, à la pensée des Saints Pères et à la liturgie... les consulteurs... ont décidé que l'association... doit être dissoute. Ils ont déclaré... que personne, à l'avenir, n'est autorisé à écrire ou à éditer des livres ou brochures qui encourageraient de semblables initiatives erronées.
(Cf. René Laurentin, L'Eglise et les Juifs à Vatican II, Tournai, 1967, annexe 2, pour textes du programme et condamnation).
Dix ans plus tard, dans la phrase si souvent commentée de Pie XI, et reproduite dans la Documentation Catholique (39, 1938, col. 14591460), on trouvera un écho de toute la polémique antisémite suscitée par la condamnation des Amis d'Israël:
Non, il n'est pas possible pour des Chrétiens de participer à l'antisémitisme. Nous reconnaissons le droit de chacun à se défendre, à prendre des mesures de protection contre tout ce qui menace ses intérêts légitimes. Mais l'antisémitisme est inadmissible. Nous sommes tous spirituellement des Sémites.
Avant de prononcer ces paroles, le Pape avait condamné le néo-paganisme nazi et le racisme, bien que ne mentionnant pas spécifiquement l'antisémitisme, Mit brennender Sorge, 1937:
Le Créateur de l'Univers et le Législateur de tous les peuples ne peut pas être emprisonné dans les frontières d'un seul peuple, dans la généalogie d'une seule race.... Quiconque exalte une race, une nation ou un état au-dessus de tous les autres, et leur rend un culte comme à une idole, pervertit et fausse l'ordre divinement établi.
Puis il condamne le rejet de l'Ancien Testament:
Seules l'ignorance et l'arrogance peuvent aveugler sur les trésors de l'Ancien Testament. Celui qui veut bannir l'histoire biblique et la sagesse de l'Ancien Testament de l'école et de l'Eglise commet un blasphème contre la parole de Dieu. Il nie la foi au Christ incarné qui a pris la nature humaine dans ce peuple qui devait le crucifier....
Après la condamnation, Francisca van Leer, soutenue par le Cardinal Faulhaber, donna à Munich des conférences sur l'Ancien Testament, pour faire mieux comprendre les Evangiles aux chrétiens. Pendant une série de sermons de l'Avent 1933, Faulhaber parla contre le racisme et défendit les Ecritures hébraïques, mais il dit aussi que l'ancien peuple juif ne pouvait pas s'enorgueillir de cette sagesse, elle n'était pas la sienne: « Cette condamnation de la confiscation des terres par usure, cette guerre contre l'oppression des fermiers endettés, cette prohibition de l'usure ne sont point le produit de votre esprit ». De même, la Civiltà Cattolica note que l'antisémitisme des nazis « ne vient pas d'une conviction religieuse, ni d'une conscience chrétienne ». Mais elle dit encore: « Nous pourrions les comprendre et même les louer si leur répression se bornait à de légitimes moyens de défense contre les organisations et institutions juives » (no. 2024, 1934).
Sans mettre tous les points sur les ce compte rendu de la courte vie des Amis d'Israël se termine simplement par l'histoire dans laquelle André Néher nous raconte le voyage à Jérusalem du poète yiddish Leivick en 1957:
Pressé par ses amis de dire quelques mots, il fixa du regard une colline sur laquelle s'élevait depuis peu Yad-Vashem, le mémorial des six millions de victimes juives de l'holocauste. Puis il dit: « Lorsque j'étais enfant, au Heder, mon Rebbe me racontait l'histoire du sacrifice d'Isaac, comment Abraham avait obéi à Dieu, et comment, au dernier moment, un ange était venu arrêter le couteau déjà prêt à immoler Isaac. Rebbe, disais-je, angoissé, et si l'ange était arrivé en retard? —Sache, mon fils, repliquait le Rebbe, que l'ange n'arrive jamais en retard. — Aujourd'hui, enchaîna Leivick en désignant du geste Yad-Vashem, nous savons que six millions de fois l'ange est arrivé en retard. — Oui, l'ange peut arriver en retard, mais l'homme, l'homme, l'homme n'a pas le droit, lui, d'arriver en retard ».
(« Les Nouveaux Egarés du Désert », L'Arche, no 133, 26 mars-25 avril 1968, p. 68)