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L'Homme et Dieu dans une optique juive
Daniel Gottlieb
En préparant mon exposé, j'ai éprouvé une certaine appréhension à l'idée de devoir le présenter après que nous ayons déjà entendu deux séries de conférences. Comme je le supposais, ceux qui m'ont précédé à cette tribune n'ont pu traiter de l'homme et de la création ou de l'homme et de la société sans parler aussi de Dieu. Je serai sans doute obligé de répéter certaines idées qui ont déjà été évoquées à propos de Dieu et, pour parler de la relation entre l'homme et Dieu, je serai certainement conduit à reprendre certains thèmes qui ont déjà été développés à propos de la « Création » ou à propos de la « Société ». Je devrais peut-être regretter de vous infliger ces répétitions, mais, dans un sens il est bon que l'occasion me soit donnée de vous permettre de constater que, pour la pensée biblique, il est impossible de dissocier les différents éléments qui constituent l'environnement de l'homme. Et pour illustrer ce point, j'ajouterai simplement qu'habituellement la relation entre l'homme et Dieu s'exprime en termes de religion; or, en hébreu, il n'existe pas de mot pour désigner l'idée de « religion », ce qui implique que cette notion est fondamentalement étrangère à la conscience hébraïque: c'est que pour la Bible — et, partant, pour le judaïsme — l'homme ne se trouve jamais seulement devant Dieu; Dieu est toujours présent à son esprit, quelles que soient les situations particulières, concrètes et précises, dans lesquelles il se trouve.
Après avoir passé le cap de ces hésitations, purement formelles, c'est-à-dire après avoir accepté le risque de répéter ce qui a déjà été dit, je me suis heurté à une autre difficulté, beaucoup plus grave et plus profonde que la précédente. En effet, ma conférence a été intitulée « L'Homme et Dieu dans une optique juive »; or les deux termes du sujet dont je dois vous entretenir sont l'objet des préoccupations de deux disciplines, deuxsciences, qui — je pense — n'appartiennent pas directement au domaine spécifique de la pensée juive: la philosophie s'interroge sur la condition de l'homme et la théologie cherche à définir les critères auxquels Dieu doit répondre pour exister. La préoccupation essentielle du judaïsme reste celle du comportement de l'homme sur terre, en fonction des exigences morales, sociales ou rituelles contenues dans la Torah; en d'autres termes, le problème que la Bible et le judaïsme se proposent de résoudre est celui de la co-existence de l'homme avec Dieu. Encore faudra-t-il définir ce que nous entendons par « homme » et par « Dieu », et préciser les contenus de l'harmonie qui doit s'établir entre eux, puisque le thème général de notre rencontre se situe dans la perspective du « Royaume ».
Certains diront peut-être qu'ils ont entendu parler de « philosophie juive »; c'est qu'effectivement il existe une dimension théologique ou une dimension philosophique dans l'interprétation juive des Écritures — comme existent aussi des valeurs sociales ou morales dans le judaïsme. Mais ces différents aspects sont indissociables: il est essentiel de ne pas perdre de vue que la Bible présente l'homme et le monde comme une entité. Voilà la raison pour laquelle je ne pourrai pas me situer dans mon exposé sur un plan strictement philosophique, théologique ou métaphysique.
Sans doute aurais-je pu prendre du recul par rapport au sujet que je dois traiter: l'étudier « de l'extérieur », et parler de façon objective et scientifique, de l'histoire de la philosophie juive, ou analyser les influences extérieures subies par la pensée juive au cours des siècles; mais cette manière de procéder n'aurait pas été authentiquement juive. Il y a place, dans le judaïsme, pour des attitudes intellectuelles ou affectives pouvant s'inscrire dans des courants que l'on est tenté d'appeler rationalistes ou mystiques, mais il ne faut pas oublier pour autant que, jusqu'à un passé très récent — que l'on pourrait situer, schématiquement, au lendemain de l'émancipation des juifs —, toute réflexion juive était basée sur les modalités d'application de la Loi, la fidélité aux normes de comportement étant toujours le seul point de référence commun à toutes les tendances idéologiques du judaïsme. A ce titre, je pourrais citer l'exemple de ma grand-mère qui n'était pas philosophe, au sens universitaire du terme, puisqu'elle n'avait pas de diplôme mais qui vivait intensément son judaïsme et qui avait ainsi acquis une saine philosophie de l'existence, authentiquement juive: quand elle allait faire son marché, elle s'assurait que le maasèr avait bien été prélevé sur l'argent qu'elle emportait, et je suis convaincu que quelqu'un qui prélève la dîme sur son salaire ou sur ses bénéfices avant d'en tirer un profit personnel a, pour ce qui regarde les questions d'argent, une position beaucoup plus saine que celui qui connaît par coeur des livres entiers consacrés à ces sujets: il sait qu'il n'est que le gérant des biens qui sont mis à sa disposition, il sait que le Créateur des choses de ce monde en reste le légitime propriétaire (cf. Ps. 24, 1) et qu'il peut par conséquent légiférer sur l'usage qu'on en fait; ma grand-mère n'achetait que des produits cachèr, c'est à dire qu'elle pensait en permanence aux contenus de la Révélation; elle aimait à préparer des mets qui feraient plaisir aux membres de sa famille, parce qu'elle savait que la jouissance des biens matériels n'est pas une concession faite aux appétits de l'homme: elle savait, de façon naturelle et spontanée que Dieu se réjouit des satisfactions qu'il offre à ses créatures; elle cuisinait souvent, selon les dates du calendrier, des plats traditionnels, et par le biais de ces usages folkloriques, elle se référait à l'histoire collective du peuple d'Israël; et, bien entendu, quand elle était à son fourneau, elle prévoyait de quoi pouvoir accueillir les invités de dernière minute ou les pauvres qui frapperaient à sa porte, car les notions d'hospitalité ou de solidarité étaient pour elle des réalités concrètes et permanentes.
J'ai assez parlé de ma grand-mère. Je tenais cependant à montrer que l'application des données de la Loi, dans une situation des plus banales, dépasse considérablement le cadre du ritualisme pour véhiculer les valeurs permanentes du judaïsme beaucoup mieux que ne pourraient le faire les spéculations abstraites les plus brillantes.
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Malgré les difficultés dont j'ai fait état, j'aborde ma conférence avec l'impression que je n'aurai pas trop de peine à me faire comprendre, même si je dois m'exprimer en français pour exprimer des idées que je pense en hébreu: si nous ne parlons pas tous la même langue,nous disposons cependant d'un langage commun: celui de la Bible; pour nous tous, chrétiens et juifs, les Livres bibliques sont « révélés » et « inspirés »: l'Écriture Sainte contient le message que Dieu a donné à l'homme; elle constitue notre seule source d'informations, elle est le point de départ de toutes nos réflexions.
Voyons donc pour commencer ce que la Bible dit de l'homme. Elle nous apprend tout d'abord, dès ses premiers chapitres, que l'homme a été créé, et qu'il a été créé par Dieu. « C'est un privilège pour l'homme d'avoir été créé par Dieu et à l'image de Dieu; Rabbi Akiba dit: c'est un privilège plus grand encore pour l'homme d'avoir pu apprendre qu'il a été créé par Dieu, à l'image de Dieu ». Il est donc essentiel pour l'homme de connaître son origine divine: s'il est l'élément le plus éminent de la Création, il doit reconnaître cependant qu'il n'est qu'une créature parmi les autres. La condition humaine est complexe, paradoxale: l'homme porte en lui une étincelle divine, c'est pour lui que le monde a été créé, il n'y pénètre en effet que quand le cadre de son existence, l'univers, a été achevé, mais, par ailleurs, il n'est rien: s'il se prenait à surestimer sa valeur, on pourrait lui rappeler que la fourmi l'a précédé dans l'existence. Cette contradiction qui apparaît dans la nature humaine a été formulée dans le verset 6 du Psaume 8, d'une part: « qu'est donc le mortel pour que Tu en gardes mémoire, le fils d'Adam, que Tu en prennes souci? »; et d'autre part: « Tu le fis à peine moindre qu'un Dieu, le couronnant de gloire et de splendeur ... »
Ainsi l'homme occupe une place tout à fait particulière, unique, dans la Création: il est à mi-chemin entre le monde animal, avec lequel il a, selon le Midrash, trois points communs, et les anges avec lesquels il a aussi trois points communs parmi lesquels je retiendrai seulement le fait de parler la langue du sacré, l'hébreu. L'homme jouit cependant d'une supériorité sur les anges: ces derniers (si tant est qu'ils existent, mais il n'est pas nécessaire de s'interroger maintenant sur leur réalité), vivant dans la proximité immédiate de Dieu, ne peuvent que chanter la louange du Créateux; ils ne sont pas « libres » de faire autre chose et, par conséquent, ils n'ont pas de mérite à le faire; l'homme, par contre, a été créé libre: par l'usage qu'il fait de la vie qui lui a été accordée, il peut arriver à mériter son droit à l'existence et, pour parler comme les philosophes, à transformer son « avoir » en « être ».
Sans nous arrêter davantage sur ce point, disons cependant que le récit biblique de la Création vient encore nous porter deux enseignements essentiels: la valeur propre de chaque individu, de chaque être humain (Dieu n'a créé qu'un homme et tout être humain est donc comme un univers entier), et l'unité du genre humain (tous les hommes ont un même père); au point que Ben Azzaï, un disciple et un ami de Rabbi Akiba a pu dire que le verset qui contient la leçon la plus importante de toute la Bible est celui qui introduit la longue liste des noms des descendants du premier homme (Gn. 5, 1): « Voici le livre des engendrements d'Adam: le jour où Dieu créa Adam, il le fit à son image » — comme pour dire qu'il ne faut jamais oublier que l'histoire des descendants d'Adam, l'histoire des hommes, l'histoire de l'humanité, c'est l'histoire biblique. Ce thème peut d'ailleurs être confirmé par le fait que, tout à la fin du récit de la Création, le texte biblique mentionne que ce que Dieu a créé doit être achevé: « acher bara elokim laassot » (Gn. 2, 3); tout se passe donc comme si Dieu avait besoin des hommes, ou comme si Dieu avait conféré aux hommes le soin de parachever l'oeuvre de la Création et de mener la Création à son terme.
Il convient de souligner ici la relation qui unit l'individu au groupe auquel il appartient et qui en fait un élément actif, représentant et récapitulant la totalité des caractéristiques de l'ensemble dont il fait partie.
Cette notion se manifeste à l'évidence dans la lecture juive du texte hébraïque de la Bible où il est souvent difficile — parfois impossible — de savoir s'il est question d'une personne ou d'une collectivité désignée par le même nom. Il n'est pas nécessaire de se référer à l'exemple d'« Israël » qui fait allusion soit au personnage de Jacob (appelé parfois « Israël »), soit à la famille de ses enfants biologiques ou de ses descendants spirituels (cf. Bné Israël); on peut déjà remarquer que selon les circonstances « Adam » désigne soit « le premier homme » (permettez-moi de l'appeler « Monsieur Adam »), soit l'homme (chaque homme, chaque individu), soit encore l'Homme (qui s'écrit en français avec un « H » majuscule et qui désigne la famille humaine, dans son ensemble: l'espèce humaine, l'humanité entière). On pourrait encore préciser ce thème en remarquant que le récit biblique de la Création ne dit pas « vayehi erev vayehi boker yom chevii », que le « soir », le début, du septième jour est arrivé: tout se passe donc comme si le « sixième jour » de la Création n'était pas achevé, accompli; oui, tout se passe comme si l'histoire de l'humanité constituait les péripéties de la dernière étape de la Création dans sa marche vers le « Shabbat définitif et collectif » (c'est par cette expression que l'on désigne l'harmonie universelle des « temps à venir », c'est-à-dire de l'ère messianique. Dans cette perspective, on pourra même interpréter le verset (Gn. 1, 26): « naasse Adam » en disant que Dieu demande à ses créatures humaines de l'aider à faire « Adam », la forme ultime et réussie de l'humanité dont « Monsieur Adam », avant la faute, contenait la potentialité (ne dit-on pas qu'il aurait pu devenir le Messie?), et dont biblique — sans doute la plus délicate à communiquer —je voudrais encore indiquer ce que représente l'épisode de « la faute d'Adam », que la Bible décrit avec force détails. Adam avait été placé dans un jardin dont tous les arbres se ressemblaient; de l'un, cependant, il ne devait rien manger. Adam a succombé à la tentation de définir de façon objective, rationnelle, les critères de son action. Notons, en passant, qu'à la suite de cet épisode, « Dieu fit à l'homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit » (Gn. 3, 21), comme si le vêtement avait poux fonction d'empêcher l'homme de succomber à la tentation d'élaborer une morale autonome, basée sur les seuls critères de sa raison objective. En dernière analyse, la seule différence entre l'espèce humaine et les espèces animales, c'est que l'homme est habillé: tous les hommes doivent faire intervenir des critères d'ordre moral ou social avant d'agir; ils devraient y penser en constatant qu'ils sont vêtus.
Rapprochons ce passage de (Nm. 15, 37-41): le récit biblique est interrompu par le paragraphe instituant, pour les enfants d'Israël, le port de franges rituelles: la faute des explorateurs, en acceptant la mission qui leur était proposée, a consisté à envisager la possibilité de se situer en catégories strictement objectives à l'égard de la Terre d'Israël: « Vous les verrez (les Tsitsit) et vous vous souviendrez » confirme le contenu de signification du vêtement ou de certaines particularités vestimentaires: l'homme n'est pas un être exclusivement rationnel, tout-puissant grâce à son intelligence; il n'a pas le droit d'oublier les limites de sa condition: c'est le port du vêtement qui doit le lui rappeler. En récitant, chaque matin, quand je m'habille, une bénédiction concernant le vêtement, « malbich aroumim », j'exprime que le vêtement n'est pas seulement une chose: il est un « Cela-plus », pour reprendre une formule qui, depuis deux jours nous est devenue familière — un objet, certes, mais qui porte aussi un contenu de signification.
De même, Adam représente-t-il non seulement le premier homme, mais aussi l'humanité entière, depuis les origines jusqu'à la fin des temps. Cette idée s'exprime dans de nombreux Midrashim aisément accessibles (cf. E.E. Urbach); je n'en citerai qu'un, selon lequel le nom A Da M, par ses initiales, évoque la succession des générations qui va de Adam, en passant par David, jusqu'au Messie.
Adam, (comme d'autres personnages bibliques) aurait pu être le Messie; le messianisme aurait pu se réaliser dès les débuts de l'histoire, mais Adam a péché: il appartient donc à ses descendants de réparer sa faute, de réaliser cette harmonie en donnant naissance au « Fils de l'Homme », c'est à dire à une humanité qui réponde à l'attente de Dieu. Le Messie viendra quand toutes les âmes que Dieu pensait créer auront été incarnées, quand toutes les virtualités positives placées en Adam auront été réalisées: Adam se retrouve en chaque homme et chaque homme est comme Adam.
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Il y a un instant, j'ai fait mention de David, roi d'Israël. Il faudrait sans doute consacrer une longue réflexion au problème de l'élection: savoir si Israël fait partie du projet de la Création, ou si Abraham a été choisi (arbitrairement ou grâce à son mérite) pour éviter à l'humanité de prolonger la liste des échecs successifs auxquels elle a abouti tant qu'elle était livrée à elle-même; rappelons notamment que les sept lois noa'hides données pour tous les hommes au lendemain du Déluge n'ont pas été respectées: quelque temps après, l'épisode de la Tour de Babel conduit au drame de l'éclatement de la famille humaine — cette déchirure constitue une blessure que l'histoire des hommes doit guérir en reconstituant l'unité rompue, c'est à dire en récupérant un langage commun (cf. Gn. 11, 1, et So. 3, 9). C'est cette mission que Dieu confère à un peuple, le peuple d'Israël: porter sur terre, un témoignage d'unité (cf. Is. 43, 10). Tout se passe comme si Israël devenait témoin d'une façon d'être homme qui incarne et concrétise la totalité des valeurs humaines proposées à Adam: Israël, dans sa collectivité, est appelé « Adam » (Éz. 34, 31; cf. Yebamot 61 a) et constitue l'étape intermédiaire dans l'histoire d'Adam — celle qui mène au Messianisme.
Le fait est que Dieu se révèle. Et il est important de remarquer que Dieu se révèle, non en tant que Créateur, mais en tant que « Celui qui a libéré son peuple de l'esclavage d'Égypte » (Ex. 20, 2); et il se manifeste en tant que législateur. Dire qu'Israël porte un témoignage sur l'unité ou sur l'unicité de Dieu, c'est exprimer en catégories abstraites une idée concrète: le Dieu de la Création et le Dieu de la Révélation sont le même Dieu; ce qui implique que l'homme reconnaisse les liens qui unissent l'histoire à la morale, et accepte les fondements de la morale révélée. Les lois immuables du monde ('otant) risquent de masquer ('alent) ce qui leur a donné naissance: mais le rôle de l'homme est de percevoir, à travers les filigranes de l'histoire, que la nature est une Création. Il lui appartiendra, évidemment, de conformer ses actes à ses convictions.
C'est sans doute dans cette perspective que les contenus de la Loi sont éclairants: la législation biblique à laquelle Israël est soumis propose une façon de vivre qui tienne compte harmonieusement de l'ensemble des éléments de l'environnement de l'homme, sans en négliger aucun. Il ne me semble pas utile, ici de parler des mitsvot, si ce n'est pour dire qu'elles donnent à celui qui s'y conforme l'occasion de penser à Dieu, de « bénir » Dieu cent fois par jour (cf. Dt. 10, 12). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Dieu a besoin de la bénédiction de ses créatures: mais c'est aussi grâce à labénédiction qu'il récite que l'homme parvient à se rattacher à sa source divine.
Dans les situations liturgiques ou rituelles, par exemple, l'accomplissement d'une Mitsva donne lieu à la récitation d'une bénédiction: elle est l'expression de la reconnaissance de l'homme envers Dieu qui a fait savoir quels comportements trouvaient grâce à ses yeux. Célébrer un anniversaire religieux, c'est aussi affirmer que l'histoire a un sens, dans la double acception de ce terme: un contenu, une signification, et une direction.
De même, chaque moment du temps peut être un prétexte pour diriger sa pensée vers Dieu: en effet, tirer profit des satisfactions qui se présentent, c'est pouvoir rendre grâce au Créateur. Ainsi s'explique sans doute le texte talmudique selon lequel il faudra rendre compte, devant le Tribunal Céleste, de toutes les jouissances permises dont on aura négligé de profiter (« jouissances permises »: les limitations qui interviennent sont destinées d'une part à empêcher que l'homme devienne esclave de ses passions, et d'autre part à sublimer les choses par l'usage qui en est fait). Illustrons ce point par une anecdote: Rabban Gamaliel l'Ancien, se promenant sur la Montagne du Temple et voyant une belle femme, n'a pas hésité à réciter une Berakha pour remercier Dieu d'avoir placé de si belles créatures dans le monde qu'il a créé. Oui, pour la pensée juive, prendre plaisir aux choses de ce monde dans le respect de l'harmonie universelle, c'est reconnaître les bienfaits du Créateur: c'est une Mitsva.
Pour comprendre l'existence d'une loi concernant les choses, ainsi que ses modalités d'application, il serait certainement utile de connaître les contenus de signification des choses qui nous entourent. Dans notre civilisation désacralisée, le seul « objet » qui donne lieu à des directives de comportement particulières, à une législation (explicite ou non explicitée parce qu'évidente) est le drapeau: il n'est pas seulement un morceau de tissu, il n'est pas non plus qu'un symbole, il est un « cela-plus » (selon la formule consacrée. C'est la raison pour laquelle je préfère parler de « contenu de signification », plutôt que de symbole). Il est dommage que nous n'ayons pas le temps de rechercher ensemble les contenus de signification des choses les plus courantes, à propos desquelles nous connaissons une législation rituelle: les aliments essentiels (avec les lois de la Cachrout), le vin et le pain. A titre d'illustration, et très rapidement, je voudrais cependant indiquer que si les choses ont une signification, il arrive aussi que des notions abstraites soient concrétisées, dans la Bible, par des attitudes imposées aux prophètes: ainsi, le fait qu'Ézéchiel, le prophète de l'exil, doive manger, aux yeux du peuple, du pain cuit sur des excréments (Éz. 4, 9-17) enseigne, mieux que ne sauraient le faire les discours les plus éloquents, le caractère pathologique de la vie du peuple d'Israël sur une terre autre que la Terre d'Israël.
L'observance de la Loi implique la connaissance ou la recherche des contenus de signification (sans quoi, le judaïsme ne serait qu'un ritualisme formel, que les Rabbins récusent dans des termes analogues à ceux du Discours sur la Montagne).
Il va de soi que le témoignage que peut donner un individu est très limité dans sa portée. Aussi ne faut-il pas oublier que si chaque membre de la communauté d'Israël est tenu d'observer la Loi, c'est « le corps mystique de la synagogue » — Knesseth Israël, la collectivité d'Israël — qui a été investi du rôle de « peuple témoin ». Remarquons en particulier que la notion de kedoucha, de « sainteté », ne s'applique qu'au « peuple saint » et que, nulle part, dans la Bible, on ne voit cet adjectif qualifier une personne, pas plus que, dans la Torah, on ne rencontre de Mitsva positive qui permette à un individu d'accéder à la sainteté.
La seule situation personnelle qui puisse être affectée de la notion de kedoucha est celle du mariage (en hébreu: kiddouchin). La relation conjugale, l'alliance contractée par les époux, « représente », « symbolise » ou « matérialise » l'Alliance conclue entre Dieu et son peuple (cette dernière s'exprime, dans toute la littérature biblique, en termes de relation matrimoniale ou conjugale). Non seulement les choses, mais aussi les situations vécues, portent en elles des contenus de signification qui font référence à des notions bibliques. L'expérience imposée au prophète Osée, son mariage avec une prostituée (cf. Os. 1 et 3), a pour objet de donner une forme concrète, perceptible, marquante, aux sentiments que provoque en Dieu (si l'on peut s'exprimer ainsi) l'infidélité d'Israël, son partenaire terrestre: prendre conscience de la réalité de la chose doit conduire à la fidélité que Dieu attend de son peuple. On pourrait encore constater que la cérémonie constitutive du couple juif récapitule, en ses trois moments essentiels, les trois moments essentiels de l'histoire de l'Alliance de Dieu avec son peuple: en se plaçant sous le dais nuptial dans une position qui s'inspire de Cantique 2, 6, les fiancés attestent déjà de leur volonté de s'inspirer pour leur union charnelle de ce que la Bible dit de l'union mystique Dieu-Peuple; la remise de l'anneau (l'alliance) correspond au don de la Terre à Abraham, la lecture de la Ketouha (acte de mariage religieux) correspond à la promulgation de la Torah qui contient les engagements mutuels pris par Dieu et par son peuple, et ce que l'on appelle pudiquement en français la « consommation du mariage » et qui en hébreu se dit d'un terme qui évoque l'idée de « pénétration » (biah) correspond à l'entrée du peuple sur la Terre d'Israël, la Terre que Dieu habite, la Terre de la rencontre entre Dieu et les hommes, la chambre nuptiale du couple Dieu-Peuple (notons que, pour le Talmud, c'est la conquête de la Terre à l'époque de Josué, la première pénétration du peuple, qui a conféré à la Terre son caractère de sainteté).
C'est donc Israël qui est devenu un peuple saint ou, plus exactement, un peuple consacré. Encore que l'on puisse se demander si le « peuple d'Israël » existe déjà. Je m'explique: comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, les personnages bibliques portent des noms qui désignent aussi les familles de leurs descendants qui incarnent une façon de vivre dont ils ont donné le modèle. Il serait intéressant de chercher, dans les sources bibliques et midrashiques ce que représentent Abraham, Ismaël, Isaac, Esaü, Jacob, Israël, etc.: par delà l'individu qui, le premier, a porté ce nom, des façons d'être homme qui dépassent, dans l'histoire, le temps de leur existence terrestre. Il faut rappeler en effet que, pour la pensée juive, les mots de la langue hébraïque ne sont pas de simples conventions: ils contiennent les contenus de significations de la chose qu'ils désignent. Ainsi, pour la pensée juive, la réalité et le symbole qu'elle évoque sont indissociables: de même, les abstractions et les symboles sont toujours associés à une réalité concrète qui les incarne — je ne me répéterai jamais assez sur ce point.
La façon d'être homme — témoin de Dieu élaborée par Abraham, Isaac et Jacob doit aboutir à la constitution du peuple d'Israël. Constatant que le texte biblique n'en formule pas l'idée de façon explicite, les Rabbins ont pu dire que « Jacob n'est pas mort », ce qui signifie que le changement de nom dont le troisième patriarche a été l'objet n'a pas été définitif de son vivant: c'est à ses descendants de réaliser, d'accomplir, le passage de Jacob à Israël. Si, étymologiquement, « Jacob » évoque une situation de faiblesse, tandis qu'« Israël » évoque l'idée de normalité — voire de triomphe —, on peut s'interroger sur la signification du chant que les juifs d'URSS ont adopté comme cri de ralliement: en disant « od avinou 'hai », ne veulent-ils pas exprimer que tant qu'un membre du corps du peuple juif est opprimé « Jacob n'est pas mort », c'est-à-dire que le temps d'« Israël » n'est pas encore accompli? Cette question que je me pose illustre, une fois de plus, la perspective dans laquelle je me situe qui est celle de l'actualité permanente du message biblique dans l'histoire des hommes. Seul le prophète connaît à l'évidence le contenu de signification des situations ou des événements dont il est contemporain, mais si le texte biblique s'achève par un point final, c'est sans doute parce qu'il contient tous les éléments nécessaires pour comprendre l'histoire et agir sur elle, depuis l'origine jusqu'à la fin des temps. Ajoutons que « Jacob » peut se vivre selon deux modalités principales: Joseph qui contribue au succès des nations parmi lesquelles il vit, et Juda qui a Jérusalem pour capitale; ce qui permet à la Tradition de parler de « Messie fils de Joseph » qui doit laisser place au « Messie fils de Juda » — et l'on pourra légitimement se demander si les récits bibliques n'ont pas une dimension intensément actuelle.
C'est en effet dans ce contexte qu'il convient d'aborder le problème de la Terre d'Israël, promise au peuple d'Israël au tout début de son histoire.
Quitte à revenir plus longuement sur cette question dans la discussion, je dirai seulement que la vocation d'Israël implique que le peuple d'Israël porte un témoignage, en tant que peuple, parmi les nations de la Terre. La Terre d'Israël n'est pas seulement le lieu où s'est située la Révélation; elle est aussi le seul lieu où ses objectifs fondamentaux puissent se vivre et se réaliser pleinement. Le retour des exilés — qui, dispersés aux quatre coins du globe, se seront imprégnés du génie propre des nations parmi lesquelles ils auront vécu —doit permettre, par le rassemblement et la réunion de représentants de toutes les familles humaines et, par conséquent, de toutes les façons d'être homme, de reconstituer l'unité de la famille humaine, brisée au moment de la Tour de Babel. Il s'agit, par le retour des exilés et le rassemblement des dispersés, de donner naissance à une nation qui réconcilie et unifie la totalité des façons d'être homme, incarnées par les différents peuples de la terre. Cette unité du peuple d'Israël sur terre étant le reflet de l'unité de Dieu dans les cieux.
La Terre d'Israël est « sainte » non seulement en raison de son essence et de sa spécificité, mais aussi en raison de sa vocation puisque c'est sur elle que doit se réaliser l'objectif même de la Création: la naissance du Fils d'Adam, cet homme-Peuple dont « Israël » est le modèle.
Le Professeur Vogel a dit que le statut spécial de la Terre était lié au statut spécial du peuple à qui elle a été donnée. Certes; encore faut-il ajouter, en restant sur le plan de l'exégèse pure, que pour la Bible, la Terre d'Israël est intrinsèquement différente des autres terres (Dt. 11, 10): si la terre d'Egypte peut être naturellement fertilisée par les eaux Nil, la Terre d'Israël est ingrate et elle n'est arrosée que « par la pluie du ciel » — c'est dire que la présence de l'eau, élément indispensable pour toute vie, dépend de Dieu (cf. le traité Taanit, du Talmud, et la place qu'occupent les pluies dans la liturgie juive); en d'autres termes, la Bible personnalise la Terre d'Israël et la présente comme étant allergique à certains comportements humains contraires à la morale (cf. Lv. 18, 24-29).
On comprend dès lors qu'il était impossible de parler de l'homme et Dieu dans la perspective du Royaume sans évoquer la centralité de la Terre: pour la pensée juive, l'avènement du Royaume est, depuis toujours, lié à la résurrection de la Terre, au retour des exilés et au rassemblement des dispersés. Le seul critère retenu par la tradition talmudique pour diagnostiquer la potentialité messianique est en effet la libération de la Terre de toute domination étrangère.
Jérusalem n'est pas qu'une ville de pierres; elle n'est pas seulement un symbole désincarné: elle est les deux à la fois; sa libération et son unification n'appartiennent pas seulement au domaine de ce que l'on appelle la « politique politicienne »: elles s'inscrivent dans le cadre des préoccupations eschatologiques de la Bible. Nous lisons la Torah et nous la comprenons à la lettre, sans en dénaturer l'esprit; pourquoi n'agirions-nous pas de même à l'égard des chapitres d'Isaie, d'Ezéchiel ou de Zaccarie qui parlent de Jérusalem et de la Terre d'Israël.
Avant de conclure, je tiens à attirer votre attention sur une grave erreur que l'on risque de commetre lorsqu'on parle de « messianisme juif » dans la perspective du Royaume. Il n'y a pas de messianisme juif. Il y a tout au plus une lecture juive de la Bible, une compréhension juive de ce que dit l'Écriture au sujet des « temps à venir », mais « il n'y a pas de Messie pour Israël ». Le messianisme biblique exprime une espérance universelle qui concerne l'humanité entière, la forme ultime, harmonieusement accomplie de « ADaM », à laquelle la famille humaine aura donné naissance; c'est dans cet esprit que l'on parle des « engendrements d'Adam » ou des « engendrements de l'homme » qui aboutissent à une humanité réconciliée que la Bible appelle « le fils d'Adam » ou « le fils de l'homme ».
Je ne veux pas aborder le problème d'Israël sous son aspect politique; je constate cependant que les réactions que suscite l'histoire qui se déroule sur la Terre d'Israël sont incontestablement disproportionnées par rapport à sa réalité objective ou quantitative. Et je me demande si ce phénomène ne s'explique pas par le fait que l'inconscient collectif des nations sait que ce qui se passe sur ce petit lopin de terre concerne l'humanité entière et son avenir. Si le peuple d'Israël est considéré comme « un peuple de prêtres », c'est que le destin des autres peuples ne lui est pas indifférent: il occupe peut-être une place particulière dans le concert des nations, mais il n'appartient pas moins à la grande famille des hommes.
Il faut essayer de relire la Bible dans cette optique: à savoir que ses derniers chapitres ne sont pas encore réalisés, mais que l'histoire que nous vivons doit y mener. Il faut avoir le courage de prendre la Bible au sérieux et de la lire avec la conviction qu'elle a porté un message qui reste actuel pour la société des hommes et pour la société des nations. Il faut arriver à comprendre que la nature est Création, que les choses et les situations que nous connaissons portent un contenu de signification qui s'inscrit dans la perspective biblique, c'est-à-dire dans le cheminement de l'histoire vers la réalisation de son projet, qui est l'avènement du Royaume, l'acceptation de la Royauté de Dieu dans l'histoire des hommes sur terre. Je crois qu'on peut comprendre le fameux chapitre 11 d'Isaie (et en particulier le verset 9) en tenant compte du parallélisme que j'ai évoqué entre la relation Époux-Épouse et la relation Dieu-Peuple: « la terre sera remplie de la connaissance de Dieu », c'est à dire que tous les hommes « connaîtront » Dieu, au sens propre du mot.
Dans une civilisation en crise, désacralisée, qui a perdu le sens des valeurs, nous — adeptes de la Bible, Juifs et Chrétiens — nous sommes, nous devons être les hérauts de Dieu, les porte-parole de son message: nous devons, plus que jamais, Le faire connaître et contribuer à l'avènement de son règne sur Terre.
Quand notre témoignage aura été reçu, non seulement Dieu sera Un, comme nous le proclamons déjà, mais Son Nom sera aussi Un: Il sera reconnu comme tel dès lors que l'homme, son image, aura récupéré son unité originelle. Les hommes se sont séparés, divisés, opposés: en retrouvant Dieu, ils retrouveront leur unité; et si cette démarche semble ardue, disons qu'en reconstituant leur unité, ils retrouveront Dieu, leur Père unique. Et c'est alors que l'on pourra dire que son Règne est établi.