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Revista SIDIC XVIII - 1985/2
Donne-nous notre pain (Páginas 07 - 10)

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De la Berakha au pain quotidien - Pour une anthropologie de la justice
Carmine Di Sante

 

L'une des principales catégories de la tradition biblique et rabbinique est la berakha (bénédiction), à laquelle est consacré un traité entier de la Mishna intitulé Berakhot (Bénédictions). Ce traité est divisé en neuf chapitres: les trois premiers concernent le Shema Israël, la prière la plus ancienne, prière par excellence de la spiritualité juive: le quatrième et le cinquième concernent la prière en général; les sixième, septième et huitième, la Birkat ha-mazon, prière de bénédiction après le repas qui est la prière officielle, la plus importante de toutes les prières de bénédiction; le neuvième et dernier chapitre traite des autres bénédictions.

Ces neuf chapitres, commentés par le Talmud, forment un volume encyclopédique et constituent une mine inépuisable pour retrouver et comprendre le sens de la berakha, qui est une clé essentielle d'interprétation et de transformation de la réalité. Mon intention n'est pas de m'aventurer ici dans ces pages, difficiles souvent et cependant toujours suggestives, mais de pénétrer le sens théologique et anthropologique de ce concept fondamental de berakha par lequel le peuple de la Bible a exprimé et synthétisé le rapport juste avec Dieu et avec la terre. Il me faut cependant, auparavant, faire deux remarques préliminaires qui concernent l'une et l'autre la place du traité Berakhot à l'intérieur de l'ensemble du Talmud et par rapport aux autres traités.

Le Talmud débute, comme on le sait, par Berakhot, le premier des trente traités ou plus (39 dans le Talmud de Jérusalem, 361/2 dans celui de Babylone), de cette oeuvre minutieuse et immense élaborée dans les Académies juives aux 5eet fie siècles de notre ère. Pourquoi les Amoraim ont-ils commencé leur recueil par le traité Berakhot? Par pur hasard, ou du fait d'un choix théologique voulu et affirmé? C'est certainement le second motif qui se rapproche le plus de la réalité. La berakha, en fait, n'est pas un chapitre de la Mishna ou du Talmud parmi tant d'autres, mais un chapitre originaire dont dépendent tous les autres; elle n'en est pas une partie ou un moment, elle en est la racine et le fondement. Plus qu'un début chronologico-historique, il s'agit d'un début logico-théologique; toute la Torah trouve son sens dans la berakha: elle l'exprime et la sollicite, l'évoque et la développe.

Mais le traité Berakhot présente une autre caractéristique originale, c'est d'être situé au début du premier Ordre (ou Section) de la Mishna, qui est consacré aux Semences, c'est-à-dire à l'agriculture. On s'est souvent demandé pourquoi ce traité se trouvait inséré dans cet Ordre plutôt que dans le second qui est consacré aux Fêtes. Qu'est-ce que la bénédiction a à faire avec la culture de la terre? Ce traité se trouve-t-il placé là, encore par pur hasard ou au contraire par choix, un choix plein de sagesse et d'intelligence? Pour qui arrive à comprendre le dynamisme de la berakha et à en saisir l'importance unique pour l'univers biblique et juif, la réponse ne peut être que celle-ci: Ce traité est au début de l'Ordre des Semences parce que la berakha, et elle seule, détient le vrai secret de faire fructifier la terre. Cette dernière ne donne ses fruits et ne réjouit le coeur de l'homme que si elle est reçue et cultivée selon la berakha; sinon elle se couvre « d'épines » et « de chardons » (cf. Gn 3,18). C'est la relation entre la bénédiction et la terre qui est au coeur de la berakha, et il nous faut faire un effort de réflexion pour découvrir cela, pour mieux le comprendre.

La berakha vient briser le cercle du rapport de Possession

Quand le juif, avant de prendre du pain ou quelque autre nourriture matérielle, récite une bénédiction comme « Béni sois-tu, Seigneur... toi qui fais sortir le pain de la terre », il exprime, dans l'immédiateté d'une formule brève et essentielle. une attitude anthropologique profonde et essentielle dont nous allons. au niveau du discours réflexif, montrer les implications.

Il renonce tout d'abord au droit de propriété sur l'objet ou sur la chose qu'il va utiliser. S'il mange du pain, il sait que celui-ci ne lui appartient pas; s'il boit du vin, il affirme qu'il n'en est pas le propriétaire; s'il volt un arbre, le soleil ou la montagne, il reconnaît qu'ils ne lui appartiennent pas. Ce qu'opère d'abord la berakha, c'est de rompre le lien de possession entre l'homme et la terre, entre le sujet et les objets. Ces derniers existent, mais ils n'appartiennent pas à l'homme; ils sont nombreux et remplissent l'univers, mais nul n'a le droit de se les approprier et de dire: « C'est à moi ». La berakha abolit donc radicalement le jus utendi et abutendi, le droit d'user des choses selon sa volonté propre, ce qui est, selon le Code romain. la véritable définition de la propriété.

Mettant en question un droit de posséder discrétionnaire,la berakha se présente comme la défense de dominer et de manipuler, c'est-à-dire qu'elle s'oppose à la volonté de puissance. Notre culture nous éduque, du moins verbalement, au respect des personnes, mais non pas à celui des choses qui se trouvent livrées à l'arbitraire des individus et des groupes. La bénédiction, au contraire, soustrait les choses au pouvoir de l'arbitraire et instaure avec elles une relation d'amour; on s'en approche comme on entrerait dans la maison d'un ami: avec délicatesse et discrétion, avec attention et amour. Par la bénédiction, chaque objet devient comme une maison où nous sommes non les patrons mais les Invités, qui ne nous appartient pas mais où nous pouvons entrer et nous reposer.

Elle proclame que Dieu est « propriétaire »

Dans un second moment, la prière de bénédiction nous désigne le véritable « propriétaire » des choses; elle ne se contente pas d'enlever cette seigneurie à l'homme, elle l'attribue à Dieu: « Béni sois-tu, Seigneur... toi qui fais sortir le pain de la terre ». Le pain dont l'homme se nourrit appartient à Dieu; l'arbre avec son ombre et ses fruits est à Dieu; le vin qui réjouit son corps fatigué est à Dieu; bref, toute la terre qui pourvoit à ses besoins est à Dieu. La bénédiction arrache la terre aux mains de l'homme et la restitue à la Seigneurie divine, conformément à l'enseignement biblique qui répète sans se lasser:

« La terre m'appartient, vous n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes » (Lv 25,23); « Au Seigneur la terre et sa plénitude, le monde et tout son peuplement; c'est Lui qui l'a fondée sur Ms mers, et sur Ms fleuves l'a fixée » (Ps 24,1-2); «A toi le ciel, à toi aussi la terre; le monde et son contenu, c'est toi qui Ms fondas » (Ps 89,12). Propriétaire de la terre, le Seigneur en prend soin et la cultive soigneusement, avec amour, comme le décrit le Psalmiste dans son délicat langage anthropomorphique:
« Tu visites la terre et la fais regorger; tu la combles de richesses.
Le ruisseau de Dieu est rempli d'eau, tu prépares les épis.
Ainsi tu la prépares,
arrosant ses sillons, aplanissant ses mottes...» (Ps 65,10-14).

Mais, étant « propriétaire » de la terre, le Seigneur y impose aussi ses lois:
« Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu en engrangeras le produit.
Mais la septième année, tu la laisseras en jachère... » (Ex 23,10-13).

Le fait que Dieu se préoccupe des produits de la terre, des troupeaux, des vignes et des oliviers, peut paraître très étrange, et nous serions tentés de considérer ces paroles comme purement métaphoriques; mais si nous pensions ainsi, nous trahirions le message biblique et la logique de la bénédiction. Il devrait désormais âtre évident pour nous que reconnaître la terre comme propriété divine n'est pas une manière naïve de parler, mais une définition théologique et ontologique exigeante: Si « la terre est à Dieu » (cf. Lv 25,23), cela signifie que celle-ci et tous les biens qu'elle contient réalisent leur fin, trouvent leur vrai sens, dans une orientation qui les soustrait à la volonté dominatrice et possessive de l'homme, l'orientation divine qui fait de ce dernier non pas un patron mais un serviteur.

Elle reconnaît que tout est don

Dans un troisième moment, la bénédiction affirme la destination universelle des choses en faveur de l'homme: tout est de Dieu mais tout est pour l'homme: « Les cieux sont les cieux du Seigneur, mais la terre, il l'a donnée aux fils de l'homme » (Ps 115,16). La le partie du verset k Les cieux sont les cieux du Seigneur ») indique la dimension objective des choses, leur réalité soustraite à toute volonté humaine de domination ou de possession; la 2e partie (« mais la terre, il l'a donnée aux fils de l'homme ») indique la dimension de jouissance, le fait d'exister pour combler les besoins et les désirs de l'homme, Les choses ne sont et ne demeurent dans la vérité, ne révèlent la plénitude de leur être, que soutenues par ce double mouvement: elles sont de Dieu et elles sont pour l'homme. Mais il s'agit de deux niveaux qui sont dans un rapport non pas de juxtaposition, mais d'explicitation réciproque: les choses sont de Dieu afin de pouvoir être pour l'homme; les choses ne peuvent être pour l'homme qu'à condition d'appartenir à Dieu. Le fait d'appartenir à Dieu ne soustrait pas les choses à la jouissance de l'homme mais seul, au contraire, il la rend possible. La page admirable de la Genèse décrivant la splendeur de l'Eden est la transcription poétique d'un monde réussi où l'existence des choses pour l'homme est garantie par le fait qu'elles appartiennent à Dieu; mais la page qui suit immédiatement, racontant le péché d'Adam et d'Eve. est la transcription dramatique d'un monde défiguré où les choses qui existent pour l'homme ont été coupées de leur appartenance à Dieu:

« Dans l'Eden, Adam peut jouir de tout; l'arbre défendu n'est pas un objet, un bien soustrait à sa jouissance, mais il est la logique de la possession comme sens présumé ultime de la jouissance. Tout est pour Adam, mais tout est de Dieu; non par jalousie, mais parce qu'en Dieu seulement le génitif subjectif n'est pas un complément de possession mais l'oblation, il ne s'accroche pas à l'avoir mais fait surgir l'être! Et cependant la fête des couleurs de l'Eden se fane entièrement sous le regard avide de l'homme; toute la fraîcheur des eaux, la fertilité du jardin, la doicilité des animaux au geste humain, l'enchantement de la découvertesexuelle, toute la douceur du "paradis terrestre" est emportée par ce seul fruit. Mais ce fruit n'a pas d'autre artifice, d'autre douceur, que celle projetée sur lui par un oeil cupide et qui se leurre. Ce qu'il est réellement se découvre au moment où on y mord: la transformation du paradis terrestre en un enfer de haine et de souffrance. Le péché d'Adam n'a pas été qu'il ait voulu le paradis sur terre; c'était, ni plus ni moins le dessein de Dieu sur lui. Le péché d'Adam a été de vouloir enfermer le paradis dans un coffre-fort, alors qu'il avait été mis à sa disposition comme un espace où courir en liberté et vivre en communion ».1

Définir les choses comme appartenant à Dieu quant à leur origine et destinées à l'homme quant à leur fin, c'est affirmer en réalité leur qualité de don, L'univers créé est le don de Dieu à l'homme; l'intentionnalité qui l'anime et le soutient est la gratuité; son être même est d'être don.

Elle révèle Dieu comme Agape

Dans un quatrième moment, la bénédiction reconnaît que les choses ont été données par Dieu à l'homme parce qu'Il l'aime et désire sa joie, comme le chante l'Ecriture de la première à la dernière de ses pages:
«Si le Seigneur s'est attaché à vous et vous a choisis, ce n'est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples: car vous êtes le moins nombreux d'entre les peuples. Mais c'est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères...
Il t'aimera, te bénira, te multipliera; il bénira le fruit de ton sein et le fruit de ton sol, ton blé, ton vin, ton huile, la portée de tes vaches et le croit de tes brebis, sur la terre qu'il a juré à tes pères de te donner. Tu recevras plus de bénédictions que tous les autres peuples. Nul chez toi, homme ou femme, ne sera stérile, nul mâle ou femelle de ton bétail» (Dt 7,7-14).

L'élection d'Israël, signe de l'élection de tous les peuples, est l'image de la gratuité radicale de l'action de Dieu qui fait croître pour son peuple le fruit du sein et le fruit du sol » (cf. v. 13), non que celui-ci le mérite ou y ait quelque droit I« vous êtes en fait le moins nombreux d'entre tous les peuples », v. 7), mais parce qu'Il l'aime. Tous les fruits de la terre, du « froment » au « vin », à « l'huile », à la « portée des vaches et aux « petits des brebis », produits à la fois de la nature et de la culture, sont traversés par cette gratuité qui les constitue comme dons. La prière de bénédiction accueille et chante cette gratuité inhérente à toute chose dans le monde, et elle y laisse entrevoir la mystère divin que Jean, non sans raison, a défini comme agapé (1 Jn 4,16).

Elle instaure la communion et le partage

Dans un cinquième et dernier moment, la bénédiction ouvre à la dimension eschatologique et ultime du réel où l'homme doit entrer pour être « sauvé». Si l'intentionnalité du monde est l'amour gratuit, « se sauver » signifie entrer dans cet espace, en en suivant et reproduisant la logique et les exigences:

«Soyez saints comme je suis saint » (Lv 11,44); «Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5.48); « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés» (Jn 15,12).

En ces brèves maximes se trouve résumée toute la sagesse biblique vétéro- et néo-testamentalre, selon laquelle l'homme atteint le « salut », c'est-à-dire sa vérité propre, en imitant Dieu ou, pourrait-on dire, en reproduisant son comportement d'« agape», d'amour gratuit et désintéressé: il le reproduit en mourant à la logique de la possession et en instaurant celle du don, en déracinant l'égoïsme pour pénétrer dans l'espace — l'espace divin —de la réconciliation et de la communion.

Réciter une prière de bénédiction n'est donc pas un acte de foi seulement, mais un acte de justice aussi: par elle, en effet, nous nous engageons à vivre sur la terre et avec la terre (symbole de tous les biens) dans un esprit de pauvreté et de partage, dans l'esprit du « omnia habentes et nihil possedentes« (2 Co MO). Certes, cela ne suffit pas encore à l'instauration d'un monde juste où chacun puisse jouir de son « pain quotidien », mais cela en est la condition et la sauvegarde. C'est en ce sens que la catégorie de la berakha est nécessaire à une anthropologie de la justice et de la paix: elle en est la racine et l'âme.



Carmine De Santi, Théologien et liturgiste, Carmine Di Sante est membre de l'Equipe du Centre Sidic.

1. A. Rizzi: Essere uomini spiritual! oggi, in AA.VV., Problemi e prospettive di spiritualità, éd. Oueriniana, Brescia 1983, p. 81.

 

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