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La Shoa et la pensée religieuse contemporaine
Albert H. Friedlander
La Nuit de Cristal
La date du 9 novembre 1988 a été marquée de manière particulière dans le monde occidental: églises, synagogues. lieux de réunions profanes, sites des camps de concentration et emplacements urbains inoccupés où se dressaient autrefois des synagogues se sont transformés en lieux de rencontre pour juifs et chrétiens. On commémorait le 505He anniversaire de la Kristallnacht, la ''Nuit de cristal" au cours de laquelle les synagogues allemandes furent brûlées et saccagées, les leaders de la communauté juive emmenés dans des camps de concentration, et cela dans le but d'extorquer aux juifs une fortune énorme permettant de payer un armement qui avait amené l'Allemagne nazie près de la banqueroute. La réalité historique, celle du vol à main armée le plus gigantesque des temps modernes, était camouflée derrière la fiction d'un mouvement populaire contre les "assassins juifs".
Plus tard, quand il devint évident que ce qui s'était passé en ce jour n'était que la première étape du crime appelé improprement Holocauste ou Shoa, les historiens s'inspirèrent encore des sources nazies dans leur description des 'événements: ils parlèrent de "la destruction de plus de 200 synagogues'', alors que le nombre réel des lieux de culte saccagés se comptaitpar milliers. Le nombre de six millions, employé inadéquatement pour décrire la mort fauchant une société, un peuple, toute une civilisation, n'a pu être déclaré que parce qu'il dépassait de beaucoup ce qu'un individu, ou même une société, pouvait imaginer. Six millions est l'équivalent d'une seule personne car "la mort d'une personne est la mort du monde entier", affirme la tradition juive. Mais des milliers de synagogues... et cela pendant que les églises toutes proches restaient intactes? A la différence des massacres, qui dépassent de beaucoup les limites de l'imagination humaine, ce qui s'est passé en cette seule nuit de terreur et de crimes est parfaitement imaginable. Et c'est pour cette raison même qu'on a voulu le camoufler sous des images inoffensives: des chandeliers de cristal qui, dans un grand magasin, se brisent en tombant sur des tapis; les fragments de verre des boutiques saccagées jonchant les rues éclairées par des lampes intermittentes; l'émotion devant le crime, mais sans arrière-goût hideux. Et ce qu'on oublie totalement: à ce moment-là, le silence des églisesqui sont restées sans voix tandis que les synagogues flambaient. Quelques hommes d'église ont cependant parlé alors du haut de leur chaire, montrant par là que la parole était possible face à la tyrannie... Mais on eut la preuve finale, accablante, de l'échec du christianisme, il y a de cela 50 ans. L'Eglise, ainsi que son enseignement, était absente au moment où on en avait le plus besoin. L'Eglise a failli au temps de l'Holocauste.
Le 9 novembre 1988, je me trouvais dans une église de Berlin-Est et j'observais la communauté en prière. Cinquante ans auparavant, et à quelques rues de distance seulement, j'avais été dans cette ville comme un animal pourchassé: j'étais sorti trop tôt de ma cachette, je n'avais échappé à la populace que parce qu'elle avait ajouté foi aux mensonges balbutiés par un enfant pourchassé; j'avais appris à craindre les autres êtres humains et à m'en méfier. Je ne serais pas entré dans une église pour y chercher refuge: ceux qui me pourchassaient en ayant fait leur repaire. D'un côté de l'immense portail se trouvait la statue de la Synagogue aveuglée, vaincue; de l'autre, celle de l'Eglise triomphante. Le petit garçon que j'étais avait dû se rendre à cette réalité. Cinquante ans avaient passé... Avais-je oublié les leçons de l'enfance?
Oui et non. J'étais auprès de mon ami Paul, chanoine de l'église. Lui aussi avait erré dans les rues de Berlin en cette sombre nuit, pourchassé parce que son père était né juif; cela avait suffi à faire de lui une victime plutôt qu'un persécuteur. Nous avons engagé un dialogue, Paul et moi, cette nuit-là: nous avons parlé de l'innocence et de la culpabilité de l'Eglise, de celle des Allemands, de l'humanité. La communauté écoutait et priait. Il y avait là des jeunes surtout, plus de mille dans l'église, et des centaines au-dehors, envahissant même le cimetière. J'avais visité là quelques tombes auparavant. Il était trop tard pour lire
les inscriptions, mais on m'avait dit que Ranke (oui, le fameux Ranke, historien de la papauté) était enterré là, tout près de l'église. Mais qui peut enregistrer les pensées d'une communauté en prière? Que pensaient ces jeunes chrétiens de l'Holocauste, cette nuit-1W1 de la culpabilité et de la repsonsabilité? du pardon? de l'oubli?
Le poids de l'Holocauste
Pour les juifs
Les points de vue des juifs et des chrétiens diffèrent quand ils considèrent l'Holocauste. Pour les uns comme pour les autres, ce qui est essentiel est l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Pour le reste, nos voies divergent. La manière juive que nous avons de nous comprendre est d'abord de nous reconnaître une identité de victimes. de souffre-douleurs. Cela peut nous induire en erreur, et c'est ce qui arrive: nous n'étions pas les seules victimes, ni les seuls à souffrir. Mais nous sommes écrasés par la réalité des pertes qui nous atteignent personnellement (rares sont les juifs en Europe, ou même en Amérique, qui n'ont pas perdu quelques membres de leurs familles, souvent très larges, qui ne puissent donner un nom ou un visage à cette tragédie qu'on appelle Auschwitz). L'énorrnité de nos malheurs peut nous masquer ce qu'ont subi les autres, les millions de ceux qui sont morts aux côtés des juifs dans les camps. Et cependant, un enfant affligé par le meurtre de ses parents ne peut être accusé de manquer de coeur s'il ne prête pas attention à ceux qui, auprès de lui, sont affligés aussi: l'identité d'un orphelin n'est en rien affectée par le fait que la tragédie atteint aussi d'autres personnes. Ainsi l'Holocauste nous confronte-t-il automatiquement à notre identité de victimes, et nous sommes obsédés par le "syndrome de victime, avec les tortures qui l'accompagnent, dans une société où le fait de souffir est trop souvent mis en relation avec une certaine culpabilité. "Pourquoi sommes-nous persécutés?" "Est-ce quelque chose qui est en nous?" "Sommes-nous vraiment inférieurs?" (Ayant grandi à Berlin, ayant entendu parler quotidiennement des "méchants juifs", de ce peuple ''inférieur'', "infection dans le corps politique", j'ai été amené à douter de moi-même, à bafouiller, devenant peureux et timide. Peut-être le monde extérieur avait-il raison à mon sujet?) "Tout le monde est-il méchant autour de nous?" "Les chrétiens nous tuent-ils à cause de Jésus?" (Une réflexion de Georges Steiner, pleine de profondeur, me vient ici à l'esprit: 'DM, comme l'a remarqué Freud, certains chrétiens qui cherchent à faire obstacle à Jésus et à son enseignement moral, et n'y arrivant pas, transfèrent leur haine envers lui sur ceux parmi lesquels il a voulu naître et dont il a promulgué l'enseignement moral: les juifs!).
L'Holocauste nous pose encore d'autres questions sur notre identité. Nous sommes contraints à un examen de conscience face à des ténèbres qui ont submergé notre communauté. "Dans quelle mesure avons-nous été égoïstes?" ''Nous sommes-nous sauvés aux dépens des autres?" "Avons-nous été trop apathiques?" "Avons-nous été lâches face au déchaînement du mal?" L'engagement de la communauté juive pour la sauvegarde des droits civils et la défense des minorités sociales date de bien longtemps: nous pouvons cependant affirmer que cet engagement s'est encore affermi du fait de l'expérience du nazisme, qui a rappelé aux juifs la présence incessante du danger. La participation actuelle de bien des juifs à la lutte pour les droits sociaux, aux U.S.A. et en Afrique du Sud, n'est pas sans relations avec les expériences que nous avons faites dans l'Allemagne nazie. Mais il nous faut reconnaître en même temps, hélas!, que la souffrance ne contribue pas toujours à affiner et ennoblir la personne humaine. Ceux qui ont été victimes des persécutions à un moment de leur vie sont, malgré cela, capables un peu plus tard, de devenir eux-mêmes des persécuteurs. L'Etat d'Israël nous en donne un exemple, même si les faits tendent à être exagérés par beaucoup. Il est important cependant de noter qu'on ne peut comparer des lois restreignant la liberté d'une minorité arabe ou des actions militaires menées contre des ennemis visant à anéantir l'Etat d' Israel aux événements qui eurent lieu il y a 50 ans. Ces faits sont plutôt le signe d'un monde encore non racheté, d'une humanité fragile; mais ils ne peuvent en aucun cas être comparés à la tragédie infernale que fut l'Holocauste. Tout ceux qui y ont survécu, tout Israël et, finalement, l'humanité entière en sont sortis blessés, marqués par la tristesse.
L'examen de conscience juif nous amène aussi à considérer les réponses qui furent nôtres dans les ghettos et dans les camps: la noblesse d'âme d'un Janusz Korscak, et aussi les faiblesses de certains Conseils juifs ou de la police juive, celle des Kapos ou de ceux qui volaient à leurs voisins leur morceau de pain. Mais, en fin de compte, l'ultime réponse à tous les problèmes posés ici est, en fait, que la culpabilité reste du côté des persécuteurs qui créèrent des conditions impossibles. Les personnalités fragiles, mises dans des conditions impossibles, abdiquèrent et collaborèrent avec leurs tortionnaires. On doit rappeler cela, même si on ne peut le juger: "Al tadin khaverka ad ki tavo bimekomo" (Ne juge pas les autres tant que tu n'es pas à leur place!). Telle est la tradition du judaïsme. Et qui pourrait pénétrer dans les recoins les plus sombres de l'Enfer et expérimenter par lui-même cette situation impossible? Le judaïsme enseigne aussi que la mort met fin aux règlements de comptes; le jugement qui la suit appartient à Dieu, et non plus aux hommes.
Pour les chrétiens
Nous arrivons maintenant au dialogue entre juifs et chrétiens à l'ombre de l'Holocauste. Il ne s'agit pas de reprendre auprès des juifs, cinquante ans après, l'ancienne requête: "Pardonne et oublie'. Ce discours (important lui aussi) porte sur la nature du repentir et sur la fonction du pardon dans la sphère divine de la justice; mais nous nous trouvons encore ici à l'étape qui précède: quel type d'examen de conscience devons-nous faire, juifs et chrétiens, après l'Holocauste, qui nous permette de nous rencontrer, de travailler à la reconstruction de nos communautés désagrégées? Comment pouvons-nous nous parler mutuelle- ment? A qui parlons-nous? Qu'avons-nous à nous dire les uns aux autres?
Cela dépend beaucoup de ce que nous nous serons dit à nous-mêmes avant de nous rencontrer. Dans une certaine mesure, l'examen de conscience des chrétiens ressemblera à la quête d'identité des juifs. Certains chrétiens aussi furent parmi les victimes: ils sont représentés par les prêtres et les chrétiens témoins de leur foi dans les camps de la mort, par les résistants qui combattirent dans les pays occupés, et en Allemagne même. Mais ce dont ont d'abord souffert les chrétiens, ce pouffait bien être ce qu'ils refusent de reconnaître parce que cela semble être une cause de mal, un encouragement à le commettre, un crime plutôt qu'une conséquence: ils ont souffert d'apathie et sont devenus des spectateurs passifs! Se faire des reproches pour cet aspect du passé n'est pas nécessairement mauvais, mais cela ne doit pas faire oublier que ce fut, là aussi, une conséquence de cette période tragique,un affaiblissement de leur caractère, une blessure grave dont ils furent marqués par la malignité de ce temps. Le mot-clé de notre dialogue ne peut être alors que COMPASSION. Nous devons avoir de la compassion pour le chrétien infidèle au véritable christianisme, qu'il ait simplement assisté ou qu'il ait activement participé au mal, tout comme le chrétien s'efforce de panser les plaies de son frère juif.
Pouvoir prier en commun
On pourrait peut-être commencer par des cérémonies publiques auxquelles les uns et les autres participeraient. Le 5099e anniversaire de la Kristallnacht en a été l'occasion, et l'on ne peut qu'approuver la plupart des paroles qui ont été prononcées de part et d'autre, au cours des nombreuses rencontres organisées à cette occasion. Mais la prière... peut-elle être partagée? Peutil• y avoir une liturgie commune après l'Holocauste, qui nous réunisse en de telles occasions dans un souvenir commun? Bien des questions délicates devraient être élucidées. En février 1989, j'ai eu l'occasion de parler en Allemagne, au cours d'une conférence de théologiens dont le thème central était: "La Messe chrétienne et le repas juif du Seder'. Avec les meilleures intentions du monde, certains chrétiens désiraient introduire dans leur liturgie davantage d'éléments du repas pascal juif, afin de se rapprocher du Jésus de la Bible et de sa communauté juive. Evidemment, on ne peut se rapprocher les uns des autres par la suppression de ce qui nous distingue et par une sorte de syncrétisme. Si nous ne reconnaissons pas la séparation des voies, nous ne parviendrons pas à une compréhension mutuelle plus profonde. Et chaque prière a son authenticité propre et sa sainteté: elles lui viennent d'un culte rendu depuis des milliers d'années, et aussi d'une origine qui lui est propre. Le Pater Nasser et le Kaddish sont des doxologies s'adressant à Dieu, mais suivant des traditions religieuses différentes et ayant chacune une authenticité propre; ces traditions doivent être respectées. Il y a cependant des possibilités d'approcher Dieu et de le prier ensemble après l'Holocauste. Il y a du moins des essais en ce sens.
Présentation d'un livre
Cette année, nous avons publié un livre, Elie Wiesel et moi, qui est une tentative en un domaine où les débuts ont autant d'importance que la fin. A l'époque où Elie Wiesel recevait le prix Nobel de la paix, il avait écrit six histoires de l'Holocauste, celles de victimes. Ces histoires se concluaient par la mort. Elles étaient dures, sombres (il en avait écrit une "belle, touchante, mais l'avait remplacée ensuite, la trouvant déplacée dans le livre). J'y ai ajouté des méditations et des introductions, dans lesquelles nos deux traditions religieuses essaient de dire ce qui est indicible. Deux liturgies ont été ajoutées à ce livre: un service religieux pour les juifs, et un autre pour les chrétiens. Ceux-ci sont d'ailleurs interchangeables, et ils peuvent aussi être étudiés par ceux qui disent ne pas prendre la religion comme règle de vie.
Ce livre a été publié en Angieterre (Pergamon Press) et aux U.S.A. (Paulist Press), et il s'est bien vendu. Dans l'un et l'autre pays, il a été précédé d'introductions particulières, celles d'un cardinal, d'un évêque et d'un rabbin... Dans l'édition anglaise, le cardinal Basil Hume rappelle aux lecteurs que l'histoire de l'Holocauste est appelée à se répéter sans cesse. Le mystère du mal lui parait un signe des temps, avec lequel l'humanité entière est aux prises. Ceux qui liront ce livre, pense-t-il, découvriront le bien et le mal et aussi le sens de Dieu, et ils en feront l'expérience. Il ajoute ensuite:
"Le processus de réconciliation consiste, pour une part, en une guérison des mémoires, dans le partage de la peine et l'effort patient pour s' ouvrir l'histoire de l'autre et s'y identifier. Nous entreprenons ce processus tels que nous sommes: nous ne rejetons rien de notre héritage propre, nous rejetons seulement ce qui est péché. Nous voulons tout recentrer à la lumière de l'amour de Dieu et de sa sollicitude envers tous. De nos jours, un tel processus est amorcé entre chrétiens et juifs. Il nous faut scruter ensemble le mystère du mal et de la souffrance, et ce que cela signifie d'être élus de Dieu. Le Concile Vatican 11 déclarait en 1965: l'Église réprouve toutes les persécutions contre tous les hommes, quels qu'ils soient, ne pouvant oublier le patrimoine qu'elle a en commun avec les juifs; et poussée, non pas par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l'Evangile, elle déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d'antisémitisme, quels que soient leurs époques et leurs auteurs'. (Nostra Aetate)
Il nous faut remonter... aux origines... au moment où chrétiens et juifs se sont éloignés les uns des autres et n'ont plus su reconnaître chez l'autre les traits de la famille. Désormais, ceux qui reconnaissent en Abraham le père de leur foi doivent témoigner ensemble de l'amour de Dieu et de son projet pour l'humanité".
(Dans Elic Wiesel et Friedlander: "The Sh Deys of Destruction"— Pergamon Press, Oxford 1988, VIII).
L'introduction protestante est écrite par Mgr Richard Barries, évêque d'Oxford, qui insiste pour que les souvenirs communs de l'Holocauste soient rappelés dans la vie chrétienne "de manière liturgique, si possible", et cela pour des raisons précises:
"Le but que se propose ce mémorial de l'Holocauste n'est pas de faire naître un sentiment de culpabilité. La grande majorité des chrétiens du monde d'aujourd'hui n'étaient pas nés à l'époque de l'Holocauste... (mais) de rappeler la face obscure de l'existence humaine... Nous devons nous souvenir du mal que peut faire la religion." (ibid p. X-XI)
Il est intéressant de confronter ces remarques avec celles du Grand Rabbin de Londres, Lord Jakobovits, qui profite de l'espace qui lui est alloué dans ce livre pour exprimer le malaise profond qu'il éprouve devant de nouvelles liturgies, de nouvelles dates fixées pour rappeler l'Holocauste. A ses yeux, le motif essentiel de l'existence juive dans le monde est de rendre témoignage à Dieu, et non d'avoir survécu à kt cruauté humaine. Il lui semble qu'on a trop insisté sur l'Holocauste, qu'il considère non comme un événement unique et extra-ordinaire, mais comme l'un de ces nombreux cas où le mal s'est attaqué aux juifs et a été finalement repoussé.
L'édition américaine, par contre, est introduite par Rabbi Joseph Glaser qui voit, dans cette oeuvre, le livre liturgique le plus important paru depuis bien des années. Et le cardinal de Chicago, Son Excellence Joseph Bernardin, n'hésite pas à recommander à ses fidèles le livre et ses liturgies pour faire mémoire de l'Holocauste. Comme il le dit dans son introduction:
"J' encourage les chrétiens à réfléchir sur le contenu de ce livre et à célébrer la souvenir de l'Holocauste selon la liturgie proposée ici. Cela contribuera à rendre nos relations avec nos frères et soeurs juift réelles et authentiques.
Si nous ne pouvons pas réparer le passé, nous n'avons ni le besoin ni le droit de le répéter. Comme juifs et comme chrétiens, nous devons nous en souvenir de telle manière que cette mémoire informe notre avenir commun, un avenir pour lequel Dieu et son dessein seront notre seul guide, notre seule inspiration". (même ouvrage: Paulist Press —Ncw Jersey 1988, p. 3-4)
Quelques personnalités religieuses compétentes ont cherché ensemble à créer un langage commun de prière. Sans entrer dans le détail des liturgies présentées ici, nous pouvons du moins affirmer qu'un effort a été fait pour tenter de montrer comment on peut prier ensemble après l'Holocauste. Il reste que les prières sont aussi poésie. A l'affirmation qu'il ne peut y avoir de poésie après l'Holocauste sont venues répondre les oeuvres littéraires de bien des pays; et peut-être aussi des oeuvres liturgiques.
Quand prier ensemble?
Quand faire cette prière commune? Le Yom Ha-Shoa, jour du mémorial de l'Holocauste pour le peuple juif, change de date chaque année selon le calendrier lunaire. Il est commémoré par un grand nombre de communautés juives. Il n'est pas rare que des chrétiens, laies ou clercs, se joignent à nous pour ces prières. Cependant une pensée, qui me poursuit depuis longtemps, est celle que les chrétiens devraient prier dans leurs églises, dans le cadre de leur liturgie propre, lorsqu'ils veulent donner leur réponse à l'Holocauste, cet événement qui a changé le monde. Le Professeur Metz disait un jour, en Allemagne, qu'il ne pouvait y avoir actuellement de théologie sans laconnaissance d'Auschwitz et la réflexion sur les problèmes que cela pose. Il n'y a pas de théologie sans Auschwitz; et il ne devrait pas y avoir de liturgie sans Auschwitz. Les questions de la culpabilité, de la compassion, du repentir et de la réconciliation ne sont pas étrangères aux prières chrétiennes, et comment l'une d'elles pourrait-elle éviter l'Holocauste ou y échapper?
Quand, alors, faire cette prière? Nous nous sommes posé la question lors du Kirchentag de Francfort, avec l'évêque suédois, Mgr Krister Stendahl, et nous avons repoussé l'idée d'une liturgie du Yom Ha-Shoa en tant que telle dans l'Eglise; mais il a fait remarquer que le moment du Carême était celui où chacun devait reconnaître ses péchés passés, après avoir fait un examen de conscience. Il semblait à cet évêque que cette période était la plus appropriée pour y établir un service liturgique qui soit un mémorial, un rappel depuis les origines du christianisme de certains points sombres, des accusations de déicide portées contre les juifs, de la réalité historique des pogroms qui, bien souvent, furent déclenchés pendant la période pascale. Lui-même a souvent parlé de l'Holocauste dans ses homélies du jour de Pâques, mais, dit-il, l'étude de ce passé si sombre, en tant qu'examen de conscience quadragésimal, pourrait et devrait avoir lieu au cours de cette période. Plus tard, lors du Katholikentag d'Aix-la-Chapelle, j'examinai encore cette proposition et rencontrai à ce sujet beaucoup d'intérêt de la part de mes amis.
Créer de nouvelles liturgies? de nouveaux mots?
Ce qui se passera dans le cadre de la liturgie chrétienne ne peut être prédit par une personne de l'extérieur, d'autant plus que ces prières ne peuvent être que le fruit d'un temps d'examen de conscience. Il se pourrait bien qu'on ne trouve aucune parole, ou que les anciennes prières de pénitence ou de confession soient élargies, ou que simplement elles soient reprises pour exprimer une expérience nouvelle d'angoisse. C'est ce qui est arrivé dans la liturgiejuive — du moins dans la liturgie orthodoxe; et c'est cela qui permet à Lord Jakobovits de contempler une histoire douloureuse, longue de milliers d'années, de rappeler les temps de jeûne et de pénitence, de confession et de deuil, et d'affinner nettement qu'il n'y a nul besoin de composer de nouvelles liturgies pour y inclure le passé immédiat: tout est déjà inclus dans les antiques prières.
Dans un article que j'ai écrit pour la Conférence d'Oxford sur l'Holocauste (Remembering for the Future), j'ai examiné de près les passages de la liturgie qui pourraient répondre à l'Holocauste. Dans le judaïsme traditionnel, l'Holocauste a été souvent (mais pas toujours) évoqué en reprenant les formules anciennes: "mipné hatta'eynu" (parce que nous avons péché, nous souffrons); "yissurim shel ahavah" (une punition venant d'un Dieu d'amour qui nous éduque et nous fait grandir); "b'khol dor va-dor" (à chaque génération des fauteurs de mal se dressent contre nous, mais Dieu à chaque fois nous sauve). Ces prières, et bien d'autres similaires, manifestent la confiance et la foi profondes des générations passées, et elles témoignent de l'image que le juif avait de lui-même: celle d'un témoin de Dieu, mise en relation avec celle du Serviteur souffrant; une image manifestant une confiance dans le jugement divin, devenue de nos jours incertaine: "Un million d'enfants massacrés, et comment pouvez-vous penser qu'ils ont été punis ou qu'ils ont été des témoins de Dieu? Mon Dieu à moi ne peut s'accommoder de telles réponses!' Une telle angoisse a donné lieu à des réponses nouvelles, mais elle a surtout fait naître des questions. Les prières sont aussi des questions que nous nous posons à nous-mêmes et que nous posons à Dieu.
Y a-t-il d'autres motifs de consolation, d'autres connaissances que juifs et chrétiens puissent partager dans l'obscurité de l'Holocauste? Il est si difficile de nous parler les uns aux autres, lorsque nous n'avons pas les mots pour cela. Et cette obscurité même, cette terreur, comment pouvons-nous la nommer? Nous l'appelons Holocauste parce que c'est le mot couramment accepté, même si l'idée biblique d'un sacrifice entièrement consumé ne correspond guère à cette terrible catastrophe. Nous l'appelons aussi Shoa, terme employé en Israël, et qui désigne un terrible vent destructeur, soufflant sur un monde de ténèbres et de teneur. Certains juifs préfèrent le terme de khurban, une destruction qui est mise en relation avec le khurban, c'est-à-dire la destruction du premier et du deuxième Temple. Le fameux théologien et écrivain américain, Arthur A. Cohen, actuellement décédé, donnait à cet événement le nom de tretnendum, suivant en cela Rudolf Otto: un mot exprimant ce qui finalement dépasse notre entendement, que ce soit dans le domaine de la sainteté ou du mal absolu. Les tenues nazis doivent être rejetés et les mots employés généralement tels que: génocide, extermination massive, etc.., n'arrivent pas à décrire vraiment l'événement. Peut-être devons-nous revenir ici à la prière, une prière silencieuse. J'ai essayé un jour. dans un manuel destiné à des pasteurs, d'expliquer l'essentiel de l'événement en une seule phrase (à la manière allemande, je le reconnais). Essayant de montrer qu'il signifie hien plus que ne le peut exprimer le terme "génocide, j'écrivais:
"(Le terme de génocide n'exprime pas ce qu'ont d'unique les actes des nazis): le modèle d'un Etat criminel qui a fait de l'extermination des juifs une priorité nationale, prenant le pas sur toute autre considération (par exemple, certains trains cessèrent d'être utilisés pour le ravitaillement des troupes afin de pouvoir emmener d' urgence des hommes, des femmes et des enfants juifs dans les camps de concentration); la technologie moderne utilisée pour tuer, ce qui inclut non seulement les camps de la mort, les chambres à gaz, les fourgons au monoxyde de carbone, etc..., mais aussi toute une bureaucratie et une réorganisation de lasociétéqui ont transformé la majorité des citoyens en participants passifs de tous ces crimes et qui, orientées par une propagande de masse et des programmes d'éducation, exigeaient qu'on se conforme
l'Etat; et aussi une déshumanisation des juifs, des sinus et des gitans, ainsi que d'autres victimes du nazisme (communistes, homosexuels, etc...) in "A Dictionaey of Pastoral Gare' - éd. A.V. Campbell, SPCK, London 1987, p. 113.
Il y a tant de choses àrappeler, et que le monde voudrait bien oublier, et tout autant de choses que nous voudrions bien oublier, mais que nous ne pouvons que nous rappeler au cours de longues et tristes nuits,.
Un dernier mot sur un sujet qui est inépuisable. Si les historiens doivent éviter le terme de "génocide", les théologiens devraient se méfier du mot "théodicée", et cela d'abord parce qu'il implique une tentative de se décharger de l'horreur du mal en en faisant porter la responsabilité à Dieu, dans un esprit de critique: "Comment avez-vous pu permettre cela?" Mais le problème est loin d'être ainsi résolu, et il n'est même pas correctement posé. Ce que nous avons entendu, au cours de cette longue période de ténèbres, c'est une foule d'êtres humains qui massacraient, saccageaient; et ce que nous avons entendu aussi, ce n'est pas "le silence de Dieu", mais celui de l'humanité, Le terme de "théodicée" implique une mise en accusation de Dieu. C'est ce que fait Elle Wiesel dans une pièce de théâtre profondément émouvante: Dieu se trouve mis en accusation dans le camp de concentration –et il est déclaré coupable. A cet instant, le jury remet la séance: c'est le moment de la prière.
Il se pouffait bien qu'en cette période d'après l'Holocauste nous ne puissions nous parler les uns aux autres que si nous parlons à Dieu. Et peut-être aussi ne pouvons-nous parler à Dieu que si nous nous parlons mutuellement.
Rabbi Albert H. Friedlander est Doyen du Leo Baeck College de Londres et attaché à la synagogue de Westminster. ll a écrit plusieurs ouvrages, notamment sur l'Holocauste, et son dernier livre: The Six Days of Destruction a été écrit en collaboration avec Elie Wiesel. A.H. Friedlander est bien connu comme conférencier en Europe et aux Etats-Unis.
L'article présenté ici est traduit de l'anglais.