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La banalité du bien et du mal: le comportement anti-social, le comportement pro-social et l’enseignement religieux juif
David R. Blumenthal
La question de savoir où était l’humanité et, en particulier, où étaient les masses passives d’humanité est l’héritage de l’Holocauste qui nous hantera jusqu’au prochain siècle et au-delà. Telle est peut-être même la question primordiale que le vingtième siècle pose à l’histoire humaine. Pour tenter de répondre à ces questions (En quoi l’éducation religieuse et morale a-t-elle failli ? Pourquoi l’éducation religieuse et morale n’a-t-elle pas réussi à créer une plus grande résistance au mal et à encourager une plus large pratique du bien ? Pourquoi l’enseignement du bien et du mal dans des institutions sociales et religieuses organisées n’a-t-il pas réussi à empêcher l’Holocauste ?), D. Blumenthal distingue deux tâches à accomplir: une tâche descriptive et analytique, enracinée dans l’histoire et la psychologie sociale, de nature à nous permettre d’apporter quelques éclaircissements d’ordre intellectuel, et une tâche normative et dogmatique destinée à améliorer l’aptitude de l’homme à enseigner la manière de résister au mal et de cultiver le bien, afin de nous permettre d’exercer un certain contrôle moral sur l’histoire humaine.
Les informations concernant le comportement anti-social montrent que les facteurs suivants incitent une majorité écrasante de personnes habituellement bonnes à commettre des actes qu’elles savent mauvais.
Premièrement, l’insertion dans une hiérarchie sociale où le pouvoir légitime accomplit ou tolère le mal, le poids de l’autorité, l’aptitude du pouvoir légitime à présenter les mauvaises actions sous un jour rationnel aux yeux du sujet sont autant d’éléments qui favorisent l’accomplissement du mal. La possibilité laissée au pouvoir légitime d’en appeler au droit, de définir les rôles dans la hiérarchie, d’exalter les valeurs de la discipline, du devoir et de la fidélité sans faille facilite l’accomplissement du mal. (1) Les mécanismes sociaux qui régissent ainsi l’exercice du pouvoir permettent aux individus de commettre des actes répréhensibles tout en étant convaincus de faire le bien. En leur imposant ces règles, ces rôles et ces valeurs, les autorités légitimes agissant au sein des hiérarchies sociales persuadent les individus que la soumission - même si elle exige l’accomplissement d’actes mauvais - est un bien ou, en d’autres termes, qu’obéir c’est, en fait, être bon.
Deuxièmement, enseigner l’exclusivisme favorise l’accomplissement du mal. La société qui insiste sur l’altérité de l’autre, la peur de l’étranger et la dichotomie entre «nous» et «eux» prépare l’individu à commettre le mal. Elle atteint ce résultat en sapant l’humanité de l’autre, en limitant la possibilité d’empathie avec la victime, et en réduisant le poids de celle-ci.
Troisièmement, les mécanismes sociaux ordinaires qui consistent à imiter, à s’identifier, à soutenir ses pairs et à acquérir progressivement le savoir contribuent à faciliter le mal. Voir ses supérieurs commettre ou encourager des actes mauvais induit un réflexe d’imitation et d’identification qui conduit les individus à accomplir ou à tolérer des actes mauvais. Lorsqu’on voit ses pairs commettre ou tolérer le mal, il est plus facile d’en faire autant.
Quatrièmement, la discipline inculquée dans l’enfance, lorsqu’elle est incohérente et/ou excessive, induit la soumission à l’autorité. Lorsqu’un enfant fait l’objet d’une discipline incohérente, il s’adaptera en étant aussi obéissant que possible, de manière à éviter une sanction incohérente. De même, l’enfant soumis à une discipline excessive s’adaptera en étant aussi obéissant que possible, de manière à éviter une sanction excessive. Si l’on empêche un enfant de prendre des décisions adaptées à son âge, il n’acquerra jamais les aptitudes ni l’estime de soi voulues.
Le renversement de ces facteurs a, on l’a constaté, les mêmes effets. La possibilité laissée au pouvoir légitime d’invoquer des lois, de définir les rôles dans la hiérarchie, de souligner les valeurs que représentent l’altruisme, la justice et la volonté d’insertion favorise l’accomplissement du bien. Inculquer l’accueil et le souci d’autrui favorise l’accomplissement du bien. La société qui met en relief l’humanité de l’autre, prône l’altruisme et invite à se montrer compatissant et responsable prépare l’individu à poser des actes de bonté. S’il en est ainsi, c’est parce qu’en mettant en relief l’humanité de l’autre, on accroît le poids de la victime. La société qui emploie le langage de l’empathie et de la responsabilité et qui cultive l’attention à l’autre dans les contextes familial et social favorise l’accomplissement du bien. Les mécanismes sociaux ordinaires qui consistent à imiter, à s’identifier, à soutenir ses pairs et à acquérir progressivement le savoir contribuent à faciliter l’accomplissement du bien. Si elle est raisonnée et équilibrée, la discipline acquise dans l’enfance apprend à être attentif à l’autre. Si un enfant est soumis à une discipline qui «adapte la sanction à la faute» et si la sanction est expliquée et comprise, l’enfant reconnaîtra le bien-fondé de la discipline. Si la ‘sanction’ n’est pas adaptée à la ‘faute’ et que l’enfant peut en discuter l’application, il apprendra que l’autorité est ouverte à la raison. Cet enfant acquerra le sens de sa propre capacité de discernement et sera en mesure de contester une autre autorité si l’occasion se présente. Si un enfant est encouragé à prendre des décisions adaptées à son âge, il parviendra à acquérir les aptitudes personnelles et l’estime de soi voulues.
Cela étant, que doivent faire les autorités et institutions religieuses pour cultiver les attitudes pro-sociales et décourager les attitudes anti-sociales ? D. Blumenthal analyse en détail les quatre mesures que doivent prendre les autorités religieuses juives pour assumer leurs responsabilités en matière de formation morale. Ces quatre mesures sont également valables pour d’autres traditions religieuses et laïques.
Les autorités religieuses juives doivent admettre qu’un bon nombre de leurs efforts n’ont pas réussi dans le passé à décourager les attitudes anti-sociales et à encourager les attitudes pro-sociales. Elles doivent rechercher et enseigner activement les textes et les traditions pro-sociales. Elles doivent rechercher et inculquer activement les «notions de valeur» (2) Elles doivent reconnaître que ce n’est pas seulement ce qu’on enseigne mais la manière dont on l’enseigne qui fait la différence.
Pour éclairer et expliciter ce dernier point, voici les sept démarches que je recommande vivement pour enseigner les valeurs en milieu juif: 1. donner les moyens de mettre en cause l’autorité; 2. inculquer les cinq attitudes pro-sociales suivantes: prendre du recul et pratiquer l’empathie; repérer et classer ses propres sentiments; identifier les autorités, les hiérarchies, les normes, les rôles et les mécanismes sociaux; extérioriser ses tendances pro-sociales réprimées et apprendre à gérer les conflits; 3. établir des modèles de comportement pro-social; 4. mettre en oeuvre une action pro-sociale; 5. enseigner les notions de valeur de l’action pro-sociale; employer le langage de la justice et de l’altruisme; enseigner les «notions de valeur» propres à l’action, inculquer l’esprit critique et la nature des mécanismes sociaux; concevoir un cycle d’études et un programme d’action pro-sociale; 6. mettre en place des réseaux; 7. Bien savoir ce que l’on fait.
David R. Blumenthal est professeur à l’Institut d’études juives Jay et Leslie Cohen de l’Université Emory, à Atlanta, Géorgie. Son exposé au symposium était un résumé de son livre à paraître, provisoirement intitulé «The banality of Good and Evil: a Social-Psychological and Theological Reflexion». [Texte traduit de l’anglais par C. Le Paire]
1. Cette typologie est celle de H.C. KELMAN et V.L. HAMILTON, Crimes of Obedience (New Haven, CT, Yale UniversityPress, 1989).
2. Le terme est emprunté à M. KADUSHIM, The Rabbinic Mind (New York, Jewish Theological Seminary, 1952).